The Man Who Was Thursday est un classique du roman policier, mais un classique hermétique. D’un côté, il offre à ses lecteurs un conte réjouissant, une aventure palpitante mêlant tous les éléments caractéristiques du genre : des anarchistes, des agents doubles, des complots et des courses-poursuites endiablées. Toutefois, les dialogues débridés, les messages cryptiques et les allusions énigmatiques qui émaillent le texte laissent, à raison, ses lecteurs perplexes. Symbole de cette réticence au dévoilement, le roman ne révèle jamais vraiment qui est l’antagoniste principal nommé Sunday, ni ses raisons d’agir.
L’hermétisme apparent de Thursday tient à plusieurs éléments. Il est d’abord structurel. Il semble contenir trois romans en un puisqu’il est structuré autour de trois moments plus ou moins distincts. Dans la première partie, l’intrigue se noue à Londres autour du thème du complot anarchiste et embrasse plusieurs caractéristiques du roman d’espionnage. Gabriel Syme, poète et policier, tente d’infiltrer un groupe anarchiste établi à Londres dont les membres portent tous le nom d’un jour de la semaine et projettent un attentat contre le Tsar de Russie et le Président de la République française. Syme parvient à se faire élire au poste de Jeudi. L’énigme du titre semble résolue. Mais lorsqu’il se lance à la poursuite des autres membres du conseil chargés de réaliser l’attentat, le texte se transforme en roman d’aventures picaresques. À chaque étape de sa course, Syme découvre que le membre qu’il pourchasse n’est pas un anarchiste, mais un policier déguisé et la course reprend jusqu’au dernier, Sunday, le chef des anarchistes. Une chasse à l’homme s’engage dans les rues de Londres, tourne à la scène d’apocalypse (puisque Sunday s’enfuit à dos d’éléphant) et se termine dans un jardin du Surrey. C’est alors que le roman d’espionnage devenu roman d’aventures se fait roman symboliste. Les six membres du conseil sont convoqués par Sunday à un banquet carnavalesque où ils sont revêtus de robes symbolisant les éléments de la création associés à leur jour. Syme étant Jeudi, il porte une robe aux couleurs du Soleil et de la Lune. Le titre prend alors un tout nouveau sens. Sunday leur apprend qu’il est en réalité le chef de la police, provoquant l’incompréhension et la révolte des uns et des autres. Les policiers chargent Sunday de questions sur les raisons de cette vaste conspiration, mais il ne répond pas. Syme se réveille.
Loin de répondre aux questions posées par l’intrigue, la fin laisse à nombre de ses lecteurs l’impression d’une dérobade, d’une privation de révélation finale permettant de saisir tout le sens de la farce qui s’est déroulée sous leurs yeux. L’énigme de ce qu’est Thursday perdure donc. Pour Kingsley Amis, c’est ce qui en fait toute la saveur, même après de nombreuses relectures : « I have read [Thursday] so many times since that, if a sentence anywhere in it were put in front of me, I bet I could be pretty accurate about what was the next one. And yet, it remains the most thrilling book I have ever read » (1986, p. 1). Et l’on ne peut s’en remettre à l’auteur qui consent seulement à qualifier ce conte de « cauchemar métaphysique » (Chesterton, 1937, p. 101).
En effet, comme l’indique le sous-titre du roman, Thursday raconte un cauchemar, thème hermétique par excellence. L’intrigue se noue et se dénoue au prix de plusieurs impossibilités temporelles (on passe du jour à la nuit, de l’hiver au printemps en quelques lignes), géographiques (le roman se situe tour à tour à Londres et en France sans que le transport paraisse ralentir la course des personnages) et logiques (un certain nombre de micro-aventures interviennent dans des conditions floues). Celles-ci peuvent donc désorienter la lecture, d’autant qu’il est facile de passer à côté des indices discrets révélant la nature irréelle de l’aventure.
Cet hermétisme est renforcé par la richesse et la variété des références littéraires, biographiques et symboliques qui sont brassées dans ce roman. Réécriture parodique du livre de Job, il emprunte également aux aventures d’Alice de Lewis Carroll et à The Secret Agent de Joseph Conrad. De plus, il contient un certain nombre d’allusions à la crise existentielle que Chesterton traverse à vingt ans, comme en témoigne le poème placé en exergue du roman et qu’il adresse à son ami d’enfance, Edmund C. Bentley. Enfin, le roman est truffé de symboles, plus ou moins évidents, le plus abscons étant sûrement le personnage toujours fuyant de Sunday, incarnation ultime de l’énigme et symbole de la nature métaphysique de ce roman policier.
