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Cover of The Metaphysical Shudder of the Detective Novel  (E. Jardon, 2024) Show/hide cover

Introduction

[U]n roman policier bien fait est un sombre poème, plus chargé de volupté et de mystère que maints ouvrages ambitieux. [Narcejac, 1947, p. 9]
Rions en tout cas encore une fois des feuillistes qui affirment sempiternellement de tel ou tel ouvrage qu’il est davantage qu’un « roman policier ». Le roman noir, grandes têtes molles, ne vous a pas attendus pour se faire une stature que la plupart des écoles romanesques de ce siècle ont échoué à atteindre. [Manchette, 2003, p. 412]

« Frisson métaphysique »

Peu importe son pays d’origine, son époque, sa « typologie » ou de quels sombres affaires et obscurs personnages son auteur entend faire le si divertissant récit, le roman policier comme genre littéraire, aussi « populaire » soit-il, porte une part d’ombre irréductible, diffuse et changeante. N’en déplaise à Siegfried Kracauer, des millions de lecteurs l’ont compris. Quoique toujours curieux et impatients de connaître le fin mot de l’histoire, nous savons bien, et le romancier avec nous, que lorsqu’il défie notre intelligence, la révélation de l’identité du coupable laisse, quoi qu’il arrive, sans réponses véritablement satisfaisantes et que, lorsqu’il soumet nos nerfs à rude épreuve, le suspense qui nous tient n’est au fond jamais vraiment résorbé à la fin du récit. Le plaisir de lire est ailleurs et c’est sans doute du côté de ces jeux de dupes, caractéristiques du genre et qui le traversent de part en part, qu’il faut rechercher les causes de la fascination qu’exerce cette lecture depuis la publication du texte fondateur d’Edgar Allan Poe, « The Murders in the Rue Morgue », en 1841.

Tout le génie de Poe fut d’avoir fait de l’attraction irrésistible de l’Homme pour l’invisible une littérature. Le roman policier éveille en nous, lecteurs, une certaine forme de curiosité masochiste en ce qu’il transpose innocemment — sous couverture, plus ou moins tapageuse, d’un produit de divertissement à consommation de masse — une angoisse réelle, grave et universelle, la reine de toutes les peurs, celle de la mort selon « ce jeu des fantasmes qui nous a donné à nous-mêmes la mauvaise habitude de puiser de la jouissance dans nos souffrances », ainsi que Sigmund Freud analysait le piège qui se referme sur nous (cité dans De Mijolla-Mellor, 2012, p. 74). Umberto Eco fut lui aussi préoccupé à sa façon du plaisir du lecteur et il avait sans doute trouvé les mots justes du romancier en décrivant la vibration première du genre littéraire faisant de la malemort son drame fondamental comme « la seule chose qui nous fasse frémir, à savoir le frisson métaphysique » (p. 62).

L’objet de cet ouvrage est donc d’étudier les manifestations, plus ou moins sensationnelles, de la métaphysique dans le roman policier. Si l’expression, à laquelle ce recueil doit son titre, ne constitue pas le seul point d’entrée possible du sujet qui nous préoccupe, la notion de frisson métaphysique avantage doublement la critique : d’une part, parce qu’elle a le mérite d’être suffisamment inspirante pour engager une réflexion poétique sur le roman policier, cet objet de libération de l’imaginaire destiné à « faire sensation », dès ses débuts aussi lointains qu’Œdipe devant le Sphinx ; d’autre part, le frisson, par son emploi métonymique, permet de ramener l’abstraction métaphysique au phénomène perceptible, soit par les sens, soit par l’esprit. Car, comme l’écrit l’auteur anglais de romans policiers Nicolas Freeling, dans l’essai reproduit à la fin de ce volume : « La métaphysique est indéfinissable en tant que réalité de l’existence et le mot lui-même échappe à toute définition, mais il peut être illustré »1.

Le « frisson métaphysique » du roman policier, tel que l’envisage cet ouvrage, est à la fois consubstantiel à la structure narrative de l’intrigue, et inséparable des grandes thématiques philosophiques liées aux mystères de la condition humaine que convoque naturellement tout récit de la chute meurtrière. Ce frisson saisit le lecteur de différentes manières. Il peut s’agir de l’effroyable intuition d’un terrible secret ou d’une vérité cachée derrière la solution officielle de l’énigme. La remise en liberté d’Adolphe Lebon, le principal suspect des assassinats de la rue Morgue, ne fait-elle pas froid dans le dos quand on sait quel coupable est finalement identifié par Dupin ? Dans The Woman in White de Wilkie Collins, c’est l’inquiétante étrangeté de la ressemblance entre Laura Fairlie et Anne Catherick qui fait frémir Walter Hartright, et le lecteur avec lui. Et, près d’un siècle plus tard, ce dernier peut être encore pris de « vertiges métaphysiques » par l’inabouti dans l’enquête, à l’instar de celle du détective amnésique de Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano.

Face à l’expérience du mal, la dramaturgie intellectuelle du détective bascule sans peine dans le discours symbolique éveillant alors par là des frissons métaphysiques de l’ordre de l’esprit, de l’âme, de la religiosité, de la superstition, c’est-à-dire du côté des forces frissonnantes de l’invisible. Le récit d’enquête peut, par exemple, prendre des allures de conte initiatique : qu’il soit d’inspiration biblique chez G. K. Chesterton, sous la forme du cauchemar dans The Man Who Was Thursday, ou résolument mystique dans l’une des enquêtes d’Ellery Queen, And on the Eighth Day, librement inspirée de l’antique Qumrân dont les parchemins avaient été récemment découverts. L’enquête finit parfois même par se confondre avec les rouages de la pensée juive, comme c’est le cas dans les romans de Konop, Harry Kemelman ou Dror Mishani. Il peut encore être question d’exhorter chacun au partage de repères moraux élémentaires et universels pour tenter de comprendre, de décrire et ainsi de s’armer collectivement contre le Mal, comme le fait Henning Mankell dont les romans suivent l’effondrement des « grands récits ». Le roman policier peut enfin illustrer les définitions et théories spéculatives du philosophe-métaphysicien, telles la progression kantienne de la connaissance « du monde sensible à celle du suprasensible » ou l’ontologie du hasard de Charles Sanders Peirce, comme les études sur le roman noir américain le démontrent dans ce volume.

