Le roman policier a longtemps été considéré comme récit de pure distraction. Dans les années 1920, Siegfried Kracauer, anticipant les postmodernes, considère que le roman à énigme surestime la capacité humaine à déchiffrer et maîtriser le réel. Il fait valoir qu’il est centré sur un meurtre, événement catastrophique, qu’il réduit à un simple objet de spéculation intellectuelle et dont il occulte ainsi totalement le tragique (Kracauer, 2001). Le héros semble n’y vivre que pour démasquer des criminels essentiellement par l’exercice de la raison, et il y parvient toujours. Ce personnage est le produit d’un scientisme naïf. Un tel reproche serait fondé si, par exemple, les nouvelles d’Arthur Conan Doyle, l’une des cibles de Kracauer, se voulaient réalistes. Mais certaines déductions de Sherlock Holmes ne sont pas beaucoup plus vraisemblables que la transformation d’une citrouille en carrosse, et ni l’auteur, ni les lecteurs n’en sont dupes. Ses déductions contribuent à placer le récit dans un monde fictif.
Il faut attendre le 20e siècle pour que la littérature policière, héritière de la tradition, évolue tendanciellement vers une peinture psychologique et sociale qui se veut proche de la réalité. C’est dans ce courant que s’inscrivent les romans policiers de Henning Mankell. Ils n’ont à première vue rien de postmoderne : on y trouve un ou plusieurs crimes, dont la police finira par retrouver les auteurs, sans qu’aucun doute ne pèse sur leur culpabilité. Les commentateurs de ces textes y ont souvent vu d’abord une illustration des bouleversements provoqués dans la société suédoise par la globalisation, ou ils ont parlé d’un exotisme nordique, « d’enquêtes policières dans le Bergmanland » (Žižek, 2004, n. p.). Je voudrais ici considérer l’œuvre de Mankell sous un angle un peu différent et me demander si une vision du monde s’y exprime. Je m’appuierai sur les idées que l’auteur a formulées dans des essais, et sur celles qui transparaissent dans ses romans. Je poserai aussi la question des liens possibles entre ces idées et la structure de ses récits.
Mankell utilise dans bien des cas Kurt Wallander, l’enquêteur principal dans la série qui porte son nom, pour transmettre ses vues. Ce n’est certes pas son double exact, mais il y a des points communs entre eux. Wallander a des faiblesses et des travers, mais pas de vices graves, et il est facile de s’identifier à lui, ce qui le rend apte à la fonction de porte-parole de l’auteur. Ses remarques, les pensées qui lui traversent l’esprit, sont souvent conformes aux opinions exprimées ailleurs par Mankell en son nom propre. Dans le premier volume, Meurtriers sans visage (1991), Wallander travaille avec un collègue plus âgé, Rydberg, désigné comme son mentor. Celui-ci meurt peu après, mais il reste présent dans la conscience de Wallander, qui se remémore telle ou telle de ses phrases quand il ne sait plus quoi faire. La série est émaillée de citations de Rydberg, des sortes de maximes qui peuvent aider à mener une enquête, mais auxquelles il est aussi facile de donner une portée plus générale.
Dans les textes non fictionnels de Mankell, quelques idées de base s’expriment sans ambiguïté. Pour lui, il est impératif d’éradiquer la misère partout, ce qui serait possible à notre époque (Mankell, 2014, p. 126)1. La dignité humaine et la justice occupent une place centrale dans sa pensée. Il refuse les explications religieuses du monde. Ainsi, il écrit dans Sable mouvant (2014) : « Je respecte ceux qui croient à d’autres vies après celle-ci. Mais je ne les comprends pas. J’ai l’impression que la religion n’est finalement rien d’autre qu’une excuse pour ne pas accepter la condition humaine » (p. 113)2. Wallander n’est pas croyant lui non plus, et le rappelle à plusieurs occasions. Confronté à une famille méthodiste, il « se demandait quel effet cela faisait de croire en un dieu » (Mankell, 2005b, p. 42)3. Le roman Avant le gel (2002), manifestement écrit à la suite de la destruction du World Trade Center de New York, traite du fanatisme religieux, vu comme instrument au service de la soif de pouvoir. Mankell aborde la question en mettant en scène une série de crimes et de disparitions en Scanie, dans le sud de la Suède, qui s’avèrent être en lien avec la secte du Guyana, dans laquelle, en novembre 1978, plus de 900 personnes avaient été forcées à se suicider. Le propos du roman est de montrer que Jim Jones, l’initiateur du mouvement, fait appel au sentiment religieux pour asservir les adeptes. Le récit, dont seule la dernière page mentionne le 11 septembre 2001, place ainsi les événements de ce jour dans une perspective plus générale, l’étude d’un phénomène humain plutôt qu’un fait historique particulier.
