Cette recherche est née d’un questionnement didactique et, dès son début, a eu pour objectif d’apporter une contribution concrète à l’enseignement de l’intercompréhension romane. Les analyses présentées dans ce volume se veulent avant tout être une brique dans un édifice en cours de construction qui, je l’espère, continuera à se développer dans les années qui viennent jusqu’à ce que l’intercompréhension romane ne s’impose au niveau international comme une modalité de communication possible, vertueuse et, dans une certaine mesure, révolutionnaire. Une modalité qui peut permettre à des individus de communiquer de manière plurilingue avec une relative facilité, dans une variété de contextes de leur quotidien – y compris dans des situations professionnelles.
La publication de ce volume vise à faciliter les retombées de cette recherche, en fournissant des outils et des pistes de réflexion aux formateurs d’intercompréhension romane et, plus largement, aux chercheurs, aux étudiants et aux enseignants intéressés par les dynamiques de la communication orale plurilingue. Notamment, ce dernier chapitre est consacré d’une part à discuter les apports de cette recherche pour la didactique de l’intercompréhension romane (6.1) ; d’autre part, à proposer des pistes de réflexion relativement aux liens à tisser entre ce champ d’études et d’autres domaines proches, ainsi qu’au rôle de l’anglais dans le futur des études sur l’intercompréhension (6.2).
6.1. La multimodalité de l’intercompréhension
La didactique de l’intercompréhension se fonde sur le postulat qu’une communication plurilingue est possible et peut être efficace, grâce à l’adoption d’une série de stratégies. Ces stratégies sont le plus souvent décrites sous forme de consignes, de bonnes pratiques à adopter. À partir des années 2010, un effort particulier a été fait pour décrire plus précisément les compétences nécessaires à la pratique de l’intercompréhension romane et à les classer en niveaux. Notamment, dans le cadre du projet Miriadi (2012-2015), deux référentiels ont été constitués : l’un de compétences de communication plurilingue en intercompréhension (le REFIC) et l’autre de compétences en didactique de l’intercompréhension (le REFDIC). En continuité avec Miriadi, le projet Eval-IC (2016-2019) a développé ces référentiels (voir De Carlo et Anquetil, 2019) et constitué des descripteurs de compétences plus détaillés, des protocoles et des échelles d’évaluation1. Tous ces documents se proposent comme outils pour la programmation des formations, pour l’évaluation des apprenants et, plus largement, visent à faciliter la diffusion et l’insertion curriculaire de la didactique de l’intercompréhension au niveau international.
Ces référentiels, à visée applicative, sont fondés sur les études menées dans le domaine de l’intercompréhension romane. Toutefois, comme nous l’avons dit, ces études ne concernent que certains types d’interactions (échanges en contexte didactique, médiés par l’ordinateur). Par conséquent, les référentiels se focalisent sur les compétences qui sont nécessaires dans ces contextes spécifiques. De plus, la recherche sur les interactions orales plurilingues étant très récente (supra 1.2 et 1.3), les spécificités de cette modalité de communication sont encore peu présentes. Dans le REFIC, notamment, la section L’interaction plurilingue et interculturelle présente de manière conjointe les pratiques à utiliser pour les interactions écrites et pour les interactions orales. S’il est vrai que dans les descriptifs des différentes compétences, des précisions concernant l’oral sont fournies, ces descriptions restent néanmoins très larges. Voici quelques exemples.
Au Niveau I, avant de se lancer dans l’interaction plurilingue, l’apprenant sait identifier le type d’interaction en cours (en présence ou à distance, orale/écrite/ mixte, synchrone/asynchrone), afin de repérer les ressources communicatives spécifiques disponibles. (Descripteur Savoir repérer les ressources spécifiques du dispositif de communication)
Au Niveau I, à l’oral, en face à face ou en vidéo-conférence, l’apprenant sait accompagner spontanément son discours de gestes expressifs et mimiques, et recourir à des documents iconiques d’appui (cartes, photos, dessins, schémas). En présentiel, grâce au partage du contexte spatio-temporel, l’apprenant sait exploiter les ressources de l’environnement : pointer sur un objet, un panneau, un signal, indiquer une direction. (Descripteur Savoir utiliser les éléments paratextuels et non verbaux ainsi que les ressources digitales pour faciliter l’accès au sens du message).
Au Niveau II, à l’oral il sait utiliser à bon escient les différentes fonctions des gestes dont il accompagne son discours en face à face, en présence ou à distance. Il sait que certains gestes quasi-linguistiques ont une valeur culturelle non universellement partagée et qui peuvent donc devenir objets d’explicitation et de découverte. Il sait emphatiser les mimiques et les gestes référentiels qui aident la réception du discours : gestes iconiques, illustratifs, déictiques. (Descripteur Savoir utiliser les éléments paratextuels et non verbaux ainsi que les ressources digitales pour faciliter l’accès au sens du message).
