Chapitre 10
« La formation initiale vétérinaire a pour objectif de former des docteurs vétérinaires à de nombreux métiers dans les domaines de la santé animale, de la santé publique et de l’alimentation. La formation vétérinaire repose sur un référentiel de compétences commun aux 4 ENVF »1.
Comme nous l’avons indiqué dans le septième chapitre, la formation initiale proposée à l’École nationale vétérinaire de Toulouse (ENVT) pour les étudiants et étudiantes de la promotion 2014-20192 durait cinq années et était découpée en deux phases : un tronc commun sur quatre années, et une cinquième année d’approfondissement.
Par ailleurs, comme nous venons de le voir dans le chapitre précédent, les étudiants et les étudiantes, avant leur entrée à l’école vétérinaire, ne se projetaient pas particulièrement dans une activité particulière ni même dans une des quatre écoles. Ils et elles arrivaient avec une représentation sociale très positive, voire naïve, de la profession, telle celle du public, car ils et elles ne la connaissaient pas au quotidien. Au cours de leurs cinq années de formation, ils et elles l’ont découverte au travers de leurs stages dans des cliniques privées et au sein des cinq cliniques du Centre hospitalier universitaire vétérinaire de l’ENVT, les amenant à aligner leurs illusions sur la réalité professionnelle (Hughes, 1958). En parallèle, les étudiants et les étudiantes étaient amenés à se projeter dans leur vie personnelle, après leur sortie de l’école, avec les contraintes de la profession telles que les horaires de travail, les gardes et les urgences.
L’objectif de ce chapitre est d’étudier comment les étudiants et les étudiantes ont construit, tout au long de leur formation initiale, leurs choix d’activité pour leur entrée sur le marché du travail, en prenant en compte différents paramètres pouvant influencer leurs choix : les stages et les cliniques au sein de l’ENVT et également leurs projections de leurs vies personnelles futures. En effet, le choix du secteur d’activité nécessite de préciser son projet professionnel, mais aussi son projet personnel, car il peut avoir des impacts sur la vie personnelle (Boutinet, 2005 ; Cacouault-Bitaud, 2001).
Nous nous appuierons sur les représentations socioprofessionnelles (Fraysse, 2000) qui offrent le moyen de percevoir les changements dans l’appréhension d’un métier, ainsi que les facteurs d’attrait ou de rejet par rapport à une pratique professionnelle. C’est un cadre pertinent pour comprendre la dynamique des étudiantes et des étudiants vis-à-vis d’une filière professionnelle tout au long du cursus. Ce modèle facilite la compréhension des décisions relatives au choix des spécialités et d’exercice de la profession des étudiantes et étudiants vétérinaires.
Les souhaits exprimés par les étudiants et les étudiantes montrent que la majorité n’avait pas encore un projet bien défini puisqu’ils et elles envisageaient plusieurs secteurs d’activité. Qui plus est, une poignée d’entre eux et elles n’avaient fait encore aucun choix, car toutes les activités les tentaient. Environ un tiers des personnes interviewées avaient une seule idée, celle de l’exercice en secteur rural, mais sans préciser la dominance, car ils et elles n’avaient pas encore tranché sur leurs préférences d’activité.
En prenant en compte tous les types d’exercices envisagés par les étudiantes et les étudiants, nous relevons que les plus mentionnés sont l’exercice mixte (la prédominance n’est pas toujours précisée)3, les animaux de compagnie, la faune sauvage et les animaux de rente. Les activités telles que l’équine, l’enseignement et la recherche et les nouveaux animaux de compagnie (NAC) tentaient peu d’étudiants et d’étudiantes. Les quelques étudiantes et étudiants attirés par la médecine équine étaient des cavalières et des cavaliers.
Les projets étaient assez distincts entre les étudiantes et les étudiants puisque ces derniers envisageaient principalement d’exercer la médecine mixte (sans précision de dominante) et auprès des animaux de rente alors que les étudiantes étaient partagées entre la médecine mixte, les animaux de compagnie et la faune sauvage. L’attirance plus marquée des filles pour les chiens et les chats reflète leur socialisation dans notre société qui les prépare plus que les garçons à la compassion, au « care » et à l’écoute des clients et clientes, ce qui peut les amener à vouloir développer ces compétences dans ce secteur. En revanche, le fait que très peu de garçons soient tentés par la médecine exclusive auprès des animaux de compagnie peut être lié aux représentations de ce secteur par les étudiants, influencés par leurs amis extérieurs et leurs proches, comme l’explique Arthur : « J’ai pas mal de potes qui sont pas à l’école qui se moquent de moi justement sur le côté gaga des animaux, donc je pense que ça fait pas très viril, mes potes d’études d’économie tout ça, j’imagine que ça rend viril d’être en costard ».
L’intérêt pour la faune sauvage est justifié par une recherche de dépaysement géographique et auprès des animaux « exotiques », comme en témoigne Lilas : « La faune sauvage m’intéresse, car elle permet de bouger, de voyager. Si on travaille dans une réserve, on peut aller chercher des animaux ou faire des échanges avec d’autres pays. On peut être en contact avec des animaux qu’on voit pas tous les jours, c’est pas la même approche ». La préservation des espèces, les soins aux animaux, l’observation des comportements au sein des réserves ont été également mentionnés. Toutes ces aspirations étaient, sans doute, issues de reportages sur l’exercice vétérinaire ou éthologiste dans les réserves pour les animaux sauvages. Cet attrait pour la faune sauvage mettait en évidence une représentation idéalisée de la profession, car très peu de vétérinaires exercent cette activité. Ces résultats sont proches de ceux des promotions antérieures (Sans et al., 2011 ; Dernat et Siméone, 2014).
Ainsi, la plupart des étudiants et des étudiantes, à leur entrée à l’école vétérinaire, étaient encore au stade de la « socialisation préprofessionnelle » avec des rêves toujours bien présents et une image de la profession plus ou moins fantasmée, car ils et elles ne connaissaient pas la réalité du quotidien du ou de la vétérinaire, ni du marché de l’emploi. Au cours de leur formation initiale, et notamment au cours de leurs stages et des expériences en cliniques, les étudiantes et les étudiants acquièrent une vision de l’activité professionnelle les amenant au stade de la « socialisation professionnelle » (Nault, 1999).
Un des objectifs du stage obligatoire, en première année, en clinique vétérinaire à dominante rurale4 était de faire découvrir aux étudiants et aux étudiantes l’exercice du métier auprès des animaux de rente qu’ils et elles ne connaissaient pas toujours avant leur entrée à l’ENVT et de susciter des vocations pour ce secteur d’activité qui manque de vétérinaires.
Quelques-uns et quelques-unes ont, en effet, découvert l’exercice vétérinaire auprès des animaux de production, comme le raconte Amélie : « Ça m’a plu, le milieu rural, je connaissais pas vraiment, enfin même pas du tout et, du coup, je m’attendais pas à quelque chose de spécial, en fait, c’était une totale découverte ». Ils et elles ont aimé découvrir des bovins et des ovins : « Je viens de la ville donc j’avais jamais quasiment vu de vaches » (Théo). Connaître cette activité leur a également plu : « C’était chouette de comprendre comment les vétos travaillaient, le fait d’aller chez les éleveurs, de voir les exploitations » (Maude). Pour certains et certaines, ce stage leur a donné envie de se tourner ensuite vers cette activité, à l’instar de Clément : « J’ai découvert le milieu rural, car où j’habite il n’y en a pas tellement, et ça m’a donné vraiment envie de faire une activité mixte ».
Globalement, le stage en milieu rural a suscité, pour environ un tiers des étudiantes et la moitié des étudiants, une envie d’exercer en activité mixte, de type animaux de rente et animaux de compagnie, à l’image de Joffrey : « Maintenant que j’ai fait mon stage en rural, j’aimerais bien faire de la mixte ». Ce stage a souvent confirmé leurs idées initiales, comme l’explique Alicia : « Je voulais être vétérinaire rurale et ça m’a donné encore plus envie, et puis j’ai pu voir l’importance des conseils qu’on donne aux éleveurs, tout ce qui est alimentation et reproduction ». Parmi ces étudiantes et étudiants tentés par l’activité auprès des animaux de production, très peu avaient vécu à la campagne dans leur enfance et/ou leur adolescence et/ou avaient une expérience du monde rural par le biais de leurs familles proches, contrairement aux résultats de Sylvain Dernat et Arnaud Siméone (2014).