Les idées politiques de Mankell apparaissent dès le début de la série des Wallander. Dans Les Chiens de Riga (1992), il exprime son point de vue sur le communisme : il partage les idées dont le mouvement se réclamait, mais constate qu’elles ont été trahies dans la pratique par des régimes corrompus. Ces idées restent un idéal, qu’on ne pourra toutefois sans doute plus tenter de réaliser à l’avenir. Baiba Liepa, la veuve d’un major liquidé par d’autres militaires, dit à Wallander : « Mais peut-être que les rêves morts ne peuvent pas être ressuscités ? De la même façon que les hommes morts sont morts pour toujours » (Mankell, 2005c, p. 184)4. Dans L’Homme inquiet (2009), nous apprenons que le père de Wallander a, toute sa vie, voté pour les sociaux-démocrates. Ce vote peut s’interpréter comme le signe de l’ancrage du père dans la Suède du folkhem, du « foyer du peuple », dans lequel Wallander fils — et Mankell — ont grandi et vécu jusqu’à leurs 40 ans. L’attachement du personnage — et de l’auteur — à cette Suède-là ne fait guère de doute. Dans les premiers romans notamment, le regret de cette période est mainte fois exprimé.
Après 1990, la situation du pays va en se détériorant, parce que la globalisation entraîne une augmentation et une aggravation de la criminalité, et aussi parce que le démantèlement progressif de l’État de bien-être fait réapparaître des formes de pauvreté et de détresse sociale précédemment en voie d’éradication. Face à cela, Wallander semble tantôt proche de désespérer du temps présent, tantôt considérer que la génération de sa fille s’adaptera d’une manière ou d’une autre aux transformations en cours. En revanche, il ne croit pas à la possibilité d’un retour au « foyer du peuple ». Il n’est pas en proie à ce que Jakob Stougaard-Nielsen appelle la « nostalgie restaurative » (« a longing for the past-as-it-was »), il représente plutôt la « nostalgie réflexive » : « [which] revels in the longing itself, reflects on the veracity of its object […] [and which] may form a productive way of engaging with anxieties in the present related to […] memories of the past » (Stougaard-Nielsen, 2017, p. 133).
Après 1989, l’effondrement des systèmes politiques qui se voulaient fondés sur le marxisme entraîne rapidement celui de ce que Jean-François Lyotard a appelé les deux grands récits modernes : la pensée des Lumières, qui voit l’humanité en marche vers son émancipation, et la pensée historico-philosophique, pour laquelle l’histoire, par son mouvement dialectique, fait peu à peu advenir « l’Esprit », et rend le rationnel réel (Lyotard, 1979, p. 54-57 ; p. 61-62). Mankell ne partage ni la foi de Kant dans les Lumières comme « sortie de l’homme du statut de mineur dont il porte lui-même la faute » (1974, p. 9)5, ni la vision hégélienne de la marche de l’Histoire vers la réalisation concrète de « l’Esprit absolu ». À l’écart des grands schémas explicatifs, Mankell ne tient toutefois pas le monde pour totalement incompréhensible. Les enquêtes menées par Wallander et ses collègues, si laborieuses soient-elles, aboutissent toujours à la découverte des coupables. La recherche de terrain et la réflexion font, au moins dans certains cas, progresser la connaissance. Cette conviction est illustrée par le choix du genre policier traditionnel.
Wallander est capable, au moins partiellement, de décrypter la réalité. Ses enquêtes nous montrent cependant que c’est tout sauf facile. L’enquêteur doit soutenir son attention et maintenir ses sens en alerte : « Wallander comprit soudain que l’homme assis de l’autre côté de la table de la cuisine mentait. Un glissement de la voix à peine perceptible, une incertitude fugitive dans les yeux. Mais c’était suffisant pour que Wallander le saisisse » (Mankell, 2005b, p. 64)6. Le raisonnement joue un rôle non négligeable dans les recherches policières. Il faut à la fois exploiter ses possibilités et en reconnaître les limites, le soumettre au jugement des autres, et se garder des conclusions hâtives. Ainsi, d’une réunion d’enquêteurs pour faire le point sur une affaire, nous apprenons qu’ils « avaient tourné et retourné différents détails, essayé différentes interprétations, et fini par se mettre d’accord sur des conduites envisageables. […] Tous les éléments incompatibles entre eux […] ne devaient pas inciter à des simplifications et des jugements mal élaborés » (Mankell, 1996, p. 186-187)7.
