« Darkness at the Beginning » : le hasard dans les romans de Raymond Chandler et de Dashiell Hammett
Animés par la même quête spéculative qui vise à remonter jusqu’à l’origine, le roman policier et la métaphysique entretiennent des similitudes maintes fois relevées. Après avoir, à partir de Siegfried Kracauer, tracé les limites des pouvoirs de la ratio dans le roman policier classique (whodunit), qui paradoxalement ne fait que souligner notre finitude sous couvert d’exalter la raison, cette étude développe la thèse selon laquelle le traitement du hasard dans le roman policier américain (hard-boiled) manifeste des tendances gnostiques. À la fois symptôme d’une contingence qui révèle le dérèglement du monde, et révélation d’une forme de déterminisme malveillant, le hasard, comme le note Quentin Meillassoux, est aussi un absolu négatif qui, échappant à toute modélisation humaine dans sa forme la plus pure, nous permet une forme d’accès au réel. The Big Sleep (1939) de Raymond Chandler fait la part belle au hasard : motif du casino et de la roulette, résolution reposant sur la coïncidence, métaphores mécanistes faisant des êtres humains des marionnettes ratées, sont autant de pistes qui pointent vers un lieu obscur plus mystérieux que l’énigme, un mystère au sens quasi-religieux du terme. Dans The Maltese Falcon (1930) de Dashiell Hammett, la référence aux thèses de Charles Peirce sur le hasard est explicitement assumée dans une anecdote enchâssée des plus énigmatiques, la célèbre « parabole de Flitcraft », qui montre la chance comme récupérée par une forme de déterminisme. Là encore, une forme de dérive gnostique, ou parodie de l’élection puritaine, peut être discernée, au-delà de l’interprétation narrative (avertissement du détective à la coupable) généralement adoptée par les commentateurs.
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