Cet article se propose de faire la lumière sur certains aspects rendant Thursday involontairement hermétique à une audience contemporaine, avant de tenter de circonscrire cette métaphysique fuyante à l’œuvre dans Thursday en le replaçant dans son contexte de création, marqué par une forte intertextualité, pour comprendre comment le roman policier apparaît comme le véhicule privilégié pour figurer la quête de vérité chestertonienne. On commencera par revenir sur les sources d’inspiration de Chesterton, sur le contexte culturel de la fin du 19e siècle et sur le rôle d’événements spécifiques de la vie de Chesterton, dont les manuscrits de jeunesse et les journaux portent la trace. Ce sera également l’occasion de revenir sur certaines théories élaborées à propos de Thursday. Loin d’être un manifeste politique ou une fable religieuse, cet article fait l’hypothèse que Thursday est un dragon, une histoire initiatique, un Bildungsroman intellectuel offrant une mise en scène de notre relation à la vérité. De même que les dragons servaient dans l’ontologie monastique médiévale à figurer la peur (en donnant une forme finie à une émotion intangible, en l’occurrence la peur), Thursday nous apparaît comme une tentative de donner une forme fictionnelle à la quête intellectuelle qui consiste à connaître les choses comme elles sont et non comme elles semblent. La vision du monde de Chesterton repose sur l’idée que la qualité métaphysique de la vérité se rend manifeste dans le frisson de la quête et dans les questions lancinantes d’un mystère non-résolu. Autant d’éléments qui font un bon roman policier en somme.
La référence la plus évidente et la plus immédiate de G. K. Chesterton est sans nul doute le roman d’espionnage de Joseph Conrad, The Secret Agent, publié sous forme de feuilleton à partir de 1906 dans Ridgway’s, puis édité en 1907, mais elle est également la plus « accidentelle ». En 1894, au temps de la grande vague d’attentats qui marqua la fin de siècle, un anarchiste français, Martial Bourdin, fut tué à Londres par la bombe qu’il projetait de faire exploser à l’Observatoire de Greenwich. Cette affaire inspira à Joseph Conrad un roman peuplé d’anarchistes, d’espions, d’agents doubles et provocateurs, avec pour décor les bas quartiers de Londres, et qui serait l’une des sources d’inspiration de Thursday. John Batchelor voit même dans Thursday une « parodie folle » de The Secret Agent (1974, p. 29).
Or, Thursday est publié très peu de temps après, en février 1908. De plus, le roman est mûri pendant de longues années, bien avant la parution du « conte »1 de Conrad. Les carnets de notes du jeune Chesterton (1894-1896) font état d’un intérêt précoce pour le symbolisme de la Genèse : on y trouve un aphorisme intitulé « The Week »2, qui détaille le type de création associé à chaque jour de la semaine, une ébauche d’histoire policière intitulée « The Metaphysical Policeman »3 qui daterait de 1896. Enfin, dans son carnet de notes de 1905, on trouve une histoire abandonnée intitulée « The appaling [sic] five », dans laquelle le héros détective raconte avoir infiltré une conjuration anarchiste animée par cinq hommes et présidée par un homme énigmatique à la carrure impressionnante, qui ressemble à Sunday4.
Selon toutes probabilités, l’atmosphère générale et l’importance prise dans l’actualité par les attentats anarchistes en Europe5, et non le roman de Conrad, sont responsables du choix du thème de l’anarchisme par Chesterton. Il est néanmoins possible de lire Thursday comme un contrepoint de The Secret Agent,et, à travers lui, d’un traitement fictionnel du problème anarchiste au tournant du 20e siècle. Hormis le choix de mettre en scène des complots anarchistes qui n’en sont pas vraiment, à Londres au début du siècle, ainsi que d’appeler un personnage « The Professor », Thursday et The Secret Agent brillent surtout par leurs différences. La première est que Conrad peint un portrait de Londres moderne, anxieux, sale et grouillant, comme en témoigne cette description de la rue dans laquelle se trouve le magasin de Verloc, qu’il contemple avant d’aller se coucher :
Au contraire, Thursday est animé de la même énergie urbaine et créatrice que celle déployée dans The Napoleon of Notting Hill, l’autre grand roman chestertonien de la période édouardienne. Londresest dépeint comme le lieu d’un nombre infini d’aventures, un lieu où l’on peut soulever une table au cœur d’un restaurant de Chiswick, qui mène au quartier général d’un groupe anarchiste, prendre un bateau sur la Tamise à la poursuite de ses ennemis, déjeuner sur un balcon à Leicester Square, ou chasser un cauchemar qui s’enfuit à dos d’éléphant. Le narrateur de Thursday décrit par exemple la vue de Leicester Square, mais prise depuis le balcon de Sunday et, en isolant certains éléments du paysage urbain, renouvelle la vision très classique qui domine de l’une des places les plus célèbres de Londres pour en faire « un monde nouveau » :
