Chapitre 1
À la suite d’un arrêt du Conseil du roi du 4 août 1761, « il est permis à M. Bourgelat d’établir à Lyon une école qui eût pour objet la connaissance et le traitement des maladies des bœufs, chevaux, mulets, etc. » (Hubscher, 1999, p. 33). Le 1er janvier 1762 s’ouvre la première école vétérinaire au monde à Lyon. Cette école vétérinaire « a d’abord vocation de lutter contre les épizooties, doublement redoutables pour le royaume : sur le plan économique quand elles frappent le bétail, sur le plan politique lorsqu’elles déciment les régiments de cavalerie » (Hubscher, 1999, p. 33).
En l’absence d’un règlement dès la première année de fonctionnement de l’école, le profil des premiers élèves était hétérogène : leurs âges s’échelonnaient entre 11 et 31 ans, leurs niveaux d’instruction s’étalaient de connaissances rudimentaires à une formation secondaire plus ou moins aboutie et l’art de la ferrure était plus ou moins maîtrisé. Néanmoins, grâce à la renommée de son directeur, M. Bourgelat, et de la nouveauté de cette école, celle-ci connut dès son ouverture du succès puisqu’elle accueillit dès les premières années entre 30 et 50 élèves de divers endroits du royaume et des pays voisins. Le roi ordonna la création d’autres écoles vétérinaires. En 1765, l’école vétérinaire d’Alfort ouvrit ses portes (Hubscher, 1999).
À la même période, des écoles vétérinaires ont également été créées dans divers pays1, par exemple, au Danemark en 1773, en Prusse en 1774, au Royaume-Uni et en Italie en 1791 et en Espagne en 1793.
Le premier règlement définissant le profil souhaité des candidats aux deux écoles vétérinaires date de 1777 : « posséder correctement le français, montrer son aptitude aux travaux de la forge, ce qui implique un tour de main généralement acquis par un apprentissage préalable chez un forgeron ou un maréchal. Il lui faut faire preuve de robustesse physique, considérée comme l’attribut naturel des classes laborieuses dont le corps est outil de travail et de résistance morale » (Hubscher, 1999, p. 65).
Ainsi, contrairement aux premiers étudiants des grandes écoles françaises issus de la bourgeoisie ou boursiers du roi (Belhoste, 2007), les candidats vétérinaires étaient des fils de maréchaux-ferrants et d’éleveurs, devant savoir lire, écrire et appliquer un fer au sabot d’un cheval en ne l’ayant porté au rouge que deux fois (Kieffer, 2011), car l’objectif était « de former des techniciens de la santé animale pour les placer au contact direct de la société rurale » (Bost, 2005, p. 41). Pendant plus d’un siècle, les fils de maréchaux-ferrants et d’éleveurs représentèrent la majorité des candidats souvent poussés par les instituteurs de leurs villages (Borrel, 1983).
Le règlement de 1777 fixa également les conditions d’études des élèves. Ces derniers devaient porter un uniforme qui était offert à leur admission et étaient soumis à un rythme effréné d’études rendu possible grâce à l’internat obligatoire. Chaque journée était rythmée selon un programme précis et par le son des cloches ou des trompettes qui signalait le changement d’activité : les cours et exercices démarraient à cinq heures en été et six heures en hiver, le dîner était pris à midi, puis les leçons reprenaient jusqu’au souper à 18 heures, et le coucher était fixé à 22 heures.
La discipline était rigoureuse et toute entorse au règlement était sanctionnée. L’application du règlement était garantie par des surveillants, souvent d’anciens militaires, et amenait régulièrement les élèves à résister par des chahuts et des actes d’insubordination débouchant parfois sur l’expulsion de certains d’entre eux. Les conditions de vie étaient décrites comme précaires avec une alimentation monotone et des bâtiments insalubres, amenant souvent les élèves à être malades. Elles résultaient d’un budget de fonctionnement modeste lié au prix annuel faible de pension payé par les parents qui exerçaient majoritairement les métiers de maréchaux-ferrants et cultivateurs (Hubscher, 1999).
