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Métaphysique du roman noir

Du roman policier métaphysique à la métaphysique dans le roman policier

La notion de thriller ou roman policier « métaphysique », élaborée par Patricia Merivale et Susan Elizabeth Sweeney (1999), puis reprise par Antoine Dechêne et Michel Delville (2016), a le mérite d’attirer l’attention sur une dimension longtemps méconnue par la critique littéraire. Celle-ci est en effet longtemps restée sous l’emprise d’une idée du roman policier comme genre soumis à, et défini par, un ensemble de « règles », de « lois » ou de « codes », comme ceux autrefois prescrits par S. S. Van Dine (1928) ou Ronald Knox (1929). Recherchant une définition du genre comme pur « roman-problème », ces auteurs voulaient en bannir l’accident, le hasard, le surnaturel ou l’anticipation-spéculation :

Ces prescriptions anciennes — mais souvent rappelées depuis près d’un siècle — ont trouvé un répondant plus récent dans la « typologie du roman policier » de Tzvetan Todorov (1971), qui s’est également imposée comme une référence incontournable dans la critique. Bien qu’elle se veuille descriptive plutôt que prescriptive, cette théorie n’en développe pas moins une vision du genre comme assemblage d’éléments soumis à des formules narratives, qui peuvent certes varier selon qu’on a affaire au roman à énigme ou au roman noir, mais qui sont néanmoins présentées comme essentielles, consubstantielles au genre.

Par rapport à ces conceptions, la catégorie de « récit policier métaphysique » semble, au premier abord, s’émanciper de ces formules :

Un récit policier métaphysique est un texte qui parodie ou détourne de manière subversive les codes du roman policier traditionnel — tels que la clôture narrative ou le rôle du détective en tant que lecteur de substitution — en vue […] d’interroger les mystères de l’être et de la connaissance au-delà du simple artifice de l’intrigue policière. [Merivale et Sweeney, citées dans, et traduites par, Dechêne et Delville, 2016, p. 7]

Mais, à bien y regarder, la définition ici proposée ne diffère guère, dans son principe, de celles que nous venons de citer, puisqu’elle présuppose également une conception du roman policier comme ensemble de « codes » qu’il s’agit ensuite de « parodier » ou « détourner ». Par ailleurs, elle fusionne deux idées qui ne sont pas nécessairement équivalentes : les romans qui « détournent les codes » seraient aussi ceux qui permettent d’« interroger les mystères de l’être » ; à l’inverse, il faudrait, si l’on veut « interroger les mystères de l’être », parodier ou détourner les codes du genre. Or, rien n’empêche, a priori, qu’on puisse, au moyen d’une intrigue classique, comme par exemple celles du Père Brown de Chesterton, questionner de tels « mystères ». À l’inverse, rien n’empêche non plus qu’on « parodie ou détourne de manière subversive » certaines formes d’écriture propres au roman policier sans pour autant « interroger les mystères de l’être ». On peut le faire dans un esprit ludique, comme c’est le cas du célèbre pastiche de Raymond Chandler par S. J. Perelman, « Farewell, My Lovely Appetizer » (1944). De là, aussi, la difficulté pour déterminer un corpus cohérent propre au « roman policier métaphysique », c’est-à-dire pour tracer une ligne, au sein du roman policier, entre les auteurs ou les ouvrages qui seraient « métaphysiques » et ceux qui ne le seraient pas.

Or, si une telle ligne est difficile à situer (de quel côté faudrait-il placer Edgar Allan Poe, G. K. Chesterton, Dashiell Hammett, Raymond Chandler, David Markson ou encore le Thomas Pynchon d’Inherent Vice ?), c’est peut-être parce qu’a priori rien n’empêche qu’il y ait « de la métaphysique » ici et là, un peu partout, dans le roman policier. Telle est du moins l’hypothèse qu’on voudrait tenter d’explorer.