Une autre différence majeure entre les deux romans tient au traitement de l’anarchisme. Les deux romans dépeignent des anarchistes qui n’en sont pas vraiment. Verloc, le protagoniste de The Secret Agent, est un agent double, opportuniste et indolent ; Stevie, son beau-frère simple d’esprit, est l’auteur de l’attentat à l’Observatoire, mais involontairement puisque c’est en trébuchant qu’il actionne la bombe. Nulle part le narrateur ne cache son mépris pour les anarchistes (à l’exception peut-être du professeur qui fabrique les explosifs) : ainsi le roman est marqué par une dérision et une ironie noires et permanentes, qui s’expriment dans des métaphores saugrenues ou des portraits dévalorisants des anarchistes. Voici, par exemple, comment le narrateur présente Verloc :
Au contraire, toute l’aventure de Thursday consiste en la découverte que les anarchistes sont en réalité des policiers déguisés, que les ennemis sont des alliés et ne sont donc pas ce qu’ils semblaient être initialement et que l’existence d’un complot anarchiste relevait donc du fantasme. Le caractère international du Conseil anarchiste est peut-être le seul trait réaliste du mouvement que Chesterton reprend à son compte, mais il n’établit aucune caractérisation historique, ni ne donne de précision documentaire. Ceci amène à penser que l’anarchisme dans Thursday représente un « MacGuffin » des romans d’espionnage, un accessoire destiné à lancer l’aventure, mais qui ne présente pas de réel intérêt ou de valeur pour la résolution de l’enquête. Pour Matthew Beaumont, c’est toute l’intrigue qui est une fausse piste :
L’anarchisme dans Thursday est un « épouvantail » selon Pierre Klossowski (1966, p. 8), ou plutôt un dragon, tel qu’envisagé par l’ontologie médiévale6. Le terrorisme de l’anarchisme donne une forme définie à la terreur que Chesterton dit vouloir décrire dans sa dédicace à Bentley : « This is a tale of old fears, even of those emptied hells » (1908, p. 28). En effet, Thursday est le récit cryptique d’une souffrance imprimée au cœur de Chesterton, comme il l’écrit lui-même dans son autobiographie, et qui n’est pas liée à l’anarchisme, mais à l’atmosphère intellectuelle de la fin de siècle :
Thursday renvoie au souvenir douloureux de l’épisode de dépression de Chesterton à la Slade en 1893-94, déclenché entre autres par sa confrontation à la philosophie sceptique de Schopenhauer et à l’esthétique décadentiste, qui relèvent d’une vision pessimiste du monde, où l’homme est assailli par un désespoir résolu et par l’infini du doute. Dans la dédicace à Bentley, il dénonce « l’œillet vert »7, référence voilée à Oscar Wilde, et l’art « qui admire le délabrement »8. L’atmosphère intellectuelle sceptique et pessimiste, qui épouvante le jeune homme par sa noirceur, se prolonge selon lui dans le courant impressionniste de James McNeill Whistler (1834-1903), « la divinité toute-puissante de la Slade dans les années 1890 »9 selon Beaumont, qui glorifie « l’irréalité des choses » :
La métaphore de l’anarchisme et des poseurs de bombe pourrait avoir été inspirée à Chesterton par l’épisode historique de la réception de Nocturne in Black and Gold: the Falling Rocket de Whistler. Lorsque celui-ci expose sa toile en 1877, le célèbre critique d’art John Ruskin s’insurge et l’accuse publiquement d’avoir jeté un pot de peinture au visage du public. Le violent choc esthétique subi par Ruskin, auquel Chesterton voue une admiration sans borne, se transforme en choc psychologique pour le jeune étudiant de la Slade, et trouve possiblement une expression dans la littéralisation de cette violence par l’anarchisme : « The pot of paint is packed, like a rocket, with explosives, and the Impressionist students that Chesterton encountered at the Slade are the aesthetic or intellectual equivalent of bomb throwers » (Beaumont, 2011, p.
Dans Thursday, l’anarchisme opère donc comme une enveloppe formelle, une métaphore permettant de penser la question de l’héritage intellectuel de la fin de siècle. La preuve la plus évidente de cette corrélation étant que le seul véritable anarchiste du roman, Lucian Gregory, est un jeune poète décadentiste. L’anarchisme apparaît donc comme la forme choisie par Chesterton pour représenter la terreur du chaos et de « l’irréalité des choses » que lui inspirent la peinture impressionniste et la philosophie pessimiste, héritée de Schopenhauer (quoiqu’aplatie), qui lui sont enseignées à la Slade et qui consistent à dire qu’il n’est point de réalité en dehors de la perception.
Le lien entre anarchisme et philosophie est rendu encore plus évident lorsque l’on découvre que Syme appartient à une brigade particulière de Scotland Yard, un MI5 d’un genre un peu spécial puisque d’ordre philosophique. Lorsqu’un policier cherche à le recruter sur les rives de la Tamise, il lui tient le discours suivant :
Cette conspiration intellectuelle bien sûr n’existe pas, puisque tous ses membres sont en réalité des policiers déguisés. Mais le fantasme d’une conspiration agit comme une réfutation humoristique de la suggestion schopenhauerienne selon laquelle les choses n’existent qu’en tant que ce qu’elles nous paraissent être (les membres du conseil paraissent être des anarchistes, mais sont des policiers). La seconde partie de la citation déroule le lien (encore une fois fantasmé) entre pessimisme et anarchisme. Le rôle du détective philosophique est donc de débusquer « le philosophe moderne hors-la-loi »10, ou pour reprendre un terme favori de Chesterton, l’hérétique11. L’intrigue déroule ensuite une vision qui démonte pièce par pièce la noirceur initiale affichée dans le complot anarchiste.