On a donc cherché, dans les pages qui suivent, à saisir des modes d’écriture « métaphysique » particuliers, soit propres à un auteur, soit communs à une tradition d’écriture du genre, en s’attachant à mettre en évidence leurs effets sensibles dans et par les textes : les mots ou idées célèbres qu’ils convoquent et ceux dont ils s’inspirent, les thèmes ou oppositions qu’ils évoquent, ceux qu’ils illustrent, sans oublier les émotions et les réactions qu’ils suscitent. Cela permet en contrepartie de mieux comprendre la « stature » du roman policier et d’en mieux percevoir la « volupté » et le « mystère » tels que Jean-Patrick Manchette et Thomas Narcejac avaient su les apprécier avant nous.

Roman policier (et) métaphysique ?

Cette approche du roman policier que nous proposons ici implique de nous situer par rapport aux récentes recherches collectivement entreprises ces trente dernières années, de part et d’autre de l’Atlantique, sur le roman policier « métaphysique ». Contrairement à celui-ci, qui a suscité un intérêt croissant de la part de la critique universitaire, notamment depuis la découverte de Paul Auster et son emblématique New York Trilogy (1985-1986), le plus vaste sujet de la métaphysique du roman policier a rarement été abordé2. Ceci s’explique d’emblée par le fait que les deux points de vue se remettent mutuellement en doute : d’un côté, le qualificatif « métaphysique » suggère que toute autre forme de récit criminel en serait dépourvue, ou insuffisamment « dotée », pour correspondre à la nouvelle norme établie ; de l’autre, l’existence d’une métaphysique des littératures policières interroge sur la pertinence même de l’étiquette.

Si cette dernière question se pose en effet, il apparaît aussi très vite à l’examen de la littérature que juxtaposition et coordination de ces trois mêmes mots-clés (comme figurées ci-dessus en intertitre) définissent en réalité deux sujets paradoxalement très différents, car sous-tendus par des corpus romanesques distincts dont l’écriture et les conceptions du roman policier par leurs auteurs n’ont plus forcément de rapports évidents. On aimerait ainsi, en préambule à cette étude, dresser un rapide aperçu de ces divergences, en tâchant de remonter aux origines de leurs causes, afin de souligner les ambitions qui ont guidé les principaux choix critiques et méthodologiques de cet ouvrage.

Rappelons d’abord que la notion de roman policier « métaphysique » est d’un emploi récent. Elle a été développée et formellement définie par les universitaires américaines Patricia Merivale et Susan E. Sweeney dans l’ouvrage collectif Detecting Texts: The Metaphysical Detective Story from Poe to Postmodernism en 1999, puis reprise en 2016 par Antoine Dechêne et Michel Delville de l’Université de Liège dans le recueil d’essais intitulé Le Thriller métaphysique d’Edgar Allan Poe à nos jours. La notion semble s’être désormais imposée dans la littérature, en supplantant le qualificatif « postmoderne », pour désigner un récit d’enquête dont la lecture met en évidence les caractéristiques suivantes :

Un récit policier métaphysique est un texte qui parodie ou détourne de manière subversive les codes du récit policier traditionnel — tels que la clôture narrative ou le rôle du détective en tant que lecteur de substitution — en vue, ou du moins avec pour effet, d’interroger les mystères de l’être et de la connaissance au-delà du simple artifice de l’intrigue policière. Les récits policiers métaphysiques mettent d’ailleurs volontiers en avant cette transcendance du questionnement par le biais de l’autoréflexivité, c’est-à-dire via la représentation allégorique des procédés de composition du texte. [Merivale et Sweeney citées dans, et traduites par, Dechêne et Delville, 2016, p. 7]3

Le roman policier « métaphysique » se distingue donc d’abord des formes « classiques » de récits policiers par le détournement parodique dont il fait preuve et dont ses spécialistes remontent la trace aux fondements du genre. Par-delà le divertissement intellectuel d’une énigme à résoudre, le roman policier aurait, dès ses débuts dans les contes de « ratiocination » d’Edgar Allan Poe, emprunté une autre voie, ouvertement philosophique et spéculative, notamment articulée à la remise en cause des raisonnements du détective.

Or, c’est plutôt au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que l’on pourrait situer le moment où Œdipe renaît véritablement de ses cendres, dans des récits d’un genre nouveau, imitant la structure narrative de l’enquête policière et dont les personnages de pseudo-enquêteurs se voient frappés d’ironie tragique : qu’ils se découvrent coupables ou deviennent l’assassin d’un double, ils réactualisent la perte de soi dans les méandres de quêtes qui n’appartiennent qu’à eux. Tel est le ressort dramatique de prédilection de Jorge Luis Borges (« The Garden of Forking Paths », 1948 ; « Death and the Compass », 1954 ; « Abenjacán el Bojarí, Dead in his Labyrinth », 1970)4, de Vladimir Nabokov (Lolita, 1955 ; Pale Fire, 1962 ; Despair, 1965) et d’Alain Robbe-Grillet dans Les Gommes (1953). C’est en effet à partir des œuvres de ces trois auteurs que Patricia Merivale élabora pour la première fois l’idée de romans policiers « métaphysiques » dans l’article « The Flaunting of Artifice… » daté de 1967. Ces récits marqueront le tournant postmoderne de l’évolution du roman policier porté par les générations suivantes d’auteurs, comme les Américains Paul Auster, Robert Coover, Don DeLillo, Thomas Pynchon et Ishmael Reed ; les Britanniques Peter Ackroyd, Martin Amis et Graham Swift ; les Italiens Italo Calvino, Umberto Eco, Leonardo Sciascia, ou encore le Français Patrick Modiano.