Pour faire éventuellement progresser la connaissance, il faut à la fois raisonner à partir de ce dont on est sûr et « découvrir l’inattendu dans ce qui semble naturel » (Mankell, 2005a, p. 137)8, selon les mots de Rydberg. Plus tard, Wallander dira à sa fille, devenue elle-même policière : « L’inexplicable ne se produit presque jamais. […] En tant que policière tu apprendras à distinguer entre l’inexplicable et l’inattendu. L’inattendu peut être tout à fait logique mais impossible à débusquer avant qu’on ait eu l’explication » (Mankell, 2002, p. 96-97)9. Dans la recherche, l’intuition a aussi sa place. Elle ne s’oppose pas à la raison, elle fonctionne plutôt comme un travail extrêmement rapide de celle-ci par lequel la signification d’un objet perçu est interprétée trop vite pour que l’esprit en ait pleinement conscience. L’enquêteur doit alors faire l’effort de remémoration nécessaire pour reconstituer les étapes de l’analyse effectuée comme à l’arrière-plan d’une perception immédiate : « [Rydberg] estimait qu’un bon policier devait toujours être sensible à son intuition, naturellement sans perdre son jugement critique. [Wallander] avait su sans le savoir que le récipient en plastique dans la voiture accidentée de Gustaf Torstensson était important » (Mankell, 1996, p. 218)10.
Toutefois, dans cette littérature qui se veut réaliste, l’enquêteur n’est pas exclusivement un être de raison. Il n’est pas rare que ses idées préconçues, ses craintes et ses désirs l’empêchent de voir ce qui théoriquement ne devrait pas lui échapper : « [Wallander] avait été dupé et il s’était laissé duper. Il avait suivi la piste de ses préjugés au lieu de celle de la réalité » (Mankell, 2010, p. 513)11. Dans Le Guerrier solitaire (1995), l’identification d’un meurtrier en série est longtemps entravée par la peur de découvrir de qui il s’agit. À la fin du roman, Wallander constate avec effroi : « Eh bien, nous savons donc avec certitude ce que nous espérions ne pas avoir à savoir » (Mankell, 2005c, p. 406)12. Plus tôt dans le même roman, l’une de ses pensées résumait les affres de la lucidité : « Il y a un paradis caché dans chaque recoin de ce monde. Il suffit d’avoir les yeux ouverts pour découvrir le paradis. Mais peut-être voit-on aussi les corbillards invisibles qui passent furtivement le long des routes » (Mankell, 2005c, p. 174)13.
Pour mener à bien une enquête, il faut parfois aussi être aidé par la chance. Dans Meurtriers sans visage (1991), seul un heureux hasard va finalement permettre de retrouver les coupables, mais après des mois de recherches de terrain. En principe, un bon auteur de policiers doit s’abstenir de faire intervenir le hasard, la découverte de la vérité devant être le résultat de l’activité des détectives. Mankell se simplifie parfois indéniablement la tâche en recourant trop aux coïncidences, à la chance. Cependant, la présence du hasard comme acteur de l’intrigue rappelle aussi le caractère limité des pouvoirs humains.
