Ce livre est le fruit d’une recherche démarrée en 2013, dans le cadre d’une thèse financée par l’Université de Lyon, en co-tutelle avec l’Université de Bologne. À l’époque, je venais de terminer un master 2 en didactique de l’italien L2 à l’université de Bologne. Intriguée par la didactique du plurilinguisme et, plus particulièrement, par l’intercompréhension romane, j’ai décidé de m’intéresser aux pratiques de communication entre locuteurs de langues romanes différentes pour vérifier s’il était vraiment possible, comme l’affirmaient les didacticiens de l’intercompréhension, que ces locuteurs arrivent à se comprendre en parlant chacun dans sa langue, et par quels moyens. En 2013, le domaine d’études sur l’intercompréhension romane était déjà très riche et varié, et un nombre important de publications avait analysé les mécanismes de la communication pluri-romane à l’écrit, mais aucune étude fondée sur l’analyse d’interactions orales n’avait encore été publiée. L’exigence de réaliser « des observations empiriques portant sur les interactions plurilingues en face à face » (Capucho, 2012) commençait néanmoins à se faire sentir dans le domaine.
Mon premier modeste apport a été de réaliser un corpus d’une heure environ, en filmant les interactions des participants à une soirée d’échange en langues romanes organisée dans le cadre du projet Miriadi. Comme je l’apprendrais plus tard, plus ou moins à la même époque un corpus similaire était recueilli : il s’agissait de l’enregistrement de plusieurs séances de travail plurilingues du projet Cinco (infra 1.3.1). Ces deux corpus avaient donc en commun de documenter des interactions spontanées se déroulant dans un cadre de formation à l’intercompréhension romane, parmi des locuteurs plus ou moins experts de cette pratique. À partir de ces données, des premières études descriptives ont été publiées (Piccoli, 2015 ; Capucho et Silva, 2016 ; Capucho et al., 2018), qui ont contribué à comprendre les dynamiques de la conversation plurilingue entre locuteurs romanophones.
Toutefois, portant sur des conversations dont le but explicite est de mettre en pratique le principe de « chacun parle dans sa langue romane », ces études ne permettent pas d’étudier comment (et si) l’intercompréhension est pratiquée spontanément, dans la vie quotidienne. Ainsi, mon choix a été par la suite de m’intéresser à des interactions en situation de communication spontanée, entre locuteurs n’ayant pas été familiarisés avec la notion d’intercompréhension, des locuteurs qui se retrouvaient à parler de cette manière sans l’avoir choisi, car ils n’avaient pas d’autres moyens pour se comprendre. Il me semble que cet aspect constitue l’élément de plus grande originalité de cette recherche, entièrement basée sur des données écologiques (infra 2.2) recueillies dans un cadre de vie quotidien. Notamment, j’ai choisi d’étudier des salons commerciaux internationaux car il s’agit d’un contexte dans lequel les professionnels n'ont souvent pas des compétences très développées en langues secondes et n'ont pas les moyens financiers de recourir à des interprètes professionnels. J’ai donc fait le pari que, dans ce cadre, les participants auraient recours à des pratiques de communication plurilingue et multimodale. Mon but était d’analyser leurs interactions, en prenant en compte non seulement le plan verbal, mais aussi toutes les autres ressources qu’ils utiliseraient pour communiquer : du regard, aux mimiques, aux gestes, à la mobilisation d’objets, etc. – en considérant par ailleurs que, dans le contexte des salons, les produits jouent un rôle spécialement important pour les interactions et que certaines des activités interactionnelles attendues dans ce cadre (comme la dégustation d’un vin ou le feuilletage d’un livre) sont intrinsèquement plurisémiotiques et multisensorielles.
Pour analyser ce type de données j'avais besoin d’une approche qualitative, qui me permette de prendre en compte l'articulation complexe existant entre les différentes ressources sémiotiques qui participent à l’interaction et, en même temps, d’observer de très près les mécanismes de l’intercompréhension, pour en saisir le fonctionnement de façon détaillée. À cette fin, la méthodologie de l’analyse conversationnelle (Sacks et al., 1974 ; Sacks, 1992) m’a semblé être la plus adaptée, car elle porte un regard microscopique et rigoureux sur les données, tout en permettant de relier les résultats des analyses avec des dynamiques sociales bien plus larges (Seedhouse, 1998). De plus, l’adoption d’une approche multimodale (Mondada, 2014) m’a permis de dépasser le biais linguistique (Block, 2014) qui caractérise encore souvent les études sur l’intercompréhension romane.
Au cours des années, j’ai conduit ma recherche en cherchant à répondre à mes questions de départ tout en explorant de nouvelles pistes. Après avoir soutenu ma thèse (Piccoli, 2017a), j’ai poursuivi les analyses issues de mon corpus, parallèlement à de nouvelles recherches sur d’autres types de situations professionnelles plurilingues (voir Piccoli et al., 2023). Notamment, l’observation des données a fait naître de nouveaux questionnements d’ordre plus sociolinguistique, concernant les représentations des participants vis-à-vis de la communication plurilingue et leurs attentes concernant les compétences linguistiques. En particulier, je me suis intéressée au rôle de l’anglais en tant que lingua franca attendue et aux stratégies de résistance des locuteurs face à la pression sociale à parler anglais (voir aussi Piccoli et Pugliese, 2022).