Leur intérêt pour l’activité mixte était motivé par plusieurs facteurs :
Seulement un étudiant et une étudiante pratiquant l’équitation projetaient d’exercer en mixte avec des équidés, l’un avec les animaux de rente et l’autre avec les animaux de compagnie. Les autres cavalières ne l’envisageaient pas, car elles n’appréciaient pas les propriétaires de chevaux qu’elles trouvaient exigeants et hautains. Les non-cavalières et non-cavaliers n’étaient pas attirés par les chevaux ou n’étaient pas à l’aise avec eux.
Quelques étudiantes ont complètement rejeté l’idée de se tourner vers la médecine des bovins, car ils ne sont estimés par les éleveurs que pour leur valeur marchande, ce qui les amène à choisir l’euthanasie pour une vache malade dont le traitement coûterait plus cher que son prix. Qui plus est, les relations avec les vaches sont considérées comme maltraitantes : « Pour bouger une vache, il faut la taper » (Margot). De ce fait, elles considéraient qu’il fallait être très détaché « affectivement » des bovins, et cela ne correspondait pas à leur conception du métier de vétérinaire, comme l’explique Rebecca : « Il faut avoir moins d’affection pour les bêtes, car les éleveurs vont plus facilement choisir l’euthanasie alors que nous, on aimerait soigner tout le monde ». Une étudiante a évoqué également le fait qu’elle ne supportait pas de voir les conditions de vie des vaches dans les élevages intensifs : « Les animaux sont parqués dedans, voient pas le dehors, ils sont dans un espace restreint, ils marchent dans leur merde, c’est vraiment… ils mettent juste de la paille dessus, et c’est fini, ça leur paraît bénin pour eux, mais moi, c’est pas des conditions de vie pour une vache, c’est la rentabilité » (Mathilde).
La maltraitance animale dans les élevages intensifs est, depuis une quinzaine d’années, de plus en plus critiquée dans notre société, car elle est dénoncée par certaines associations et relayée par les réseaux sociaux, dont certains sont très prisés par les jeunes, notamment les femmes. En effet, ces dernières sont plus nombreuses que les hommes à être soucieuses des conditions de vie des animaux en raison de leur éducation et de leur socialisation qui les prédisposent à la sensibilité et à la compassion (Fontanini, 2015c). La défense de la cause animale plus prononcée par les femmes n’est pas nouvelle puisqu’elle date du 19e siècle au Royaume-Uni. Elle concernait essentiellement la lutte contre la vivisection5. Carol Adams (1990) analyse de façon croisée l’oppression des femmes et celle des animaux, à travers la consommation de viande : les femmes, victimes de sexisme dans la société, sont sensibles aux conditions de vie des animaux d’élevage, notamment intensifs. Selon une étude de FranceAgriMer (2020)6, les adeptes des régimes sans viande sont plutôt des femmes urbaines, célibataires, jeunes, diplômées du supérieur et appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures. La principale motivation des végétariens et végétariennes7, véganes8 et pescétariens et pescétariennes9 est le souci du bien-être animal. Selon Viviane Moquay (2016), le manque de vétérinaires en secteur rural s’explique, en partie, par le nouveau profil des étudiants et des étudiantes qui sont souvent très soucieux et soucieuses de la bientraitance animale et de la limitation de la consommation de viande.
Parmi les étudiantes et les étudiants n’ayant pas pour projet d’exercer en activité mixte auprès des animaux de production et des animaux de compagnie, à la suite de leurs stages en milieu rural, quelques-uns et quelques-unes avaient d’autres souhaits.
Une petite poignée d’étudiantes, qui envisageaient la faune sauvage avant leur entrée à l’ENVT, persistaient dans leur idée, en ayant néanmoins pris conscience que peu de vétérinaires travaillent auprès de la faune sauvage, comme l’explique Caroline :
J’aimerais bien travailler dans les zoos. C’est un peu idyllique, je verrai bien si j’y arrive ou pas… J’aimerais bien commencer en faisant vétérinaires sans frontières, en allant dans des réserves, dans la savane en Afrique par exemple. Les animaux sauvages m’intéressent, j’aimerais bien étudier leurs comportements, car il n’y a pas grand-chose de connu, faire de la recherche sur le terrain… mais j’envisage pas de faire de la réserve toute ma vie et ensuite j’aimerais travailler dans un zoo, mais les places sont très chères ; ce qui m’intéresse, c’est la diversité des animaux…
Ces étudiantes n’ont pas encore complètement abandonné leur rêve de travailler auprès de la faune sauvage. Elles s’accrochent à cette idée, sans trop y croire. Une des étudiantes n’a pas encore conscience de la réalité de la profession auprès de la faune sauvage et la considère comme un travail en solitaire, influencée sans doute par certains films ou reportages : « Dans les réserves, on n’a pas les contraintes avec les propriétaires comme en chiens et chats. On peut vraiment faire le travail sans rendre compte à quelqu’un après » (Lilas).
Les autres étudiants et étudiantes qui projetaient d’exercer en faune sauvage avant leur entrée à l’école vétérinaire ont pris conscience du peu de possibilités d’avoir un emploi, comme en témoigne Marion : « Souvent les vétos “faune sauvage” sont à l’étranger dans des réserves, ou si on reste en France, c’est des zoos, des parcs animaliers, et très souvent y a un vétérinaire par zoo ou par parc animalier, donc faut que ce vétérinaire parte à la retraite et qu’on soit miraculeusement celui qui prend la place, donc c’est compliqué, en fait, d’être vétérinaire “faune sauvage” ».
Deux étudiants et une étudiante projetaient d’exercer la profession d’enseignant-chercheur ou enseignante-chercheuse, sans préciser dans quelle discipline : « C’est un métier qui m’intéresse, de continuer à avancer dans une connaissance, on rencontre des gens passionnants, c’est très ouvert, et l’enseignement ça me plaît aussi » (Paulo). Toutefois, cette idée semblait compliquée à mettre en œuvre, comme l’explique Amandine :
En ce moment, j’essaie de discuter avec les profs pour voir parce que c’est plus compliqué en fait que juste faire de la pratique, il va falloir passer un master en parallèle de l’école, donc c’est quelque chose qu’on est assez obligé de décider rapidement, le but ce serait à la fin de mes années de base de faire une thèse universitaire, une vraie thèse de recherche et après essayer de chopper un job de recherche.
Aucun étudiant ni aucune étudiante n’a indiqué vouloir faire de la médecine exclusive des animaux de compagnie alors que plusieurs filles avaient cette idée avant d’entrer à l’école. Est-ce la conséquence de leurs stages principalement axés sur la découverte de la médecine auprès des animaux de rente qui leur a fait oublier l’exercice exclusif auprès des animaux familiers ?
Les autres personnes interviewées, et notamment des étudiantes, n’avaient plus vraiment de projet professionnel ou hésitaient, après leurs stages en exploitation rurale. L’exercice mixte pourrait les tenter, mais sans plus : « Avant j’aurais jamais considéré que la mixte c’était un truc qui m’intéresserait, et maintenant, je me dis que ça doit être une bonne alternative, la mixte, enfin, j’envisage plus la mixte que je ne l’aurais envisagé avant, mais après… » (Rosa). Pour certaines, la nécessité d’habiter près de la campagne ne leur convenait pas, à l’instar de Rebecca : « J’aimerais bien faire de la mixte, mais le problème c’est l’endroit car je suis très citadine, j’aime bien les cinémas, les magasins, il y a tout à proximité ». D’autres étudiantes et étudiants étaient attirés par l’exercice auprès des équidés mais hésitaient :
La rurale m’intéresse plus que la canine, ça m’a plu le contact avec l’éleveur, je sais pas encore si je me consacre à l’équine car la clientèle, c’est pas top, je la trouve vachement plus exigeante, il faut qu’on sache tout de suite, y a un lien plus affectif avec le cheval, c’est sûr qu’ils s’inquiètent plus, une vache, c’est un moyen de rente, mais y a pas d’affectif, et puis si on est plus dans des élevages de chevaux et qu’on fait une petite erreur, c’est direct le procès, donc ça tente pas, soigner les chevaux, oui, ça me plairait, j’adore les chevaux. [Tristan]
Quelques étudiantes ne savaient pas trop quelles activités les tentaient le plus et attendaient d’effectuer d’autres stages pour décider, comme l’explique Amélie : « Je sais pas trop en fait, je dirais, j’aime bien la mixte, mais après je sais pas, parce qu’au début de l’année j’aurais dit que de la canine parce que je connaissais, donc j’attends de voir les autres stages ». D’autres réfléchissaient à leurs préférences mais n’avaient pas tranché, comme Flora : « J’aimerais faire de la mixte. J’aime bien aussi la chirurgie… je ne sais pas trop encore… Faire de la mixte me permettrait de sortir d’une routine si on fait que de la canine, et faire que de la rurale, c’est physique, je pense, c’est un rythme intense. Je n’ai pas trop réfléchi encore à mon projet professionnel ». Enfin, plusieurs étudiantes et étudiants étaient intéressés par toutes les activités et considéraient qu’ils et elles avaient le temps de décider, comme en témoigne Camille : « Il y a tout qui me plaît, je ne sais pas quoi faire, j’ai le temps encore ! ».
