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La Féminisation du métier de véterinaire (Edul, 2025) Show/hide cover

Chapitre 3

L’entrée au compte-gouttes des femmes dans les écoles vétérinaires

Les études vétérinaires n’ont, à priori, jamais été interdites aux femmes en France (aucun écrit connu ne l’atteste), contrairement aux écoles d’enseignement supérieur militaire et technique (Fontanini, 1999), créées à la même époque, car il n’était sans doute pas imaginable que les femmes auraient l’idée de suivre ces études et d’exercer cette profession.

En effet, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, les élèves pendant environ un siècle étaient majoritairement des fils de maréchaux-ferrants et d’éleveurs qui cherchaient à « s’élever socialement » grâce à leur formation vétérinaire. Dans le monde agricole, où la division sexuée du travail était forte et basée sur l’essentialisme, les femmes ne s’occupaient pas des gros animaux, car elles étaient considérées comme incompétentes par leur manque de force physique et leur incapacité technique (Rieu, 2004).

Par ailleurs, même si le niveau scolaire des élèves vétérinaires était faible, celui des filles l’était encore plus aux 18e et 19e siècles (Lelièvre et Lelièvre, 1991). Qui plus est, l’obligation, à partir de 1890, de posséder le baccalauréat pour être admis dans une école vétérinaire empêcha formellement les femmes françaises de se présenter au concours jusqu’en 1924, année où elles obtinrent le droit d’obtenir un baccalauréat équivalent à celui des hommes (Lelièvre et Lelièvre, 1991). Par conséquent, en France, les études vétérinaires furent suivies uniquement par des hommes pendant 135 ans.

Une pionnière, Maria Kapcevic, de nationalité russe, est considérée comme la première femme vétérinaire diplômée en France en 1896, à l’école d’Alfort. Cependant, Marianne Sackmann, historienne vétérinaire, n’a pas trouvé de trace de son inscription dans les archives ni dans la liste des diplômés de sa promotion, malgré une enquête minutieuse (Katić, 2012). Elle était, néanmoins, reconnue comme vétérinaire puisqu’elle était membre de la société vétérinaire du Calvados, de la Manche et de l’Orne (Tourre-Malen, 2016). L’absence de documents relatifs à la présence de Maria Kapcevic à Alfort et à son diplôme peut signifier qu’elle a été autorisée à suivre ses études et à obtenir son diplôme, mais que les professeurs, tous des hommes, n’ont pas voulu laisser de trace par écrit (Katić, 2012). En tous les cas, son admission aurait été facilitée par la suppression de l’épreuve de la forge et l’exigence du baccalauréat (1890), détenu par les sujettes juives du tsar discriminées qui venaient étudier à Paris pour trouver une « voie d’émancipation, économique et juridique » (Tikhonov Sigrist, 2009, p. 66).

À partir de la fin du 19e siècle, quelques rares femmes ont obtenu également le diplôme de médecine vétérinaire dans d’autres pays, comme en Suisse (1889), aux États-Unis (1903), en Australie (1906) et en Allemagne (1915) [Katić, 2012]. En 1900, Aleen Cust fut la première femme à avoir suivi la totalité de ses études vétérinaires en Écosse, au Royal Veterinary College à Édimbourg. Néanmoins, elle n’a pas été autorisée à passer l’examen final, ce qui l’empêcha d’obtenir son diplôme. Elle obtint, toutefois, un témoignage de suivi d’études d’un de ses professeurs qui la recommanda également pour un poste d’assistante auprès d’un vétérinaire exerçant en Irlande. Ce dernier l’embaucha, car il n’était pas opposé à l’exercice de la médecine vétérinaire par les femmes. Pendant la première guerre mondiale, elle travailla dans un hôpital vétérinaire en France et ensuite retourna en Irlande où elle exerça en tant qu’inspectrice vétérinaire pour le département de l’agriculture. En 1922, le Royal Veterinary College revint sur sa décision et lui permit de passer l’examen final et d’obtenir son diplôme (Thomas, 1987).

