| 01 | ILL | c’est pour le concours de: lisbona |
| 02 | RAP | ah: okay |
Chapitre 5
En passant en revue les différents projets sur la dimension interactionnelle de l’intercompréhension romane (cf. Chapitre 1), nous avons signalé que les descriptions d’interactions orales plurilingues sont à ce jour peu nombreuses, et qu’elles concernent exclusivement des interactions ayant pour finalité la pratique de l’intercompréhension. Qui plus est, une bonne partie de ces interactions sont médiées par l’ordinateur, et présentent donc des caractéristiques spécifiques, en tant que productions techno-langagières (Paveau, 2019). À ma connaissance, cette recherche est la seule à ce jour à avoir exploré les mécanismes de l’intercompréhension dans des interactions orales spontanées, entre personnes n’ayant pas été formées préalablement. Les participants aux salons, dans la plupart des cas, ne respectent pas le principe du « chacun parle sa langue » prôné par les formateurs à l’intercompréhension romane. Leur manière de communiquer est hybride et changeante, comme dans la plupart des situations plurilingues (supra 2.1.4). Toutefois, l’intercompréhension romane est très présente. Parfois elle apparaît pendant des séquences courtes, parfois elle devient la modalité de communication principale – que cela soit le fruit d’un choix conscient ou plutôt le résultat d’un non-choix (supra 3.3). Dans tous les cas, dans ces interactions, la communication est fortement multimodale (Mondada, 2014) : la compréhension est rendue possible par le déploiement d’un ensemble de pratiques plurisémiotiques qui participent de manière conjointe à la construction de sens.
Ce chapitre propose une analyse détaillée de certains phénomènes récurrents dans les interactions pluri-romanes. La première partie propose l’analyse de quelques séquences où le recours à l’intercompréhension romane a lieu de manière ponctuelle dans le cadre de conversations monolingues et met en avant certains environnements interactionnels qui semblent favoriser cette émergence (5.1). La deuxième section se concentre sur une interaction dans laquelle les participants ont explicitement négocié une modalité de communication pluri-romane (italien/espagnol), pour montrer les pratiques utilisées spontanément par les locuteurs (5.2). Pour finir, une dernière section sera consacrée à illustrer un cas où la communication plurilingue se révèle plus difficile (5.3).
Dans la majorité des interactions du corpus, les participants recourent à une langue de communication principale (une langue romane ou l’anglais lingua franca). Cependant, presque aucune de ces interactions est complètement monolingue. Les répertoires linguistiques des locuteurs émergent souvent, que ce soit lors de changements dans le cadre participatif, de séquences de renégociation, de moments d’impasse dans la communication, ou alors pour indiquer des entités caractéristiques d’une certaine langue/culture.
Dans cette section, nous nous intéressons aux moments dans lesquels un locuteur utilise une langue romane (qui n’est pas la langue principale de l’interaction) pour produire un mot ou une expression isolée. Nous considérons ces incursions passagères dans une autre langue (souvent la L1 du locuteur) comme des moments d’émergence ponctuelle du plurilinguisme, des « îlots plurilingues ».
L’observation des données a permis de repérer certains contextes interactionnels propices aux îlots plurilingues. Notamment, les locuteurs semblent spécialement à même de recourir à d’autres langues de leurs répertoires lors de la production de noms propres (5.1.1) et de la formulation de nombres (5.1.2), ainsi que pendant des recherches de mot (5.1.3).
