Le 6 février 2022, dans la célèbre émission radiophonique « Le masque et la plume », le critique de cinéma Pierre Murat qualifiait le film d’animation Le Sommet des dieux, classé deuxième du palmarès des auditeurs, de « polar métaphysique ». Cette enquête sur le destin d’un célèbre et mystérieux alpiniste japonais évoque en effet l’endurance et l’effort parfois surhumain, le dépassement de soi, le sens de la vie et la confrontation avec la mort, dans le cadre de l’ascension du sommet mythique de l’Everest. Les aventures de l’investigation fictive se transformeraient-elles ainsi, par leurs thématiques ou à travers leur personnage principal, en une occasion de méditation sur la noirceur du monde et la conscience de la finitude ? Si l’on reconnaît une dimension métaphysique à des récits qui disent la condition humaine, qu’en est-il du roman policier, mauvais genre voué à la consommation et à la distraction plutôt qu’à la réflexion ? Sera-t-il jamais assez sérieux pour mériter ce qualificatif ?
Précisons d’emblée de quel roman policier il sera question ici : un récit dont l’enjeu est la résolution d’une énigme, entièrement consacré à une enquête méthodique, construit comme une variation sur un prototype codifié dont le modèle abstrait est constitué d’une part de la structure de l’enquête (énigme — investigation — solution) et de quatre instances fonctionnelles (enquêteur, coupable, victime et suspect), et d’autre part, d’un contrat de lecture fondé sur le soupçon et connu sous l’appellation de « défi au lecteur ». Il s’agit donc d’un récit d’enquête, quelle que soit la stratégie éditoriale de sa publication, collection policière ou littérature générale. On s’intéressera notamment à ces enquêteurs qui constituent des étapes essentielles de l’histoire du roman policier : Sherlock Holmes, un héros omniscient dans un monde lisible ; Hercule Poirot, qui représente l’autorité et l’auctorialité du détective dans des romans d’énigme à la forme canonique ; le commissaire Maigret, un héros ordinaire dont la méthode compassionnelle se veut à l’inverse des pratiques des héritiers holmésiens. On n’oubliera pas, non plus, que de nombreux textes contemporains, qui ne sont pas forcément des romans policiers, placent la mémoire au centre du récit d’enquête et de ses questionnements.
Si le roman policier, en tant que contrat de lecture, place le lecteur dans une attitude qui, plutôt que celle du philosophe, est celle de l’enquêteur, cela signifie que ces deux instances investigatrices, intra et extra diégétiques, travaillent à déceler un sens caché. Le soupçon fonde, selon J. L. Borges, l’attitude du lecteur de polars, tout comme l’art de déceler les mises en scène constitue une composante élémentaire du flair des détectives : peut-on rapprocher ces pratiques emblématiques du doute systématique défini par Descartes, et considérer, par conséquent, tout enquêteur un tant soit peu méthodique comme un métaphysicien qui s’ignore ? Ce qui pourrait fonder le vertige métaphysique de l’enquête résulte ainsi d’une mise à l’épreuve de la lisibilité des signes et traces, voire de leur existence même.
Dans la mesure où l’on s’y trouve confronté au silence de la mort, à la violence du crime et à l’éternelle lutte du Bien contre le Mal, on pourrait prétendre que tous les romans policiers sont métaphysiques, à l’instar de grands romans portant sur ces thématiques, de Crime et Châtiment jusqu’à La Condition humaine. C’est ce qu’affirme Umberto Eco : « Tout polar est un traité métaphysique car il pose la question : qui a commis la faute ? » (2006, n. p.). Cependant, l’évocation du cannibalisme dans Temps glaciaires de Fred Vargas suffit-elle à en faire un texte philosophique ? Et, bien qu’on y trouve crimes, traces et traques, n’est-il pas difficile de lire Un Roi sans divertissement (1947) comme un roman policier ? Quand Dürrenmatt dans La Promesse (1958), à l’instar de Giono, utilise la structure de l’enquête pour traiter une question métaphysique qui le préoccupe, personne ne s’y trompe, pas même l’auteur qui ajoute le sous-titre ironique Requiem pour le roman policier.