Dans les écoles vétérinaires, de nombreux obstacles se dressaient sur le chemin de ces pionnières. Par exemple, il n’y avait pas de vestiaire ou de toilettes pour les étudiantes. Les commentaires des étudiants masculins étaient fréquents et désobligeants. Les professeurs considéraient que les études de médecine vétérinaire n’étaient pas faites pour les femmes, puisqu’elles n’obtiendraient pas d’emploi à la fin de leurs études, hormis peut-être dans un laboratoire. Les femmes entendaient qu’elles n’étudiaient que pour attirer un homme et finalement se marier. Aux États-Unis, une étudiante devait quitter la salle chaque fois que la jument était montée par l’étalon (Katić, 2012).

Certaines étudiantes n’étaient tolérées qu’en tant qu’auditrices et n’étaient pas inscrites officiellement dans les registres de la faculté. D’autres, en revanche, ont été enregistrées par erreur, car personne ne s’était rendu compte qu’il s’agissait de femmes, en particulier lorsque les noms féminins ne pouvaient être différenciés des noms masculins que phonétiquement (Katić, 2012).

Ces résistances masculines n’existaient pas seulement dans les facultés vétérinaires. En France, la première vague de pionnières dans l’enseignement supérieur ouvrit la voie vers les études de médecine et le barreau. Madeleine Brès obtint, la première, la permission de s’inscrire à la Faculté de médecine de Paris en 1866, grâce à l’appui de l’impératrice Eugénie, et passa avec succès son doctorat en 1875. L’arrivée des autres premières femmes à la Faculté de médecine ne s’est pas faite sans résistance de la part des étudiants qui vociféraient en Sorbonne en 1894 des cris tels que « Pas de femmes ! La science se fait entre hommes » (Lelièvre et Lelièvre, 1991, p. 132), « au point qu’il faudra leur accorder des places spéciales dans les amphithéâtres, ce qui ne les empêchera pas, esprit carabin oblige, d’être bombardées de projectiles divers » (Moulinier, 2002, p. 74). Les étudiantes ont réclamé l’autorisation de se présenter au concours de l’externat, qui leur a été accordée en 1882, puis la possibilité d’accéder à l’internat. Les médecins et internes bataillaient à coups de textes (pétitions, articles de journaux et textes de loi) pour rappeler la faiblesse et la sensibilité des femmes et leur destin de mère et d’épouse qui étaient incompatibles avec l’exercice de la médecine. Finalement, les femmes externes ont pu prendre part au concours de l’internat de médecine en 1887 puis à l’internat des asiles en 1903 (Dall’Ava-Santucci, 2004).

La Faculté de Paris admit sa première étudiante française en droit, Jeanne Chauvin, en 1887. Après avoir obtenu son doctorat en droit en 1892, elle posa sa candidature au barreau de Paris en 1897, mais celle-ci fut rejetée, car les femmes ne pouvaient « avoir accès au monde où se discutent et s’interprètent les lois alors qu’elles sont frappées par le mariage d’incapacité civile » (Lelièvre et Lelièvre, 1991, p. 133). À la suite de la pression du journal féministe La Fronde et du soutien de René Viviani et de Raymond Poincaré, la loi du 30 juin 1899 autorisa les femmes à plaider.

Les étudiants et encore plus les étudiantes étaient très rares dans les dernières années du 19e siècle et au début du 20e. Seulement 0,6 % de la classe d’âge de 20 à 24 ans suivaient des études dans l’enseignement supérieur en 1885, 0,9 % en 1890, 1,2 % en 1900, 1,7 % en 1910 et 2 % après la guerre. Le taux de femmes suivant des études supérieures, en France, était infime par rapport à celui des hommes puisqu’en 1900, il était de 3,3 % et atteignait 23,4 % à la veille de la première guerre mondiale (Puche, 2022). Toutefois, la présence des étudiantes était inégalement répartie selon les filières : elles représentaient 35 % des effectifs en lettres, 26,2 % en médecine, 26 % en pharmacie, 10 % en sciences et 2,6 % en droit (Lelièvre et Lelièvre, 1991 ; Puche, 2022). Dans l’entre-deux-guerres, la part des étudiantes augmenta tout en restant minoritaire : en 1939, elles constituaient 39,1 % des effectifs (Puche, 2022). Cette progression était toujours contrastée selon les filières : le taux d’étudiantes en lettres atteignait 50 %, en pharmacie 59,4 %, en sciences 24 % et en droit 28,6 % (Lelièvre et Lelièvre, 1991 ; Puche, 2022). A contrario, la part des femmes en médecine était stable (26,7 %), car les étrangères ne venaient plus l’étudier en France depuis la Grande Guerre (Puche, 2022). Les écoles d’ingénieurs, ouvertes aux femmes, attiraient très peu d’étudiantes : entre 1918 et 1930, 35 femmes obtinrent leur diplôme à l’École centrale ; en 1940, l’École de physique et de chimie de la ville de Paris avait formé au total 50 ingénieures, et l’Institut d’optique comptait 22 diplômées. Les écoles de chimie connaissaient un peu plus de succès, comme l’École de chimie de Paris qui avait formé 166 ingénieures avant 1940 (Fontanini, 1999).