Thursday n’est donc pas tant un roman d’espionnage que la fictionnalisation du cauchemar terrifiant d’un chaos métaphysique. Chesterton reformule et figure, par la quête de plus en plus absurde de Syme, le problème posé en termes pessimistes par Schopenhauer et qui anime l’esthétique et la philosophie fin de siècle : comment dépasser le cauchemar de l’ennui et la souffrance qui font le jeu tragique de l’existence de l’homme, cet « animal métaphysique » (Schopenhauer, 1890, p. 294) animé d’un désir de vérité absolue, mais confronté à un monde irrationnel ?
Dès le titre, The Man Who WasThursday annonce son absurdité. L’homme n’est pas simplement nommé Jeudi (comme le propose la traduction française, appauvrissant ainsi l’effet surprenant du titre anglais). Comme Vendredi dans Robinson Crusoe, il est Jeudi. Le nonsense naît ici du rapprochement de deux noms, l’homme anonyme et le jour de la semaine, l’un étant d’ailleurs aussi prosaïque que l’autre, qui n’ont a priori rien en commun. Le titre rappelle à cet égard la série des limericks d’Edward Lear commençant par « There was an Old Man who »12. C’est un auteur dont Chesterton affectionne particulièrement le nonsense. Mais plus encore que les poèmes de Lear, c’est le conte de Lewis Carroll qui agit comme une matrice que Chesterton s’applique à parodier dans Thursday.
Les aventures d’Alicedans Alice’s Adventures in Wonderland (1865) influencent considérablement la rédaction de Thursday,et Chesterton ne le cache pas. Pour accéder au quartier général des anarchistes, Gregory fait tourner une table dans le pub de Chiswick, où il vient d’emmener Syme. Elle se dévisse pour laisser apparaître un tunnel dans lequel tous deux tombent, comme Alice dans le terrier du lapin blanc. Lorsque Syme se retrouve au banquet final organisé par Sunday, il compare explicitement à Alice la mascarade qui prend place sous ses yeux13. Lorsque Sunday provoque ses poursuivants dans les rues de Londres, il leur envoie des énigmes absurdes, comme par exemple : « Fly at once. The truth about your trouser-stretchers is known » (Chesterton, 1999, p. 229). Le tout sur de petits bouts de papier dont le dernier est signé « Little Snowdrop », qui est également le nom de l’un des chatons d’Alice.
Plus encore, c’est toute la structure, c’est-à-dire le cadre narratif du rêve que Chesterton emprunte à Carroll. Alice glisse imperceptiblement dans le régime du rêve et s’élance à la poursuite du lapin blanc sans que l’on s’en aperçoive à la première lecture (malgré l’indice subtil de sa fatigue donné dès la première phrase du roman)14. De même, dans Thursday, la limite entre rêve et réalité est volontairement effacée par la narration. On apprend ainsi, à la dernière page, que la conversation entre Gabriel Syme et Lucian Gregory — qui va amorcer l’entrée dans l’univers parallèle des anarchistes — n’a jamais eu lieu car Syme s’était enfoncé dans une rêverie :
Toutefois, le nonsense dans Thursday connaît une évolution inverse à celle d’Alice. Plus Alice s’enfonce dans son rêve, plus il devient violent, confus et noir, jusqu’à l’acmé final, l’ordre de la reine de lui couper la tête, qui sonne le réveil d’Alice15. À l’inverse, plus le cauchemar de Syme progresse, plus il s’allège. Chaque fois qu’il découvre que celui qu’il prenait pour un anarchiste est en réalité un policier, que la réalité est moins noire qu’il n’y paraît, le voile se lève. Un exemple est la première description du Dr Bull, sûrement le plus effrayant des anarchistes, notamment à cause d’une paire de lunettes noires qui lui confère l’allure d’un monstre enfantin sans yeux. Pourtant, lorsqu’il revient le voir le lendemain, cette vision cauchemardesque est remplacée par un portrait tout aussi énigmatique, absurde, mais bien moins effrayant :
Lorsque Bull enlève enfin ses lunettes, il révèle une bonhomie tout à fait innocente, jusque-là masquée par le port de ces lunettes. La révélation que Bull est en réalité bienfaisant prépare celle de Sunday, qui est d’abord assimilé à un ogre brutal et monstrueux, mais il se révèle in fine une force bienveillante quoique toujours énigmatique. Dans son autobiographie, Chesterton donne la clef de ce dévoilement progressif : « [the story] was meant to begin with the picture of the world at its worst and to work towards the suggestion that the picture was not so black as it was already painted » (p. 102). L’enquête progresse au gré des découvertes que les choses et les gens ne sont pas ce qu’ils paraissent être. Dans un entretien au Sunday Illustrated Herald, Chesterton révèle que l’idée de cette inversion lui est venue du roman policier :
En un certain sens, le motif de l’inversion, qui préside à la mise cul par-dessus tête du genre policier dans Thursday, rappelle le second volet des aventures d’Alice, Through The Looking Glass (1871),dans lequel Alice découvre un monde où tout est inversé, de l’autre côté du miroir de son salon, et qui se termine sur les mots suivants : « Life, what is it but a dream? » (Carroll, 1871, p. 224).