L’expression « roman policier métaphysique » pourrait aussi s’entendre comme un oxymore réunissant deux types de textes antagonistes, parce que n’appartenant pas au même registre, parce que n’étant pas non plus destinés à la même lecture. Le vertige métaphysique naîtrait de cette hésitation face à un objet improbable : mais qu’est-ce que je lis ? Par exemple, à propos du Nom de la Rose, le polar médiéval d’Umberto Eco, le paratexte est contradictoire : tandis que Jean-Noël Schifano, le traducteur, écrit dans sa préface qu’il s’agit d’un véritable roman policier, une citation de Dominique Fernandez, sur la quatrième de couverture de l’édition de poche, insiste sur le contraste entre le polar et l’érudition, qui donne sa valeur au texte : « sous sa forme amusante de roman policier et savante de devinette érudite, un vibrant plaidoyer pour la liberté, pour la mesure, pour la sagesse menacées de tout côté par les forces de la déraison et de la nuit ». De tels préliminaires rappellent les circonlocutions embarrassées de certains critiques universitaires qui s’excusent d’oser traiter le mauvais genre comme de la littérature. Il semblerait donc que la métaphysique déstabilise le roman policier.
Pourquoi les « romans policiers métaphysiques » ne sont-ils pas publiés dans des collections policières ? Sans entrer dans une réflexion de stratégie marketing, on peut néanmoins s’interroger sur le fait que la reprise d’une forme codifiée par un écrivain déjà reconnu fasse sortir du genre comme on l’a vu avec Giono et Dürrenmatt. Souvent, d’ailleurs, l’expression est employée à propos de textes qui ne sont manifestement pas des romans policiers… La présence de ces thématiques élevées semble entraîner le récit « au-delà » du « simple » polar. L’adjectif anoblissant révèle en fait la même entreprise de légitimation qui provoquait les sarcasmes de Manchette : « Rions en tout cas encore une fois des feuillistes qui affirment sempiternellement de tel ou tel ouvrage qu’il est davantage qu’un ‘roman policier’. Le roman noir, grandes têtes molles, ne vous a pas attendus pour se faire une stature que la plupart des écoles romanesques de ce siècle ont échoué à atteindre » (Manchette, 2003, p. 412).
Remarquons de surcroît que cette appellation de « roman policier métaphysique » est souvent utilisée comme un synonyme de post-moderne, pour désigner des textes qui parodient les codes du roman policier considérés comme stéréotypés et artificiels. Merivale et Sweeney, dans leur ouvrage Detecting Texts: the Metaphysical Detective Story from Poe to Postmodernism (1999), vont jusqu’à y voir un nouveau genre, alors qu’il s’agit plutôt d’un usage littéraire du récit d’enquête par des écrivains qui en ont saisi le potentiel métaphysique. La pénétration des techniques et motifs du mauvais genre dans la littérature légitime, qui en souligne au moins la vitalité, est ainsi décrite par Claude Mesplède : « Au terme de son épopée sournoise le polar a doucement phagocyté la littérature. Et le métissage donne, on le sait, des enfants plus beaux et plus vivaces que les autres » (Mesplède et Lebrun, 1995, p. 26). On pourrait par conséquent affirmer, à l’inverse de notre remarque initiale, que le roman policier métaphysique est comme la « fourmi de dix-huit mètres […] parlant latin et javanais » chère à Desnos : « ça n’existe pas, ça n’existe pas ».
Afin d’échapper à l’alternative, tous ou aucun, un pas de côté est nécessaire qui consiste en fait en un recentrement sur la forme élémentaire et centrale du roman policier. En effet, ne considérer la structure codifiée du roman d’énigme que comme un stéréotype avec lequel élégamment jouer n’est pas lui rendre justice, car l’enquête, dont la structure soutient l’art de la variation qu’est la rhétorique policière, comprend une dimension métaphysique inhérente à sa démarche même. La preuve ? Comme la méditation, elle peut apporter un sens à la vie, ce que nous enseigne Sherlock Holmes. Le fameux détective souffre du même ennui que Langlois, le capitaine d’Un roi sans divertissement et, pour y remédier, il adopte, plutôt que le spectacle du sang sur la neige, la cocaïne en solution à 7 %, mais aussi l’investigation.
Le frisson métaphysique du roman policier ne se trouverait donc pas du côté du supplément d’âme mais, résultant du soupçon porté à la fois par l’enquêteur et le lecteur, conformément aux fondamentaux du genre, pourrait être considéré comme une hésitation, une incertitude associée à l’investigation fictive. Il serait donc lié aussi bien à la question du savoir (comment distinguer le vrai ?), qu’à celle du personnage (que peut-on connaître d’une personne, d’une vie ?), ce qui incite à orienter nos remarques dans une direction épistémologique pour commencer, puis vers des réflexions ontologiques.