Aucune femme n’a étudié dans les écoles vétérinaires françaises entre 1896 et 1929, soit pendant 33 ans. En 1930, une Polonaise, Ruth Dassewska, s’est inscrite en première année à l’école de Toulouse, mais a ensuite poursuivi ses études en Italie (Association des anciens élèves et amis de l’École nationale vétérinaire de Toulouse, 2007).

La même année, Jeanne Miquel postula pour entrer à Alfort. Elle devint la première femme vétérinaire diplômée officiellement en France en 1934. Toutefois, sa scolarité à l’école vétérinaire d’Alfort a été semée d’embûches. Son histoire est connue grâce à Suzy Mathis, une journaliste qui l’a racontée, à la suite de son interview, dans un journal intitulé Les Dimanches de la femme1, publié le 16 décembre 1934.

Tout d’abord, Jeanne Miquel avait commencé des études en pharmacie qui ne l’intéressaient guère : « Or, un jour qu’elle exécutait une ordonnance vétérinaire, elle songea tout à coup à la joie que ce serait pour elle, de se consacrer à soigner nos bons amis les animaux » (Mathis, 1934, p. 3). Pour accéder à l’école d’Alfort, elle dut surmonter de nombreuses barrières administratives. Tout d’abord, sa rentrée, prévue en septembre 1930, fut retardée en novembre, car l’inspecteur général des écoles vétérinaires avait tardé pour donner l’autorisation de son admission qui lui fut octroyée qu’en tant qu’externe, car « il ne pouvait être question de lui faire partager la vie des autres étudiants qui sont presque tous pensionnaires de cet établissement. Force fut donc à Mlle Miquel pendant quatre ans que durèrent les études, de se lever chaque matin à 5 heures pour pouvoir assister aux cours qui commencent parfois à 7 heures ! » (Mathis, 1934, p. 3).

D’autre part, elle n’a pas obtenu son certificat de fin de scolarité en juillet 1934, car elle a dû repasser son examen en octobre, comme dix autres élèves. Nous pouvons supposer que l’entrée de cette pionnière à l’école d’Alfort fit l’objet d’une forte résistance de la part de la direction et des professeurs. Ces difficultés ne découragent toutefois pas Jeanne Miquel, qui pour compléter sa formation part à Londres « où elle vient d’être admise au College Veterinary Royal pour y passer un an tout en y préparant sa thèse, cela lui permettra là-bas d’y subir des examens et d’acquérir son diplôme de vétérinaire anglaise. Certes, outre-Manche, elle n’aura pas le privilège d’être unique en son cas, car les femmes pratiquant cette profession y existent déjà » (Mathis, 1934, p. 3). À son retour en France, elle s’installa à Paris, avenue de Wagram, et son cabinet connut un remarquable succès (Jeanjot-Emery, 2016).

Jeanne Miquel a ouvert la voie de la féminisation de la profession vétérinaire qui a été bien lente au début. En effet, les femmes qui osaient se présenter au concours se heurtaient, une fois la barrière anonyme de l’écrit franchie, au jury d’oral. Les candidates devaient convaincre qu’elles pouvaient exercer ce métier, par leurs connaissances, mais aussi et surtout par leurs capacités physiques (Kieffer, 2011).

Léone Balssa est la seconde femme diplômée à l’école d’Alfort, en 1938. Elle se maria avec un élève de sa promotion et tous deux formèrent le premier couple vétérinaire en France. Elle a été la première présidente de l’Académie vétérinaire de France.