En définitive, le stage de découverte de l’exercice vétérinaire auprès des animaux de production a permis, tout d’abord, à l’ensemble des étudiants et des étudiantes de saisir la réalité du terrain et de mieux connaître la profession vétérinaire en activité rurale pure ou mixte. Pour beaucoup d’entre eux et elles, il a suscité un désir de se tourner vers cette pratique ou il a confirmé leurs projets initiaux. En revanche, pour les autres étudiants et étudiantes, la découverte de l’exercice mixte leur a fait découvrir des aspects négatifs qu’ils et elles n’appréhendaient pas forcément avant et qui les ont amenés à hésiter ou à reporter leur décision de faire un choix. Quelques-uns et quelques-unes étaient encore au stade de la « socialisation préprofessionnelle » en se projetant dans la faune sauvage ou dans l’enseignement et la recherche.
Quel que soit le souhait énoncé par les étudiants et les étudiantes (projet d’exercer en mixte, autre idée ou en attente), la plupart d’entre eux et elles ont évoqué les conditions difficiles d’exercice auprès des animaux de rente qui peuvent peser, après réflexion, sur le choix futur de ceux et celles ayant en première année le souhait d’exercer auprès des animaux de production ou pour ceux et celles qui n’ont pas encore tranché sur leur future activité.
Un des inconvénients énoncés concernait les horaires de travail journalier élevés, car les interventions auprès des animaux peuvent être plus longues que prévues et des urgences surviennent en fin de journée, comme l’explique Lilas : « Les horaires sont imprévisibles car on sait quand on part, mais on sait pas quand on revient ». Selon Coralie, « si on veut faire du rural, faut être quand même assez résistant au niveau de la fatigue, y a beaucoup de route pour aller d’une exploitation à l’autre, on peut mettre dix minutes mais aussi une demi-heure, donc ça réduit forcément le temps que tu passes à travailler, du coup t’es obligé de faire un petit peu plus, d’allonger toujours les heures ». Ces propos reflètent les longues distances à parcourir d’une exploitation à l’autre dans certaines régions où les exploitations sont distantes les unes des autres (Verger, 2019).
Les étudiants et les étudiantes pointaient également les nombreuses gardes à effectuer la nuit, notamment dans les périodes de vêlage, comme le relate Marion : « C’est un métier qui est crevant car si y a pas beaucoup de vétos dans la clinique, on est de garde souvent et on est souvent appelée pour un vêlage en pleine nuit, il faut se lever à deux heures du mat et être opérationnelle et, le lendemain, il faut retourner bosser ». En effet, la dispersion de la clientèle rend difficile l’organisation d’un réseau pour les gardes (Verger, 2019).
Ces longues heures de travail ont pour conséquence une fatigue physique importante, comme l’explique Théo :
On le voyait le lendemain d’une garde quand ça avait été dur, c’est vrai qu’ils étaient vraiment épuisés, en rural, ça dépend vachement des journées parce qu’ils ont pas d’horaires fixes et donc y a des jours où ils ont pas grand-chose à faire et y a d’autres jours où vraiment ça arrête pas et, au lieu de rentrer à 19 heures où la clinique est censée fermer, ils rentrent à neuf heures du matin, dans ce cas-là, c’est sûr que c’est fatiguant.
Marie a pointé les effets à long terme de la fatigue chronique et des efforts physiques à fournir : « C’est vraiment un métier difficile parce qu’on se lève beaucoup la nuit, parce qu’on mange n’importe comment pour plein de raisons, la clinique où j’étais, y en a un qui a pris sa retraite, il va bien, mais il est quand même épuisé par les années de travail et l’autre qui est encore là, il peut plus rien faire avec son épaule à 50 ans ».
Les nombreuses heures de travail ont aussi un impact sur les vies personnelles comme le relate Maxime : « Il y a nécessité d’être disponible en fait, ça veut dire que certaines semaines où on est de garde, la vie qu’on mène à côté de la clinique passe après ». Théo explique également : « Si on a une vie de famille, il faut toujours composer, je pense que c’est pas toujours facile ».
Les étudiants et les étudiantes ont aussi évoqué les conditions climatiques pénibles, notamment en hiver, à l’instar de Rosa : « Le froid, la journée ça va encore, mais la nuit c’est chiant, parce que tu es dans des étables et y a des courants d’air, c’est surtout que t’as froid aux mains, le pire, je crois, c’est les mains, même pas les pieds, parce t’as tes paires de chaussettes dans tes bottes, mais pour les mains t’as pas le droit d’avoir des gants, y a que quand t’as les mains dans les vaches que t’as pas froid ».
Quelques étudiants et étudiantes ont fait état de la saleté des lieux où vivent les animaux de rente ou des conséquences de certains actes pratiqués sur eux, comme en témoigne Maxime : « Faut entre guillemets aimer se salir les mains, enfin, il faut aimer travailler dans un milieu qui est pas toujours propre et tout ça, ça me dérange un peu ». Camille renchérit : « C’est spécial, faut pas avoir peur d’être dégueulasse, le véto était en train de faire une césarienne, il avait son bras et il m’a dit de mettre mon bras et de suivre le sien, donc on était tous les deux le bras dans la vache et, d’un seul coup, il y a eu un appel d’air et, splatch, du sang partout ! ». Adrien résume, ainsi, les conditions d’exercice : « C’est pas un métier qui attire de par son glamour. On travaille généralement dans le froid, la gadoue, ça pue, et on a du sang sur soi ».
Si les hommes prennent davantage soin de leur apparence depuis une vingtaine d’années, en France (Amadieu, 2002), il n’en demeure pas moins que les filles, dès leur enfance, sont plus socialement invitées que les garçons à travailler leur apparence dans le but de l’améliorer, en portant des bijoux, en soignant leur coiffure, en privilégiant l’aspect esthétique de leurs vêtements et en évitant toute mauvaise odeur corporelle ou saleté sur leurs habits (Court, 2010). Les fillettes découvrent, d’ailleurs, très tôt, à travers les jouets (maquillage, bijoux…), les artifices de séduction qui leur apparaîtront « naturels » à l’âge adulte. Selon Ilana Löwy, « les sociétés occidentales continuent à adopter une attitude radicalement différente envers la beauté masculine et la beauté féminine. […] La femme stéréotypée est belle et préoccupée de son apparence » (2007, p. 94). Dans ce contexte, il apparaît, sans doute, difficile pour les étudiantes de s’imaginer travailler tous les jours habillées en cotte marron criblée de salissures diverses et sentant l’odeur des bovins. Une des étudiantes l’a clairement affirmé : « Les filles se tournent plus vers les chats et les chiens plutôt que les vaches, ben oui, c’est logique, moi ça me saoulerait si je faisais que de la bovine, j’aimerais pas être toujours sale » (Lilas). Ces propos sont le reflet de l’appartenance à une identité de genre qui « désigne la façon dont des personnes se pensent et se ressentent en regard des catégories de genre » (Bereni et al., 2020, p. 93).
Finalement, beaucoup d’étudiantes et d’étudiants considéraient l’exercice rural plus difficile que l’exercice canin au niveau des horaires de travail, car les horaires sont plus longs, du fait des déplacements. Lors des gardes de nuit, les vétérinaires ruraux et rurales sont aussi plus souvent appelés pour une urgence. Quelques étudiants et étudiantes ont enfin évoqué les risques plus élevés d’accident physique grave :
Y a beaucoup plus de risques de se faire gravement blesser par une vache ou un cheval que par un chien, un chien, il va mordre certes, mais il va pas donner des gros coups de pied dans les hanches ou des trucs comme ça, c’est déjà moins dangereux, quand il faut maîtriser une vache, c’est pas comme maîtriser un chien, un chien, tu lui mets une muselière et puis globalement après tu risques pas grand-chose, alors qu’une vache, y a les cornes, y a les sabots, si on se fait coincer entre la vache et une barrière. [Marion]
Par ailleurs, la plupart d’entre eux et elles mettaient en avant le besoin d’avoir de la force et d’être suffisamment grand ou grande en taille pour exercer auprès des animaux de rente. Certaines filles ont, d’ailleurs, été surprises de leurs difficultés physiques à pratiquer un vêlage, à l’instar de Coralie : « J’ai ouvert, sorti le veau, recousu, voilà, mais sortir un veau de 50 kilos, je ne m’attendais pas à ça. J’envisageais pas du tout cette facette-là du métier, je ne pensais pas que je pourrais avoir autant de mal à faire quelque chose parce que j’ai pas de force ! ». La majorité des étudiantes doutaient de leurs capacités physiques à pratiquer auprès des bovins. Elles avançaient leur petite taille, leurs bras trop courts pour faire des fouilles de vaches et leur manque de musculature pour la mise bas des veaux, comme le relate Anna : « Je me dis que j’y arriverai jamais, quand il faut remettre la matrice en place par exemple, même les prises de sang, j’en ai fait quelques-unes, mais les vaches ont de la force dans la queue et il faut de la force pour traverser la peau de la vache avec une seringue, les vêlages aussi, quand on doit tirer sur le veau, c’est dur ». Certaines envisageaient alors de travailler avec des brebis, car elles sont plus petites, ce qui facilite les actes.