On peut en effet considérer les romans policiers comme des contes épistémologiques pour adultes qui racontent la construction simultanée d’un savoir et d’un récit, en réaction à un obstacle majeur, à une impossibilité de connaître. La question « comment le savez-vous ? », posée au détective, en est l’emblème : provoquée par une inférence audacieuse, elle la valide, adoube ainsi l’enquêteur et lance ses péroraisons méthodologiques qui font le sel des grandes scènes finales, ces moments où, théâtralement souvent, le détective explique comment il a su. Aussi reconnaît-on dans de nombreux romans policiers un discours de la méthode et une pratique du doute systématique : pour atteindre la vérité, il aura fallu, dans une démarche rationnelle, aller au-delà de l’expérience sensible, dépasser l’évidence, reconnaître la mise en scène qui leurre la police officielle.
Cette dimension épistémologique est aussi liée au modèle clinique holmésien1. Les récits imaginés par Conan Doyle, qui était médecin, peuvent se lire comme une transposition de la clinique, cette démarche d’investigation médicale où l’association de l’observation et du raisonnement permet d’établir un diagnostic. Pour une médecine sans endoscopie, en effet, l’enveloppe corporelle est à la fois un obstacle à la connaissance et le support des signes qui permettent de la construire. De même, l’autopsie constitue simultanément un échec thérapeutique et une occasion de savoir, comme l’écrit Foucault dans Naissance de la clinique : « Ne fallait-il pas que la médecine contourne son plus vieux souci pour lire, dans ce qui témoignait de son échec, ce qui devait fonder sa vérité ? » (1963, p. 148). Comme dans la clinique, le discours de vérité de l’enquête se construit à partir de son impossibilité même.
Cela permet d’affirmer que le questionnement sur les modalités d’élaboration du savoir est inhérent à l’investigation fictive. Le soupçon, le doute sont les premières réactions à l’énigmatique : ce que je vois, ce que je crois comprendre est-il vrai ? Comment expliquer ce qui n’a pas de sens apparent, comment élaborer un discours sur un objet inaccessible, absent ? Dans le roman policier, la construction de la vérité passe par la représentation du faux, c’est-à-dire des hypothèses et des fausses pistes. Si les incertitudes du détective sont parfois passées sous silence pour conforter sa posture héroïque, cela justifie l’existence du second chroniqueur, tenant de l’autorité narrative et pourtant piètre observateur. Les Watson sont là pour incarner l’insu.
La solution de l’énigme s’élabore à partir des indices et des témoignages. L’infinie réversibilité de l’indice, qui fonctionne comme un déictique dont l’intention pragmatique inverserait le sens, fonde le contrat de lecture et augmente l’incertitude : comment reconnaître ce que désigne vraiment cet objet ? La manipulation des indices, par le coupable dans une mise en scène destinée à le protéger, ou par l’auteur dans le but d’orienter le lecteur vers une fausse piste, existe dès les balbutiements du genre, même dans ces textes précurseurs que l’on peut considérer comme des ancêtres du roman policier, les romans américains de la Prairie, où sont pratiquées diverses manières d’effacer les traces ou de les transformer en leurres. Dans le roman d’énigme, ce qu’on appelle le défi au lecteur institue une sorte de système proportionnel, où l’auteur est au lecteur ce que le criminel est au détective, celui qui manipule les signes pour celer la vérité. L’objet qui semble désigner un coupable peut appartenir à une mise en scène incriminant un faux coupable, mais il peut aussi servir à dissimuler le coupable sous l’identité d’un faux-coupable, soit désigner le vrai pour qu’on croie qu’il est faux… Ainsi l’écriture du roman policier a pour but de déstabiliser les moyens de savoir.
Cette mécanique infernale est stoppée par l’autorité de l’enquêteur, qui sépare la bonne de la mauvaise piste, coupe court à la prolifération des récits potentiels, et impose une solution en sélectionnant parmi les récits explicatifs celui qu’il fera sien. Dans les romans policiers de Fred Vargas, par exemple, on observe souvent la concurrence entre deux pistes, deux lignes narratives, deux solutions également étayées, et c’est une impulsion irrationnelle du commissaire Adamsberg qui l’amène à choisir, et ainsi affirmer sa puissance auctoriale. La clôture de l’enquête, comme la clôture du texte, est en effet une prérogative de l’enquêteur et il suffit qu’il ne le fasse pas pour que persiste l’hésitation. Le Crime de l’Orient-Express, où Poirot propose deux solutions et choisit de présenter la fausse à la police, exemplifie ce coup de force narratif visant à stabiliser le récit et cependant hisse l’hésitation au niveau de la scène finale censée l’annihiler. De même, la réouverture d’une ancienne enquête est un topos des incipits de romans d’énigme qui contribue aussi à la certification du héros. Mais la mise en jeu de la clôture peut se produire de manière extradiégétique, par exemple quand Philippe Doumenc écrit un vrai-faux roman policier dont la victime est Emma Bovary (et où Flaubert est un ancien condisciple de l’enquêteur et de Charles Bovary). De même, quand Pierre Bayard rouvre l’enquête dans ses essais de critique policière, Qui a tué Roger Acroyd ?, ou L’Affaire du chien des Baskerville, le vertige est celui de la métalepse, puisque Bayard, l’auteur, contestant la solution de l’énigme pour se lancer dans une nouvelle investigation, se place au même niveau que Poirot, le personnage, et outrepasse les frontières de la fiction et du texte.