Le fait que ces descripteurs intègrent de nombreux phénomènes spécifiques de l’oral et qu’ils mettent en avant la multimodalité de l’interaction, montre que ces aspects occupent une place de plus en plus importante dans les préoccupations des chercheurs. Cependant, les méthodologies utilisées généralement dans le domaine ne permettent pas une prise en compte fine de ces phénomènes. Prenons par exemple un extrait présenté par Garbarino et Lesparre dans une publication très récente (2022, p.84). Il s’agit d’une interaction orale en visioconférence entre un étudiant italophone (S) et une étudiante francophone (Li) qui travaillent à un projet collaboratif dans le cadre de l’atelier d’intercompréhension UNITA.
S : Io ho cercato di farlo lungo più o meno [geste] come l’altro video [geste] cioè [pause+
2
geste]. Poi in realtà è meno [geste], perché abbiamo meno lingue. Lisa, [geste] tu stai capendo
3
o ... ?
4
Li : pas tout ...
5
S : no
6
L : pas tout.
7
S : no... ok, hmmm... allora... forse un [geste1] solo script è sufficiente [geste]
8
Li : oui, pour tout le groupe [geste]
9
S : sì sì, quello sì
10
Li : ça oui
11
S : Ma l’idea originale [geste] era fare due script [geste], però se uno è sufficiente, facciamo
12
bene questo [geste : « basta, terminé »] e abbiamo fatto tutto.
Dans ce court extrait, on retrouve l’annotation de dix gestes insérés dans les tours de parole des deux participants. Toutefois, ces annotations ne décrivent pas le type de geste, excepté dans le cas du geste dit « basta, terminé » (l.12) et elles ne sont pas accompagnées de captures d’écran qui les rendraient accessibles aux lecteurs. Bien entendu, le focus des chercheuses dans cet article ne porte pas sur les gestes. L’analyse de cet extrait vise principalement à montrer les stratégies adoptées par S pour faciliter la participation de Li. Malgré cela, l’adoption d’une transcription plus détaillée, inspirée par l’approche multimodale (Mondada, 2018a) ou par le classement des gestes selon les typologies développées par les gesture studies (voir par exemple Kendon, 2004 ou McNeill, 2000), donnerait un cadre plus précis de ces stratégies, qui sont clairement plurisémiotiques.
Le domaine d’études de l’intercompréhension romane pourrait en somme bénéficier d’une part du recueil de corpus de données dans des contextes variés – notamment, dans des situations non-didactiques et non-médiées par l’ordinateur – et d’autre part d’un traitement plus détaillé de ces données, surtout dans leur dimension multimodale. L’analyse de ces données amènerait à la constitution d’une base descriptive solide, qui permettrait à son tour d’affiner les référentiels existants et de créer des activités didactiques spécifiques.
Les analyses présentées dans ce livre participent de la construction de cette base descriptive. Elles peuvent être réinvesties dans des cadres didactiques, tant dans la formation de futurs formateurs que dans des cours d’intercompréhension romane avec des apprenants de tous les niveaux. Mes expériences didactiques se sont montrées prometteuses dans les deux contextes et je serais ravie si d’autres formateurs voulaient poursuivre ce travail2. En montrant des situations de communication plurilingue dans un milieu non-didactique, les données permettent de sensibiliser les apprenants aux pratiques que les locuteurs utilisent spontanément, à leurs attitudes vis-à-vis de la communication plurilingue, à leurs perceptions sur l’acceptabilité de certaines solutions communicatives. Elles permettent également de montrer aux étudiants que, lorsque la motivation est forte, les participants arrivent à trouver des solutions créatives et efficaces et qu’ils peuvent même éprouver un certain plaisir à le faire. En somme, que l’intercompréhension romane peut vraiment fonctionner dans la vie de tous les jours.
De plus, ces analyses fines peuvent être utilisées pour donner des exemples concrets et détaillés de certaines des « bonnes pratiques » prônées par la didactique de l’intercompréhension, et peuvent également les problématiser, en montrer les limites. Prenons l’exemple de la reprise du discours de l’autre. Après avoir présenté les avantages de cette stratégie en règle générale, on peut montrer aux étudiants des cas où les répétitions et les reformulations plurilingues se révèlent efficaces (supra 5.2), puis un extrait dans lequel, au contraire, cette stratégie ne marche pas (supra 5.3). Cela permet de mener une réflexion sur les limites de la pratique de reprise de la parole de l’autre et sur les conditions nécessaires à son efficacité.