Chesterton apporte une réponse en forme d’énigme à cette question : la vie est un cauchemar, aussi longtemps que l’on en reste au principe de l’apparence des choses et des phénomènes. Dans la recherche d’une forme de vérité qui dépasse les apparences, qui offre une vision plus complète de la réalité, une représentation du monde plus inclusive, le nonsense apparaît alors comme un outil fictionnel singulier, paradoxal, mais « parlant ». Lorsque Syme accepte de revêtir la robe de Jeudi pour se présenter au banquet, il devient vraiment Jeudi, et en devenant Jeudi, il fait l’expérience épiphanique de l’identité, il devient lui-même : « He is most himself when he finally becomes the man he pretended to be », écrit Beaumont (2011, p.
Pour mieux comprendre l’importance du nonsense pour Chesterton, il faut revenir à la défense qu’il en propose dans The Defendant, « A Defence of Nonsense ».L’enjeu de l’article est de convaincre que le nonsense, ce nouveau-né de la littérature britannique victorienne, est un genre littéraire de plein droit, voire qu’il représente le futur de la littérature. Chesterton identifie d’abord ses deux saints-patrons, Lewis Carroll et Edward Lear, avant d’en distinguer les différences :
Chesterton voit dans l’univers de Carroll un monde raisonnable devenu fou (c’est-à-dire un monde qui a tout perdu sauf la raison logique), qu’il distingue de l’irrationnel féérique de Lear. Plus loin, il reproche à Carroll une approche trop rationnelle et trop exclusivement logique du nonsense,tandis que Lear promeut une approche poétique :
Dans les deux cas, les pratiques du nonsense de Lear et de Carroll incarnent deux réponses au matérialisme mécanique. Leurs mondes recouvrent deux attitudes de pensées et deux attitudes vis-à-vis du langage : chez Carroll, le nonsense représente une forme de rationalisme poussé à l’extrême et coupé de la réalité, qui fait tourner le langage sur lui-même et révèle sa nature arbitraire, tandis que Lear intègre le nonsense à une logique rationnelle, pour proposer une image plus riche de la réalité, dans laquelle le langage parvient à signifier quelque chose, même s’il renvoie, dans le détail, à un élément invisible, incompréhensible ou inexistant : il fait donc apparaître le sens dans le non-sens.
La distinction entre Lear et Carroll permet surtout à Chesterton d’avancer le point central de son argument : le nonsense n’est pas seulement un genre du non-sens, au contraire, le nonsense fait sens, ou comme l’écrit Jean-Jacques Lecercle, « le préfixe négatif dans nonsense […] est la marque d’un processus de négation, mais aussi de réflexivité, nonsense veut aussi dire méta-sens16 », et c’est tout le paradoxe de ce genre littéraire. Le nonsense est un genre du non-sens parce qu’il se dérobe à la compréhension immédiate et fait durer l’énigme. Ainsi, la question de savoir qui est Sunday occupe les critiques depuis la parution du roman. Mais ce qui est intéressant dans ce fait, et qui révèle la force du nonsense, c’est que l’on continue de se poser la question de qui est Sunday. En cela, le non-sens est méta-sens. C’est ce que remarque Chesterton à propos du Livre de Job :
En suspendant le sens, le nonsense réactive l’intérêt de le chercher. Dieu ne répond pas à Job et Sunday n’explique pas pourquoi il a mis Syme et ses comparses sur la piste d’un complot anarchiste inexistant.C’est en ce sens qu’il est réflexif, qu’il est un méta-sens.
Pour Chesterton, le nonsense est un art de plein droit, et non pas seulement une mode intellectuelle, parce qu’il figure le mystère du sens qui se dérobe sans l’aplatir, dans une richesse intrigante qui pousse à continuer de le chercher. Par cette capacité de figurer la métaphysique, il entretient une relation intime, presque siamoise, avec la philosophie :
À rebours d’une conception scientifique, réaliste et mécaniste qui restreint notre vision de la nature, le nonsense expose l’opacité du sens tout en invitant à admirer sa beauté. Ce faisant, il invite à l’étonnement admiratif devant « l’énorme et indéchiffrable déraison » de la vie :
Par ce jeu subtil entre excès et manque, le nonsense force à regarder le mot comme pour la première fois, comme si l’on en ignorait le sens. Ainsi, le nom « Thursday » devient non plus un véhicule, mais un signe de plein droit17. Cette défamiliarisation ne vaut pas seulement pour la langue, mais aussi pour le monde que le nonsense invite à regarder comme au premier matin. Le nonsense entretient donc un lien intime avec la notion de création du monde, de genèse, celle-là que Chesterton parodie avec bienveillance en faisant des policiers les incarnations symboliques des jours de la semaine de la genèse biblique.