Dans Rue des boutiques obscures, de Patrick Modiano, l’impossibilité de clore et le vertige épistémologique naissent de l’impossibilité de savoir. Ce roman, prix Goncourt 1978, raconte l’enquête d’un privé amnésique à la recherche de son passé. Dans la première partie du roman, le hasard conduit à une fausse piste qui devient une possible solution, et l’enquêteur rencontre plusieurs témoins à l’aide desquels il amorce un (auto) portrait et un récit explicatif. Dans la deuxième partie, après un chapitre présenté comme issu de la mémoire retrouvée, et qui peut être considéré comme une sorte de scène finale placée au centre du roman, les preuves disparaissent opportunément : les archives du collège ont brûlé et le dernier témoin est disparu en mer… Ainsi l’enquête inaboutie de Rue des boutiques obscures produit de l’indécidable : l’enquêteur ne peut mettre fin à l’hésitation du lecteur. Les dernières lignes du texte annoncent les prochaines étapes de l’enquête. Le vertige naît de l’instabilité des explications, une énigme chassant l’autre : le champ de neige où s’écroule le narrateur représente à la fois une fausse solution et une fausse scène de crime ; la question « qui suis-je ? » est remplacée par « que s’est-il passé à Megève ? », qui reste sans réponse. Or, cette ultime interrogation est pour Modiano littéralement existentielle puisque c’est là que ses parents se sont mariés en 1942…
Quand le soupçon contamine jusqu’à la scène finale, jusqu’à la solution de l’énigme, le savoir incertain ébranle la puissance auctoriale de l’enquêteur : s’il résout l’énigme, le récit explicatif qu’il avance n’est pas forcément plus avéré que ceux qu’il rejette. Cependant le vacillement du savoir n’est pas la seule forme que prend, dans le roman policier, le vertige métaphysique.
Pour Simenon, l’enjeu de l’écriture romanesque est la connaissance de « l’homme nu », rendue possible par une situation de crise où se défont les semblants et les apparences sociales, mais aussi par le travail de son enquêteur compassionnel, le commissaire Maigret. Celui-ci se pose la question : « En combien de temps un homme bien élevé, bien soigné, bien vêtu, perd-il son vernis extérieur lorsqu’il est lâché dans la rue ? » (Simenon, 2008, p. 466). La nouvelle intitulée « L’homme dans la rue » y répond en montrant la trajectoire et la déchéance d’un homme traqué, et ce motif de l’errance urbaine défaisant les apparences sociales tout en exprimant une profonde détresse psychologique correspond aussi à l’intrigue de nombreux Maigret.
On pourrait le rapprocher de la définition du détective que donne Achille Dunod, un personnage d’enquêteur imaginé par Antoine Bello en référence et révérence à Agatha Christie : « Peut-être qu’être policier consiste selon toi à relever des empreintes et à vérifier des alibis, alors que pour moi, un détective est avant tout un expert en analyse, un spécialiste de l’âme humaine » (Bello, 2010, p. 20). Cette vision de l’enquêteur fictif, qui a progressivement remplacé la figure sherlockienne du brillant déchiffreur de signes, révèle la perspective ontologique de l’enquête, quand l’hésitation sur les rôles s’accompagne d’une réflexion sur l’identité.
L’enquête est en effet, et d’emblée, une question d’identification. Du point de vue historique, les travaux de Bertillon, qui fondent l’anthropométrie judiciaire, sont motivés par la nécessité de reconnaître les récidivistes malgré leurs travestissements. Dans la fiction, l’identification du coupable, exprimée par la célèbre question « whodunit? », constitue la raison d’être de l’enquête qui se développe selon ce que Kristeva nomme « tremblé identitaire (qui est innocent, qui est coupable ?) » (Kristeva, 2012, n. p.). L’une des premières aventures de Sherlock Holmes n’est-elle pas intitulée « A Case of Identity » ? Parce qu’il est une figure de l’incertain, le suspect incarne cette hésitation, ce qui en fait une instance majeure de l’économie de l’enquête que Jacques Dubois, dans Le Roman policier ou la modernité (1992), a ajoutée au triangle des trois premières. Dans les romans policiers contemporains, c’est l’identification de la victime qui souvent constitue la principale difficulté, et l’enquête démarre alors comme une modulation sur le rien, une sorte d’« aboli bibelot d’inanité sonore » romanesque.