Dans les salons, les locuteurs parlent souvent d’objets et de notions qui sont inhérents à une certaine culture. Ils font référence à des produits, des lieux, des marques, des personnes qui appartiennent à une certaine nation et qui possèdent donc un nom dans la langue de cette nation. Souvent la nation impliquée est justement celle du locuteur, car celui-ci est en train de présenter ses produits. Chaque fois qu’il utilise un de ces termes, donc, le participant se trouve face à un choix : prononcer le mot à sa façon ou l’adapter à la langue dans laquelle il est en train de parler. Par exemple, un locuteur francophone qui parle en anglais de Paris, peut prononcer le nom de la ville à la française ou bien à la manière anglaise. Ce choix, dans la plupart de cas, n’a pas de conséquence importante sur la compréhension mutuelle, mais il peut jouer un rôle dans la mobilisation des identités des participants. Dans ce sens-là, par exemple, un Italien qui parle de Rome en l’appelant « Roma » est en train de mobiliser une identité de locuteur italophone – tandis que l’appeler « Rome » pourrait être une façon de se montrer complètement « francophone ». Pareillement, un Français qui désigne la ville par son nom en italien mobilise une identité de connaisseur de la langue/culture italienne.
Dans le corpus, dans la plupart des cas, quand un locuteur mentionne un objet faisant partie de sa culture, il le prononce à la manière de sa L1. Prenons par exemple l’extrait suivant :

Une jeune autrice italienne présente son travail à Annabelle. Elle parle en français, mais quand elle doit indiquer un produit culinaire italien, elle le formule directement en italien (l.02). L’éditrice, en réponse, fait référence à un autre livre de recettes et elle mentionne un autre plat typique italien, en recourant également à la dénomination italienne : « spaghetti al ragù » (l.06) (au lieu de « spaghettis à la bolognaise », qui serait la dénomination utilisée en France). De cette façon, l’autrice signale être italienne et, donc, avoir une autorité épistémique sur la recette qu’elle a décrit dans son livre. L’éditrice, pour sa part, montre avoir elle aussi une certaine connaissance de la langue/culture italienne.
Mais les questions identitaires ne suffisent pas à expliquer entièrement ces changements ponctuels de langue, qui souvent ne semblent pas être le fruit d’une décision consciente, mais plutôt le résultat d’une habitude discursive. On observe en effet que les locuteurs recourent souvent à leur L1 même pour indiquer des noms propres – notamment, des toponymes – qui concernent des réalités d’autres pays. Prenons par exemple le court extrait suivant :
Une illustratrice italienne montre des dessins à Raphael et lui explique dans quel but elle les a réalisés (l.01). Pour indiquer la ville portugaise, elle n’utilise pas le terme français – ce qui serait cohérent par rapport à la langue qu’elle utilise – ni le terme portugais – ce qui pourrait mobiliser une certaine connaissance de la langue/culture portugaise. Elle recourt au contraire au terme de sa L1, l’italien (« Lisbona »). Ainsi, entre deux possibilités qui seraient acceptables et cohérentes avec le reste de l’interaction, elle en choisit une troisième, qui ne semble avoir d’autre motivation que la facilité de production. Ce changement ponctuel de langue n’est pas thématisé dans l’interaction. La proximité du terme dans les trois langues fait qu’il est en tout cas facilement reconnaissable par Raphael.
De même, dans l’extrait suivant, le producteur Samuele passe à l’italien au cours d’une liste de pays et villes étrangères (non-italophones).

Quand le client lui demande dans quels pays il exporte ses vins (l.01), Samuele initie une liste en indiquant à la fois le pays et, plus spécifiquement, la ville d’exportation. Après avoir énuméré les deux premiers pays en anglais (l.02-04), il passe à l’italien pour indiquer la Belgique (« in Belgio »), puis il reprend l’anglais pour la Suisse (« Switzerland »), puis encore l’italien pour la ville de Zurich (« Zurigo »). En réponse à une question du client (l.10), il passe à nouveau à l’anglais (l.11), mais il reprend ensuite l’italien dans une expansion à sa réponse (l.12). Enfin, il conclut son tour par une reformulation en anglais.
Dans cette séquence, les changements de langue ne semblent pas avoir de motivations particulières. Le producteur paraît tout simplement mélanger ses répertoires linguistiques, sans se soucier de la langue qu’il utilise pour désigner chaque pays ou ville. Dans ce sens-là, les toponymes deviennent ici une sorte de no man’s land : la proximité de ces termes dans les différentes langues fait qu’ils sont en tout cas facilement identifiables et, par conséquent, laisse les locuteurs libres de les produire dans la première langue qui leur vient à l’esprit.