Le nonsense invite donc à considérer le revers du monde et à enrichir notre perception sensible. Pour connaître le cosmos, il ne suffit pas de le comprendre rationnellement, d’être capable de répondre à la question du « comment », mais il faut aussi considérer la question du « pourquoi ». Poser cette question ne veut pas dire qu’il est possible d’y répondre. On l’a vu, le nonsense ne répond pas forcément à notre désir de savoir, il le frustre même. Mais le nonsense dit que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de réponse qu’une question ne mérite pas d’être posée encore et encore. Le nonsense invite donc à interroger nos pratiques d’acquisition du savoir. C’est le sens de la thèse développée par Lecercle : « There is a close link between the practice of literary nonsense and the tradition of hermeneutics. Nonsense is the reflective image of our practice of interpretation, as philosophers or literary critics – it is interpretation gone wild, but also lucid » (2002, p. 3).
En résumé, le nonsense désoriente notre rapport au sens en sapant les canaux de la raison, qui posent la question du comment. Pour Chesterton, c’est ce qui fait toute sa puissance littéraire : le nonsense nous entraîne à explorer de front les régions du mystère, de la déraison. Le paradoxe au cœur de cette entreprise étant que certaines vérités ne peuvent être saisies par la seule raison. Le nonsense,en refusant de délivrer un sens immédiat, permet de saisir la permanence du mystère du « pourquoi », ou selon la formule plus contemporaine de Stephen Hawking, « Why does the universe go to all the bother of existing » (2002, p. 190).
Le nonsense pour Chesterton dit et restaure l’indéracinable mystère du monde. En tant que genre littéraire, sa force allégorique, sa vision du cosmos est celle d’un dithyrambe de la réalité, qui fait détour par l’impossible pour restaurer le monde tel qu’il est. En tant que pratique, il demande un investissement plus grand dans l’acte de lire, pour déchiffrer, recoller, interpréter. C’est donc lui qui opère la jonction entre l’énigme offerte par n’importe quel roman policier et l’énigme métaphysique du désir et de l’ennui.
Une étude du nonsense à l’œuvre dans Thursday nous a mis sur la voie d’une dernière clef de lecture, la plus importante, mais aussi la plus énigmatique : Thursday estune variation sur LeLivre de Job. Chesterton rédige en 1907 une préface pour une édition anglaise du Livre de Job, dans laquelle il s’étend longuement sur l’énigme philosophique du Mal proposée dans ce livre de l’Ancien Testament. Pour Chesterton, Job est la figuration la plus aboutie de l’idée que la vie est une énigme. Déjà en 1901, dans « A Defence of Nonsense », il écrit : « TheIliad is only great because all life is a battle, TheOdyssey because all life is a journey, The Book of Job because all life is a riddle » (p. 47). Plus encore, Job serait« le plus intéressant des livres modernes » selon Chesterton (1916, p.
Chesterton fait ici allusion au pessimisme sceptique de Schopenhauer, qui exerce à la fin du 19e siècle une influence considérable sur la philosophie, l’art et la littérature. Dans une formule restée célèbre, celui-ci définit l’Homme comme un « animal métaphysique » (Schopenhauer, 1890, p. 94) capable de s’étonner devant le spectacle du monde, ce qui l’incite à désirer l’absolu. C’est ce qui le voue au malheur et rend la condition humaine tragique, car soit le désir est satisfait et provoque l’ennui, soit il demeure en souffrance. Chesterton rejoint Schopenhauer et définit l’étonnement de l’homme comme un trait métaphysique, mais il en fait également le cœur de la réfutation du destin tragique et pessimiste auquel Schopenhauer condamne l’homme.
D’abord, Chesterton avance que le personnage central de Job c’est Dieu, et qu’il vide de tout sens le scepticisme moderne parce qu’il le dépasse. Dieu est le chef des sceptiques : « This is the first great fact to notice about the speech of God, which is the culmination of the inquiry. It represents all human sceptics routed by a higher scepticism » (1916, p.
Au lieu de prouver à Job que le monde (comme le mal) est explicable, Dieu lui présente un monde encore plus étrange et énigmatique qu’il n’aurait pu le penser, et renouvelle ainsi sa volonté de vivre. À la question posée par le poème hébraïque : comment réconcilier l’existence du Mal et celle de Dieu, Chesterton substitue dans Thursday la question suivante : comment réconcilier l’existence du Mal et la volonté de vivre ? Comment, dans Thursday,età partir de la trame des épreuves de Job, Chesterton s’applique-t-il à définir les contours d’une forme d’optimisme philosophique ?
D’une part, on retrouve un certain nombre de citations plus ou moins directement tirées de l’Ancien Testament : par exemple, lorsque Syme affronte Sunday, il lui demande « ce qu’il est », et la réponse qui lui est faite est un écho direct aux questions par lesquelles Dieu répond à Job lorsque ce dernier lui demande pourquoi il lui impose tant d’épreuves :
Plus loin, lorsque le seul véritable anarchiste de l’histoire, le jeune Lucian Gregory apparaît à la table de Sunday dans le dernier chapitre, le Dr Bull cite explicitement le verset 6 du chapitre I de Job : « ‘And there came a day’, murmured Bull, who seemed really to have fallen asleep, ‘when the sons of God came before the Lord, and Satan also came with them’ » [Chesterton, 1999, p. 261].