Un marquage axiologique incertain contribue au flottement ontologique. On glisse alors de l’identification à l’identité, comme chez Simenon où cette ambiguïté peut être considérée comme la version métaphysique du vertige indiciel. Nombreux sont les personnages d’assassins victimes, poussés à bout par le mépris et les humiliations incessantes, depuis le jumeau fratricide de Pietr-le-Letton jusqu’au petit employé licencié dans Maigret et le marchand de vin.
Mais cette hésitation entre victime et coupable s’explique aussi par la figure de Maigret, un personnage conçu à l’inverse des dandys détectives et des personnages schématiques des romans d’énigme de l’âge d’or : il n’est pas brillant, pas élégant, il ne prétend pas savoir, il est travaillé de réminiscences, de doutes et d’hésitations. Sa méthode, fondée sur la rencontre et la compassion, consiste à comprendre qui était la victime, comment elle vivait, et lui vaut la réputation d’être un flic humain et compréhensif. Le gros commissaire bourru laisse la routine de l’investigation à son équipe d’inspecteurs et préfère s’imprégner d’une ambiance, mettre ses pas dans ceux de la victime, connaître et comprendre. Simenon place ainsi le personnage au centre de l’enquête, ce qui se lit dans les titres de Maigret qui actualisent la rencontre : Maigret et la vieille dame, L’Ami d’enfance de Maigret, Maigret et son mort… Dans Maigret et la jeune morte, une sorte de conte de fées inversé où le commissaire reconstitue pas à pas le destin tragique d’une jeune fille et ses itinéraires dans la grande ville, l’identification et la capture du coupable sont à peine mentionnées. Ce qui compte, c’est la manière dont chaque étape de l’enquête fabrique une image différente de la jeune fille, en une sorte de puzzle ou de kaléidoscope. Le tournant Simenon, qui consiste à décaler l’enjeu du roman policier de la construction d’une intrigue à celle d’un personnage, constitue une mutation majeure de l’économie narrative de l’enquête, ouvrant la voie aux récits contemporains, aussi bien romans policiers que récits de vie.
On peut considérer Modiano comme un héritier de Simenon dans la mesure où il utilise la structure de l’enquête, certes inaboutie, et certains motifs empruntés au polar pour évoquer l’incertitude de soi qui le préoccupe2. Son personnage de privé amnésique place l’identité au cœur de son enquête, ce que souligne la première phrase du roman qui énonce ainsi l’énigme initiale : « Je ne suis rien » (1978, p. 11). L’hésitation provient autant des résultats peu fiables de l’enquête que des incertitudes existentielles des personnages, manifestées par leur double et parfois triple identité. Plus que les fiches de police qui énoncent des informations factuelles, ce sont les témoignages, pourtant invérifiables et biaisés par la subjectivité et la distance temporelle, qui peuvent mener à la connaissance de soi, comme si l’enquêteur se fabriquait des souvenirs à partir de ceux des autres. Modiano fait ainsi de la question identitaire une affaire de mémoire, en se référant implicitement à la vision freudienne de l’anamnèse comme une élaboration narrative, si ce n’est une fabrique fictionnelle.
On peut donc affirmer que l’enquête est en soi un dispositif métaphysique, puisqu’elle se confronte au silence pour expliquer la mort, ou cherche à comprendre et à exprimer le sens de la vie. Les récits d’enquête contemporains, toutefois, abordent ces réflexions épistémologiques et ontologiques par un angle original qui correspond tout autant aux fondamentaux de l’enquête qu’à l’imaginaire d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse de romans policiers au romanesque affirmé, comme ceux de Fred Vargas ou Arnaldur Indridason, ou encore de ces récits qui disent une vie en racontant les recherches effectuées, par exemple ceux de Michèle Audin ou Christophe Boltanski, c’est effectivement autour des questions de la mémoire et de la trace que se révèle une autre dimension métaphysique de l’enquête, résultant non seulement de la conjonction des deux incertitudes que l’on vient d’analyser, celle qui concerne le savoir et celle de l’identité, mais aussi des mutations imposées au genre par Simenon et Modiano.