D’autres noms de romanciers du monde entier sont référencés dans la bibliographie finale de Detecting Texts, et bien d’autres encore pourraient être cités. Ces quelques exemples suffisent toutefois à montrer que l’étiquette « métaphysique » recouvre, si ce n’est une classe de prestigieux « inclassables », du moins un détachement plus ou moins radical et autonome du récit de détection originel comme « genre populaire » en réunissant plutôt, constatons-le, une majorité d’auteurs contemporains de « romans » aux faux airs de roman policier. Dans L’Art de la faim, Paul Auster est interrogé par l’universitaire américaine Sinda Gregory à propos de City of Glass, le premier opus de The New York Trilogy paru en 1985. Paul Auster confirmait alors lui-même que dans ce que la critique aura plus tard choisi de nommer son « roman policier métaphysique », il n’était en fait déjà plus vraiment question de roman policier. L’échange est édifiant :

S. G. – Vous n’avez pas dû être très content de vous voir étiqueté si souvent (en tout cas au début) comme un auteur de romans policiers.
P. A. – En effet. Je dois dire que par moments j’ai trouvé ça plutôt vexant. Je n’ai rien contre les romans policiers – simplement, ce que je fais n’a pas grand-chose à voir avec ce genre. Je m’y réfère dans les trois romans de la Trilogie, bien sûr, mais seulement comme à un moyen d’arriver à mes fins, d’atteindre quelque chose de tout à fait différent. Si un vrai amateur de romans policiers essaie de lire un de ces livres, je suis certain que sa déception sera amère. Les romans policiers donnent toujours les réponses ; les miens ne posent que les questions. [Auster, 2000, p. 334]

Ces propos donnent raison à Linda Hutcheon, théoricienne de la postmodernité, lorsqu’elle expliquait en 1988 que « les frontières entre genres littéraires sont devenues mouvantes » (p. 9 ; notre traduction)5. Les tenants de la terminologie « métaphysique » s’intéressent donc à une évolution importante de l’histoire du roman policier : la volonté d’auteurs « littéraires » de se l’approprier au point d’en faire un exercice de style, quasiment incontournable aujourd’hui ; vaste sujet qui interroge les rapports entre la « littérature » et le « genre populaire » et l’impact du phénomène sur les formes de publications du livre. Au regard de ces œuvres postmodernes et contemporaines de plus en plus « hybrides », le regain d’un certain intérêt critique à relire les classiques du roman policier, pas toujours aussi bien connus qu’on le croit, paraît aussi nécessaire qu’approprié.

Sans pour autant faire abstraction de ces réappropriations intellectuelles et expérimentales du roman policier et de leurs influences sur son évolution littéraire, les quelques références célèbres des littératures policières évoquées dans la brève esquisse précédente de l’objet de notre étude indiquent qu’il n’y sera pas question d’un corpus de textes qui détournent, sur le mode ludique ou parodique, les « codes » traditionnels du roman policier. La réflexion que l’on propose dans cet ouvrage se veut (re)centrée sur le potentiel métaphysique de « vrais » romans policiers : ceux dont l’appartenance générique ne constitue pas l’objet du débat en soi, ceux dont l’analyse littéraire ne se rigidifie pas en évaluations normatives (présence/absence, intégrité/altération, hommage/oubli, conformité/non-conformité, fini/inachevé, etc.), ceux dont les auteurs ne se servent pas comme un « moyen » pour « atteindre quelque chose de tout à fait différent », c’est-à-dire encore les romans policiers dont on peut sincèrement croire comme Paul Auster — et Siegfried Kracauer bien avant lui — qu’ils « donnent toujours les réponses ».

C’est mal connaître le roman policier et le réduire à l’austérité du travail de réflexion « analytique » caractéristique du roman à énigme britannique, en oubliant que, même (ou peut-être surtout) dans cette tradition d’écriture, « il n’est au vrai que la plus complète récréation de l’imagination » (Narcejac, 1947, p. 136). Les quelques exemples étudiés ici le prouvent et mettent en évidence que leurs auteurs parviennent, parfois même à notre insu, à poser des énigmes sans les refermer. Quid de la mystérieuse voix, entendue de tous, reconnue de personne, dans l’appartement de la rue Morgue ? Et saura-t-on jamais qui est le Sunday de Chesterton ? Ces romanciers cherchent sans doute moins souvent à poser des questions complexes à la manière du philosophe qu’à les rendre palpables sous les traits d’un personnage mystérieux, comme ceux de la dame en blanc, d’enquêteurs amnésiques ou sous l’apparence trompeuse d’une statuette d’oiseau, par exemple. En définitive, chacun concourt à sa façon à « interroger les mystères de l’être et de la connaissance au-delà du simple artifice de l’intrigue policière », vérifiant ainsi en partie la définition de Patricia Merivale et Susan E. Sweeney.

S’il est, bien entendu, séduisant de retirer de cette définition les avantages d’un protocole d’analyse commun à tous pour se faire comprendre immédiatement de tous, on perçoit déjà là sans peine les impasses auxquelles conduisent ces conceptions néo-formalistes de la littérature. Benoît Tadié en souligne d’ailleurs également les limites, en introduction à son étude dans ce recueil, pour aboutir au fond du problème : si l’on admet que certains romans policiers méritent plus que d’autres le qualificatif « métaphysique », où donc tracer une ligne de partage claire entre ces romans et les autres ? Et, encore faudrait-il, pour espérer y parvenir, pouvoir s’entendre sur le terme « métaphysique » ainsi associé au roman policier. Ce qui nous amène enfin, puisqu’il convient de revenir à l’origine des choses dans ce volume, au point de départ de l’expression problématique qui nous occupe.

Lorsqu’en 1941, le critique américain Howard Haycraft l’inaugure dans son ouvrage Mystery for Pleasure en qualifiant les enquêtes du Père Brown de « récits de détection métaphysique » (p. 76), il fait référence à la méthode de résolution intuitive du crime (davantage que rationnelle) et à l’approche philosophique, morale et religieuse du criminel par le pieux personnage de G. K. Chesterton. Quand Patricia Merivale emploie à son tour le même adjectif dans son article de 1967, elle fait alors référence aux nouvelles labyrinthiques de Jorge Luis Borges et aux romans de Vladimir Nabokov, récits dans lesquels la trame narrative de l’enquête forme un sous-texte privilégié aux paradoxes philosophiques et à « l’étalage d’artifices » métafictionnels à l’œuvre dans ces textes6. Elle identifie également Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet, dans lequel « le personnage principal de l’enquêteur devient, par ‘accident’ ou par ‘coup du destin’, le meurtrier qu’il cherchait », comme « un véritable roman policier métaphysique » dans le prolongement direct des récits de Borges (p. 295 ; notre traduction)7.