D’autre part, certains épisodes de Thursday peuvent être lus comme des réécritures fantaisistes du Livre de Job. Gary Wills compare l’éléphant sur lequel Sunday s’enfuit au Béhémoth (1987, p. 342), cet animal monstrueux, mélange de buffle, de rhinocéros et d’hippopotame que la force humaine ne peut contrôler (Livre de Job, chapitre 40, versets 15 à 24). Si Blake le représente sous les traits d’un hippopotame à tête de buffle (figure 2), on note avec intérêt que dans le Dictionnaire Infernal de Jacques Collin de Plancy, sa tête prend la forme de celle d’un éléphant sous la plume de l’illustrateur Louis Le Breton (figure 3).
De même, les réponses évasives et hors de propos de Dieu à Job sont parodiées par les messages absurdes que Sunday lance à ses poursuivants dans leur course folle à travers Londres. Toutefois, Sunday ne saurait être assimilé ni à Dieu ni à une autre forme de déité ou une incarnation de l’univers, du cosmos, de la Nature, comme en témoigne la suite de sa réponse lorsque Syme lui demande ce qu’il est :
Sunday est une forme métaphysique. Il est l’incarnation de l’énigme de la vie, celle que Kant qualifie de Spannung, de tension d’exister qui gouverne la quête de vérité et qui se retrouve aplatie dans la notion de suspense dans le roman policier selon Siegfried Kracauer (2001, p. 28)18. L’énigme de qui est Sunday est alors non-résolue au sens où Lecercle entend le « non » dans « nonsense », c’est-à-dire en tant que synonyme de « méta ». L’énigme de qui est Sunday est méta-résolue lorsque l’on comprend que Sunday est une énigme qui ne peut être résolue.
Thursday figure les limites de la compréhension humaine face à l’inconnu et l’invisible, mais dans une perspective optimiste plutôt que pessimiste. La clef de ce roman est peut-être dans la perception changeante que Syme a de Sunday. Alors qu’il voit d’abord en sa présence énigmatique une force maléfique, il aboutit à une forme de crainte mêlée d’admiration et de respect, comprenant enfin l’impossibilité de sonder tous les paradoxes de la vie et de la nature. Sunday incarne l’énigme de l’existence du monde. Sa persistance, son impossible résolution garantissent l’étonnement continu de l’Homme et le gardent de l’ennui.
Thursday déborde d’images et d’idées sans qu’il soit pour autant aisé de relier les unes aux autres. Ce mélange d’excès et de manque rappelle l’étymologie du mot symbole : un objet coupé en deux constituant un signe de reconnaissance quand les porteurs pouvaient assembler les deux morceaux. Symboliser consiste donc à associer deux réalités, celle de l’image et celle de l’idée, de l’art et de la philosophie, pour produire un signe nouveau. Mais s’agit-il, pour Chesterton, de « vêtir l’idée d’une forme sensible » ou de « déguiser pour mieux révéler »19 dans son roman ?
On a avancé des pistes de réflexion pour un certain nombre d’épisodes, mais une énigme demeure, celle du titre. De tous les jours de la création, pourquoi choisir Jeudi ? La présence de la Genèse est permanente, puisque les noms des policiers sont des références aux jours de la création. On a vu que le symbole de la Genèse est intimement lié à la philosophie chestertonienne de l’étonnement, qui consiste à s’appliquer à regarder le monde comme au matin de l’enfance, à s’efforcer de le voir pour la première fois. Lors du banquet final, les policiers revêtent des robes figurant les éléments créés le jour qui leur correspond, engendrant ainsi une vision joyeusement parodique de la Création. Syme porte une robe représentant le soleil et la lune. Il qualifie d’abord cette mise en scène de « mômerie », mais en apercevant son reflet dans le miroir, prend part au jeu. Une voix narratoriale prend alors la relève : « For these disguises did not disguise, but reveal » (Chesterton, 1999, p. 53).
Le symbolisme à l’œuvre dans Thursday ne consiste pas simplement à revêtir l’Idée d’une forme sensible pour la rendre plus accessible. Il constitue un chemin d’initiation, qui permet de faire l’expérience de l’idée. Thursday peut être vu comme un roman d’initiation à la peur, une histoire cauchemardesque et terrifiante semblable aux images et aux histoires de dragons utilisées dans des communautés monastiques médiévales, pour « donner une forme à la peur » (Ingold, 2014, p. 38). C’est en ces termes qu’Ingold rappelle l’importance du bestiaire fantastique dans l’ontologie médiévale, en particulier la figure du dragon. Le dragon est une mise en forme, une incarnation de la peur qui permet de l’affronter pour mieux l’évacuer. Se figurer mentalement de marcher avec les dragons relève donc d’un exercice performatif. Or, si l’on en croit Chesterton, Thursday aurait eu un effet performatif de cette sorte. Dans son autobiographie, Chesterton révèle que parmi tous ses lecteurs, celui qui aurait le mieux compris Thursday est un psychanalyste :
Comme le relève Matthew Beaumont dans son introduction au roman, le titre choisi par Chesterton est si déconcertant que certains critiques auraient affecté d’y voir une coquille, le véritable titre étant selon certains The Man Who Was Thirsty. Ce qui déconcerte, continue Beaumont, c’est surtout que Syme n’est pas simplement nommé Jeudi, mais il est Jeudi, et cette première énigme éveille déjà les attentes du lecteur : « Perhaps he is a remote relation of Thurse, the ancient heathen giant… perhaps he is the Man Friday of industrial modernity, the archetypal native of the imperial metropolis… Perhaps… The reader’s adventure has already commenced » (Beaumont, 2011, p.