Certains personnages d’enquêteurs, moins orgueilleux et triomphants que leurs prédécesseurs du roman d’énigme, sont travaillés par les questions de la mémoire, dans tous les sens du terme. L’Homme inquiet montre Kurt Wallander, le personnage d’Henning Mankell, atteint de la maladie d’Alzheimer et se remémorant ses anciennes investigations, ce qui contribue à l’ambiance fin-de-règne, à la mélancolie conclusive de cette ultime affaire. Les héros enquêteurs de Fred Vargas et Arnaldur Indridason sont plutôt hantés par le passé. Le commissaire Erlendur souffre de réminiscences, il ne peut oublier un drame de son enfance qui a formé sa sensibilité teintée d’un sentiment de culpabilité, tandis que le commissaire Adamsberg est perturbé par des souvenirs enfouis se manifestant par des troubles psychosomatiques, dans Sous les vents deNeptune et dans Quand sort laRecluse. Il existe un lien indéniable chez ces deux auteurs entre la richesse de l’imaginaire, leur manière d’associer l’enquête policière à la résurgence d’un passé enfoui, et leur succès auprès des lecteurs et lectrices.
De même, les nombreuses figures de détectives amnésiques soulignent l’importance des thématiques mémorielles dans le roman policier. On peut ainsi comparer le détective de Rue des boutiques obscures à deux autres personnages ayant perdu la mémoire : celui d’Anne Perry, autrice britannique de romans policiers canoniques, et celui d’Antoine Bello, dont les romans jouent avec les codes du genre. Un étranger dans le miroir (1990) est le premier texte où apparaît le policier William Monk et l’incipit le montre se réveillant à l’hôpital, blessé et ayant totalement oublié son identité et son passé. Anne Perry intègre ainsi à l’intrigue la contrainte technique de la présentation d’un nouveau héros en le construisant au fur et à mesure de ce qu’il apprend sur lui-même. Elle souligne l’incertitude ontologique par une hésitation axiologique puisque Monk se découvre désagréable et peu aimé, et se soupçonne même d’être l’assassin brutal qu’il recherche… Le flottement est cependant provisoire et tout rentre dans l’ordre avec la scène finale. L’amnésie fonctionne donc comme une péripétie qui joue le double rôle de complication (de la tâche de l’enquêteur) et de facilitateur (de celle de l’auteur) en justifiant la présentation progressive des caractéristiques d’un nouveau personnage.
Dans Enquête sur ladisparition d’Émilie Brunet (2010), Antoine Bello met face à face deux amnésiques, l’enquêteur et le principal suspect : le premier a reçu sur la tête la bibliothèque qui contenait ses volumes de romans policiers d’Agatha Christie, le second a été tabassé pendant sa garde à vue. En guise d’enquête, nous lisons le journal du détective, qu’il écrit pour ne pas oublier. Ses rencontres avec le suspect, où ils discutent de l’efficacité d’Hercule Poirot, révèlent qu’il amalgame le monde d’Agatha Christie avec celui dans lequel il vit. Le traitement de la scène finale, en tant qu’étape codifiée du modèle canonique du roman policier, révèle les enjeux quasi parodiques de cette réécriture. La résolution de l’énigme s’effectue au moment du procès, ce qui en souligne la théâtralité. L’accusé, qui se défend lui-même, interroge le détective comme témoin : les deux amnésiques sont face à face. Ce moment épistémologique qui voit s’affronter et dialoguer les deux personnages qui, par définition, ne savent pas, reste sans issue car aucune solution n’apparaît.
Ces auteurs contemporains utilisent les perspectives ouvertes par leur choix de personnage enquêteur selon leur positionnement générique. Antoine Bello exploite l’ambiguïté éditoriale de son ouvrage publié dans la collection « blanche » de Gallimard mais enveloppé d’une jaquette noire qui laisse entrevoir une silhouette floue et un fauteuil vide. Jouant sur la confusion entre le monde « réel » et l’univers d’Agatha Christie, il pratique le vertige métaleptique avec virtuosité, exhibe l’incertain avec jubilation, sans vraiment s’intéresser aux questionnements identitaires que suscite la perte de mémoire. Chez Anne Perry en revanche, qui est publiée dans la collection Grands détectives de 10/18, l’incertain et l’insu participent d’une technique d’écriture, puisque l’hésitation ontologique de l’amnésique contribue à la construction du personnage. Pour sa part Modiano, tout en déstabilisant l’enquête, se maintient dans la logique du genre, et conjugue les incertitudes du savoir et de l’identité. Avec son évocation subtile des intermittences de la mémoire, il ouvre la porte à une métaphysique de la trace dans l’enquête.