Si dans la plupart des cas le changement de langue reste circonscrit à la formulation du nom propre, il n’est pas rare que celui-ci entraîne une sortie temporaire de la langue de communication de la part du locuteur ayant prononcé le nom propre ou aussi de son interlocuteur. Cela peut être dû à un phénomène de convergence, en raison duquel les locuteurs s’alignent pendant un moment sur la langue utilisée pour le nom propre (voir aussi l’analyse de l’extrait 18, chapitre 3.2).
Dans l’extrait suivant, Samuele est en train d’expliquer le système d’appellation des vins dans sa région à deux clients français.


Le terme Piemonte dans cette interaction ne désigne pas seulement une région d’Italie, mais aussi l’appellation officielle des vins produits dans cette région. Il s’agit donc d’une étiquette bien précise qui identifie un certain produit comme étant « made in Italy ». De plus, la production du mot Piemonte suit dans l’interaction celle de Langhe, une autre appellation viticole qui correspond à une région historique faisant partie de la région Piémont. Ainsi, ces deux termes sont prononcés à la manière italienne non seulement par le producteur, mais aussi par les deux clients (l.01, 03, 04) qui, de cette manière, mettent en avant leur connaissance du monde viticole italien.
Mais le passage à l’italien, dans cette interaction, ne se limite pas à la prononciation des toponymes, car Samuele adopte sa langue maternelle aussi dans le tour suivant, lors duquel il pointe sur un plan la zone viticole concernée (l.10, IMG 36.2). Ce changement ne semble pas poser de problèmes au niveau communicatif, aussi parce que l’explication de Samuele se fonde sur le recours à d’autres ressources sémiotiques (gestuelle, pointage sur la carte, IMG 36.1 et 36.2). Ainsi, la prononciation du nom de la région entraîne un passage à l’utilisation de l’italien de la part de Samuele : un recours ponctuel se transforme en une séquence plus longue. Par ailleurs, dans cet extrait nous pouvons observer un autre phénomène de convergence : à la ligne 02, Samuele s’aligne en effet momentanément sur la langue des clients.
Qu’ils discutent de prix, de quantités ou des années de production de leurs produits, les participants aux salons doivent fréquemment utiliser des nombres. Les séquences de discussion sur les quantités numériques constituent des moments assez spéciaux à l’intérieur du corpus, car elles ont des contraintes particulières. En effet, si généralement les participants aux interactions ne prêtent pas beaucoup d’attention à l’exactitude de leurs productions, et s’ils sont plus attentifs au contenu de leurs échanges qu’à leur forme, lorsqu’ils parlent de nombres leur attitude change. Quand ils indiquent une quantité numérique exacte, ils doivent être attentifs à la bonne réception de l’information, pour être sûrs d’éviter des malentendus qui pourraient mettre en danger la réussite de la transaction commerciale. De plus, les locuteurs manifestent souvent des problèmes d’expression quand il s’agit de formuler les nombres. Qu’ils ne connaissent pas les numéraux dans la langue de communication ou qu’ils craignent de mal de les prononcer, et d’engendrer des malentendus, le résultat est qu’ils recourent à des pratiques multimodales variées pour remplacer ou accompagner la formulation du nombre. Ainsi, dans ces séquences on assiste souvent à une redondance communicative1. Prenons l’extrait suivant :


Ludovico est en train de parler en anglais avec un client franco-chinois. A un moment donné, le client lui demande combien d’hectares de vignoble il possède (l.01). Ludovico hésite, puis donne une réponse multimodale : il forme avec sa main gauche le numéro trois et avec la droite le numéro zéro (IMG 37.1). De cette façon, en utilisant une main pour les décimales et l’autre pour les unités, il représente le nombre trente. En même temps, il accompagne ce geste par la production du nombre en italien (« trenta », l.02). Le client répète alors le terme en français (l.03) pour demander confirmation de sa compréhension. Ludovico confirme, d’abord par un feedback minimal (l.05), puis par une répétition de la quantité en italien, suivie cette fois-ci par l’unité de mesure en français (« trenta hectares », l.08).