Plusieurs étudiantes estimaient que les hommes ont moins de difficultés, car ils sont plus forts qu’elles, comme le raconte Amandine : « Je sais qu’il y a beaucoup de filles qui défendent le fait que les filles en rural, elles ont autant leur place que les mecs, je suis d’accord, mais on galère plus parce que c’est un métier physique et que, quand on doit fouiller une vache, les garçons, ils vont jusqu’au foie, et nous non parce qu’on a le bras plus court, et pour porter une matrice, il faut être à deux filles, et un garçon, il peut le faire tout seul ».
Une seule étudiante a remis en question la force physique des hommes : « Y’a des choses que même un homme, je pense, peut pas faire tout seul, si c’est un veau qui est vraiment énorme et qu’il arrive pas à le tirer tout seul, il va demander à l’éleveur de l’aider » (Anna).
La grande majorité des garçons considéraient également que les filles rencontrent plus de difficultés physiques à pratiquer la médecine des animaux de rente qu’eux à cause de leur corpulence. L’un d’entre eux expliquait :
Une fille qui est taillée 50 kilos, qui s’occupe de bovins qui font 700 kilos, elle va être beaucoup plus en peine qu’un colosse qui fait 90 kilos, ça c’est clair et net, naturellement les garçons sont quand même plus musclés et costauds que les filles, mais il se peut très bien qu’une fille sache très bien se débrouiller en bovine, je ne fais pas de règle générale, mais c’est plus une tendance après, je pense qu’elles vont être moins prises au sérieux en bovine. [Joffrey]
Un autre affirme que « véto en rural, c’est plus, enfin pour moi, un métier d’hommes que de femmes » (Corentin). Presque aucun des garçons n’a exprimé de doutes sur ses compétences physiques, même parmi les plus petits et les plus frêles. Il semble en être de même chez les hommes vétérinaires qui se décrivent comme grands et forts alors qu’ils sont de la même taille que certaines femmes qui se considèrent comme petites (Pensuet, 2024).
Ainsi, le sentiment d’incompétence ressenti par les étudiantes vis-à-vis de la médecine des animaux de rente (Bandura, 1977) était renforcé par le discours des étudiants. Qui plus est, parmi les enseignantes-chercheuses et enseignants-chercheurs interrogés, la moitié d’entre eux et elles considéraient qu’il est beaucoup plus difficile pour les femmes d’exercer auprès des bovins, car elles sont moins fortes physiquement que les hommes. L’une d’elles a avancé une explication biologique :
Quand on parle d’un mâle et d’une femelle, c’est pas la même chose génétiquement, ils sont à priori pas destinés pour faire les mêmes tâches, et c’est plus dangereux pour les filles, quand elle se prend un coup de sabot, alors que les garçons sont plus forts, plus guerriers, même un garçon gringalet est plus fort qu’une fille, on n’est pas faits pareils, la bovine, c’est pas pour elles, et les brebis, c’est pas pour les garçons, parce qu’ils ont des grosses mains, trop grosses pour les brebis, c’est tout bête, on a des spécialités différentes.
Ces enseignants-chercheurs et enseignantes-chercheuses n’exprimaient peut-être pas leurs opinions ouvertement aux étudiants et étudiantes. Aucun ni aucune ne nous en a fait part. Nous pouvons néanmoins supposer que leurs pensées pouvaient transparaître de manière détournée et donc renforcer le sentiment d’incompétence des étudiantes en lien avec leurs capacités physiques. Par ailleurs, Margot Courtois (2023) rapporte que beaucoup d’étudiantes des quatre écoles vétérinaires ont déclaré avoir été confrontées à des propos d’enseignants et enseignantes sur la force physique supposée plus faible des femmes qui les empêche d’être légitimes dans l’exercice auprès des bovins. Les propos d’une enseignante-chercheuse interviewée rejoignaient les résultats de M. Courtois (2023) en indiquant que les étudiants qui souhaitaient exercer auprès des bovins ne faisaient pas forcément partie des plus costauds, mais que leur projet n’étonnait personne, alors que pour les filles, elle rapportait ce type de propos entendus de la part de ses collègues : « Quand des fois une fille débarque et qu’elle dit qu’elle veut faire “bovine”, il y a toujours ce regard : “Ah ouais ? Ouais, ouais ! Accroche-toi !”. Ou un truc comme ça ».
Dans les représentations sociales et notamment dans le milieu vétérinaire persiste l’idée que la pratique de la médecine vétérinaire nécessite force et endurance, car elle s’est construite sur ces qualités, dès la création de la première école à Lyon. En 1967, le Bureau universitaire de statistiques et de documentation scolaire et professionnelle présentait toujours ces qualités comme incontournables pour exercer la médecine vétérinaire (Hubscher, 1999). Toutefois, « on peut raisonnablement se dire que face à un animal aussi imposant la différence de force entre hommes et femmes ne changera sûrement pas le résultat final de n’importe quel acte réalisé par une personne n’ayant aucun matériel » (Pensuet, 2024, p. 38). D’ailleurs, dès le 19e siècle, les vétérinaires utilisaient des moyens de contention à l’aide de cordages pour immobiliser les animaux afin de ne pas mettre leurs vies en danger (Doniol-Valcroze, 2001). Qui plus est, la contention des bovins était déjà pratiquée majoritairement par les éleveurs, ce qui permettait aux vétérinaires de ne pas nécessairement avoir besoin d’être costauds (Pensuet, 2024). À partir de 1945, la contention est facilitée par l’utilisation de moyens chimiques comme la sédation et l’anesthésie rendant la force physique superfétatoire (Doniol-Valcroze, 2001). Par conséquent, la force physique n’est plus une condition essentielle pour la contention des bovins et, depuis bien avant l’arrivée des femmes vétérinaires, dans l’exercice auprès des « gros animaux » (Pensuet, 2024).
Les actes pratiques les plus souvent nommés pour dénoncer le manque de force des femmes par rapport aux hommes sont les retournements de matrices et les vêlages. Pour le retournement de matrice, il peut être facilité grâce à la sédation locale faite systématiquement par péridurale aujourd’hui et éventuellement par sédation générale légère, permettant de mettre la vache en position de « grenouille » et donc de faciliter l’acte de remise en place de l’utérus. On peut ajouter que, la plupart du temps, ce sont les éleveurs et les éleveuses qui portent la planche sur laquelle la matrice est entreposée avant d’être retournée. Ils et elles limitent donc le travail physique du ou de la vétérinaire. Néanmoins, les vêlages, et particulièrement les torsions de matrices, demandent de la force dans l’épaule. Il existe alors plusieurs méthodes, utilisées par des hommes et des femmes vétérinaires, pour faciliter la détorsion des matrices, tout comme l’aide d’une personne appliquant une pression sur le flanc pour faciliter le basculement du veau. Une autre méthode consiste à utiliser le GYN-stick, outil breveté en 2011 par le Dr Schlederer, un praticien autrichien ayant besoin de cet outil obstétrical, notamment pour détordre une torsion ou aller chercher une patte plus loin, sans se faire mal (Pourcel, 2023) : « Cet outil est principalement utilisé en Allemagne et en Autriche, mais il est de plus en plus fréquemment utilisé en France, et y est maintenant disponible à l’achat en centrale. Si malgré l’application de ces deux méthodes, le vêlage n’est pas possible, le recours à la césarienne est une solution que n’importe quel·le vétérinaire peut également mettre en place » (Pensuet, 2024, p. 38).