Il faut par ailleurs remarquer qu’on ne peut pas réellement parler de « découverte de la vérité » à propos des romans de Mankell. On n’y trouve jamais la scène finale qui répond à toutes les questions qui se sont posées au fil du récit. On apprend le nom du coupable, mais on reste souvent dans l’ignorance, au moins partielle, de ses motivations, du contexte psychologique ou social qui l’a poussé à ses actes, de ses liens éventuels avec des réseaux d’influences, des organisations criminelles, etc. Quand on referme le livre, on n’a pas complètement compris ce qui s’était passé. Mankell croit en l’existence d’une réalité objective, il ne voit pas le monde comme une simple construction mentale élaborée par l’esprit humain, et de ce fait modifiable ; il semble considérer que, même lorsque les préjugés et les divers biais cognitifs sont écartés, une part de cette réalité échappe inévitablement à la connaissance humaine. À la fin des Chiens de Riga (1992), lorsqu’on a trouvé le véritable meurtrier du major Liepa, Wallander rappelle les autres cadavres apparus au début du récit, et déclare : « Mais pourquoi ces hommes-là ont-ils été assassinés, en outre sans leurs vestons ? Nous n’aurons sans doute jamais la réponse ». Son collègue Martinson remarque : « Ne dis pas cela […] Qui sait avec quoi demain peut nous surprendre ? », ce à quoi Wallander réplique : « Il se peut que tu aies raison. Mais nous ne le saurons jamais » (Mankell, 2005a, p. 337)14. L’être humain ne peut pas tout savoir, et il ignore en outre où se situe exactement la frontière entre le connaissable et l’inconnaissable.
À propos du choix du genre policier, lorsqu’il écrit le premier roman de la série des Wallander, Mankell explique qu’en 1990 le racisme augmentait en Suède, et qu’il voulait combattre ce phénomène. Il poursuit : « J’ai assez vite [compris] qu’une intrigue criminelle était la voie naturelle à suivre. Tout simplement parce que dans mon monde les actes racistes sont des gestes criminels » (Mankell, 2013, p. 125)15. Il est facile de lui objecter qu’on trouve des meurtres dans d’autres types de récits de fiction. L’intrigue policière n’exige pas seulement un crime, mais un crime dont a priori on ne connaît pas l’auteur, ce qui déclenche un processus d’investigation. Le roman policier permet facilement de traiter de la question de la connaissance à travers des situations concrètes. L’épistémologie mankellienne s’exprime pour une part à travers la manière dont les faits relatés se succèdent.
Peter Brooks, en s’appuyant pour l’essentiel sur les grands romans français et anglais du 19e siècle, a montré que l’intrigue, un temps méprisée ou négligée par les études littéraires, était centrale dans la littérature narrative traditionnelle. L’intrigue est la syntaxe, ou la structure qui ordonne les éléments du récit pour en produire le sens. Le terme français peut aussi, comme son équivalent anglais plot, renvoyer à l’idée de complot, rarement totalement absente des fictions narratives. L’intrigue, remarque Brooks, qui se réfère à la psychanalyse freudienne, joue avec le désir (désir de voir un personnage réussir ou échouer, désir de savoir, etc.), le suscite, et le renforce en différant sa satisfaction. Les protagonistes ont généralement leur propre intrigue, le plan qu’ils ont échafaudé pour arriver au but qu’ils se sont fixé, et l’auteur a la sienne, la confrontation entre leur plan et la possibilité de sa réalisation. L’intrigue met presque toujours en scène une déviance par rapport à l’habituel, aux normes en vigueur : « Deviance is the very condition for life to be ‘narratable’: the state of normality is devoid of interest, energy, and the possibility for narration » (Brooks, 1984, p. 139). Ces caractéristiques de l’intrigue sont illustrées avec une particulière netteté par le genre policier. Dans La Lionne blanche (1993), on lit à propos d’une femme qui a disparu : « La famille parfaite. Pas une fissure dans le mur, se dit Wallander. […] Il n’y a aucune faiblesse chez Louise Åkerblom, rien. La seule inconformité, c’est qu’elle a disparu » (Mankell, 2005b, p. 43)16.
Mankell écrit ailleurs : « J’ai pensé que les seuls récits réellement importants parlaient de ruptures d’un état de choses. Par des individus, par des sociétés entières » (Mankell, 2014, p. 189)17. Le roman à énigme traditionnel oppose à la déviance sociale la police, chargée du rétablissement de l’ordre. On y trouve au moins deux intrigues superposées : celle qui concerne le crime, de son projet à son exécution, et celle qui suit l’enquête, qui conduira à l’identification des coupables. On retrouve ces deux niveaux du récit chez Mankell. Toutefois, l’auteur relate les crimes assez rapidement, consacrant la plus grande partie de la narration au travail des investigateurs. En outre, il ne place dans son texte aucun indice qui échapperait d’abord à l’enquêteur, mais que nous, lecteurs, pourrions, théoriquement, remarquer au passage, pour en tirer immédiatement la solution de l’énigme, nous avérant ainsi plus perspicaces que le détective (Sirvent, 1999, p. 157-178). Quand on lit Mankell, on n’a aucun moyen de savoir ce qui s’est passé avant ceux dont c’est le métier de le reconstituer. Cette stratégie narrative, contraire à la tradition du roman à énigme, favorise la solidarité du lecteur avec l’enquêteur.