On peut certainement s’entendre sur le fait que les enquêtes métaphysiques du Père Brown illustrent la célèbre définition qu’avait formulée H. L. Mencken de la métaphysique en ce qu’elles consistent « à essayer de prouver l’incroyable en faisant appel à l’inintelligible » (p. 238 ; notre traduction)8. En revanche, cette dernière ne s’applique plus à la métaphysique profane, « sans dieu », des intrigues de Borges, Nabokov et celle du « nouveau roman » de Robbe-Grillet qui relèvent de situations « kafkaïennes », au sens de réalités illusoires régies par l’absurde. En un peu moins de trente ans — période qui sépare les récits de Chesterton de ceux de Borges, de même que la critique de Haycraft de celle de Merivale — la face du monde avait changé ; la « mode » métaphysique aussi. Toutefois, il faut noter que l’article de Patricia Merivale avait pour objet principal, clairement indiqué par son titre, de mettre en lumière un tout nouvel élément — étranger à la réflexion philosophique et existentielle — que l’on retrouve dans la définition formelle du roman policier « métaphysique » à laquelle elle aboutit ensuite avec Susan E. Sweeney : l’« autoréflexivité » des textes qui, assimilée à une forme de « transcendance du questionnement », donne lieu à des considérations davantage liées aux innovations techniques méta-textuelles des auteurs qu’au contenu spéculatif ou contemplatif qu’ils y offrent. En 1967, la « méta-physique » du récit entrait en concurrence avec sa « métaphysique ». Il n’est donc pas surprenant que l’attention prêtée à cette dernière ait, depuis, progressivement reculé au profit des effets réflexifs du texte, jusqu’à la scission du terme « métaphysique » lui-même, puisqu’on n’en retient plus, de nos jours, que le préfixe dans les travaux doctoraux des jeunes générations de chercheurs : James Dalrymple préfère en effet troquer le terme « métaphysique » pour « métafictionnel » (2017, p. 6-7), tandis qu’Antoine Dechêne a proposé et développé la notion de récit à mystère « métacognitif » (2018, p. 38).

Un retour aux réflexions métaphysiques de H. L. Mencken permet de conclure, en donnant à méditer sa réponse à la dernière question que l’on se posera également ici (quoiqu’en des termes moins anachroniques) :

Perçant tant de secrets, nous cessons de croire en l’impénétrable. Et pourtant, le voilà assis à se lécher tranquillement les babines. […] Pourquoi les tendances en matière de métaphysique changent-elles presque aussi souvent que celles en matière de chapeaux féminins ? Tout simplement parce que l’impénétrable projette ses ombres noires dans tous ces domaines [des sciences humaines] ; tout simplement parce que les universitaires tentent d’étiqueter et de faire entrer dans des cases des phénomènes qui sont aussi insaisissables et intangibles que le chemin d’un homme vers une femme. [p. 241-242 ; notre traduction]9

Contributions

Une analyse philosophique de la théorie du roman policier de Siegfried Kracauer ouvre ce recueil. Référence maintes fois citée et discutée dans les études suivantes, Le Roman policier : un traité philosophique est la première tentative d’interprétation de ce que l’émergence et la popularité du genre littéraire révèlent de la société qui le produit. Michèle Cohen-Halimi revient sur la mystérieuse histoire de cette réflexion, rédigée entre 1922 et 1925, au croisement des disciplines philosophique et sociologique, sans toutefois pouvoir en lever intégralement le voile. Si l’on comprend les influences aux fondements de cette nouvelle critique philosophique basée sur l’expérimentation de l’objet culturel à connaître, comment expliquer que Kracauer, une fois l’objet connu, ait finalement renoncé à publier son manuscrit, jusqu’à même en cacher l’existence à son ami, Theodor W. Adorno, à qui il était pourtant dédicacé ? La lecture tardive de l’essai, publié à titre posthume en 1971, rend compte qu’il présageait la dérive totalitaire allemande à venir. C’est bien sûr du devoir éthique du critique en son temps qu’il est question au cœur du secret de la réflexion de Kracauer. Michèle Cohen-Halimi met également au jour un intertexte capital, La Théorie du roman de Georg Lukács, et explique comment Kracauer en vint à reconnaître la popularité du roman policier comme un symptôme de la « monstruosité » du monde moderne ; elle-même procédant du devenir grandissant de la rationalité instrumentale (ratio) au détriment d’un rapport métaphysique au monde. Kracauer appréhendait là une mutation philosophique majeure de la rationalité, à l’échelle de la société moderne dans son entier, dont il voyait à la fois l’instrument personnifié en la figure du détective de roman policier et l’allégorie romanesque dans un décor auquel il consacra tout un chapitre, celui du « Hall d’hôtel ».