Ainsi, la plupart des étudiantes et des étudiants ne faisaient que répéter ce qui est communément admis dans notre société. Les médecins ont largement contribué depuis Hippocrate à définir les femmes comme naturellement faibles. Au 19e siècle, le positivisme a utilisé la médecine et la biologie pour confirmer cette faiblesse féminine « naturelle » permettant d’asseoir la répartition des rôles des hommes et des femmes dans la société (Dorlin, 2006).
Actuellement, la faiblesse physique est encore une norme de la féminité que les filles incorporent (Dorlin, 2017) car, dans leur socialisation et leur éducation, elles apprennent, dès leur plus tendre enfance, qu’elles sont fragiles et que les garçons sont forts physiquement (Dowling, 2001). Les filles sont rarement encouragées à pratiquer des sports avec des contacts physiques et à se battre. En revanche, elles pratiquent plutôt des jeux statiques alors que, comme le soulignent Coline Cardi et Geneviève Pruvost (2012) et Elsa Dorlin (2017), la force physique doit être développée pour exister… Toutefois, les femmes ont toujours occupé des emplois nécessitant force et résistance : au Moyen Âge, les femmes travaillaient dans la métallurgie et dans le bâtiment, au 19e siècle, dans les mines. Actuellement, de nombreux métiers occupés principalement par les femmes comme infirmière, aide-soignante ou sage-femme requièrent de la force et de l’endurance physique, mais ces qualités physiques nécessaires sont invisibilisées et non reconnues dans la qualification de ces professions (Gallioz, 2006).
Bien que la force physique soit une norme de la masculinité (Duret, 1999), elle est surtout valorisée dans la culture populaire et moins dans les classes sociales favorisées puisque les hommes n’effectuent pas de travaux de force (Lahire, 2001). Cependant, elle est toujours ancrée dans la pratique de la médecine vétérinaire auprès des bovins. Les propos d’Arthur mettent en évidence l’association encore existante entre la force physique et la masculinité, voire la virilité, chez des étudiants vétérinaires actuels :
À mes yeux, les garçons qui font « gouzou gouzou » avec les chiens et les chats perdent un peu leur virilité, je sais pas pourquoi ils font ça, moi ça me dépasse, c’est vraiment quelque chose que je comprends pas, j’arrive pas à l’expliquer. Les « gouzou gouzou », c’est un truc de filles, la rurale, c’est plus viril parce qu’on fait pas « gouzou gouzou » avec les vaches, c’est des animaux plus imposants, plus dangereux et puis le rapport avec l’éleveur est aussi moins affectif, y a moins d’affection, moins d’émotion. Pour moi, véto rural, ça a une image quand même très masculine parce que la plupart des éleveurs et vétos ruraux sont des hommes et puis c’est un métier qui est vu comme plutôt physique et tout, donc c’est vrai que ça serait plutôt une image virile euh masculine, y a plus de femmes en canine alors qu’il y a plus d’hommes en rural.
Ce discours est, sans doute, corrélé à l’image désormais plutôt féminine de la profession avec laquelle certains étudiants ont du mal à s’identifier et qu’ils rejettent, de ce fait, en valorisant l’exercice auprès des bovins et des éleveurs avec lesquels les relations ne sont pas affectives, ce qui leur permet de ne pas être potentiellement assimilés à des femmes.
Néanmoins, quelques étudiants considéraient que les femmes étaient aussi capables que les hommes de travailler auprès des animaux de rente car, selon Théo, « il suffit qu’elles soient capables de bien diriger l’éleveur, qui lui, vu que c’est son métier, va avoir la force physique nécessaire, et elles font les gestes techniques ».
Certaines filles relataient les solutions trouvées par des femmes vétérinaires pour exercer auprès des animaux de rente, comme le raconte Anna : « Maintenant, on a quand même vachement de techniques qui nous permettent de pas avoir besoin d’autant de forces qu’avant entre guillemets, enfin, rien que les vêleuses ». Flora explique également : « Il y avait des vétos femmes, c’était intéressant de voir comment elles se débrouillaient à manipuler les gros animaux, ça m’a permis de me rendre compte qu’une femme se débrouillait aussi bien qu’un homme pour faire de la rurale ».
Une autre étudiante rapporte les propos de sa maîtresse de stage : « Elle m’a dit que ça a jamais été un problème, et pourtant, c’est pas Musclor, c’est pas une armoire à glace, mais les femmes, au lieu d’utiliser la force, elles vont réfléchir pour trouver un autre moyen d’agir et, par exemple, au lieu de prendre le veau et aller de le tirer par-là, elles vont le prendre par-là et le tirer moins fort et ça aura le même effet » (Pauline).
Un enseignant-chercheur interviewé tenait des propos identiques :
En rural, je pense que les filles sont meilleures car elles ont des astuces pour éviter ce passage par la force et, en évitant ce passage par la force, ça passe beaucoup mieux, donc l’obstétrique avec de la douceur ça passe très bien, parce que c’est la vache qui pousse… les hommes ont tendance à passer en force et ça fait plus de dégâts. Il y a des fois où la vache ne pousse pas et où il y a besoin de force, mais il y a toujours l’éleveur, je ne vois pas en quoi une femme serait plus désavantagée dans une qualification par rapport à un homme ! Si on regarde les étudiants… ils sont pas tous rugbymans ! En plus, je connais des petits hommes et des petites femmes en rurale et qui font très bien leur métier, je pense donc que c’est une représentation dans leurs têtes !
D’autres étudiantes déclaraient qu’à force de faire les mêmes gestes, les femmes s’étaient musclées et rencontraient donc moins de difficultés, comme l’explique Coralie : « Je pense que c’est comme tout, on s’habitue, on se muscle là où il faut, rien que pour la prophylaxie, il faut soulever la queue et piquer, et au bout de 30 fois que je l’ai fait, il a fallu que j’arrête, j’avais trop mal au bras, il a fallu que j’arrête le temps que ça passe ».
Toutefois, ces solutions trouvées par des femmes vétérinaires n’étaient, sans doute, pas convaincantes pour toutes les étudiantes. Nous pouvons avancer l’hypothèse qu’une partie d’entre elles craignaient inconsciemment que le projet d’exercer la médecine des animaux de rente puisse leur faire perdre leur « féminité », car la force physique est communément admise comme une caractéristique masculine.
Qui plus est, l’école vétérinaire de Toulouse ne proposait pas aux étudiants et aux étudiantes de réfléchir aux enjeux et à l’évolution de leur futur métier, ni de prendre du recul vis-à-vis de leurs représentations des différentes activités de la profession. Elle n’organisait pas de rencontres entre les étudiants et étudiantes et des femmes vétérinaires exerçant auprès des animaux de rente pour qu’elles leur fassent part de leurs expériences et des moyens techniques utilisés. Une étudiante de l’ENVT interviewée, en mai 2023, par le journal Le Monde10 regrette l’absence d’échanges sur l’exercice en milieu rural pour les femmes : « À l’école, comme les promotions sont très majoritairement féminines, on fait comme s’il n’y avait pas de biais de genre, alors que c’est faux ».
Ces rencontres permettraient également aux étudiantes de mieux se projeter concrètement dans cette activité en améliorant la congruence entre leur image d’elles-mêmes et l’image des femmes vétérinaires en activité bovine (Huteau, 1982). Les étudiantes et les étudiants restaient seuls face à leurs représentations sociales personnelles et collectives. D’ailleurs, un enseignant-chercheur estimait qu’il serait nécessaire d’échanger avec eux et elles sur leurs représentations des activités vétérinaires, car il avait « l’impression qu’ils ont le même discours finalement, ils s’influencent mutuellement et autoentretiennent ce discours ». La position de cet enseignant-chercheur était-elle minoritaire ? La majorité de ses collègues estimait-elle que les étudiantes n’étaient pas capables d’exercer auprès des bovins et donc que ces échanges seraient inutiles ? Nous sommes étonnée que l’école vétérinaire de Toulouse et sans doute les autres également n’aient pas pris conscience qu’avec plus de 75 % d’étudiantes vétérinaires et avec un attrait de plus en plus limité pour la médecine bovine de la part des étudiants, il serait nécessaire d’encourager les filles à pratiquer cette dernière au lieu de les en dissuader.