Huguette Bireaud est la première femme à obtenir son diplôme vétérinaire à l’école de Toulouse en 1946 (entrée en 1942). Entre 1942 et 1966, 13 femmes ont fréquenté totalement les murs de Matabiau. La plupart se sont mariées avec un vétérinaire. Huit d’entre elles ont exercé leur profession, dont quatre dans des instituts de recherche : l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), le service des diagnostics au Centre national d’études sur la rage à Nancy. Pour les quatre autres, une est devenue inspectrice en chef de la santé publique vétérinaire, une a travaillé auprès d’une clientèle canine et deux auprès d’une clientèle mixte (Association des anciens élèves et amis de l’École nationale vétérinaire de Toulouse, 2007).

En 1942, chacune des trois écoles vétérinaires avait accueilli au moins une étudiante (Kieffer, 2011). L’arrivée des femmes est restée anecdotique pendant encore 20 ans. De 1942 à 1961, seulement 35 femmes obtinrent le diplôme vétérinaire dans les trois écoles alors que ce fut le cas d’environ 4 000 étudiants. Les étudiantes représentaient alors à peine 1 % des effectifs des trois écoles. Quatre promotions sur cette période ont été exclusivement masculines. À partir de 1962, les étudiantes ont commencé à devenir un peu plus nombreuses puisqu’entre 1962 et 1969, on en comptait 139 sur les trois écoles pour environ 1 600 étudiants, soit 8,7 % des effectifs (Grandadam, 2010). Le choix de devenir vétérinaire pour les femmes, entre 1950 et 1970, a été majoritairement approuvé par leurs familles (Bueno, 2011).

Toutes ces étudiantes étaient demi-pensionnaires, car les internats dans les trois écoles n’ont été mixtes qu’à partir de 1977 (Zot, 1987). La majorité des étudiantes ont choisi de préférence Alfort qui leur permettait de rester dans leurs familles ou de trouver plus facilement une chambre dans les environs de Paris qu’autour des écoles de Toulouse et de Lyon. Elles pouvaient, du fait de leur faible effectif, choisir leur école indépendamment de leur rang de classement au concours. À partir de 1977 où les internats ont été ouverts aux femmes, ces dernières ont été affectées dans une école en fonction de leur classement, comme les étudiants. La répartition des étudiantes devint plus homogène entre les trois écoles puis les quatre (Bueno, 2011).

Les rares informations disponibles sur le vécu de ces étudiantes entre 1950 et 1970 ne sont pas homogènes selon les sources. Les dissimilitudes relevées proviennent-elles des vécus des étudiantes selon les écoles et les promotions ou des auteurs et autrices ?

Pour Christel Berthelot (1998), les premières étudiantes furent regardées dans les écoles vétérinaires comme des « curiosités » par les étudiants qui n’ont pas manifesté de réactions hostiles à leur encontre alors qu’Éric Marquet (1967) écrit, dans sa thèse, que la première année à l’école était une année de test pendant laquelle elles avaient généralement des difficultés à se faire accepter. Une fois ce cap passé, elles étaient admises par les étudiants et entretenaient de bons rapports avec eux. Les témoignages de 45 femmes vétérinaires sorties avant 1970, recueillis dans le cadre d’une thèse vétérinaire par Hanna Bueno (2011), mettent en évidence des relations amicales avec les étudiants lors de leurs années d’études.

Pour le bizutage pratiqué à l’entrée en première année par les étudiants plus avancés dans leurs études, les informations disponibles sont parfois contradictoires. Ronald Hubscher (1999, p. 126) rapporte que le directeur d’Alfort « doit réagir contre des brimades infligées à des jeunes filles élèves vétérinaires à la fin des années 1960 » alors que les récits collectés par H. Bueno (2011) évoquent des cérémonies d’intégration bien vécues par la majorité des étudiantes, car les épreuves physiques ou les humiliations leur étaient épargnées. Les étudiants leur demandaient d’effectuer des tâches spécifiques comme repasser leurs chemises et recoudre leurs boutons. Cette requête pour les étudiantes les renvoyait ainsi au modèle, prépondérant dans les années 1950 à 1960, de la femme au foyer, qui prônait pour les femmes de ne pas travailler pour entretenir la maison, s’occuper des enfants et du linge et notamment repasser les habits de la famille, recoudre les boutons… tandis que les époux travaillaient à l’extérieur pour subvenir aux besoins financiers de leurs familles (Montreynaud, 1989). D’ailleurs, jusque dans les années 1970, les travaux d’aiguille et de couture étaient enseignés aux filles à l’école primaire pour les préparer à leur destin de mères et de ménagères (Lebeaume, 1995). Les témoignages des femmes vétérinaires ne montrent pas de commentaires sur ces demandes dont on peut s’étonner quelques dizaines d’années après : se sont-elles pliées à ce type de requête pour être acceptées ensuite dans les promotions essentiellement masculines ou n’avaient-elles pas conscience que ces étudiants les ramenaient au rôle traditionnel de ménagère ?