L’entreprise collective de contradiction de ce diagnostic accablant posé sur la lecture du roman policier est amorcée par la réouverture de la toute première enquête, celle du double assassinat de la rue Morgue. Adoptant la démarche critique « policière » de Pierre Bayard, Alistair Rolls cherche toutefois moins, dans son étude, à prouver l’autre célèbre vérité de l’histoire qu’à montrer comment le texte sous-tend un point d’entrée final à un double sens fondamental. La piste de l’abominable meurtre sexuel, étrangement ignorée (à moins d’être soigneusement refoulée ?) par Dupin, est de nouveau suivie, mais elle est retracée à partir des trois obscures métaphores finales du détective, formulées au sujet du préfet de police, et d’une étrange citation de Jean-Jacques Rousseau, tirée de Julie ou la Nouvelle Héloïse, et reproduite en français à la fin du texte original. Ces subtilités métaphoriques et cette dernière agrammaticalité intertextuelle (la notion est empruntée à Michel Riffaterre) sont autant d’indices-clés invitant finalement à lire le texte (to unread). La solution du récit ne serait donc pas aussi définitive, ni aussi finale, qu’on le croit puisque le lecteur se trouve suspendu, à jamais irrésolu, entre deux logiques interprétatives possibles : d’un côté, une lecture analytique, celle du détective, menant à la solution officielle de l’énigme (massacre à la lame de rasoir par orang-outan en fuite) dévoilée à la toute fin du récit ; de l’autre, une lecture intuitive, concurrentielle du discours du détective au fil du texte, de laquelle naît l’effroyable soupçon d’une alternative officieuse – la « scène primitive » du genre dans laquelle Mlle L’Espanaye joue le triste rôle principal aux côtés de son mystérieux assassin. Éclairés par la notion psychanalytique de « fétiche », d’autres exemples d’indices textuels troublants trouvés dans l’œuvre d’Agatha Christie permettent à Alistair Rolls d’accréditer l’idée qu’une telle dualité herméneutique, et le frisson métaphysique particulier qui en découle, se prolongent dans le roman policier classique comme l’héritage du texte fondateur d’Edgar Allan Poe.

Maxime Leroy propose ensuite de relire The Woman in White à la lumière des textes de Paul Ricœur, dont la référence au Conflit des interprétations résonne avec l’analyse précédente. En préface à la première édition livresque de son récit en 1860, Wilkie Collins confesse justement n’avoir jamais saisi les « considérations métaphysiques » qu’éveilla la noirceur de son personnage, le comte Fosco, chez ses tout premiers lecteurs qui l’avaient lu en feuilleton. Maxime Leroy prend acte de la perplexité de l’auteur, mais suggère de l’utiliser à l’avantage de la critique comme un indice de ce dernier à l’interprétation des trois grandes sources de spéculation existentielle soulevées par ce roman polyphonique : l’identité, l’origine du mal et la vérité. En concentrant l’analyse sur les discours et les actes des personnages, Maxime Leroy met en évidence la manière dont ces questionnements métaphysiques se trouvent intimement liés aux manifestations corporelles des émotions des personnages par l’entremise du frisson, ce qui permet de cerner l’importance du sens et du rôle joué par celui-ci dans l’œuvre fondatrice du « roman à sensation ».

Dans l’étude suivante consacrée à The Man Who Was Thursday, autre classique de la littérature britannique, son auteur, G. K. Chesterton, ne facilite pas plus la tâche critique que Wilkie Collins, puisqu’il ne consentit pour toute explication qu’à qualifier son roman de « cauchemar métaphysique ». À partir de solides connaissances biographiques, historiques et culturelles sur l’auteur et son contexte d’inspiration à l’aube et au lendemain du 20e siècle, Charlotte Arnautou déjoue en partie l’hermétisme de l’œuvre de Chesterton en éclairant quelques-unes des facettes de l’exceptionnelle richesse qu’elle déploie : narrative, structurelle, générique, symbolique et intertextuelle. L’influence du poète Edward Lear et du conte de Lewis Carroll, Alice in Wonderland, s’avèrent essentiels à la compréhension des particularismes du nonsense de Thursday. On apprend également beaucoup sur les singularités de la métaphysique chestertonienne grâce au Livre de Job auquel le roman fait écho par ses questionnements sur le mal et sa façon de figurer les limites de la compréhension humaine face à l’inconnu, personnifié en la figure élusive de Sunday qui constitue l’énigme irrésolue au cœur du roman. La contribution de Charlotte Arnautou expose la tentative de G. K. Chesterton de faire de la lecture de Thursday une expérience intellectuelle complexe vers la vérité.

Le regard que croisent ensuite Benoît Tadié et Isabelle Boof-Vermesse sur le roman noir américain, né aux États-Unis au début des années 1920, rend compte de l’évolution du genre et de logiques « métaphysiques » différentes par rapport aux traditions d’écriture britanniques du roman policier. Benoît Tadié souligne d’abord l’importance du meurtre comme fondement de toute métaphysique à l’œuvre dans le roman policier. Ce sont, en effet, les circonstances particulières d’une mort violente et intentionnelle (relevant du domaine des connaissances sensibles) qui conditionnent en retour le questionnement sur la finitude de l’homme (connaissances suprasensibles). Cet « élan métaphysique » du polar, c’est-à-dire l’initiation philosophique qu’il offre par sa lecture sur le mal et la mort, s’inscrit donc directement dans la dynamique narrative selon des modalités d’écriture vérifiant la conception de la métaphysique de Kant. À partir de nombreux exemples de romans noirs américains, allant de Dashiell Hammett à William Hjortsberg, en passant par William Faulkner, Benoît Tadié suggère que deux « pôles métaphysiques » se dessinent dans le polar : une métaphysique noire se rattachant à la mélancolie d’une conscience subjective et une métaphysique de l’absurde liée à une violence aveugle, qui frappe au hasard.

L’étude suivante reprend et prolonge la réflexion sur cette dernière notion en examinant comment les maîtres du roman noir américain, Raymond Chandler et Dashiell Hammett, la traitent thématiquement dans leurs romans. S’il est le plus souvent synonyme de coïncidence dans le roman policier, et donc généralement perçu négativement comme un recours commode qui trahit la réalité fabriquée de l’auteur, le hasard, explique Isabelle Boof-Vermesse, peut également être envisagé comme une forme d’accès au réel. En mettant en évidence la façon dont contingence et nécessité interagissent dans The Big Sleep et dans la célèbre « parabole de Flitcraft » de The Maltese Falcon, Isabelle Boof-Vermesse fait apparaître, à la lumière respective des théories de Quentin Meillassoux sur le réalisme spéculatif et du « thychisme » de Charles Sanders Peirce, les tendances gnostiques de ces deux classiques du roman noir qui rappellent ainsi, en même temps qu’ils détournent, le mythe fondateur de l’élection divine de la pensée puritaine.