Un autre facteur pouvant décourager les étudiantes de se tourner vers la médecine des bovins est la réticence de certains vétérinaires à embaucher des femmes et de certains éleveurs à les accepter. En effet, quelques étudiantes et étudiants ont constaté que des vétérinaires masculins préféraient embaucher des hommes que des femmes pour ne pas contrarier des éleveurs et éleveuses réfractaires aux femmes, parce qu’ils doutaient de leurs capacités physiques et de leur disponibilité pour les gardes, et pour ne pas avoir à « gérer » de congés maternité potentiels, comme l’a rapporté Julia : « J’étais en stage dans une clinique mixte où ils avaient le choix entre un jeune homme qui aspirait à faire de la mixte, et une jeune femme, ils ont préféré prendre le jeune homme, pour faire des gardes, pour physiquement, il n’aura pas de congés maternité, et c’est vrai qu’à dossier égal, ils prenaient sans hésiter l’homme ». La plupart des garçons ont d’ailleurs bien conscience qu’ils ont « plus de chances de se faire embaucher en rural et même en général quand on est un homme et qu’on veut être vétérinaire » (Jonathan).
Les constats de ces étudiants et étudiantes montrent la persistance de la méfiance de certains vétérinaires vis-à-vis de l’exercice de la médecine des animaux de rente par les femmes. En outre, certains vétérinaires semblent avoir encore une vision traditionnelle des femmes en les considérant toutes comme des mères potentielles qui se désinvestissent ensuite de leurs activités professionnelles. Les jeunes hommes vétérinaires, devenant de plus en plus rares, sont certainement recherchés, notamment dans l’exercice auprès des bovins, car ils sont considérés comme plus « fiables » que les femmes dans l’exercice de leur profession. En effet, on ne les incite pas à mettre en avant leur vie familiale par rapport à leur carrière professionnelle, mais plutôt le contraire, puisqu’ils sont considérés comme les principaux pourvoyeurs de ressources au sein de la famille. Tous ces éléments permettent de faire perdurer la médecine bovine « au masculin ». Ce contexte professionnel en faveur des hommes vétérinaires explique, sans doute en partie, la part plus restreinte des femmes dans ce secteur d’activité.
Concernant les éleveurs et éleveuses, les propos des étudiants et des étudiantes montrent que certaines et certains étaient réticents aux femmes vétérinaires et d’autres étaient ouverts, sur un même territoire ou selon les régions : « En rural, dans certaines régions, les filles sont encore pas bien acceptées. Dans l’Aveyron, ma véto avait eu pas mal de soucis, les éleveurs étaient pas spécialement ouverts. Au Pays basque, pas de problème, ils étaient même contents de voir une fille ! Ils trouvent qu’une femme explique mieux, qu’elle est plus douce » (Lola). Paulo explique qu’« il y a des coins un peu profonds, comme l’Ariège par exemple, tous les éleveurs sont plus habitués à voir des hommes ».
Les éleveurs réticents mettaient en avant « qu’il faut de la force physique et que les femmes ne sont pas capables de faire » (Rebecca). La représentation de l’incompétence féminine auprès des gros animaux est enracinée dans le monde agricole, où la division genrée du travail est forte et basée sur un essentialisme qui avance le manque de force physique et l’incapacité technique des femmes (Rieu, 2004).
Certains n’acceptaient toujours pas les femmes vétérinaires, comme le raconte Sofia : « Il y a des éleveurs qui veulent toujours pas qu’elle vienne, d’autres qui ont du mal à la laisser soigner leurs bêtes car ils pensent qu’elle n’est pas assez forte, qu’elle a pas assez de connaissances ». Plusieurs étudiantes ont rapporté des remarques que des éleveurs et éleveuses leur avaient faites pendant leurs stages, sans doute pour les dissuader de se tourner vers la médecine bovine à leur sortie d’école. Voici quelques exemples : « le métier de vétérinaire, c’est pas pour les filles, ou vous avez vu, c’est pas propre » (Sofia) ; « mais vous ne voulez pas faire de la bovine de toute façon ? vous voulez faire avec les chiens et les chats ? » (Julia).
Des étudiantes estimaient que ces remarques d’éleveurs et éleveuses provenaient de leurs préjugés sur les femmes vétérinaires. Ce jugement est assez étonnant vu que la plupart d’entre elles considéraient qu’elles n’étaient pas assez fortes physiquement pour exercer auprès des bovins, comme nous l’avons vu plus haut, ce qui signifie qu’elles n’avaient pas conscience de leurs propres idées reçues. Dans ces propos, nous retrouvons ceux énoncés par les femmes vétérinaires exerçant auprès des bovins (Pensuet, 2024 ; Barral, 2019).
D’après les étudiants et les étudiantes, certains éleveurs et éleveuses étaient, au départ, sceptiques à l’arrivée des femmes vétérinaires dans leurs exploitations et, lorsqu’elles ont montré qu’elles étaient aussi compétentes que leurs confrères, ils ont été impressionnés et ont vanté leurs compétences, comme le rapporte Caroline à propos d’un éleveur qui lui disait : « C’est une femme, elle est super forte ». Comme les éleveurs et éleveuses considèrent que l’exercice auprès des bovins est plus difficile pour les femmes, ils ont sans doute moins d’attentes envers elles et, lorsqu’elles font bien leur travail, selon eux et elles, elles « frappent leurs esprits » et peuvent même être mieux considérées que leurs confrères. D’autres éleveurs et éleveuses étaient d’avis, finalement, que les femmes étaient aussi compétentes que les hommes.
Deux étudiants ont rapporté que certains éleveurs étaient très contents d’avoir la visite des femmes vétérinaires « parce que, du coup, ils voient des femmes, des fois, quand je fais de la prophylaxie, il y en a qui sont un peu déçus de me voir, ils disent qu’elle était sympa, l’année dernière, la petite qui était venue » (Gauthier) et « parce qu’ils n’ont pas l’habitude d’avoir des filles qui ne sont pas du village » (Christophe).
Nous sommes étonnée qu’aucun étudiant ni aucune étudiante n’ait évoqué un besoin de force et d’être de grande taille pour les chevaux qui sont aussi grands que les bovins et qui pèsent presque autant que les vaches, de même pour les poulains comparativement aux veaux. Qui plus est, les femmes vétérinaires sont plus nombreuses en médecine équine qu’en bovine. Pour expliquer l’attrait plus prononcé pour l’exercice auprès des chevaux qu’auprès des bovins, notamment des femmes vétérinaires, il est nécessaire de prendre en compte le système de domestication actuel en Occident qui a pour caractéristiques une hiérarchie entre les animaux et le phénomène de l’animal de compagnie : « À l’hyper-domestication, la surprotection des animaux familiers s’opposent radicalement, la dédomestication, le maltraitement, la marginalisation des animaux de rente » (Digard, 1990, p. 236). « Le cheval se trouve, lui, dans une position intermédiaire entre les animaux de rente et les animaux de compagnie, position qui lui assure un statut relativement privilégié dans la hiérarchie des animaux domestiques (après le chat et le chien), comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres cultures malgré la diversité de ses situations » (Tourre-Malen, 2006, p. 15).
Par ailleurs, nous faisons l’hypothèse que les représentations sociales des bovins et des chevaux ne sont pas identiques, ces derniers étant souvent considérés comme des animaux « beaux et élégants » alors que les bovins sont plus vus comme gros et destinés à la boucherie. Ainsi, les chevaux ont un « statut » supérieur aux bovins aux yeux des femmes et des hommes. Nous postulons également que les femmes vétérinaires désirant se tourner vers la médecine équine avaient déjà une expérience auprès des chevaux, au cours de leur enfance et/ou leur adolescence, en tant que cavalières, ce qui les a amenées à les apprécier et à savoir comment les maîtriser. De plus, l’exercice auprès des équidés relève plus du « care » qu’avec les bovins : les propriétaires de chevaux (hormis ceux destinés à la production de viande) ayant une relation plus affective (ou « financière ») avec ces derniers sont davantage prêts à les faire soigner. Par conséquent, le manque de force et de grande taille des femmes pour l’activité auprès des bovins, avancé par les étudiants et étudiantes, une partie des enseignants et enseignantes de l’école et la société en général, n’apparaît pas rédhibitoire pour l’exercice auprès des chevaux (qui sont en moyenne de mêmes taille et poids que les bovins), ce qui nous amène à penser que l’attirance moins marquée des femmes vétérinaires pour les bovins n’est pas liée à leurs présumées « faiblesses physiques », mais aux représentations sociales et au statut de ces animaux. D’autres considérations peuvent amener les femmes à préférer exercer auprès des équidés qu’auprès des bovins et ovins, comme le fait qu’il fasse moins froid dans les écuries que dans les étables et que l’exercice équin soit plus souvent proche d’une ville que l’activité bovine.