Élan métaphysique du roman policier

On partira pour ce faire d’une définition classique de la métaphysique, comme connaissance d’entités et d’objets inaccessibles à l’expérience, au sens où Kant la conçoit :

Le vieux nom de cette science meta ta fusika fournit déjà une indication sur le genre de connaissance auquel elle tendait en intention. On veut grâce à elle s’élever au-dessus de tous les objets de l’expérience possible (trans physicam) pour connaître, si possible, ce qui ne peut absolument pas être objet d’expérience. Et la définition de la métaphysique selon l’intention qui implique la raison pour laquelle on s’est mis en quête d’une science de ce genre serait donc : c’est une science qui permet d’aller au-delà de la connaissance du sensible jusqu’à celle du suprasensible (par sensible je n’entends rien d’autre que ce qui peut être objet de l’expérience […]). [Kant, 1968, p. 78-79]

La première question qui se pose, dans le contexte qui nous occupe, est la suivante : est-ce que le roman policier tend à faire apparaître, sous une forme fictionnelle, des objets qui échapperaient à l’expérience humaine ? C’est-à-dire, par exemple, des forces invisibles qui agiraient dans le monde ou sur l’individu, mais sur lesquelles celui-ci n’a pas de prise, ni matérielle ni intellectuelle ? Et, deuxième question, est-ce que le récit peut incarner l’idée d’une « progressionde la connaissance du sensible vers le suprasensible » ?

On ne cherchera pas ici à répondre à ces questions, très vastes, dans l’ensemble du champ policier. On préférera se limiter, en guise de première approche, à la tradition du roman noir américain, telle qu’elle s’est développée à partir des années 1920 aux États-Unis. Mais, avant d’y venir, il importe de souligner que le roman noir partage un élément essentiel avec toute autre forme de roman policier : il s’agit du meurtre, en tant qu’élément criminel fondamental du récit, dont la présence est peut-être la seule « règle » du genre1. Or, pour peu que l’on y réfléchisse un peu, il apparaît que le meurtre n’a, en tant que tel, rien à voir avec l’exigence de démonstration rationnelle du détective et beaucoup à voir, en revanche, avec la question de la métaphysique. S’il « faut » un meurtre dans un roman policier, même dans le plus classique des romans-problèmes d’Austin Freeman, Agatha Christie ou John Dickson Carr, ce n’est pas parce que le meurtre constituerait une énigme plus difficile à résoudre que n’importe quelle autre (un vol de bijou, par exemple) ; c’est parce qu’avec la mort criminelle et intentionnelle (un homicide involontaire n’est pas un meurtre) on touche à la question du mal, comme force agissante dans le monde ; et aussi parce qu’on s’approche au plus près de la finitude de l’homme et donc de la limite entre le monde physique que nous connaissons et ce que Nietzsche, dans Humain, trop humain, appelle le « monde métaphysique » :

Il est vrai qu’il pourrait y avoir un monde métaphysique ; la possibilité absolue s’en peut à peine contester. Nous regardons toutes choses avec la tête d’un homme et ne pouvons couper cette tête ; cependant la question reste toujours de dire ce qui existerait encore du monde si on l’avait néanmoins coupée. [Nietzsche, 1906, p. 28]

Le meurtre du polar est une sorte de préfiguration narrative de cette décapitation. Il ne dit pas « ce qui existerait encore du monde » si on nous avait coupé la tête, mais il nous amène, sous une forme narrative, en un point où la question peut être posée, où les énigmes criminelles convergent avec « les mystères de l’être », ne serait-ce que parce qu’il nous rappelle que l’existence humaine est absolument précaire et que n’importe quelle violence peut nous en faire sortir à tout moment. Autrement dit, placer le meurtre au centre du récit, c’est dissoudre l’épaisseur de la vie sociale pour faire émerger une série de questions et, disons-le, d’angoisses que le seul raisonnement du détective (quand détective il y a) ne suffit pas à dissiper et dont il ne constitue, en fin de compte, peut-être qu’un prétexte ou une justification a posteriori. C’est pourquoi on trouve un « élan métaphysique » à la source du roman policier, qui se confond avec la dynamique même du récit.

Pour préciser cette hypothèse dans le champ du roman noir américain (sans préjuger de ce qui se passe ailleurs dans le vaste domaine de la littérature criminelle internationale), on essaiera d’abord de suggérer, dans ce qui suit, que l’intrigue du roman noir incarne une progression vers un point d’où se découvre une série de questions métaphysiques. On s’intéressera ensuite aux questions sur lesquelles cette progression débouche, en particulier à celles que nous avons commencé à entrevoir : la question du mal et celle de la mort — qui sont liées entre elles par la nature même du meurtre, lequel constitue une « malemort », au sens étymologique du terme.