Pour finir, des analyses détaillées et multimodales de certains phénomènes fins amènent à complexifier la vision des apprenants de l’intercompréhension romane. Par exemple, elles permettent de montrer que, mêmes lorsqu’ils ont choisi de parler « chacun sa langue », les participants peuvent souvent changer de langue de manière ponctuelle ou plus étendue, que ces changements sont liés à certains environnements interactionnels spécifiques et que généralement ils ne posent pas de problème, mais semblent au contraire faciliter la réussite de l’échange. Cette prise de conscience devrait, à mon sens, conduire les formateurs à se montrer flexibles vers les pratiques d’alternance et de mélange de langues – y compris avec la langue anglaise – et de nuancer la définition même d’intercompréhension romane qu’ils présentent aux étudiants. Si l’idée du « chacun sa langue romane » peut être introduite comme modèle théorique, il serait important d’expliquer que, dans la pratique, la communication plurilingue entre locuteurs de langues romanes est rendue possible par un ensemble de ressources multimodales, que les participants mobilisent au fur et à mesure en fonction des contraintes interactionnelles. Ce changement de perspective pourrait d’ailleurs contribuer à insérer la didactique de l’intercompréhension romane dans un cadre plus large de sensibilisation au plurilinguisme.
En somme, le recours à des extraits d’interactions spontanées, finement annotés d’un point de vue multimodal, permet de développer une compréhension plus approfondie et multi-facettes des dynamiques de la communication plurilingue. Le passage d’une logique prescriptive (ce qu’il faut faire) à une logique descriptive (ce que les gens font vraiment) me paraît souhaitable pour consolider le domaine de la didactique de l’intercompréhension et renforcer ses liens avec les sciences du langage.
6.2. Au-delà des langues romanes
Tout en étant enracinée dans une réflexion didactique, cette recherche a touché d’autres domaines, d’autres problématiques. Notamment, si le contexte des salons commerciaux a été choisi de manière contingente, en tant que situation où les participants étaient susceptibles de recourir à l’intercompréhension romane, certaines de mes analyses ont contribué à décrire ce contexte commercial particulier, qui à ma connaissance n’avait pas fait l’objet d’études en analyse conversationnelle. Par ailleurs, une partie importante de ce volume est dédiée à la gestion du plurilinguisme dans les salons, à la description des choix de langues des participants et à leurs thématisations du fait d’utiliser (ou pas) certaines langues. Ces analyses s’insèrent ainsi dans des questionnements de type sociolinguistique, en contribuant à éclaircir les pratiques et les représentations des participants dans des contextes professionnels internationaux et, plus particulièrement, en enquêtant la relation des locuteurs romanophones à la langue anglaise, leurs attentes et attitudes face à son utilisation en tant que lingua franca.
En particulier, l’observation des données m’a amenée à donner une place bien plus importante que prévu au rôle de l’anglais dans les salons. Comme nous l’avons vu, l’anglais non seulement est très présent comme langue de communication internationale, effectivement utilisée par une bonne partie des participants, mais il se manifeste également comme langue évoquée, objet de commentaires, évaluations et plaisanteries, même lorsque les participants sont en train de parler dans d’autres langues (supra 4.1). De plus, un usage ponctuel de l’anglais émerge très fréquemment dans les interactions en langues romanes, notamment lorsque les participants rencontrent des problèmes de communication. De ce fait, mon projet initial, consistant à découper le corpus et, tout simplement, laisser de côté les interactions se déroulant en anglais, s’est vite révélé naïf et irréaliste. Mon expérience montre ainsi que, lorsque l’on étudie une situation de communication réelle, comme celle des salons, il est aujourd’hui impensable de se passer d’une prise en compte de l’anglais. Parallèlement, l’observation des interactions en anglais lingua franca se déroulant dans les salons a montré que, dans la grande majorité des cas, ces interactions sont loin d’être monolingues, que les locuteurs recourent souvent à leurs L1 (ou à d’autres L2) de manière plus ou moins ponctuelle et que des phénomènes d’intercompréhension romane peuvent se vérifier au niveau local (supra 5.1). Ces observations mettent en avant le besoin de relier la recherche sur les interactions pluri-romanes à l’étude de la communication en anglais lingua franca – et, plus largement, aux recherches sur la communication plurilingue (supra 2.1.4).