De toute évidence, la question de la trace n’est pas récente dans le roman policier, par définition dévolu à la reconstitution d’un événement passé. Dans les romans de la Prairie, que l’on peut, à l’instar de ceux de Fenimore Cooper, considérer comme des ancêtres souvent ignorés du roman policier, tous les fondamentaux du récit d’enquête sont déjà présents, en particulier le repérage de la piste à partir d’infimes modifications de l’environnement (empreintes, feuilles déplacées, branches brisées), et la volonté de dissimuler ou de maquiller des traces… Le chasseur, en effet, est l’un des trois principaux modèles de référence du détective, comme le souligne Carlo Ginzburg dans son célèbre article, « Signes, traces, pistes » (1980), où il analyse l’émergence du paradigme indiciaire, constitué de traces infimes jusque-là négligées. Le regard inquisiteur de Sherlock Holmes unifie dans une même lisibilité le monde, les corps et les textes. Pour le locataire de Baker Street, comme pour son contemporain Sigmund Freud, les petits détails anodins sont les plus révélateurs.
Dans une logique de l’après-coup, l’enquête construit le sens d’un événement une fois que celui-ci est accompli, en lien avec la question de l’irrémédiable, et l’enquêteur, en élaborant son récit explicatif, joue le rôle du donneur de sens. De Holmes aux récits d’enquête contemporains, cependant, en un peu plus d’un siècle d’histoire du roman policier, on est passé d’un monde où traces et signes semblaient à la disposition de qui savait les distinguer et les interpréter à la confrontation avec l’absence de traces, voire à la nécessité de les préserver. La confiance rationaliste en un monde lisible et interprétable a laissé place à une défiance envers les signes mais aussi à la conscience de l’éventualité de leur destruction. L’urgence vitale n’est plus de lire mais de dire les traces.
C’est ce que fait Modiano dans Dora Bruder (1997) où il octroie à la forme de l’enquête une véritable mission mémorielle aux dimensions métaphysiques, bien loin de la prétendue reprise ludique des stéréotypes du genre. Plutôt que de dissoudre l’énigme en la résolvant, il consacre le récit à la dire, à l’affirmer, à la préserver3. Ce faisant, il inverse l’économie de l’enquête tout en narrant une effective investigation. L’échec de l’enquêteur permet en même temps d’expliquer l’énigme et de la conserver, tandis que la persistance de l’énigme est présentée comme un « pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps — tout ce qui vous souille et vous détruit — n’auront pas pu lui voler » (Modiano, 1997, p. 144-145). Le frisson métaphysique naît donc d’un double élan en suspens : celui du destin tragique de la jeune fugueuse déportée, et celui de l’enquête inaboutie, révélant combien toute enquête est une entreprise de deuil, qui donne une forme à l’absence. C’est une stèle de mots à la mémoire de la jeune déportée que construit Modiano dans Dora Bruder. L’échec de l’enquêteur, l’impossibilité de savoir donnent lieu à une narration paradoxale : si l’enquête ne donne pas de résultats, on peut toujours raconter l’enquête… Et raconter qu’il n’y a rien à raconter, c’est encore raconter, raconter quand même, face au silence et face à l’oubli.
C’est pourquoi la question métaphysique des récits d’enquête contemporains est celle de la trace : que restera-t-il de moi après ma mort ? La dernière phrase de Rue des boutiques obscures l’indique précisément : « Nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d’enfant ? » (Modiano, 1978, p. 251). Quand, comme le constate le détective de Rue des boutiques obscures, les « traces si subtiles et si ténues » qu’affectionne Sherlock Holmes sont devenues les photos et babioles conservées dans « de vieilles boîtes de chocolat ou de biscuits » (Modiano, 1978, p. 251), s’il n’y a plus, alors, de consolation de la résolution (selon les termes d’Eco), on trouve cependant dans l’enquête inaboutie la force de l’inscription. Dans l’imaginaire contemporain de l’enquête, le tremblé épistémologique et ontologique n’est pas un jeu, mais manifeste la nécessité de dire les traces pour les préserver. Dans Chien de printemps, Modiano répond, en la décalant, à la question posée par Simenon : « Après un si grand nombre d’années, les contours s’estompent, un doute de plus en plus insidieux corrode les visages. Trente ans suffisent pour que disparaissent les preuves et les témoins » (1993, p. 70).