Les différentes informations concernant le vécu des années d’études vétérinaires par les étudiantes apparaissent plus convergentes. Selon É. Marquet (1967), la majorité des professeurs entretenaient des rapports cordiaux avec les étudiantes bien qu’une minorité ne vît pas d’un bon œil l’entrée des femmes dans la profession et se comportât de manière condescendante avec elles. Parmi les témoignages recueillis par H. Bueno (2011, p. 28), certaines rapportent des propos sexistes de la part de professeurs qui considéraient que « la place des femmes était dans la cuisine », « qu’elles prenaient la place d’hommes qui auraient, eux, travaillé après leurs études », des « blagues ou moqueries » comme des questions sur le sperme réservées aux filles aux examens, ou faire monter une fille sur une échelle en jupe (le port du pantalon était interdit en cours)… D’autres racontent que des professeurs « étaient charmants », « fiers d’être modernes (c’était l’époque du MLF, planning familial…) et nous étions honteusement pistonnées… » (Bueno, 2011, p. 29).

Deux documents écrits en 1967 montrent que les vétérinaires n’étaient pas prêts à s’ouvrir à la pratique professionnelle des femmes, notamment auprès des animaux de rente qui représentaient encore la grande majorité des actes vétérinaires, car elles étaient considérées comme non aptes physiquement. Le Bureau universitaire de statistiques et de recommandations scolaire et professionnelle reprenait encore, en 1967, les qualités érigées en principe et exigées des futurs élèves par M. Bourgelat en 1762 :

Le praticien surtout s’il exerce en province, doit avoir une bonne condition, une forte résistance physique aux intempéries, à la fatigue. L’exercice de cette profession exige une certaine force musculaire ; il faut pouvoir remuer les membres d’un animal blessé, l’immobiliser, pratiquer les accouchements souvent laborieux chez les grandes espèces. Des mains longues et fortes sont nécessaires pour certaines opérations pénibles et délicates, comme la parturition d’une vache par exemple. [Hubscher, 1999, p. 348]

Le titre de la thèse vétérinaire de É. Marquet (1967) est révélateur de l’état d’esprit d’autres étudiants et probablement de la plupart des vétérinaires à cette époque : La femme a-t-elle sa place dans la profession vétérinaire ?. Pour répondre à sa question, il mena une enquête par questionnaire auprès des 76 femmes vétérinaires ayant terminé leurs études entre 1938 et 1965 en France. Les réponses de 62 d’entre elles l’amenèrent à conclure que les candidates étaient encore peu nombreuses pour les études vétérinaires :

Le mode de recrutement est très rébarbatif pour une jeune fille ; le concours reste tout de même très difficile et la jeune fille, après avoir passé le baccalauréat, préfère entrer dans une faculté plutôt que de s’astreindre encore à un an ou deux de préparation dans un lycée pour affronter un concours sans certitude de réussite, et deuxièmement parce qu’à l’heure actuelle le débouché principal de cette profession est la clientèle rurale. […] Cette profession, qui est en pleine évolution, peut convenir à une femme. Toutefois, nous devons faire des réserves : la clientèle rurale stricte et sans aide restera et pour longtemps fermée aux femmes. Cet inconvénient est tout de même encore minime, car bien d’autres débouchés sont possibles et de plus une jeune fille faisant de telles études peut rencontrer très aisément à l’école un mari qui aura les mêmes goûts qu’elle : le choix est tout de même très grand. [Marquet, 1967, p. 46]