« Du sensible vers le suprasensible »

Le premier point qu’on voudrait évoquer, c’est donc l’idée qu’une progression métaphysique peut s’incarner dans le développement narratif du roman noir. Peu importe que le récit concerne l’enquête d’un détective (Dashiell Hammett, 1930 ; Raymond Chandler, 1939), le basculement d’un brave type dans le crime (James M. Cain, 1934 ; Martin Goldsmith, 1939), l’ascension et la chute d’un gangster (W. R. Burnett, 1929), la folie d’un policier qui se transforme en tueur (Jim Thompson, 1952), ou d’autres types de scénarios. Ce qui compte dans tous les cas, c’est que le mouvement du récit, depuis le début jusqu’à son point final, fait émerger un questionnement sur la finalité de l’expérience humaine.

Prenons deux exemples. Le premier est tiré de The Asphalt Jungle (1949) de W. R. Burnett, surtout connu à travers le très beau film qu’en a tiré John Huston ; mais le roman est tout aussi important, notamment parce qu’il impose le modèle du « caper novel » (récit de « casse ») qui a si souvent été repris par la suite. Dans ce roman, le cambriolage d’une bijouterie, nommée Pelletier, tourne mal à cause de la malchance et de la trahison entre les différents protagonistes de l’affaire. Le projet des gangsters, minutieusement préparé, dérape dans une série de meurtres et blessures mortelles, déclenchés de manière imprévisible, hasardeuse, brouillonne. À la fin, quand tout s’est écroulé, le cerveau du cambriolage, le Dr Riemenschneider, médite sur son échec :

On le voit, le récit, qui partait de la planification quasiment scientifique d’un cambriolage, aboutit à une réflexion sur la nature de l’homme, à une reconnaissance de la faiblesse de son humanité et de la futilité de ses efforts. L’irrationalité, les aberrations du moi et des émotions ruinent les prétentions de l’homme à la perfection : le « crime parfait » est de ce point de vue, ici comme ailleurs, une illusion métaphysique ; peut-être est-ce même l’illusion métaphysique par excellence dans le roman policier. C’est pourquoi, une fois que l’objet du cambriolage s’est envolé, aussi évanescent que le mythique faucon maltais qui faisait rêver Sam Spade dans le roman éponyme de Hammett (1930), il ne reste plus qu’une méditation sur l’hubris de l’homme, rappelant le vanitas vanitatum de l’Ecclésiaste aussi bien qu’Humain, trop humain de Nietzsche,fugitivement évoqué dans ces lignes.

Notre deuxième exemple est The Moon in the Gutter (1953) de David Goodis. C’est l’histoire d’un docker de Philadelphie, Bill Kerrigan, qui cherche sans relâche à identifier l’inconnu qui a violé et poussé au suicide sa sœur Catherine. Au terme d’un long parcours, Bill s’aperçoit qu’il ne trouvera jamais le coupable — ou plutôt que le vrai coupable, c’est le quartier des bas-fonds où sa sœur et lui-même ont grandi, Vernon Street :

His eyes were focused through the window facing Vernon Street. He peered out past the murky glass and saw the moonlight reflected on the jutting cobblestones. It was a yellow-green glow drifting across Vernon and forming pools of light in the gutter. He saw it glimmering on the rutted sidewalk and going on and on toward all the dark alleys where countless creatures of the night played hide-and-seek.
And no matter where the weaker ones were hiding, they’d never get away from the Vernon moon. It had them trapped. It had them doomed. Sooner or later they’d be mauled and battered and crushed. They’d learn the hard way that Vernon Street was no place for delicate bodies or timid souls. They were prey, that was all, they were destined for the maw of the ever hungry eater, the Vernon gutter.
He stared out at the moonlit street. Without sound he said, You did it to Catherine. You.
It was as though the street could hear. He sensed that it was making a jeering reply. A raucous voice seemed to say, So what? So whatcha gonna do about it? [Goodis, 1983, p. 511]

Ce passage constitue une épiphanie noire, une variation métaphysique sur l’anagnorisis du roman policier classique, c’est-à-dire l’identification du coupable par le détective. Il y a bien un coupable, mais ce n’est pas une personne, c’est la rue impitoyable qui dévore « les corps délicats et les âmes timides » et qui trouve une voix sardonique à la fin de l’extrait cité. Comme à la fin de The Asphalt Jungle, il y a ici une reconnaissance qui à la fois esquive et dépasse l’attente du lecteur, en lui livrant une autre forme de coupable, plus immatériel et intangible que celui qu’il attendait.