Les deux essais suivants offrent une exploration originale du phénomène métaphysique religieux dans une variété de romans policiers des années 1950 à nos jours, écrits par des auteurs de confession ou de culture juive ; ce qui permet ici de sortir des sentiers battus de la critique qui s’est beaucoup préoccupée du sujet à partir d’œuvres d’auteurs chrétiens, notamment britanniques, tels que G. K. Chesterton, Dorothy L. Sayers ou Graham Greene. Dans un premier temps, Suzanne Bray s’intéresse à un roman singulier dans la longue carrière du duo d’auteurs américains Ellery Queen : And on the Eighth Day, publié en 1964. Si Frederic Dannay avait comme à l’accoutumée élaboré le plan complet du récit — fortement influencé à l’époque par les découvertes des manuscrits de la mer Morte et par les articles-reportages d’Edmund Wilson parus à leur sujet dans The New Yorker — ce fut toutefois le talmudiste Avram Davidson qui rédigea le roman, et non le second nom du binôme, caché derrière le pseudonyme commun, Manfred Lee, qui souffrait alors d’une terrible panne d’inspiration. Suzanne Bray nous décrit et analyse ainsi l’incidence de ces circonstances si particulières d’inspiration et d’écriture sur cet ultime opus tantôt révéré, tantôt décrié comme la plus mystérieuse et la plus déroutante des aventures déductives d’Ellery Queen. Suzanne Bray met en évidence les tonalités bibliques du langage des personnages et, plus généralement, du style d’écriture adopté par Davidson. Elle en dénoue le curieux mélange d’inspirations historiques, religieuses, philosophiques et superstitieuses des deux auteurs qui contribuent ensemble à la métaphysique du roman. Très éloignée de son mode d’écriture traditionnel (le célèbre « défi au lecteur »), l’intrigue relativise l’importance de la révélation de l’identité du coupable et ébranle les pouvoirs de la raison du célèbre détective par des questionnements métaphysiques que Suzanne Bray révèle comme le prolongement des incursions mystiques privilégiées du duo d’auteurs, initiées dans quelques-uns de leurs précédents romans.

La contribution d’Isabelle Rachel Casta est quant à elle consacrée au polar « juif » contemporain. L’idiosyncrasie policière repose ici sur un jeu classique d’oppositions et de contrastes entre le raisonnement pragmatique du détective laïque et les subtilités rabbiniques du croyant, entre le récit des ravages physiques ou spirituels du mal et le recours à un humour typiquement décalé qui les dédramatise ; enfin, le thriller juif se caractérise par l’omniprésence de références aux textes sacrés, ce qui peut aussi bien faire émerger et nourrir une réflexion spirituelle qu’être perçu comme un énième « habillage » du genre policier. À partir d’un vaste corpus romanesque contemporain, allant de On soupçonne le rabbin de Harry Kemelman (1964) à La Nuit des Juifs-vivants d’Igor Ostachowicz (2012), Isabelle Rachel Casta cherche à saisir les effets que peut accomplir une telle mobilisation de la métaphysique religieuse juive dans le roman policier et se demande si cela est toujours suffisant pour que l’œuvre panse et donne à penser.

Dominique Meyer-Bolzinger problématise une réflexion similaire en introduction à son étude et suggère l’émergence d’un « vertige métaphysique » de l’économie narrative même du récit d’enquête ; celui-ci étant défini comme un récit tourné vers la résolution méthodique d’une énigme, quelle qu’elle soit, dont le contrat de lecture est fondé sur le soupçon et qui n’exclut pas de se jouer des attentes du lecteur. L’analyse comparée porte sur les littératures policières française et anglaise, dont de nombreux « cas limites » de romans policiers contemporains, d’où la pertinence terminologique du « récit d’enquête » dans cet essai. D’abord, ce sont les pratiques du doute de quelques grandes figures de l’histoire du genre littéraire qui sont passées au crible : celles de Sherlock Holmes, d’Hercule Poirot et du commissaire Maigret. Cela permet ensuite à Dominique Meyer-Bolzinger d’examiner les thématiques mémorielles de nombreux autres récits d’enquêtes, plus proches de nous et aux allures de romans policiers, envisagés ici comme les « héritiers » postmodernes du genre, mettant en scène des personnages de détectives amnésiques à la recherche de leur histoire, tels que nous les racontent Patrick Modiano dans Rue des boutiques obscures (1978), Anne Perry dans Un étranger dans le miroir (1990) ou encore Antoine Bello dans Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet (2010). Ces étapes de la réflexion mettent au jour une « métaphysique de la trace », certes inhérente aux ébauches de récits policiers depuis l’Antiquité, mais dont la nature change au gré de l’évolution du genre littéraire et dont Dominique Meyer-Bolzinger décline les différentes mutations pour en dégager, à chaque étape, le « vertige métaphysique » particulier.

La dernière étude de ce recueil explore l’œuvre du Suédois Henning Mankell, auteur à succès d’une littérature policière contemporaine proche du réel, à la conscience psychologique, politique et sociale à la Georges Simenon, mais résistante à la subversion postmoderne des « codes » traditionnels du genre. Les multiples citations issues des premiers et des derniers romans de la série consacrée à Kurt Wallander, débutée en 1991 et achevée en 2009, ne démontrenten effet rien de commun avec ceux des romanciers postmodernistes abordés précédemment : les enquêtes de Kurt Wallander sont lentes et difficiles — l’intrigue mankellienne « piétine » et le recours au hasard ou à la chance est l’un des raccourcis privilégiés par l’auteur — mais elles aboutissent toujours à l’arrestation des coupables, sans laisser planer le doute quant à leur culpabilité. Si Henning Mankell s’applique à respecter scrupuleusement les « règles » supposées du genre et les attentes de son lecteur, ses romans se révèlent toutefois moins conformes qu’il n’y paraît au modèle qui célèbrerait le triomphe de la raison et la restauration de l’ordre. Annie Bourguignon y décèle en effet un renouvellement permanent de la réflexion sur les modalités du savoir (à travers les difficultés liées à l’enquête), sur le bien et le mal (qui s’apparente à une sorte d’éthique du devoir et de la responsabilité collective) et, plus largement, sur le genre humain. Au-delà du récit national suédois, les romans policiers d’Henning Mankell traduisent sa conception métaphysique personnelle du monde qu’Annie Bourguignon analyse comme inconfortablement « intermédiaire » : si nous ne comprenons pas tout du monde qui nous entoure, nous sommes loin d’être ignorants ; si nous acceptons tant bien que mal les limites de notre propre connaissance, nous en avons au moins conscience ; et, si la barbarie nous révolte tous en tant qu’êtres humains, pas un seul d’entre nous n’est lui-même parfaitement innocent. Tel est, brièvement résumé, « le divan mankellien » qu’identifie Annie Bourguignon.