Parce que l’enquête, même inaboutie, constitue les traces, elle peut fonctionner comme un instrument de lutte contre leur disparition. Il s’agit quasiment de les créer, par l’écriture de l’insavoir, par ce récit troué qui s’impose et s’écrit « quand même », en une sorte de dénégation. Simplement rendre visibles ces manques, vides, ou lacunes, comme l’écrit Modiano dans Voyage de noces : « la ligne d’une vie, une fois parvenue à son terme […] s’épure d’elle-même de tous ses éléments inutiles et décoratifs. Alors il ne reste plus que l’essentiel : les blancs, les silences et les points d’orgue » (1990, p. 54). De la même manière que l’absence de solution fait basculer l’enjeu narratif du résultat vers le processus lui-même, dans les récits d’enquête contemporains, la trace n’est plus le moyen de construire le récit explicatif, mais l’enjeu même du récit, selon la logique dénégative du « raconter quand même » : dire qu’il n’y a presque plus de traces, dire qu’elles disparaissent, c’est toujours laisser des traces.
De nombreux textes contemporains, bien que n’étant pas considérés comme des romans policiers, sont ainsi à la fois des récits de vie et des récits d’enquête. Michèle Audin dans Une vie brève (2013), Philippe Artières dans Vie et mort de Paul Gény (2013), et Christophe Boltanski dans Le Guetteur (2018) écrivent chacun un récit évoquant un membre de leur famille en narrant leurs recherches, notamment dans les archives et sur Internet, en racontant donc leur enquête, certes plus historique que policière. Michèle Audin revendique l’héritage de Dora Bruder, et oriente résolument l’investigation vers la préservation de la trace : « Ici vous n’apprendrez rien de nouveau sur cette affaire. Ni le martyr, ni sa mort, ni sa disparition ne sont le sujet de ce livre. C’est au contraire de la vie, de sa vie, dont toutes les traces n’ont pas disparu, que j’entends vous parler ici » (Audin, 2013, p. 12). L’enquête de Michèle Audin sur les traces de son père lui permet de dire ce qu’elle ne sait pas en évoquant ce qu’elle fait pour savoir. Elle construit les cases vides de son portrait : « Je ne sais pas ce qui le faisait rire » ; « J’ignore quels étaient ses goûts musicaux » (Audin, 2013, p. 98 ; p. 137). De même, dans Le Guetteur, Christophe Boltanski examine les agendas de sa mère : « Ses carnets ne racontaient aucune histoire, seulement une forme de monomanie. Des listes, des relevés, des tableaux, des soldes correspondant à des inquiétudes, des dépenses, des addictions. Chaque paquet de tabac qu’elle entamait, chaque comprimé qu’elle avalait, chaque somme d’argent qu’elle sortait » (Boltanski, 2018, p. 111-112). L’image récurrente du trou, qui désigne le vide que l’enquête échoue à compléter, apparaît comme un double inversé de la trace : « L’archive est trompeuse, elle est souvent pleine de trous. Mais c’est à partir de ce qui délimite ces blancs qu’on peut commencer à travailler » (Artières, 2013, p. 105).
Ainsi la dimension métaphysique du roman policier ne serait pas une valeur ajoutée mais un effet de lecture, un vertige qui ferait vaciller le genre tout en respectant pleinement ses contraintes. Parce qu’elle est inhérente à la démarche même de l’investigation fictive et liée à la construction d’un sens à partir de traces, on la reconnaît aussi bien dans les textes fondateurs du genre que dans les réécritures postmodernes. Sherlock Holmes, en effet, conclut ainsi « La Boîte en carton » :
Quel est le sens de tout cela, Watson ? […] Quelle signification peut bien avoir ce cercle de misère, de violence et de peur ? Il doit bien tendre vers un aboutissement, ou alors notre univers serait gouverné par le hasard, ce qui est impensable. Mais quelle fin ? Voilà l’éternel problème, et auquel la raison humaine est toujours aussi loin de pouvoir répondre. [Conan Doyle, 2009, p. 1097]
Dans la même perspective, Roberto Bolaño achève Les Détectives sauvages (1998) sur une question suivie du contour en pointillé d’un rectangle : « Qu’est-ce qu’il y a derrière la fenêtre ? » (2006, p. 880).
On peut tout aussi bien affirmer que tous les romans policiers sont métaphysiques ou que ce prétendu nouveau genre n’existe pas. Mais l’hésitation épistémologique comme l’incertitude ontologique sont inhérentes à l’enquête et peuvent provoquer, chez le lecteur, un vertige métaphysique. Alors que les questions de mémoire dominent dans les récits d’enquête contemporains, policiers ou non, on y reconnaît une métaphysique de la trace, où celle-ci n’est plus seulement à lire mais à préserver, voire à fabriquer.
One can say that either all detective novels are metaphysical or that this so-called new genre does not exist. But both epistemological hesitation and ontological uncertainty are inherent in the investigation and can cause a kind of metaphysical vertigo to the reader. While questions of memory dominate contemporary detective stories, one can notice a metaphysics of the trace, which is no longer only to be read but to be preserved, and even to be produced.