La compréhension du client semble être le résultat d’un ensemble de pratiques assez créatives qui impliquent le recours aux deux L1 des participants et la mobilisation du corps de Ludovico. La transparence entre le mot français et son équivalent italien joue très probablement un rôle important pour le succès de l’échange.
À peu près vingt secondes plus tard, dans la même interaction, Ludovico doit mentionner une nouvelle quantité numérique.



Le client demande à Ludovico quel est le prix du vin Barolo qu’il vient de déguster (l.01). Après une longue hésitation (l.02-04), le producteur initie sa réponse. Cette fois-ci, il commence par répondre en anglais, mais au lieu de donner le nombre entier (qui serait sixteen) il le décompose en chiffres simples (« one and six euro », l.05). En même temps, il réutilise la même stratégie multimodale que dans l’extrait précédent : avec la main gauche il indique le décimal, en levant le pouce, mais son geste de la main droite est interrompu, vraisemblablement quand il se rend compte qu’il n’est pas possible, avec une seule main, de représenter le chiffre six (IMG 38.1). Ludovico propose alors le terme en italien (« sedici », l.07). Le client ne semble pas comprendre ce terme, car il ne donne aucun feedback.
Puisque toutes ses stratégies jusque-là semblent avoir échoué, Ludovico s’engage dans une nouvelle pratique : il se penche vers la droite et récupère un papier et un stylo derrière son stand (IMG 38.2), puis dépose le papier face au client et se prépare à écrire. Pendant ce temps, le client reste engagé dans l’activité de décryptage de la réponse de Ludovico : d’abord il répète les deux chiffres simples en anglais avec intonation ascendante (l.07), puis propose le nombre en français (l.09). Ce dernier tour du client témoigne de sa bonne compréhension du prix et rendrait donc superflue l’activité d’écriture de Ludovico. Cependant, le producteur écrit également le prix sur le papier (IMG 38.3), pendant qu’il répète le nombre en français (l.11). De cette manière, il donne au client une double confirmation (verbale et écrite), de façon à être sûr qu’il n’y a plus aucun doute sur le prix demandé.
Étant donnée la finalité commerciale de ces échanges, il n’est pas étonnant que la communication concernant les prix soit traitée comme quelque chose de très délicat, que les participants cherchent à garantir en s’engageant dans une accumulation de stratégies verbales et multimodales, au prix d’une redondance d’informations. Dans ces séquences, les participants montrent d’ailleurs une créativité très importante, que l’on peut considérer comme la marque d’une compétence interactionnelle plurilingue (voir Piccoli, 2018) et qui leur permet, dans certains cas, de se passer presque complètement de la communication verbale. C’est ce qui se passe dans l’extrait suivant.



Une cliente s’approche de Raphael et lui pose une question (inaudible pour nous), en pointant les livres exposés dans le stand (l.01, IMG 39.1). Le recours ponctuel à l’italien de la part de Raphael dans le tour suivant (« sì », l.03) laisse penser que la cliente s’est exprimée en italien. La question porte vraisemblablement sur le prix de ces livres – comme on peut le déduire de la question de confirmation formulée en anglais par Raphael (l.03). La cliente répond positivement à cette question par une répétition partielle du tour de l’éditeur (l.04). Entre-temps, Raphael se prépare à donner sa réponse de façon multimodale : il soulève la main gauche, ouverte, et l’index de la main droite (IMG 39.2), tourne son buste vers la gauche pour permettre à la jeune fille de voir sa paume (IMG 39.3), puis « écrit » avec son index le nombre trente-cinq. À la fin de cette écriture simulée, il regarde la cliente (IMG 39.4), qui montre sa compréhension en hochant la tête et en soulevant le pouce (IMG 39.5). Ensuite, la cliente remercie en riant, en anglais (l.06), et les deux commencent à s’éloigner graduellement, Raphael vers sa table et la cliente vers la sortie du stand. C’est seulement à ce moment-là que Raphael se tourne légèrement vers la cliente et lui dit le nombre en anglais (l.08). La cliente en réponse rit et remercie à nouveau, cette fois-ci en italien (l.09), et continue de s’éloigner du stand.