C’est en effet une angoissante métaphysique en miroir que nous tendent les romans de Mankell, mais dont le reflet nous apparaît infiniment plus supportable, ainsi racontée sous la forme du récit d’enquête policière du valeureux Wallander, qu’à la lecture des Fondements de la métaphysiquedes mœurs d’Emmanuel Kant, par exemple. Si le roman policier est un divertissement, il l’est au sens pascalien du mot, comme l’avait aussi compris Nicolas Freeling : « Quand bien même la Mort serait une grande aventure, on préférerait rester à la maison et lire à son sujet »10.

Après avoir commencé par renouer, grâce à Michèle Cohen-Halimi, avec le discours du philosophe-sociologue métaphysicien sur le roman policier, puis d’en avoir survolé neuf « contre-expertises » de critique littéraire, balayant chronologiquement les grandes étapes de l’évolution du roman policier depuis Edgar Allan Poe jusqu’à nos jours, nous sommes heureux que les paroles rares de l’écrivain de romans policiers sur la métaphysique concluent ce volume. Il eût été regrettable en effet de faire l’impasse sur les réflexions personnelles de celui qui imagina l’inspecteur Piet Van der Valk, le renommé « Maigret hollandais », qui connut son heure de gloire sur le petit écran britannique entre les années 1970 et 1990. Nicolas Freeling, romancier d’origine anglaise, devenu français de cœur en choisissant de finir ses jours près de Strasbourg, savait faire cogiter sur ses crimes et leurs coupables, mais aussi sur ceux des autres — Stendhal, Charles Dickens, Joseph Conrad, Sir Arthur Conan Doyle, Rudyard Kipling, Raymond Chandler, Dorothy L. Sayers et Georges Simenon — c’est-à-dire sur ses influences littéraires favorites. C’est sans doute grâce à elles qu’il fut récompensé de deux des prix les plus prestigieux des littératures policières en France et aux États-Unis : le Grand Prix de Littérature Policière pour Frontière belge (Gun Before Butter, 1963) en 1965 et l’Edgar Allan Poe du meilleur roman pour The King of the Rainy Country, par l’association Mystery Writers of America, en 1967.

Tel était précisément l’objet de son recueil Criminal Convictions: Errant Essays on Perpetrators of Literary License,publié pour la première fois en 1994 et dont nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation des éditions Peters Fraser & Dunlop, l’essai d’ouverture intitulé « Crime and Metaphysics ». Dans ce texte, Nicolas Freeling emploie son agilité d’esprit à circonscrire, sur le mode érudit d’une réflexion d’artiste et de citoyen, les deux notions si fuyantes du titre tout en en restituant les difficultés d’approche intellectuelle, philosophique et artistique. Des trois domaines, Freeling considérait que l’artiste est celui qui peut le mieux percevoir quelque chose de la « métaphysique ». En tant que romancier, il était en mesure de se lamenter de l’imprécision des mots à rendre cet au-delà du monde. Il nous apprend cependant que Rudyard Kipling lui donna sa première leçon de métaphysique en suggérant que, parfois, certaines pages semblent s’être écrites toutes seules, comme guidées par une force supérieure. Surgit alors la question capitale qui traverse cet ouvrage : « Quitte à être romancier, […] pourquoi un romancier de romans policiers ? » (p. 10 ; notre traduction)11. Convenons qu’il fallait bien prendre le temps d’une réflexion collective pour sonder la question.

Remerciements

Ce volume rassemble les interventions prononcées lors de la journée d’étude organisée en mars 2021 par l’unité de recherche IDEA (Interdisciplinarité Dans les Études Anglophones) de l’Université de Lorraine (Nancy), ainsi que les contributions de spécialistes en littérature anglaise, américaine, française et scandinave qui ont répondu à mon appel complémentaire lancé à l’automne 2021. Que tous les auteurs qui se sont saisis du sujet proposé soient ici chaleureusement remerciés pour en avoir offert autant de perspectives à méditer, qui feront la joie de tous les amoureux du roman policier. Je tiens également à témoigner ma reconnaissance envers Monica Latham et Nathalie Collé, directrices de la collection « Book Page Text Image », qui m’ont accordé leur confiance dans la direction de ce numéro et m’ont donné toute latitude et le temps nécessaire pour mener à bien ce travail ; envers François Guérif, qui a gentiment accepté mon invitation à préfacer cet ouvrage ; envers Dan Fenton, agent littéraire chez Peters Fraser & Dunlop, qui m’a permis de reproduire l’essai de Nicolas Freeling et, bien sûr, envers Benoît Tadié, mon directeur de thèse, dont les conseils et les relectures m’ont été très précieux.

Références

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Dalrymple James, 2017, Jouer au détective chez Kazuo Ishiguro et dans le « whodunit » métafictionnel britannique, thèse de doctoraten études anglophones, Université Grenoble Alpes.

Dechêne Antoine et Delville Michel (dirs), 2016, Le Thriller métaphysique d’Edgar Allan Poe à nos jours, Liège, Presses universitaires de Liège.

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Freeling Nicolas, 1994, « Crime and Metaphysics », dans Criminal Convictions: Errant Essays on Perpetrators of Literary License, Londres, Peter Owen Publishers, p. 3-13.

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Merivale Patricia, 1967, « The Flaunting of Artifice in Vladimir Nabokov and Jorge Luis Borges », Wisconsin Studies in Contemporary Literature,vol. 8, n° 2, p. 294-309.

Narcejac Thomas, 1947, Esthétique du roman policier, Paris, Le Portulan.