Sur le plan didactique, ces résultats amènent à réfléchir au rôle de l’anglais dans la didactique de l’intercompréhension. Plusieurs études se sont intéressées aux potentialités de l’anglais en tant que « langue passerelle » pour l’apprentissage simultané des langues romanes (Klein, 2008 ; Robert, 2013 entre autres). Ces travaux soutiennent que l’anglais – la plus romane des langues germaniques – peut en effet servir de pont pour des étudiants de langues germaniques (ou d’autres familles linguistiques) souhaitant apprendre les langues romanes. À l’autre extrémité du pont, on retrouverait le français – la plus germanique des langues romanes – qui ouvrirait la porte à l’apprentissage des autres langues latines3. Plus rares sont dans le domaine les travaux proposant de traverser cette même passerelle pour se diriger de l’autre côté, c’est-à-dire d’utiliser l’anglais pour intégrer l’apprentissage des langues germaniques aux formations à l’intercompréhension romane. Nieddu (2019) relate à ce propos une expérience d’intégration de l’allemand pour un public d’étudiants internationaux menée à l’Université Lyon 2, en présentant les difficultés rencontrées ainsi que les potentialités de ce choix.
Si la réflexion sur le rôle de l’anglais dans la didactique et la pratique de l’intercompréhension romane a été lancée depuis longtemps, elle reste toutefois marginale dans le domaine. Dans la plupart des expériences didactiques, le recours à l’anglais est interdit et, puisque les études descriptives se fondent sur des corpus enregistrés dans le cadre de ces expériences, elles ne montrent qu’un usage très réduit – et souvent sanctionné – de la langue anglaise. On comprend facilement les raisons de cette réticence vis-à-vis de l’anglais : l’intercompréhension romane, nous l’avons vu (supra 1.1.3), se veut une alternative plus égalitaire à l’utilisation de l’anglais comme langue de communication internationale. Ainsi, accorder une place à cette langue pourrait paraître une trahison des valeurs mêmes de la didactique de l’intercompréhension. Toutefois, l’anglais est aujourd’hui tellement présent dans nos vies – spécialement chez les jeunes générations – qu’il paraît difficile de s’en passer. En particulier, si l’on veut valoriser les répertoires plurilingues des étudiants, en accord avec les principes de la didactique du plurilinguisme (Candelier et al., 2012), il paraît quelque peu paradoxal de leur interdire d’utiliser une langue qui y est solidement implantée.
Plus largement, la didactique de l’intercompréhension est confrontée aujourd’hui au défi de s’adresser à un public de plus en plus divers – ou mieux, superdivers (Vertovec, 2007). L’Europe d’aujourd’hui n’est plus la même que celle décrite par Umberto Eco (supra 1.1.3), et le génie des citoyens européens n’est sans doute plus attribuable à une identité nationale et linguistique unique. Si les chercheurs du domaine sont conscients de cette exigence, comme on peut facilement le constater en consultant les appels à communications des conférences dédiées à l’intercompréhension4, cette réflexion n’est qu’à ses débuts. Sans prétendre apporter de réponse à cette problématique majeure, cette recherche montre qu’une manière d’aborder la complexité, sans la banaliser, consiste tout simplement à l’observer et à la décrire, le plus fidèlement et précisément possible. Dans cette perspective, la collecte et l’analyse de nouveaux corpus de données, dans des situations où les langues romanes sont entremêlées à d’autres langues (anglais, langues issues de la migration ou autres) permettraient d’avancer dans la compréhension des dynamiques du plurilinguisme et, par la suite, de réinvestir les connaissances acquises dans de nouvelles approches didactiques.
1Les produits d’Eval-IC sont accessibles à la page https://evalic.eu/productions/produits/ [consulté le 29 avr. 2025].
2Les formatrices et les formateurs intéressés par l’utilisation en cours des extraits vidéos analysés dans ce livre, peuvent contacter l’autrice via son adresse mail instituionnelle.
3Même si la didactique de l’intercompréhension propose généralement un apprentissage simultané de toutes les langues romanes, un ordre d’apprentissage, en fonction de la proximité des langues, est parfois suggéré. Ainsi par exemple Debaisieux (2009) relate une expérience d’enseignement auprès d’un public francophone lors de laquelle l’ordre italien-espagnol-portugais a été négocié avec les étudiants – ordre qui correspondait à « un sentiment subjectif assez général de progression de la difficulté » (p. 112).
4Dans l’appel à propositions pour la conférence IC2019 - Au-delà des frontières - Más allá de las fronteras (Lyon, mai 2019) comme dans celui pour IC2023 – Intercompréhension. Bilans et perspectives : vers de nouveaux contextes (Chambéry, octobre 2023) on trouve des incitations à réfléchir à de nouveaux publics ainsi qu’à l’ouverture à de nouvelles familles de langues. Notamment, dans les deux appels le terme migrants figure parmi les mots-clefs.