La difficulté de l’investigation, thème central de la pensée de Mankell, se traduit par la place prédominante accordée au long récit de la longue enquête, et par l’architecture particulière de ce récit : la recherche s’étale sur des mois, mais pendant longtemps l’intrigue ne « progresse » pas. On peut parler d’une structure de piétinement. Souvent, il faut avoir lu au moins 200 à 250 pages avant que n’apparaisse une piste qui ne conduira pas à une impasse. Dans Le Retour du professeur de danse (2000), 100 pages après la découverte du cadavre de Molin, la police n’a toujours pas la moindre idée ni de l’auteur, ni du mobile de l’assassinat. À la page 129, on lit : « Si les circonstances de la mort de Herbert Molin était le sujet d’un film, se dit Stefan, il serait nécessaire qu’il se produise quelque chose maintenant. Sinon, le public se lasserait » (Mankell, 2000, p. 129)18. Cette phrase est destinée à provoquer un effet de réel. En même temps, la structure de piétinement amplifie chez le lecteur le désir d’avoir des explications, ce qui le contraint à comprendre que l’élucidation de faits inexpliqués ne se réduit pas à un exercice intellectuel, qu’elle est l’histoire d’efforts perceptibles effectués dans un temps dont la durée est sensible.
Le caractère lacunaire des explications données dans les chapitres de conclusion devient de plus en plus net à mesure que les romans se succèdent. Outre la difficulté liée à toute authentique activité de recherche, cela tient au fait que ces romans sont construits à peu près sur l’inverse du modèle de la chambre close. Les crimes se produisent dans un espace ouvert à tout vent. Commis dans les environs d’une petite ville, ils sont en lien avec ce qui se passe à Stockholm, avec des événements politiques, des réseaux mafieux, la globalisation de l’économie, etc. Ils ont tant de causes directes ou indirectes, connues ou inconnues, qu’ils mettent en évidence l’impossibilité de déterminer ce qui en a été réellement la cause. On ne sait pas non plus très bien quel avenir attend la société frappée par ces crimes horribles, car elle traverse une phase de bouleversements susceptibles d’avoir une multitude d’effets divers. La fin des romans de Mankell est ainsi ouverte, se dilue dans l’espace et le temps, qui ne sont l’un comme l’autre qu’imparfaitement connus.
C’est toutefois non sur la certitude, mais sur la possibilité de découvrir la vérité, que repose l’activité de Wallander et ses collègues. Chez eux, les doutes sur le succès de leur entreprise ne manquent pas. Wallander se demande : « Comment devrait-on pouvoir être policier quand plus rien n’est ce qu’il prétend être […]. Même la Suède, le pays que je croyais jadis comprendre, ne fait pas exception à cette règle » (Mankell, 2005a, p. 223)19. Mais les policiers ont un fort sens du devoir. Lorsque Wallander s’exclame : « Pourquoi nous faudrait-il continuer la chasse aux criminels quand ensuite l’administration pénitentiaire les laisse tout simplement sortir ? ». Son supérieur, Björk, lui répond simplement : « Nous le devons » (Mankell, 2005a, p. 33)20. Une conviction que Wallander, au fond, partage, même s’il considère qu’il est tout sauf « un policier qui méprise la mort et ne recule devant aucun risque » (Mankell, 2005a, p. 225)21. À la fin de L’Homme qui souriait (1994), alors qu’il vient d’être prouvé qu’un homme d’affaires respecté se livrait au trafic d’organes, une interlocutrice de Wallander lui demande : « Comment peut-on faire des dons pour des activités humanitaires d’une main et tuer des gens de l’autre ? » et il répond : « Nous devons essayer de nous y opposer autant que possible […]. C’est la seule chose que nous pouvons faire ». Le dialogue se poursuit : « Comment pourrait-on s’opposer à l’incompréhensible ? — Je ne sais pas, répondit Wallander. Mais nous devons mener à bien cette tâche-là aussi » (Mankell, 1996, p. 371)22.