On pourrait multiplier les exemples ; mais ceux-ci suffiront sans doute à suggérer qu’il y a bien, dans le roman noir, une progression narrative allant du sensible au suprasensible, quand les acteurs et objets de la fiction semblent devenir transparents pour laisser entrevoir des forces, ou des questions, qui les dépassent, qui portent sur la nature de l’homme et du monde. C’est sur ces questions qu’il nous faut à présent nous pencher.

Le mal

D’abord, comme le suggère l’exemple de Goodis, il y a la question du mal. Ce que le personnage de The Moon in the Gutter reconnaît, c’est la nature prédatrice, violente du monde où il vit, qui s’impose avec une telle force que l’idée de culpabilité individuelle n’a plus d’importance, car elle est générale.

Envisagée sous cet angle, la progression narrative du roman noir apparaît souvent comme une progression vers le mal, ou plutôt vers la (re)connaissance du mal, à la fois comme disposition individuelle et comme force collective qui traverse et anime les personnages.

C’est ce qu’on peut suggérer avec un grand classique du roman noir, The Big Sleep (1939) de Raymond Chandler. On sait qu’il s’agit d’un roman à l’intrigue inextricable, où le détective, Philip Marlowe, s’occupe de plusieurs affaires imbriquées les unes dans les autres, en particulier une affaire de chantage, et une autre de disparition, qui s’entrecroisent et entraînent plusieurs meurtres. À la fin, le monde du récit n’est pas plus clair ni plus propre qu’au début, et surtout l’action du héros s’est avérée peu efficace : il prend des coups et, s’il finit par découvrir la vérité sur les différentes affaires2, cela n’aura guère de conséquence pratique ou juridique. Aucun coupable ne sera jugé ni condamné. Mais, au terme de ce parcours, Marlowe découvre que le mal dans lequel il a pataugé tout au long de l’intrigue l’a contaminé, peut-être parce qu’il a, en menant son enquête, involontairement causé la mort de deux personnes. C’est ce qu’il exprime dans la fameuse méditation qui clôt le roman. Il fait ici allusion à la disparition de son ami Rusty Regan, dont il a découvert qu’il a été tué et que son cadavre a été jeté dans un puisard, une fosse qui sert à drainer un puits de pétrole :

On peut penser à d’autres romans où le détective découvre en lui-même une semblable contamination, comme Sanctuary (1931) de William Faulkner. Comme The Big Sleep, ce roman curieusement hétérogène est fondé sur l’entrecroisement de deux intrigues qui se font écho, imposant la vision d’un monde tout entier soumis au mal. La première intrigue concerne le viol et l’enlèvement d’une jeune femme, Temple Drake, sur laquelle un avocat idéaliste et inefficace, Horace Benbow, enquête tant bien que mal ; la seconde, qui constituait l’objet principal d’une version antérieure du roman, a trait aux pulsions incestueuses éveillées chez le même Benbow par l’affaire sordide sur laquelle il enquête. Comme l’écrit John T. Matthews :

Ces exemples ne sont pas isolés. Ils montrent que le protagoniste du roman noir n’est pas immunisé contre le mal qui l’entoure, mais perçoit en lui-même les instincts destructeurs qui minent la civilisation en général. C’est aussi, on le notera en passant, la raison pour laquelle il n’y a généralement pas de différence absolue, ontologique, entre le détective et le criminel dans le roman noir américain, contrairement à la vision qui prévalait dans le roman à énigme britannique depuis Chesterton, qui opposait les détectives, ces « sentinelles [de la civilisation] toujours en éveil » (unsleeping sentinels), aux criminels comme « enfants du chaos » (children of chaos), toujours prêts à la jeter bas (Chesterton, 1983, p. 6). On pourrait même voir, dans une certaine mesure, la progression historique du roman noir comme une lente métamorphose de la sentinelle de la civilisation en enfant du chaos : cette histoire commence avec Hammett et Chandler dans l’entre-deux-guerres, mais s’accélère après la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à confondre absolument la pulsion meurtrière du criminel et celle du détective.