Un autre environnement interactionnel propice à l’émergence ponctuelle du plurilinguisme est celui des séquences de recherche de mot. Dans une perspective conversationnelle, nous considérons la recherche de mot comme une activité métadiscursive de nature collaborative : le caractère visible de cette activité permet aux autres participants non seulement de la reconnaître, mais aussi d’y participer de façon active (Goodwin et Goodwin, 1986). Il s’agit d’un cas particulier de réparation auto-initiée (supra 2.1.1), qui se déroule en trois phases : en premier lieu on assiste au début de la recherche, caractérisé par l’interruption du flux conversationnel et par la manifestation d’un problème à travers des signaux verbaux – requête explicite, phrase inachevée, hésitation, etc. – et/ou non verbaux – gestes iconiques (Hayashi, 2003), thinking face (Goodwin et Goodwin, 1986), regards, etc. Cette phase est normalement suivie par la production de termes candidats et, éventuellement, par la production du terme recherché. Le terme peut enfin être ratifié par le locuteur qui a initié la recherche, ce qui conduit à la clôture de la séquence. Dans d’autres cas, la recherche peut également se terminer sans que le terme recherché ait été trouvé. Dans le cadre de conversations en langues secondes, ce phénomène peut acquérir des traits particuliers. Notamment, lorsqu’un participant ne connaît pas un terme il peut s’orienter vers un autre participant, en lui attribuant une autorité épistémique par rapport au mot recherché et/ou un rôle d’expert dans la langue utilisée (Margutti, 2007).
Dans le corpus, on peut observer fréquemment que dans des séquences de recherche de mot les participants recourent ponctuellement à leur L1 ou à d’autres langues faisant partie de leur répertoire2.
Dans le prochain extrait, le producteur de vin Franco parle avec deux clients français. Ceux-ci lui ont demandé si, dans le vin qu’ils sont en train de déguster, il n’y aurait pas un arôme de caramel. Le producteur répond négativement et indique quels arômes sont effectivement présents : notamment, il fait référence à un fruit dont il ne connaît pas le nom en français.



Franco interrompt son discours et initie une recherche de mot : d’abord il manifeste son problème lexical par des hésitations (l.01), puis propose le nom du fruit qu’il recherche en italien (« la ciliegia », l.02), enfin pose aux clients une question métalinguistique qui repose sur le terme italien (l.03). De cette manière, Franco sollicite explicitement la collaboration des locuteurs natifs, qui cependant ne répondent pas (l.04), sans doute car ils n’ont pas compris la signification du mot « ciliegia ». Le producteur poursuit alors sa recherche de mot, qu’il rend visible à travers des signaux multimodaux (il regarde vers le haut, fronce les lèvres). Puis, il produit un geste iconique visant à représenter le terme recherché (en joignant pouce et index de la main droite, IMG 40.1). C’est à ce moment-là que CL2 propose une première réponse, vague, à la question du producteur (l.06). Après une pause, Franco répète à nouveau le mot italien (l.08), puis CL1 propose un terme candidat (l.09). Même s’il s’agit du bon terme, il n’est pas ratifié par Franco, qui répète encore une fois le mot italien (l.11).
Les deux clients, l’un après l’autre, reproduisent le même geste iconique produit par Franco précédemment (IMG 40.2). CL2 pose aussi une question de précision sur la dimension du fruit (l.13), à laquelle Franco répond positivement, en ajoutant aussi un autre élément descriptif, la couleur (l.15). Pendant cette réponse, Franco reproduit à nouveau le même geste (IMG 40.3). Cet alignement collectif sur le geste iconique montre que tous les participants ont atteint un certain niveau de compréhension sur l’objet recherché – cela confirme d’ailleurs ce qui a été observé dans d’autres contextes plurilingues, c’est-à-dire que « l'interaction peut avancer sur une modalité, alors que l'intercompréhension est bloquée sur une autre » (Traverso, 2017, p. 160).