Dès ses débuts, cette recherche à finalité descriptive s’est accompagnée d’une réflexion applicative, fondée sur l’idée qu’une compréhension plus approfondie du fonctionnement de la communication spontanée pourrait contribuer à l’avancement de la didactique de l’intercompréhension, car elle permettrait de développer des activités qui prennent en compte les mécanismes naturels de la communication plurilingue. Entre 2015 et 2020, ma réflexion didactique a été d’ailleurs nourrie par des expériences d’enseignement, notamment dans les cours d’Intercompréhension romane au Centre des Langues de l’Université Lumière Lyon 2.
Ce livre est le fruit de cette recherche et, à ma connaissance, la première étude sur l’intercompréhension romane fondée sur l’analyse multimodale d’interactions naturelles entre locuteurs n’ayant suivi aucune formation linguistique préalable. Il s’organise en cinq chapitres. Les deux premiers posent le cadre théorique et méthodologique de la recherche : le chapitre 1 propose un cadrage sur la dimension interactionnelle dans l’étude de l’intercompréhension romane, le chapitre 2 présente la méthodologie et les présupposés théoriques de l’analyse conversationnelle multimodale et fournit une description du corpus sur lequel se fonde la recherche et du contexte professionnel des salons commerciaux. Les chapitres 3 à 5 proposent des analyses interactionnelles, en se focalisant sur trois aspects : le chapitre 3 montre les dynamiques des choix de langues dans les salons, le chapitre 4 se focalise sur les représentations et les attentes des participants vis-à-vis des langues et, pour finir, le chapitre 5 porte un regard plus microscopique sur les mécanismes de la communication pluri-romane, en montrant des phénomènes d’intercompréhension se déroulant de manière ponctuelle (des « îlots plurilingues ») et des exemples de conversations entièrement pluri-romanes. La conclusion propose un bilan du travail mené et met en avant les apports que les analyses d’interactions naturelles peuvent amener à la didactique de l’intercompréhension romane.
Données et conventions de transcription
Toutes les données présentées dans ce volume ont été vidéo-enregistrées par mes soins dans le cadre de ma recherche doctorale, grâce au soutien logistique du laboratoire Icar (UMR 5191) de Lyon et, plus particulièrement, de la Cellule Corpus Complexes (CCC). Pour la récolte des données, un protocole déontologique a été suivi, conformément aux indications du service de protection des données du CNRS. Pour chaque corpus, j’ai obtenu les autorisations signées de tous les exposants et j’ai signalé l’enquête en cours à travers des affiches à destination des clients, explicitant leur droit de demander l’interruption de l’enregistrement à tout moment. Par la suite, les données ont été anonymisées : toute référence personnelle (noms, adresses, etc.) a été remplacée. Dans le même but, les images insérées dans ce volume ont été altérées par un filtre visuel.
Pour la transcription verbale des interactions, j’ai utilisé la convention ICOR développée par le Groupe Icor (Interaction & CORpus) au sein du laboratoire Icar1, avec l’ajout de notations multimodales inspirées par Mondada (2018a) et de captures d’écran. Cette modalité de transcription, de degré très fin, permet de rendre compte des phénomènes vocaliques et incarnés.
Des notations multimodales, en gris, sont insérées dans la transcription. Elles sont attribuées aux participants à travers l’indication de leurs pseudonymes en minuscule et ancrées aux tours de parole par différents symboles (*, §, £). Les flèches (-->) signalent la poursuite d’un geste sur plusieurs tours de parole. Voici un exemple de notation multimodale :
La notation en gris indique que ANN, après avoir produit l’exclamation « ah », initie un geste de pointage vers ILL qui se poursuivra après la fin de ce tour de parole.
Pour faciliter la compréhension, des captures d’écran sont souvent ajoutées. Elles sont ancrées dans le tour de parole correspondant à travers le symbole #.
Petite note sur le plurilinguisme dans ce volume
Ce volume est rédigé en langue française standard de France métropolitaine, mais les interactions qui sont à la base de cette étude se déroulent dans plusieurs langues et variétés romanes. Comme le lecteur le découvrira, j’ai décidé de ne pas proposer une traduction en langue française insérée dans les transcriptions des interactions, mais de fournir plutôt des reformulations et des explications dans le corps de l’analyse, là où cela m’a semblé nécessaire. Ce choix a été motivé d’une part par la volonté d’alourdir le moins possible les transcriptions, d’autre part par la conviction que proposer une traduction serait en contradiction avec la notion d’intercompréhension romane que cette recherche veut promouvoir. Semblablement, les citations en anglais ou dans d’autres langues romanes ne sont pas traduites en français.