La notion de devoir est liée à celle de responsabilité : « [Rydberg] le disait toujours. La question était celle d’une responsabilité, de rien d’autre » (Mankell, 2010, p. 241)23. De même que l’enquête, si elle ne parvient pas à tout expliquer, apporte toutefois des réponses à certaines questions ; dans le domaine de la pratique, les policiers ne peuvent pas tout, mais ils ne sont pas totalement impuissants. Dans « Le Labyrinthe » (2000), les deux procureurs, Louise et Love, ont une conception semblable de leur profession :
[Love :] Le crime paie. Tout le monde le sait bien. […] Le crime n’a jamais si bien payé qu’aujourd’hui en Suède. […]
[Louise :] Je suis devenue procureur pour essayer d’être de ceux qui s’en prennent aux grands criminels qui, chaque année, dérobent frauduleusement des milliards à cette société […].
[Love :] Je suis devenu procureur pour les mêmes raisons que toi. Une sorte de sentiment de responsabilité. [Mankell, 2001, p. 89-90]24
Il y a un lien étroit entre les convictions politiques de Mankell et son éthique, dont la constante présence correspond en outre à la conception qu’a l’auteur de la littérature : « Écrire, ai-je décidé, c’était éclairer de ma lampe de poche les coins sombres et, dans toute la mesure de mes moyens, dévoiler ce que d’autres essayaient de cacher. Il y a toujours deux types de narrateurs, qui se livrent à un duel constant. L’un recouvre de terre et cache, tandis que l’autre déterre pour dévoiler » (Mankell, 2014, p. 180-181)25. Notons que, pour faire la lumière, il ne dispose pas de projecteurs, mais d’un éclairage plus modeste. Ses romans sont dans l’ensemble conformes à sa déclaration d’intention.
Dans Sable mouvant (2014), Mankell rejette catégoriquement l’idée selon laquelle certains individus naîtraient avec une propension à faire le mal, et considère que le mal commis par des humains est le produit des circonstances : « Même quand, dans les Balkans, des voisins se mettent à se massacrer les uns les autres, ce n’est pas un mal latent, congénital, qui a surgi. Ce sont de nouveau les circonstances mauvaises qui ont pris le dessus » (Mankell, 2014, p. 166)26. On pourrait estimer que certains de ses romans contredisent cette affirmation. On peut admettre que le jeune meurtrier du Guerrier solitaire (1995) est lui-même victime d’une société injuste, que la corruption d’une partie de la police lettone en 1991 s’explique par l’héritage d’un régime totalitaire, que la vente d’organes humains est favorisée par l’ouverture des frontières entre pays riches et pauvres et par l’internationalisation de la finance. On peut même voir comme un produit des circonstances, dans La Lionne blanche (1993), le Russe Konovalenko, ancien officier du KGB, qui en 1992 met ses compétences au service des ségrégationnistes blancs d’Afrique du Sud, forme des tueurs professionnels, n’hésite jamais à tuer ou torturer, car il fait tout cela, à l’origine, pour éviter d’être lui-même liquidé.
Chez d’autres personnages, toutefois, le mal prend une dimension plus énigmatique. Le leader des ségrégationnistes blancs, Kleyn, dans La Lionne blanche, ou le chef du Temple du Peuple dans Avant le gel (2002) ne défendent une cause, même mauvaise, qu’en apparence, comme si celle-ci ne servait qu’à permettre à un fanatisme destructeur inhérent à leur nature de se déployer sans entraves. La meurtrière de La Cinquième femme (1996), l’assassin de Molin dans Le Retour du professeur de danse (2000), ont, il faut le reconnaître, d’excellentes raisons de tuer leurs victimes, et on peut éprouver de la sympathie pour eux. Mais le déchaînement de cruauté dont ils font preuve va bien au-delà de ce qui pourrait être, pour certains lecteurs, une vengeance compréhensible ou excusable. C’est comme si plus rien ne pouvait arrêter une violence que les circonstances de leur vie, si terribles qu’elles aient été, ne semblent pas suffire à expliquer. Mankell fait apparaître dans ses romans une forme de mal irrationnelle, qui a quelque chose d’un mal absolu, irréductible à un déterminisme social ou psychologique.