Près de la moitié des filles et environ un tiers des garçons ont abordé spontanément leur souhait d’avoir des enfants plus tard et la difficulté de concilier vie familiale et professionnelle en exerçant notamment la médecine des animaux de rente, à cause des gardes de nuit et des week-ends. La plupart de ces garçons ne savaient pas comment ils résoudraient ce problème concrètement, car ils n’y avaient pas encore réfléchi, à l’instar de Gauthier : « Je ne sais pas du tout, je ne sais vraiment pas du tout, je verrai en fonction de la personne, je ne me projette pas, enfin, je trouve que c’est se projeter un peu loin, et je verrai au moment donné comme ça s’organise ». Les autres espéraient avoir une conjointe vétérinaire qui exercerait en canine, car « c’est plus souple niveau horaires, y a pas toutes les urgences et les gardes à faire le soir » (Joffrey), ou une conjointe non vétérinaire conciliante, comme Renaud : « Si on est avec une personne qui est pas dans ce métier, il faut en parler, je pense, mais de toute façon, c’est assez aléatoire, on ne sait pas ce qu’on va avoir dans une journée, on ne sait pas à quelle heure on va finir, on ne peut pas dire “ce soir je rentre à 19 heures 30” et, du coup, il faut juste avoir, on va dire, une conjointe compréhensive ». Par conséquent, ces étudiants comptaient sur leurs conjointes pour la prise en charge au quotidien de leurs futurs enfants. Aucun étudiant n’envisageait de travailler à temps partiel et, lorsque nous leur avons proposé cette « solution », la réponse était catégorique : « Non, quand même pas ! ». Prendre un temps partiel pour s’occuper de leurs enfants apparaît impossible pour ces étudiants, car ils n’ont pas été socialisés pour articuler conjointement leurs vies familiales et professionnelles, mais plutôt pour donner la priorité à cette dernière afin de subvenir aux besoins de leurs familles. Bien que les pères participent plus à la prise en charge des enfants dans certains milieux sociaux, il est encore peu courant qu’ils remettent en cause leur situation professionnelle en réduisant leur temps de travail lors de la venue d’un enfant (Duru‑Bellat, 2017 ; Papuchon, 2017 ; Esteban, 2024).
À l’inverse des étudiants, la majorité des filles avaient déjà anticipé la manière dont elles allaient concilier leurs futures vies familiales et professionnelles, car elles souhaitaient avoir du temps pour leurs enfants, comme l’explique Chloé : « J’accorde vraiment une place importante à ma future vie de famille et je veux pouvoir passer du temps avec mon futur mari, mes futurs enfants, je trouve que c’est pas quelque chose à négliger ». De ce fait, elles considéraient devoir faire un choix dans leurs activités professionnelles :
Je pense que, dès lors que j’aurai des enfants, il va falloir faire un choix, malgré le fait que j’aime mon métier, il va falloir lever le pied sur les gardes, sans m’arrêter, je ne compte pas devenir mère au foyer, j’ai pas fait tout ce chemin pour ne pas pratiquer quand même, je pense que je réduirai les heures, pour aller les chercher à l’école, je pense que c’est important le soir d’être avec ses enfants. [Coralie]
Quelques-unes ont pensé que la solution résidait dans une activité à temps partiel :
J’ai vu les femmes de la clinique où j’ai fait mon stage, elles étaient à mi-temps et je me suis dit « bah voilà, en étant à mi-temps elles peuvent se permettre d’avoir une vie à côté, avoir une vie de famille et de gagner bien sa vie », c’est quand même un avantage considérable et, si c’est possible, moi, honnêtement, je ne cracherais pas dessus parce que je n’envisage pas une vie sans vie de famille. [Pauline]
D’autres étudiantes ont expliqué qu’elles exerceraient en médecine canine exclusive, car il y a moins d’urgences et de gardes.
Ainsi, les filles considéraient que l’arrivée d’un enfant impliquerait un réaménagement de leurs priorités, comme l’indique Élisabeth Badinter : « Le souci de soi doit céder la place à l’oubli de soi » (2010, p. 24). Cela signifie qu’elles avaient une « centralité du travail » inférieure aux garçons. Or, comme les organisations de travail recherchent des salariées et salariés disposés à s’impliquer et à consacrer du temps à leur travail, une faible « centralité du travail » peut entraîner des conséquences sur l’accès à des responsabilités, sur les salaires et sur le souhait d’accéder à un poste ou un emploi estimé trop chronophage (Coron, 2023). Nous avons vu dans le cinquième chapitre que les employeurs et employeuses vétérinaires interprètent la prise d’un temps partiel comme un signe de désinvestissement professionnel qui aboutit rarement à une augmentation de salaire ou à une proposition d’association (Knights et Clarke, 2019). Par ailleurs, la centralité du travail renvoie également à la place des revenus des femmes au sein des familles. En travaillant à temps partiel, leurs revenus sont moins élevés, ce qui implique que les femmes attendent de leurs conjoints (dans les couples hétérosexuels) qu’ils assurent les revenus principaux de leurs familles. Les projets des étudiantes et des étudiants mettent en évidence la persistance de la division genrée du travail, c’est-à-dire « l’assignation prioritaire des hommes au travail dit “productif” (car effectué sur le marché du travail), et des femmes au travail dit “reproductif” (visant à assurer l’entretien du foyer et la reproduction de la force de travail à la génération suivante) » (Bereni et al., 2020, p. 224).
Des étudiantes ont raconté qu’elles avaient pris conscience de la difficulté à passer du temps avec les enfants en observant leurs maîtresses de stage, comme le raconte Lilas : « Il y avait une seule femme véto dans le stage et je pense qu’elle regrettait un peu de pas passer plus de temps chez elle. Elle avait un enfant en bas âge et elle le voyait pas beaucoup. Elle faisait de la rurale et était souvent dehors. C’est elle qui m’a fait réfléchir ». La culpabilité de certaines femmes vétérinaires envers leurs enfants à cause de leur manque de disponibilité pour eux a été mentionnée dans d’autres études (Dambrine, 2016 ; Verger, 2019 ; Barral, 2019 ; Pensuet, 2024). Cette culpabilité n’est pas spécifique à la profession vétérinaire, mais concerne potentiellement toutes les mères. En effet, dans la socialisation des filles, ces dernières apprennent à s’occuper préférentiellement des enfants et, quand ce rôle social n’est pas assuré à cause de leurs occupations professionnelles, elles se sentent culpabilisées.
Les propos de ces étudiantes montrent qu’elles acceptaient que la prise en charge de la vie familiale leur incombe principalement puisqu’elles n’ont pas émis l’idée que leur conjoint pourrait réduire ses horaires de travail, par exemple. Elles ont incorporé la norme sociale selon laquelle ce sont les femmes qui s’occupent le plus des enfants.
Néanmoins, toutes les étudiantes ne sont pas dans cette optique, car quelques-unes ont projeté de mener de front leurs vies professionnelles et familiales en recourant à des aides extérieures, comme l’explique Ambre : « Je pense que ce que j’ai vu m’a rassuré et je pense que c’est quelque chose de faisable, il faut une nounou et aussi une femme de ménage, ça demande de l’organisation, mais ça se fait ». Nous relevons néanmoins que ces étudiantes n’envisageaient pas que leurs futurs conjoints diminuent leur temps de travail pour prendre en charge les enfants. On peut supposer qu’elles sont réalistes, car peu d’hommes travaillent à temps partiel pour s’occuper des enfants11.
La norme sociale de la prise en charge des enfants principalement par les mères était aussi avancée par certains enseignants et enseignantes qui considéraient qu’il valait mieux, pour les femmes, exercer en médecine canine qu’en bovine, car « en canine, y a un système de garde mutualisé donc elles peuvent rentrer chez elles à la fin de la journée et pas en rural ». Un autre argument était avancé, celui des risques pendant une grossesse en médecine bovine : « À cause de la pénibilité physique, des trajets en voiture. C’est pas que de tirer sur la vache, c’est les trajets en voiture, la station debout ». Encore une fois, nous ne savons pas si ces enseignants et enseignantes faisaient part de leurs opinions aux étudiants et étudiantes. D’après M. Courtois (2023), il apparaît que certains et certaines le font dans les écoles vétérinaires puisque des étudiantes lui ont relaté que des enseignantes ne leur recommandaient pas d’exercer en milieu rural, car ce n’est pas adapté pour les femmes qui doivent s’occuper de leurs enfants et de leurs maris.
Nous avons demandé aux étudiants et aux étudiantes quelle modalité d’exercice ils et elles projetaient à plus ou moins long terme : collaboration libérale, libérale associée, libérale individuelle, salariée du secteur libéral, salariée du secteur privé. La plupart des étudiants et des étudiantes projetaient de travailler en tant que salariés et salariées du secteur libéral dans les années suivant l’obtention de leur diplôme pour acquérir de l’expérience, savoir quels types de cliniques leur conviendraient le plus et dans quelle ville ou région s’installer, et éviter la gestion ou le travail administratif. Cette intention rejoint le choix le plus courant des jeunes vétérinaires de moins de 35 ans puisque les trois quarts (73,4 %) sont salariés du secteur libéral alors que c’est le cas de 41 % des vétérinaires tous âges confondus (Observatoire national démographique de la profession vétérinaire, 2023).
