Sur Les Sciences de l’imprécis d’Abraham Moles, en collab. avec Élisabeth Rohmer

À l’ère de la fascination pour la précision algorithmique, Les Sciences de l’imprécis d’Abraham Moles et Élisabeth Rhomer propose un correctif bienvenu en érigeant l’imprécision en objet de science légitime. Cet article assume une entrée oblique : pour comprendre la portée de l’ouvrage, un retour nourri sur le parcours d’A. Moles s’impose, car la thèse de cet ouvrage est l’aboutissement d’une trajectoire qui mène de l’exactitude physique (premier doctorat d’État, en 1952) à une phénoménologie esthétique de la communication (second doctorat d’État, à Paris, en 1956), de celui qui fut autrefois appelé le « maître sans disciples » de l’École de Strasbourg (ou Institut de psychologie sociale des communications) à l’institutionnalisation des sciences de l’information et de la communication. C’est aussi le parcours d’un cybernéticien qui, à contre-courant des modes de son époque, creuse son sillon dans la philosophie des sciences au moment où s’impose la sociologie des sciences dans le paysage académique. Ce détour biographique et institutionnel éclaire la genèse du livre Les Sciences de l’imprécis et sa charpente méthodologique, parfois hétérogène mais féconde. Sur le plan épistémologique, A. Moles substitue à l’idéologie de l’exactitude la pertinence opératoire et la documentation des tolérances ; sur le plan théorique, il reconfigure les concepts de bruit et de redondance pour penser diffusion culturelle et design de messages. Enfin, sur le plan méthodologique, il propose une boîte à outils de réduction de l’incertitude (en s’appuyant sur la micropsychologie et l’analyse factorielle de correspondances) plaidant pour une réflexivité du chercheur. Cet article met en lumière l’actualité du programme molesien face à la datafication et à la gouvernance algorithmique, anticipant une « science de l’imprécis 2.0 ».