Une fois trouvé un accord sur le plan gestuel, les clients reproposent le terme recherché : les deux répètent le mot « cerise », l’un après l’autre (l.17-18). À son tour, le producteur répète le mot français, en ratifiant finalement leur proposition, puis encore une fois l’équivalent italien (l.19). Contrairement à ce que nous avons observé lors d’autres recherches de mot (supra 4.3), ici le producteur ne manifeste pas d’intérêt pour l’acquisition du terme français, mais reste orienté vers l’atteinte de l’objectif communicatif.
Dans cet extrait, la recherche de mot s’est avérée complexe et elle a entraîné une interruption assez longue du flux de l’interaction. L’atteinte d’une compréhension mutuelle a été rendue possible par la mobilisation d’un ensemble de moyens, parmi lesquels on peut compter aussi des ressources sensorielles (le goût et l’odorat, qui ont peut-être permis aux clients de reconnaître la cerise). Le recours à la L1 du producteur ne semble pas ici avoir joué un rôle déterminant, sans doute parce que les deux termes (« ciliegia » / « cerise ») ne sont pas transparents.
La proximité entre le mot recherché et ses équivalents dans les autres langues connues par les locuteurs joue clairement un rôle important dans ces séquences. Un autre facteur déterminant réside dans l’environnement matériel qui peut permettre de reconnaître le référent recherché. La recherche de mot est facilitée par exemple quand les locuteurs disposent d’une représentation graphique du terme.
Dans l’extrait suivant, deux éditrices italiennes racontent en anglais à Natalia l’histoire d’un livre pour enfants, pendant que Natalia feuillette ce même livre. L’histoire porte sur une jeune fille pauvre, qui rêve de posséder une robe élégante. Dans la partie qui nous intéresse, la jeune fille va au marché du village et achète un chiffon dans lequel elle coudra sa robe.


À la ligne 01, ED1 interrompt son récit pour initier une recherche de mot. Elle se tourne vers sa collègue, hésite puis produit le mot recherché en italien (« mercato ») et pose une question métalinguistique explicite (« how do you say »). Si le positionnement d’ED1, tournée vers ED2 (IMG 41.1), laisse entendre que la question s’adresse prioritairement à sa collègue, la formulation en langue anglaise la rend ouverte à tout le monde. Lorsqu’ED2 manifeste son ignorance du mot recherché, en secouant la tête (l.02), ED1 propose elle-même un mot candidat (l.03) : il s’agit d’un mot hybride entre l’italien « mercato » et l’anglais « market ». En même temps, Natalia participe aussi à la recherche de mot, en proposant le terme espagnol « oferta » (tr. « offre, remise », l.04). La compréhension de Natalia repose probablement sur des indices contextuels (les dessins du livre) ainsi que sur la transparence du mot (mercato en italien, mercado en espagnol). Cependant, elle ne propose pas le terme mercado, mais un autre mot du même champ sémantique.
Bien que le terme proposé par la Vénézuélienne ne soit pas vraiment le mot attendu, il est tout de suite ratifié par ED1 (l.05). Puis, en chevauchement, Natalia propose un deuxième candidat (« market », l.06), qui est également ratifié par ED1 (l.07). Il est intéressant de remarquer que ce deuxième candidat est en effet le mot recherché, mais il ne reçoit pas pour autant un traitement différent par rapport à l’autre : l’éditrice italienne ne semble pas spécialement intéressée à la production du « bon » mot, mais plutôt à la poursuite de l’interaction.