Or, Syme est lui-même un poète et, dans l’ordre de la création, Chesterton associe celle du soleil et de la lune au jeudi. Syme est Jeudi parce que c’est un poète. Il contraste avec le Secrétaire, un philosophe, « amoureux de la lumière originelle et informe », qui est donc Lundi (puisqu’au premier jour, Dieu créa la lumière). Syme, lui, est Jeudi parce qu’il donne forme à la lumière, celle du soleil ou de la lune :
À la différence du philosophe, le poète (c’est-à-dire le conteur) aime les contours finis, les cadres, et doit déguiser pour mieux révéler. Le fantastique à l’œuvre dans Thursday, mélange de cauchemar et de nonsense, permet d’incarner, de donner une forme définie à l’idée métaphysique de l’existence du mystère du mal. La fiction entretient un rapport consubstantiel à la métaphysique chestertonienne : elle est un élément indispensable à cette démonstration, au sens où c’est elle qui permet de « sentir » l’énigme (« to feel the riddle ») comme dit Adam Wayne dans The Napoleon of Notting Hill (Chesterton, 2008, p. 77). Thursday laisse entrevoir le cœur de la philosophie chestertonienne, de plus en plus informée par sa foi chrétienne : la vie quotidienne est un conte de fées merveilleux, parfois sinistre, incompréhensible et chaotique. Toutefois, cette tension ne doit pas être source d’ennui ou de souffrance, mais devenir le point de départ d’une aventure intellectuelle. L’enjeu de son écriture est donc d’en donner une image subtilement fantastique, en rapprochant des concepts, des notions et des images a priori banals, des bagatelles, et ainsi exposer, pour le plus grand étonnement des lecteurs, la part de mystère qui les anime. Plutôt que d’envisager le mystère ou l’énigme comme une source de douleur et de frustration intellectuelle, Chesterton invite à en célébrer la permanence.
Publié en 1908, The Man Who Was Thursday de G. K. Chesterton est un classique de la fiction de détection britannique, mais un classique hermétique. Quoiqu’il offre à ses lecteurs une aventure palpitante et réjouissante, il les déroute aussi par ses dialogues fiévreux, ses messages cryptiques et ses allusions à des problèmes philosophiques abscons culminant dans le dénouement (ou plutôt dans son absence), et laissant à de nombreux lecteurs l’impression que l’énigme qui vient de leur être exposée n’a pas de solution, ou du moins qu’elle ne leur a pas été donnée. Ainsi la question de savoir qui est Sunday demeure entière. Selon Chesterton, Thursday est un « cauchemar métaphysique », une énigme en forme de roman policier. Pour mieux circonscrire et comprendre l’hermétisme de Thursday, cet article propose de l’envisager non pas comme une parabole religieuse ou comme un manifeste politique, mais comme un dragon. Thursday est un Bildungsroman intellectuel offrant une expérience initiatique de notre relation à la vérité. De même que le dragon sert de véhicule pour figurer la peur dans l’ontologie monastique médiévale, Thursday est une tentative de donner une forme fictionnelle à une quête intellectuelle cherchant à connaître les choses en tant que ce qu’elles sont et non en tant que ce qu’elles semblent.
Published in 1908, G. K. Chesterton’s Thursday is a highly hermetic classic of detective fiction. While it regales its readers with a thrilling adventure blending all the defining elements of the genre, it also perplexes them with wild dialogues, cryptic messages and enigmatic allusions to philosophical problems. Upon finishing the book, readers are often left with lingering questions and with the intuition that the plot was something of a masquerade, hiding some metaphorical meaning that they were not privy to: Who is Sunday? What is this book? By Chesterton’s own admission: it is clearly ‘a metaphysical nightmare’. It is also a riddle in the form of a detective novel. To better understand the elusive quality of Thursday, this essay hypothesises that it is neither a religious parable nor a political manifesto but a dragon. Thursday is an intellectual Bildungsroman offering an initiation into our relationship to truth. In the same way that dragons in medieval monastic communities’ ontology served as vehicles for figuring fear (giving a definite shape to something intangible, an emotion), Thursday is an attempt at giving a fictional shape to an intellectual quest about knowing things as they are and not as they seem.