En témoignent par exemple les romans de Mickey Spillane, comme One Lonely Night (1951), dont le détective et narrateur Mike Hammer se découvre habité par des instincts sadiques et une rage de tuer éveillés par les combats de la guerre du Pacifique. Ou encore, sous une forme différente, ceux de Jim Thompson comme The Killer Inside Me (1952), dont le héros schizophrène est un shérif qui est aussi un meurtrier, découvrant le mal en lui-même au fur et à mesure de son histoire. Plus près de nous, c’est encore la localisation du mal dans le détective que l’on retrouve dans le polar fantastique de William Hjortsberg, Falling Angel (1978), d’une manière presque parodique, mais en même temps révélatrice d’une certaine logique propre au roman noir. Ce roman commence comme un pastiche de récit chandlerien, mais à la fin d’une intrigue diabolique (à tous les sens du terme) le détective-narrateur, qui ressemble beaucoup à Philip Marlowe, découvre en lui-même le coupable qu’il recherchait, qui s’était damné en vendant son âme au diable. Cet exemple-limite pourrait nous pousser à conclure que si, dans le roman à énigme, le détective cherche à corriger le mal du monde, dans le roman noir il sert au contraire à le révéler, voire l’incarner.

On peut donc dire du roman noir qu’il vise à faire apparaître et reconnaître les formes latentes d’un mal antérieur aux actes qui le rendent visible. De ce point de vue, il correspond assez bien à ce que W. H. Auden dit du Procès de Kafka, dans son essai « The Guilty Vicarage » :

La mort

Deuxième grande question métaphysique, liée à la première : la mort. Le polar met en scène la rencontre de ses personnages avec la mort violente, limite où s’articulent les mondes physique et métaphysique. On prendra là encore quelques exemples de cette rencontre, qui suggèrent deux directions dans lesquelles ce thème métaphysique a pu être développé, sans exclure d’autres possibilités.

Le premier exemple est un épisode souvent cité de The Maltese Falcon de Hammett. Au septième chapitre, le détective Sam Spade raconte à la femme fatale du roman, Brigid O’Shaughnessy, l’histoire d’un certain Flitcraft, qui abandonne son existence ordonnée, son épouse et sa famille, un jour où, marchant dans la rue, il manque d’être écrasé par une poutre tombant d’un immeuble en construction. Comme l’explique Spade, cet événement revêt pour Flitcraft le caractère d’une révélation :

Dans ce passage, qui est détaché du reste de l’intrigue, Hammett offre une vision anamorphique du roman, un peu comme Hans Holbein avec le crâne caché dans son tableau Les Ambassadeurs. Cette image de la mort, qui frappe n’importe qui n’importe où, figure une métaphysique de l’absurde propre à la génération de Hammett, qu’on retrouve aussi chez le Hemingway de la même époque, celui d’in our time (1924), avec ses vignettes de morts violentes et paradoxales. On sent que, chez Hammett comme chez Hemingway, cette vision est influencée par la Première Guerre mondiale, où les soldats avaient été balayés (wiped out) par millions, au hasard, selon la chute imprévisible des obus. Dans ce monde, c’est la mort violente qui est la norme ; elle est au mieux retardée, dans certains cas, tant que le « hasard aveugle épargn[e] les hommes ».

Notre deuxième exemple vient à nouveau de Sanctuary de Faulkner, qui nous ramène aussi à la question du mal. Dans ce roman en effet, la reconnaissance métaphysique de la mort coïncide avec ce que Horace Benbow, dont le narrateur traduit les pensées, appelle la prise de conscience d’une « logique du mal » dans le monde :

Ces globes oculaires, où achèvent de se refroidir l’indignation et le désespoir — émotions ultimes de l’être humain devant la vie qui s’en va, ou la mort qui arrive — et qui reflètent le monde en miniature, renvoient à l’idée d’une damnation universelle et en même temps à celle de la mort thermique d’un univers en train de se refroidir (aujourd’hui, on pense à une apocalypse du réchauffement, mais il y a cent ans on pensait à une apocalypse du refroidissement, résultant du second principe de la thermodynamique). Ils laissent entrevoir une deuxième tendance métaphysique du polar, qu’on peut appeler une métaphysique de la chute. Celle-ci semble prolonger la pensée puritaine qui, aux États-Unis, voyait le mal comme une puissance active et universelle — c’est ce que Melville appelait, en référence à Hawthorne, la « grande puissance de la noirceur » (great power of blackness), laquelle se manifeste à tout esprit hanté, disait-il, par « la conscience calviniste de la Dépravation Innée et du Péché Originel » (Melville, 1987, p. 341 ; notre traduction).