Les évaluations des élèves, quelques semaines après la rentrée, à l’école d’Alfort, pendant la période de 1800 à 1812, mettaient en évidence que 20 % d’entre eux étaient presque incapables de lire et d’écrire et maîtrisaient peu le français durant leur première année d’études. Le faible niveau d’instruction des élèves était conforme à celui des fils de paysans, de bergers et de maréchaux-ferrants qui constituaient les deux tiers des promotions, mais ne correspondait pas aux attendus intellectuels des études vétérinaires, amenant beaucoup d’élèves à redoubler ou à abandonner en cours d’études. Qui plus est, le faible niveau des élèves dévalorisait le diplôme qui débouchait ainsi sur une position sociale peu élevée (Hubscher, 1999). C’est pourquoi le décret de janvier 1813 fixa des critères plus précis de sélection des candidats (certificat d’écriture et de lecture courantes et certificat de maréchalerie), les conditions d’âge pour passer l’examen d’entrée (entre 16 et 25 ans), deux périodes de rentrée (septembre et avril), le temps de formation (quatre ans) et l’encadrement pédagogique.
L’ordonnance royale du 6 juillet 1825 imposa la création de l’école de Toulouse « en raison de l’absence à peu près totale d’un enseignement pratique de la médecine et de l’économie du bétail à Lyon comme à Alfort » (Hubscher, 1999, p. 69) et modifia quelque peu les critères d’admission qui comptaient toujours la forge avec désormais un examen de dictée et de calcul dont les critères d’admission étaient définis par les écoles. Les critères de robustesse physique étaient encore valides en 1826 puisqu’il est noté dans le Dictionnaire de médecine et de chirurgie vétérinaires : « Un jeune homme délicat et fluet, d’un physique faible, n’aurait pas la force nécessaire pour aborder et assujettir nos grands animaux… Il faut aussi être d’un physique rigoureux pour pouvoir se livrer aux travaux de la forge » (Hubscher, 1999, p. 65).
L’exercice de la profession différait selon le lieu d’exercice, en ville ou à la campagne, qui était souvent choisi en fonction des origines sociales et géographiques des élèves. Posséder une clientèle urbaine ou rurale ne conférait pas le même statut social auprès des collègues ainsi que de l’ensemble de la société.
Tout au long du 19e siècle, la majorité des vétérinaires pratiquaient auprès des chevaux et des animaux de rente dans les bourgs ou les gros villages en se plaignant régulièrement, dans les revues professionnelles, de leur travail ingrat, harassant et insuffisamment rémunéré. En effet, les vétérinaires ruraux passaient beaucoup de temps sur les routes, car leurs clientèles étaient dispersées du fait du manque de praticiens sur le territoire : « En 1857, 2050 cantons sur 2846 sont dépourvus de vétérinaires. En 1868, le pays compte 2 544 diplômés pour un effectif de 14 millions de bovins, 3 millions de chevaux ainsi que les ovins et les porcins » (Gaudot, 2016, p. 42). Une grande majorité de vétérinaires ruraux vivaient effectivement dans une précarité financière qui était souvent liée à leur négligence récurrente et à leur manque de temps pour envoyer les notes d’honoraires à leurs clients (Gaudot, 2016).
La médecine des animaux de compagnie émergea, au milieu du 19e siècle, particulièrement à Paris où la population canine était importante. À cette période, les chiens devenaient des compagnons familiers dans toutes les classes sociales urbaines. Bien que la médecine des animaux de compagnie ne fît pas partie des programmes de l’enseignement et fût donc ignorée des vétérinaires, certains d’entre eux s’installaient à Paris dans les quartiers où vivait une clientèle fortunée, majoritairement féminine, et affectueuse à l’égard de ses compagnons canins. Les vétérinaires la recevaient dans des cabinets luxueux, en reproduisant la médecine humaine des hôpitaux. Ils utilisaient un discours scientifique avec des pratiques de diagnostic et thérapeutiques, entourés d’aides-soignants en blouses blanches et traitant les animaux comme dans un centre hospitalier où les entrées, les sorties et les traitements prescrits étaient notés. Les affiches publicitaires nommaient ces cabinets « hôpital des chiens » ou « clinique canine », et mettaient l’accent sur le comportement affectif des femmes envers leurs chiens. À cette clientèle féminine argentée s’ajoutait celle de leurs maris, propriétaires de chevaux de course. Ces vétérinaires parisiens acquéraient une aisance matérielle et une position très honorable dans la société (Hubscher, 1999).