La contradiction que l’on constate ici avec la vision de l’être humain exposée dans Sable mouvant semblerait partiellement résolue par un échange entre Wallander et sa fille, qui vient d’apprendre qu’un meurtre particulièrement horrible a été commis : « — Qui est-ce qui fait des choses comme ça ? demanda-t-elle. À quoi peut ressembler un être pareil ? Wallander réfléchit avant de répondre. — À toi et moi, dit-il ensuite. En gros, exactement à toi et moi » (Mankell, 2005c, p. 314)27. Et aussi, bien sûr, à nous qui lisons ce terrible récit. Personne ne naîtrait donc génétiquement programmé pour être mauvais, mais quelque chose comme un mal indéracinable serait potentiellement présent en chacun d’entre nous. Mankell fait dire à un personnage ambivalent, le Sud-Africain noir Victor Mabasha, devenu tueur professionnel pour sortir de la misère, prêt à tout, mais tout à fait capable de sentiments et de réflexion : « La barbarie a toujours des traits humains. C’est cela qui rend la barbarie si inhumaine » (Mankell, 2005b,p. 270)28.
Une incertitude subsiste sur les origines du mal, et sur les possibilités de le combattre. Souvent, dans les romans de Mankell, on finit par arrêter un criminel particulier, mais cela ne met pas fin au phénomène dont il était le symptôme, et les policiers en ont bien conscience. En revanche, la notion de mal n’est jamais problématisée. On ne trouve d’interrogation sur ce qu’elle recouvre, ni dans les réflexions de l’auteur, ni chez ses personnages, ni dans l’intrigue de ses récits. Ce qu’il faut entendre par « mal » va de soi : « [Wallander] ne pouvait pas imaginer une existence où le travail de policier n’était pas tout le temps pratiqué selon des principes rationnels et moraux qui ne pouvaient jamais être remis en cause » (Mankell, 2005a, p. 42-43)29. On est proche ici de la conscience de Rousseau ou de l’impératif catégorique de Kant. L’univers romanesque mankellien est construit d’une manière qui évite la question de la définition du mal et l’empêche largement de se poser. La nature des crimes commis ne peut que susciter l’horreur et la condamnation générales. Tout le monde s’accordera spontanément pour juger inadmissible le meurtre de vieux paysans pour prendre leur argent, la torture précédant un assassinat, ou l’extrême violence de ceux qui sont prêts à tout pour garder leur pouvoir. Tout se passe comme si, en l’absence de croyances religieuses ou de visions du monde partagées par tous les lecteurs présumés, le romancier se référait malgré tout à un socle mental commun minimal, incluant des principes moraux basiques.
Dans une étude de 1976, Peter Brooks attribuait le développement du mélodrame à partir du début du 19e siècle à la Révolution française, qui met fin au sacré traditionnel et à son incarnation dans la royauté et l’Église, et sécularise l’éthique. La morale devient immanente à la vie en société et aux relations interhumaines. Le mélodrame, compris comme phénomène littéraire, non comme genre subalterne, figure la lutte du bien et du mal dans leur immédiateté, sans référence à un au-delà : « [M]elodrama from its inception takes as its concern and raison d’être the location, expression and imposition of basic ethical and psychic truths […]. It is […] striving to make its representations clear and legible to everyone » (Brooks, 1976, p. 15). On peut tenter un parallèle entre le mélodrame ainsi situé historiquement et les romans de Mankell, qui suivent l’effondrement des « grands récits » à partir desquels se faisait le déchiffrement du monde jusque vers la fin des années 1980. Ces romans sont, eux aussi, clairs et lisibles par tous. Mais alors que le mélodrame mettait en scène la victoire finale des principes moraux élémentaires, ces romans à succès du tournant du 21e siècle se contentent d’affirmer la supériorité intrinsèque de l’éthique commune, sans préjuger de la possibilité de son application pratique. Contrairement aux héros outrancièrement positifs de certains récits mélodramatiques, Kurt Wallander n’a pas toujours un comportement irréprochable, mais il sait toujours ce qui est conforme à l’éthique et ce qui ne l’est pas. En outre, bien qu’étant dans l’ensemble au service du bien, il est loin de réussir dans tout ce qu’il entreprend, ses échecs sont parfois définitifs.