Métaphysique de l’absurde, métaphysique de la chute : la différence entre ces deux métaphysiques pointe deux lignages dans le polar. Il y a d’un côté la tradition hard-boiled pure et dure, qui est du côté de la violence aveugle, explosive et inexplicable, de la narration objective et du refus de l’introspection : c’est la tradition de Hammett et de certains de ses contemporains, comme Paul Cain, mais aussi d’auteurs plus tardifs comme Peter Rabe, Richard Stark (Donald Westlake) ou même, en France, Jean-Patrick Manchette ; et puis il y a la tradition noire, qui s’abîme au contraire dans les profondeurs de la subjectivité et de la mélancolie, celle de Chandler, Cornell Woolrich ou Goodis. Et, entre ces deux pôles, toutes sortes de combinaisons sont possibles.

Mais on voudrait, pour finir, revenir à l’image faulknerienne de ces yeux où l’indignation est en train de se refroidir. Le roman noir est rempli de ces effets de ralenti, d’arrêts sur image ou instantanés saisis au moment du passage de la vie à la mort. C’est un des temps forts et une des obsessions visuelles du genre, qui donne lieu à des aperçus frappants, comme — ce sera notre dernier exemple — celui qui ouvre le premier roman de Horace McCoy, They Shoot Horses, Don’t They? (1935). Le protagoniste et narrateur de ce bref roman raconte comment, au terme d’un de ces marathons de danse inhumains qui se multipliaient en Californie pendant la crise, il a mis fin aux souffrances de sa partenaire Gloria, à la demande de celle-ci, en lui tirant une balle dans la tête. Et c’est sur cette image que s’ouvre son récit :

Plus que dans les réflexions de tel ou tel personnage, c’est peut-être dans ce genre de scène que la visée métaphysique du roman noir s’incarne avec le plus de force, d’une manière sensible plutôt que théorique. Ce que l’image d’ouverture de They Shoot Horses, Don’t They? nous révèle, c’est que l’enquête sans cesse renouvelée du roman noir sur les morts (qui a tué ? comment ? pourquoi ?) cache en réalité une interrogation intense, visuelle dela mort, comme seuil sur lequel on essaie de saisir, photographier le passage des êtres humains, à moins qu’on n’essaie de photographier le moment de son passage sur le visage des êtres humains. En fin de compte, toute la poétique du roman noir tend à se focaliser sur cette limite ou ce moment, comme si on ne cessait d’y rechercher une révélation, à l’image du philosophe essayant d’imaginer ce qu’il pourrait voir du monde si on lui coupait la tête.

Cette intensité du regard sur la mort, elle est sans doute héritée de la grande littérature métaphysique américaine du 19e siècle : elle rappelle les nombreux poèmes qu’Emily Dickinson consacre à l’agonie, la fascination d’Edgar Allan Poe pour les enterrés vivants ou celle de Henry James pour les revenants. Elle renvoie plus généralement à ce que Leslie Fiedler appelle « la nécrophilie de la romance américaine » (Fiedler, 1997, p. 304 ; notre traduction). Elle prouve qu’il y a bien une visée métaphysique dans le roman noir, comme dans la littérature américaine en général. Mais cette métaphysique ne se présente pas comme une théorie, elle est avant tout une question persistante, dominante, dans le regard des écrivains.

Références

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  • 1Encore cette règle souffre-t-elle des exceptions : des actes moins violents que le meurtre peuvent fournir la matière de formes atténuées de romans policiers, à condition d’être criminels et d’occuper une place centrale dans le récit. C’est le cas, pour prendre un exemple célèbre, du vol du diamant dans The Moonstone (1868) de Wilkie Collins, roman qui est souvent considéré comme un des ouvrages fondateurs du genre, mais qui, à l’époque de sa parution, était rangé dans la catégorie du « roman à sensation » (sensation novel).
  • 2Comme on le sait, l’un des meurtres du roman, celui d’Owen Taylor, le chauffeur des Sternwood, reste inexpliqué. Cela est dû, sur un plan technique, à l’amalgamation imparfaite par Chandler des nouvelles qu’il avait reprises pour écrire son roman, mais d’un point de vue littéraire cela fait sens, en montrant que la « solution » des meurtres (au sens de Van Dine) importe finalement assez peu et que le roman peut très bien s’en passer.
  • Références

    Auden W. H., 1980 [éd. orig. 1946], « The Guilty Vicarage », dans Winks Robin E. (dir.), Detective Fiction: A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, p. 15-24.
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