Une des autres activités des vétérinaires urbains était de soigner les chevaux utilisés pour les véhicules hippomobiles qui devenaient de plus en plus importants. À Paris, à la fin du 19e siècle, on comptait 80 000 chevaux (Perrot, 1990).
Tout au long du 19e siècle, des professeurs et directeurs des écoles ont eu pour objectif d’élever les conditions d’entrée des élèves pour améliorer le niveau des études et le statut social des vétérinaires. À la moitié du 19e siècle, l’examen d’entrée dans les écoles portait sur différentes matières et les jurys étaient plus sévères. Les candidats détenaient de plus en plus un niveau d’études secondaires. En 1885, à Alfort, 42 possédaient leur baccalauréat sur 70 admis (Hubscher, 1999). Cinq ans plus tard, en 1890, le baccalauréat devint obligatoire, donnant ainsi les « lettres de noblesse à la médecine vétérinaire en lui attribuant le statut d’une profession, c’est-à-dire l’honorabilité » (Hubscher, 1999, p. 75). Les exercices de la forge pour l’entrée dans les écoles furent supprimés. L’obligation de la détention du baccalauréat fit baisser le nombre de candidats d’origine sociale modeste et rurale. En 1907, 55 % des élèves d’Alfort étaient issus de la petite et moyenne bourgeoisie urbaine ; les fils de maréchaux-ferrants ne représentaient plus que 6 % du total (Hubscher, 1999).
Les conditions d’études devinrent plus souples : autorisation de tenues d’assemblées générales par les élèves, deux sorties mensuelles permises au théâtre, possibilité de sortir de l’école tous les jours de 18 heures à 21 heures… Les élèves vétérinaires avaient désormais un mode de vie plus proche de celui des étudiants (Hubscher, 1999).
Le régime disciplinaire de l’internat dans les écoles vétérinaires, pendant au moins quatre ans, amenait les élèves à un esprit de solidarité et à un sentiment d’appartenance communautaire qui étaient imposés aux nouveaux arrivants par un rituel initiatique. À la rentrée, pendant la première quinzaine de jours, les élèves de première année, appelés les « poulots », subissaient de la part des élèves plus anciens des brimades physiques auxquelles ils devaient résister collectivement, les amenant à faire naître une solidarité entre eux, un « esprit promo ». Les anciens jouaient également un rôle de mentor pour apprendre aux nouveaux arrivants les codes des écoles avec leurs hiérarchies officielles et officieuses. Après cette période d’initiation, les poulots accédaient au monde des élus. Le bizutage des nouveaux par les anciens était accepté par les écoles vétérinaires, car il permettait, d’une part, de montrer aux arrivants qu’ils n’avaient pas seulement réussi le concours, mais qu’ils étaient aussi acceptés en tant qu’« élus » devant répondre aux attentes de l’institution et à l’esprit de corps (Bourdieu, 1981) et, d’autre part, d’inculquer une obéissance aux professeurs et à l’institution. Ainsi, « les internes agissent par délégation tacite d’autorité et jouent le jeu de l’institution » (Parisse, 1994, p. 110). Par conséquent, les anciens perpétuaient le conservatisme des écoles alors qu’ils le combattaient lors de leurs actes de rébellion (Hubscher, 1999).
Après la fin obligatoire de l’internat à la fin du 19e siècle, le bizutage persista, car les anciens devaient « compenser l’éclatement physique du groupe et le risque de relâchement des liens de solidarité entre élèves » pour « perpétuer les rites de coercition destinés à maintenir la cohésion intergénérationnelle » (Hubscher, 1999, p. 126). Après leur entrée dans la vie active, la majorité des vétérinaires souhaitait prolonger l’esprit de corps de la profession. C’est dans cet objectif que, dès 1893, l’Association amicale des anciens élèves d’Alfort a été créée pour reparler des moments passés ensemble à l’école et aider les jeunes vétérinaires à trouver du travail… Les anciens étaient également invités à participer au bal annuel des écoles organisé par les élèves, pour montrer leur existence sociale et rivaliser avec les bals des grandes écoles d’ingénieurs, et aux compétitions sportives interfacultés aux côtés des élèves, pour défendre l’honneur de leurs écoles respectives.