Cette conclusion met en évidence que les répondantes à cette enquête semblaient elles-mêmes ne pas considérer les femmes comme capables d’exercer auprès des gros animaux. Les témoignages recueillis par H. Bueno (2011) confirment que beaucoup de femmes vétérinaires n’envisageaient pas d’exercer auprès des bovins, car elles ne se sentaient pas physiquement capables de pratiquer des vêlages et d’assurer des gardes. Toutefois, cette conviction ne faisait pas l’unanimité chez toutes les femmes vétérinaires puisque l’une d’entre elles, issue d’une promotion des années 1960, avançait :

Notre profession, essentiellement masculine et machiste, avait la réputation d’exiger une force physique… C’est un point de vue quelque peu étroit car s’il est besoin d’avoir une bonne santé physique (mais d’autres métiers sont aussi fatigants), la force « mâle » en face de la force brute de l’animal n’a plus raison d’être avec l’arsenal thérapeutique à notre disposition et un minimum de bon sens et d’expérience pour se faire seconder. [Berthelot, 1998, p. 80]

Par ailleurs, certains secteurs ne voulaient pas s’ouvrir aux femmes : l’enseignement dans les écoles vétérinaires, l’industrie agroalimentaire, l’exercice de la médecine en pays tropicaux et dans les zoos. Cependant, l’exercice auprès d’une clientèle canine ou en tant que fonctionnaire de l’État dans les services vétérinaires était plébiscité pour les femmes par la communauté vétérinaire (Bueno, 2011).

Les récits des femmes vétérinaires sorties des écoles dans les années 1950 à 1970 sur l’exercice de leur profession montrent les obstacles qu’elles ont dû surmonter. Tout d’abord, les confrères étaient peu enclins à s’associer avec une femme vétérinaire ou à en embaucher, par crainte des réactions des éleveurs et par conviction que les femmes n’étaient pas suffisamment fortes physiquement (Hubscher, 1999). Quand les femmes réussissent à trouver un emploi, il « existe une quasi-dichotomie des tâches : la consœur s’occupe fréquemment de la prophylaxie des troupeaux, un travail moins contraignant pour elle sur le plan des horaires et bien accepté par la clientèle, tandis que le vétérinaire homme se réserve les interventions difficiles, le vêlage et le poulinage » (Hubscher, 1999, p. 349).

Les témoignages collectés par H. Bueno (2011) mettent en évidence d’autres difficultés rencontrées par les femmes vétérinaires comme trouver des assistantes, ces dernières ne voulant pas travailler avec une femme, et la misogynie des clients.

L’enquête menée par H. Bueno (2011) auprès des femmes vétérinaires sorties entre 1950 et 1970 donne un aperçu de leurs activités professionnelles. Sur 44 réponses obtenues, 30 ont exercé leur profession, dont la moitié en clinique (cinq en médecine rurale, sept en médecine canine, une en médecine mixte et une en médecine équine) et l’autre moitié dans des centres de recherche (11) et dans les directions départementales des services vétérinaires (cinq).

Comme les études vétérinaires n’ont jamais été formellement interdites aux femmes, elles n’ont pas eu à conquérir le droit d’accès à ces études supérieures. Toutefois, elles ont subi de fortes résistances de la part d’étudiants et de professeurs puis de leurs confrères pour leurs études et l’exercice de leur profession, comme dans d’autres filières telles que la médecine ou le droit (Fontanini, 2015c). L’histoire de l’ouverture de l’enseignement supérieur et des professions aux femmes, tout au long du 20e siècle, montre qu’elle s’est toujours heurtée à l’opposition des hommes qui considéraient les femmes comme des concurrentes dans les professions supérieures (Schweitzer, 2010). Pour les dissuader et/ou les discréditer, ils ont mis en avant la « nature » des femmes telles leur sensibilité, leur faiblesse physique, intellectuelle, psychologique et morale ; des arguments affirmés au 19e siècle par des philosophes comme Auguste Comte (Schweitzer, 2010). Par ailleurs, l’émancipation des femmes en général par le biais d’un métier était effrayante, car elle remettait en question leur seul destin de mère et d’épouse (Dall’Ava-Santucci, 2004).