  • 1.« Metaphysics is indefinable as a fact of existence, and the word itself defies definition, but can be illustrated » (Freeling, 1994, p. 3). Notre traduction dans le texte.
  • 2.Un excellent dossier « Polars & Métaphysique », coordonné par Franck Damour, est paru dans la revue NUNC en février 2010. Sur les aspects religieux du sujet, notamment en lien avec des auteurs britanniques de romans policiers, se reporter à l’ouvrage collectif dirigé par Anya Morlan et Walter Raubicheck, Christianity and the Detective Story (Cambridge UP, 2013) ; sur les aspects philosophiques et politiques de la question, voir la monographie de Philippe Corcuff, Polars, philosophie et critique sociale (Textuel, collection Petite encyclopédie critique, 2013) ; enfin, sur les liens entre roman policier et concepts philosophiques, consulter l’ouvrage collectif Philosophies du roman policier, dirigé par Colas Duflo (ENS Éditions, 1995).
  • 3.« A metaphysical detective story is a text that parodies or subverts traditional detective story conventions – such as narrative closure and the detective’s role as surrogate reader – with the intention, or at least the effect, of asking questions about mysteries of being and knowing which transcend the mere machinations of the mystery plot. Metaphysical detective stories often emphasize this transcendence, moreover, by becoming self-reflexive (that is, by representing allegorically the text’s own processes of composition) » (Merivale et Sweeney, 1999, p. 2).
  • 4.Les dates indiquées entre parenthèses sont celles des traductions de ces textes en anglais.
  • 5.« The borders between literary genres have become fluid » (Hutcheon, 1988, p. 9).
  • 6.Dans l’autre article fondateur du roman policier dit « métaphysique » paru en 1971, « Whodunit and Other Questions: Metaphysical Detective Stories in Post-War Fiction », le critique et universitaire américain Michael Holquist poursuit la réflexion engagée par Patricia Merivale pour l’étendre à toute la littérature postmoderniste en dressant le parallèle suivant : « Le roman policier est au Post-Modernisme, ce que les présupposés structurels et philosophiques du mythe et de la psychologie des profondeurs étaient au Modernisme » (p. 135 ; notre traduction). (« What the structural and philosophical presuppositions of myth and depth psychology were to Modernism […], the detective story is to Post-Modernism » [Holquist, 1971, p. 135]).
  • 7.« The logical extrapolation of Borges’ brief tales into novel form would be […] a real metaphysical detective story like Alain Robbe-Grillet’s Les Gommes (1953), where the detective hero himself becomes, by ‘accident’ or by ‘destiny,’ the murderer he has been seeking » (Merivale, 1967, p. 295).
  • 8.« Metaphysics is almost always an attempt to prove the incredible by an appeal to the unintelligible » (Mencken, 1956, p. 238).
  • 9.« Penetrating so many secrets, we cease to believe in the unknowable. But there it sits nevertheless, calmly licking its chops. […] Why do fashions in metaphysics change almost as often as fashions in women’s hats? Simply because the unknowable casts its black shadows across all these fields [the humanities] – simply because the professors attempt to label and pigeon-hole phenomena that are as elusive and untangible as the way of a man with a maid » (Mencken, 1956, p. 241-242).
  • 10.« If Death is a big adventure, one would prefer to stay at home and read about it » (Freeling, 1994, p. 6). Notre traduction dans le texte.
  • 11.« But if a novelist, […] then why a crime novelist? » (Freeling, 1994, p. 10).
  • Références

    Auster Paul, 2000 [éd. orig. 1992], « Conversation avec L. McCaffery et S. Gregory » [1989-1990], Le Carnet rouge suivi de L’Art de la faim, Paris, Librairie générale française, collection « Livre de Poche », p. 309-349.
    Dalrymple James, 2017, Jouer au détective chez Kazuo Ishiguro et dans le « whodunit » métafictionnel britannique, thèse de doctoraten études anglophones, Université Grenoble Alpes.
    Dechêne Antoine et Delville Michel (dirs), 2016, Le Thriller métaphysique d’Edgar Allan Poe à nos jours, Liège, Presses universitaires de Liège.
    Dechêne Antoine, 2018, Detective Fiction and the Problem of Knowledge: Perspectives on the Metacognitive Mystery Tale, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
    De Mijolla-Mellor Sophie, 2012, « Freud, lecteur d’Agatha Christie », Topique, vol. 1, n° 118, p. 73-84.
    Eco Umberto, 1987 [éd. orig. 1983], Apostille au « Nom de la rose », trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, Librairie générale française, collection « Livre de Poche ».
    Freeling Nicolas, 1994, « Crime and Metaphysics », dans Criminal Convictions: Errant Essays on Perpetrators of Literary License, Londres, Peter Owen Publishers, p. 3-13.
    Haycraft Howard, 1941, Murder for Pleasure: The Life and Times of the Detective Story, Londres, New York, D. Appleton-Century Company.
    Holquist Michael, 1971, « Whodunit and Other Questions: Metaphysical Detective Stories in Post-War Fiction », New Literary History,vol. 3, n° 1, p. 135-156.
    Hutcheon Linda, 1988, A Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction, New York, Routledge.
    Manchette Jean-Patrick, 2003 [éd. orig. 1976-1995], Chroniques, Paris, Rivages Noir, collection « Écrits Noirs ».
    Mencken H[enry] L[ouis], 1956, Minority Report: H. L. Mencken’s Notebooks, New York, Alfred A. Knopf.
    Merivale Patricia et Sweeney Susan Elizabeth (dirs), 1999, « The Game’s Afoot: On the Trail of the Metaphysical Detective Story », dans Detecting Texts: The Metaphysical Detective Story from Poe to Postmodernism, Phildadelphie, University of Pennsylvania Press, p. 1-24.
    Merivale Patricia, 1967, « The Flaunting of Artifice in Vladimir Nabokov and Jorge Luis Borges », Wisconsin Studies in Contemporary Literature,vol. 8, n° 2, p. 294-309.
    Narcejac Thomas, 1947, Esthétique du roman policier, Paris, Le Portulan.