ED1 reprend le fil de son histoire (l.07), mais rencontre bientôt un nouvel obstacle lexical, le mot « chiffon », qu’elle ne connaît pas en anglais. Cependant, elle ne traite pas cela comme problématique : elle n’initie pas de recherche de mot, mais insère directement dans son discours le mot italien (« a kind of straccio », l.09), en l’accompagnant par le pointage au dessin. Natalia montre sa compréhension (l.10), puis ED1 propose un synonyme, encore en italien (« a kind of tela », l.11), qui est également ratifié par Natalia (l.12).
Le recours à l’italien, dans cette deuxième partie de l’extrait, permet aux locuteurs d’avancer dans l’interaction de façon très fluide, sans interruption ni parenthèse métalinguistique. L’éditrice italienne, sans doute grâce à son historique interactionnel avec Natalia, semble être consciente que les indices qu’elle donne (mot italien et pointage vers le livre) sont suffisants pour la compréhension de l’autre.
La même dynamique est observable dans le prochain extrait, dans lequel le producteur Samuele discute en anglais avec un client francophone des modalités de production du vin que le client est en train de déguster et, notamment, des filtres utilisés pour sa fabrication. Dans ce cas, les participants ne disposent pas de référents matériels du terme recherché mais peuvent profiter de la transparence du terme et de leur connaissance partagée du domaine professionnel.


Le client demande à Samuele quel type de filtres il utilise pour la production de ses vins (l.01). Le producteur initie sa réponse avec des hésitations (l.03). Après une pause (l.04), il finit par avouer sa méconnaissance du mot anglais (l.05) et proposer le terme en italien (« farina »). Puis, il produit une autre formulation inaudible (probablement en anglais), accompagnée par un geste de la main droite (en frottant le pouce contre les pointes des doigts, IMG 42.1). Dans ce cas, donc, le producteur ne demande pas explicitement la collaboration de l’autre : après une recherche de mot individuelle, il se limite à signaler le manque lexical et à proposer des indices (le mot en italien et le geste) pour permettre la compréhension de l’autre.
Le client manifeste sa compréhension et son accord avec la technique utilisée par l’autre (l.06), puis Samuele indique un deuxième type de filtre qu’il utilise. Cette fois-ci, il insère directement le terme italien dans son discours (« or tangenziale », l.08). Le recours à l’italien ne pose pas de problème pour le client, qui non seulement manifeste sa compréhension (l.10), mais réutilise même le terme italien à l’intérieur d’une question de précision (l.14).
Comme dans l’extrait 41, après un premier recours à la langue maternelle, signalé dans l’interaction comme problématique (« farina »), le locuteur italophone passe à un deuxième recours complètement intégré dans le discours (« tangenziale »). Dans ce cas, les participants ne disposent pas d’un support visuel qui faciliterait la compréhension, mais la communication s’avère également fluide. La bonne compréhension du locuteur français est vraisemblablement due à la proximité des expressions dans les deux langues concernées (« filtre à farine » et « tangentielle » en français), ainsi qu’à sa connaissance du domaine de la viticulture et de sa terminologie.
Dans ces séquences, l’émergence du plurilinguisme ne semble pas être liée à une curiosité particulière pour la langue de l’autre (contrairement à supra 4.3), mais plutôt à une orientation vers l’efficacité communicative. Le recours à la L1 permet de donner des indices aux interlocuteurs pour faciliter leurs processus inférentiels (voir Piccoli, 2017c) et, de ce fait, facilite la progressivité de l’interaction. Il est intéressant de souligner que, au fur et à mesure que l’interaction avance et que les locuteurs se rendent compte de l’inutilité (sur le plan communicatif) de ces recherches, ils se contentent tout simplement de remplacer les mots qu’ils ne connaissent pas par leurs équivalents en L1. En ce sens, ces séquences montrent une prise de conscience en cours de la possibilité de recourir à l’intercompréhension romane.