Pour une projection à plus long terme, la plupart des étudiants et des étudiantes ne savaient pas quelle modalité d’exercice les satisferait le plus. Parmi ceux et celles ayant déjà une idée, quelques-uns et quelques-unes projetaient de s’associer avec d’autres vétérinaires dans une clinique en libéral pour moins travailler, comme le relate Christophe : « Dans mon cabinet en stage, il y avait plusieurs associés, leur avantage, c’est qu’ils avaient plus de temps libre ». Les autres raisons évoquées étaient d’avoir des responsabilités, de prendre part à la gestion de la clinique, de percevoir des revenus plus confortables et de ne pas avoir de patron. Ces étudiants et ces étudiantes avaient des parents faisant partie de la catégorie socioprofessionnelle « cadres, professions intellectuelles supérieures et professions libérales », ce qui laisse supposer une influence des conditions de travail de leurs parents (avec des responsabilités professionnelles, une souplesse et une autonomie dans la gestion de leur travail) sur leurs aspirations professionnelles (Irvine et Vermilya, 2010).
Les quelques autres ont mentionné les avantages du salariat, comme Lisa : « Quand on est salarié, les horaires sont plus souples et, si je veux un mi-temps, je l’aurai, alors qu’en libéral, il faut faire un plein temps pour faire fonctionner la clinique, j’aimerais travailler à mi-temps pour la vie de famille ». D’autres encore signalent les inconvénients du libéral :
J’ai pu voir justement avec le stage qu’il y avait pas mal de paperasse et que ça prenait quand même beaucoup de temps, puis quand on est associé, on peut pas forcément non plus prendre des vacances quand on veut, si y a beaucoup de travail et que les salariés posent déjà les vacances, on peut pas s’en aller et, du coup, y a une dose de travail plus importante, donc ça dépend de ce qu’on veut. [Amélie]
À travers ces propos, on retrouve encore une fois le désir de ne pas consacrer une partie trop importante de sa vie à l’exercice de sa profession. Ce choix est notamment à l’origine du « plafond de verre » : « Ce constat est avéré dans […] les secteurs professionnels les plus divers » (Bereni et al., 2020, p. 259).
Ainsi, les vétérinaires qui désirent travailler en tant que salariés et salariées et/ou à temps partiel se tournent probablement plus vers les cliniques orientées vers les animaux de compagnie, car elles proposent plus ce type d’emploi que celles à dominante « animaux de production » (Jeanney, 2011), ce qui explique, au moins en partie, l’exercice plus prononcé des femmes vétérinaires auprès des animaux de compagnie. Par ailleurs, quelques étudiants et étudiantes ont remarqué, au cours de leurs stages, que les hommes vétérinaires déjà installés n’étaient pas forcément favorables à une association supplémentaire avec une consœur en raison de potentiels congés maternité ou parentaux ou de demandes d’arrangement des jours travaillés, comme l’explique Sofia :
En canine, je m’étais un peu liée de confiance avec une salariée véto qui s’occupait de faire les chirurgies. Et cela faisait quatre, cinq ans qu’elle faisait ça. C’était une clinique associée, dont deux femmes et deux hommes. Et je lui ai demandé si elle n’avait pas envie de s’associer et elle m’a dit qu’elle aurait bien aimé, mais les deux femmes déjà associées avaient leurs mercredis, leurs avantages et donc elles voulaient un homme pour pas que la troisième associée ait envie d’avoir elle aussi son mercredi ni son vendredi ou finisse plus tôt le soir ou un truc comme ça… donc en gros, elles ne s’associeraient pas avec une femme, même si elle faisait un énorme travail.
Par conséquent, le nombre plus élevé de femmes salariées, comparativement à leurs confrères, n’est sans doute pas lié seulement à leur moindre souhait d’association, mais aussi à une résistance d’une partie des vétérinaires à s’associer avec une ou plusieurs femmes, considérées comme chargées de famille réelle ou potentielle, donc moins disponibles dans le cadre de l’exercice de leur profession (Chaintreuil et Epiphane, 2013).
Le premier stage à dominante bovine a permis à l’ensemble des étudiants et des étudiantes de découvrir ou de mieux connaître la profession vétérinaire et, pour une partie d’entre eux et elles, de se projeter vers ce type d’exercice, à leur sortie de l’école. Ce stage leur a donné aussi une vision concrète des conditions de travail auprès des bovins qu’ils et elles considéraient, quels que soient leurs projets professionnels, difficiles en raison du travail souvent extérieur soumis aux intempéries, aux risques d’accident physique et aux horaires chronophages liés aux urgences, aux gardes et aux heures passées sur les routes pour visiter les élevages. Ces conditions expliquent, en partie, le moindre attrait des étudiantes, étudiantes et vétérinaires pour la médecine des animaux de rente, comme nous l’avons constaté dans le sixième chapitre. Toutefois, d’autres éléments inhérents à l’exercice auprès des bovins peuvent dissuader plus particulièrement les étudiantes à s’y engager : la conviction partagée par ces dernières, les étudiants, certains enseignants et certaines enseignantes de l’école qu’elles ne sont pas suffisamment fortes et endurantes physiquement ; la réticence de certains vétérinaires à les embaucher et de bon nombre d’éleveurs à les accepter dans leurs exploitations ; la réserve de certains vétérinaires à s’associer avec des consœurs et les horaires chronophages permettant difficilement d’être en adéquation avec la norme sociale de la prise en charge des enfants principalement par les mères. Tous ces éléments peuvent amener les étudiantes à considérer que l’exercice auprès des bovins n’est pas en congruence avec leur « image de soi » et leurs projets de vie (Guichard et Huteau, 2006).
Toutefois, ces constats faits par les étudiants et les étudiantes, au cours de leur premier stage de découverte de la médecine auprès des bovins, peuvent évoluer grâce à un autre stage obligatoire auprès des animaux de rente en quatrième année et à plusieurs semaines de formation en clinique bovine à l’école, en troisième et quatrième années.
Le stage « projet » avait pour objectif « l’apprentissage de la démarche de gestion de projet dans toute structure pouvant employer un ou une vétérinaire (hors clinique vétérinaire) »12. Sa durée devait être de minimum six semaines et il devait démarrer à partir de la mi-juin de la deuxième année.
Étant donné qu’une partie de la formation ou un stage devait être effectué à l’étranger, la grande majorité des étudiants et des étudiantes ont réalisé leurs stages dans divers pays du monde, dans un laboratoire, une réserve d’animaux, un milieu naturel, ou en recherche vétérinaire. Ces stages n’ont pas suscité l’envie de se tourner ensuite vers la recherche, et ce pour la totalité des étudiants et des étudiantes. Le manque ou l’absence de contact avec des animaux vivants, la monotonie des tâches, le travail sur ordinateur, la recherche bibliographique étaient les principales raisons énoncées par les étudiants et les étudiantes qui souhaitaient soigner les animaux, comme l’explique Rosa : « La recherche, je sais que j’en ferais pas parce que je préfère faire de la pratique et soigner les animaux, d’être dans le bureau, ça m’a saoulée, donc moi je veux pas faire ça, je veux pas passer ma vie devant un ordi ». Néanmoins, certains et certaines ont considéré que leurs stages étaient intéressants, qu’ils et elles avaient appris beaucoup de choses et que c’était une expérience enrichissante, comme le relate Rebecca : « Je trouve ça bien de pouvoir se rendre compte de ce que c’est vraiment, la recherche ».
Avant ce stage, deux étudiants et une étudiante avaient pour objectif de se tourner vers la recherche et cette expérience n’a confirmé ce projet que pour un seul d’entre eux. Les deux autres ont malgré tout apprécié leurs stages, comme l’explique Amandine : « Je me suis rendu compte que ce n’était pas forcément ce qui me plaisait, après c’était une bonne expérience… J’ai pas mal discuté avec les chercheurs du labo, sur leur travail, sur leur vie, du coup j’étais partie avec des idées, et je suis revenue avec d’autres ! ». Les propos de cette étudiante montrent que son souhait initial de faire de la recherche n’était pas basé sur une connaissance du métier et de la vie des chercheurs et chercheuses. Ce stage lui a permis ainsi qu’à l’autre étudiant d’avoir une vision réaliste de l’activité de recherche qui finalement ne leur convenait pas.