Peter Brooks a vu ailleurs une similitude entre le récit de fiction, produit par un narrateur et reçu par un narrataire, et le transfert psychanalytique par lequel un analysant prête à un analyste un rôle qui est en réalité fabriqué de toutes pièces par l’analysant mû par le besoin inconscient de réactiver une scène traumatisante. Dans le transfert, cette scène apparaît comme mise à une certaine distance, qui la rend tolérable et analysable, ce qui peut permettre à terme au passé de ne plus être revécu dans le présent. Pour Brooks, le texte de fiction remplit une fonction analogue à celle du transfert, qu’il définit de la façon suivante : « the peculiar space of a deadly serious play, in which affect, repeated from the past, is acted out as if it were present, yet eventually in the knowledge that the persons and relations involved are surrogates and mummers » (Brooks, 1984, p. 234-235). On peut certes remarquer que, dans le cas de la littérature narrative, contrairement à ce qui se passe dans une cure psychanalytique, c’est le destinataire — le lecteur — qui est bénéficiaire, qui retrouve éventuellement, dans la lecture, un contact affectif avec des expériences propres. Il n’en reste pas moins que ce caractère thérapeutique du récit de fiction pourrait expliquer pourquoi presque tous les humains aiment raconter et se faire raconter des histoires, ou, selon les mots de Mankell, pourquoi « nous, les humains, sommes précisément des créatures racontantes. Davantage Homo narrans qu’Homo sapiens » (Mankell, 2014, p. 156)30. Cela peut expliquer le succès de la littérature policière, narrative par excellence.
Dans le cas de Henning Mankell, le roman policier est l’espace particulier où se joue le scénario de la tentative de décryptage du monde qui nous entoure, et qui ne se termine ni par une victoire complète, ni par une défaite intégrale. Cette issue peut s’avérer plus angoissante qu’il n’y paraît. Nous souhaiterions spontanément être omniscients, ou au moins avoir bon espoir de le devenir. À défaut, nous pouvons nous résigner à ne rien savoir avec certitude, ce qui nous permet de ne pas nous soucier d’un réel dont nous ignorons tout. D’une manière analogue, nous aimerions bien avoir une complète maîtrise de nos actes — faute de quoi nous nous consolons peut-être en considérant notre comportement comme entièrement déterminé par des forces extérieures. Paradoxalement, une situation intermédiaire, où nous ne savons pas tout sans être totalement ignorants, où, sans être tout-puissants, nous sommes malgré tout partiellement responsables de ce qui arrive, est ressentie comme inconfortable, et elle l’est d’autant plus que nous ne discernons pas exactement la frontière entre nos savoirs fiables et nos erreurs cognitives, entre nos pouvoirs et les déterminismes qui nous gouvernent. Pourtant, sur le divan mankellien, nous avons spontanément le sentiment de reconnaître notre propre situation dans cet état intermédiaire. Si elle nous était présentée sous la forme d’un énoncé abstrait, nous aurions vraisemblablement une réaction de rejet. Mais si une histoire qu’on nous raconte nous la fait revivre à distance, il est plus probable que nous l’acceptions.
Cette étude traite des romans policiers de Henning Mankell. Elle rappelle d’abord ce qu’étaient les positions politiques de l’auteur, et s’intéresse ensuite à sa vision du monde. Celle-ci s’exprime à travers les paroles et les pensées du protagoniste Kurt Wallander, à travers l’image de la société suédoise présentée, ainsi que par la structure que Mankell donne à ses récits. Dans cet univers, la raison ne parvient plus à résoudre toutes les énigmes, sans qu’elle soit pour autant considérée comme impuissante. Le mal n’est pas non plus totalement vaincu, mais il est un peu battu en brèche. La nécessité de combattre le mal apparaît comme le résultat direct d’un appel à un sens moral basique spontané, commun à l’auteur et aux lecteurs, qui n’a pas besoin d’être explicité ou justifié. L’être humain tel que le voit Mankell s’avère incapable de maîtriser intégralement le monde, sans être totalement démuni face à lui.
This essay deals with Henning Mankell’s crime novels. After a brief overview of the author’s political positions, the study focuses on Mankell’s worldview, which is expressed by the detective character, Kurt Wallander, and further conveyed by the author’s depiction of contemporary Swedish society. The structure of the narratives is also partly determined by the author’s philosophical assumptions. In Mankell’s novels, reason is not sufficient to get to the bottom of murder investigations. Evil cannot be entirely defeated either, but only slightly restrained. There is however no doubt about the necessity to fight evil, which arouses basic moral instincts shared by the author and the readers without requiring any specific explanation or justification. While all men are unable to achieve complete control over the world, they are not totally powerless, according to Mankell.