En nous intéressant aux choix de langues dans le corpus, nous avons vu que, dans trois cas, les participants négocient explicitement une modalité de communication du type « chacun sa langue » (supra 3.3.2). Si dans l’un des cas, ce choix est abandonné très rapidement (extrait 22), les deux autres interactions se poursuivent en effet de cette manière. Cette section est consacrée à une de ces interactions, se déroulant entre l’éditrice Natalia et un agent littéraire, que nous appellerons Luca.
Pendant leur échange, les deux professionnels cherchent à établir si Natalia peut être intéressée par l'achat des droits de traduction des livres des maisons d'édition représentées par Luca et/ou si Luca peut représenter la maison d'édition de Natalia pour la vente des droits de traduction en Italie. Ainsi, leur activité principale consiste à se présenter l’un l’autre des livres, qui sont soit physiquement présents, soit représentés dans des catalogues ou des feuilles imprimées. De ce fait, pendant la grande majorité de l’échange, leur conversation est centrée sur des référents qui sont visuellement accessibles – ce qui explique en partie l’efficacité de la communication.
L’interaction entre Luca et Natalia représente un très bon exemple d’intercompréhension réussie : pendant 19 minutes environ les deux discutent en utilisant chacun sa langue – avec des recours ponctuels à la langue de l’autre et à l’anglais – sans rencontrer de problèmes de communication significatifs. L’analyse de quelques séquences tirées de leur conversation nous permettra de mettre en avant les différents procédés que les deux participants adoptent spontanément pour se comprendre.
Le premier extrait a lieu une minute environ après la négociation de la modalité plurilingue (voir extrait 21, supra 3.3.2). Luca présente son agence et les livres auxquels il pense que Natalia pourrait être intéressée, mais assez vite un malentendu est dévoilé concernant le public ciblé par la maison d’édition de Natalia.



En pointant sur une des feuilles imprimées qu’il a données à Natalia (IMG 43.1), Luca présente une trilogie, dont il définit le genre (l.01), le public (l.05), l’éditeur (l.07) et les dates de sortie (l.09). Pour relier chaque date avec le livre concerné, il utilise des pratiques incarnées : il pointe sur la feuille les représentations des deux premiers livres (IMG 43.2) et, au moment de désigner le troisième, il soulève trois doigts de la main gauche (IMG 43.3). À ce moment-là, Natalia prend la parole (l.12, l.16) pour poser une question de confirmation qui vise à faire émerger le décalage existant entre les propositions de Luca (qui s’adressent à des adolescents) et les besoins de Natalia (qui ne publie que des livres pour enfants). La première formulation de la question de Natalia (l.16), ne semble pas être comprise par son interlocuteur, qui reste en silence (l.17). Ainsi, l’éditrice adopte deux stratégies : d’abord elle répète le terme problématique (« juveniles ») en l’accompagnant d’un nouveau substantif (« libros »), puis elle reformule en proposant le synonyme « adolescentes » (l.18). Ce dernier terme, transparent en italien, semble débloquer la situation (l.19). Natalia explicite davantage sa requête en demandant si Luca ne représente pas aussi des livres pour enfants (l.18-20). Après une pause (l.21), l’agent littéraire pose une question de confirmation en anglais (l.22), à laquelle Natalia répond positivement (l.24), puis il complète sa question avec une expansion en italien (l.25), confirmée également par l’éditrice. Une fois comprise la demande de Natalia, Luca tourne les pages du catalogue jusqu’à arriver à la reproduction du seul livre qui pourrait l’intéresser, qu’il indique avec un geste de pointage (IMG 43.4). Il précise en anglais qu’il s’agit du seul livre de ce type, puis reprend le démonstratif « questo » en italien lors du pointage (l.28). Il ajoute ensuite un élément précisant le type de livre, c’est-à-dire un livre illustré, d’abord en italien puis en anglais (l.31).
Dans cet extrait, on voit que pour gérer un malentendu – ayant un poids important pour les possibilités de réussite de la transaction commerciale – les deux locuteurs utilisent une variété de stratégies : des répétitions, des reformulations, des pointages et des passages à l’anglais. De plus, ici comme dans le reste de leur interaction, Natalia et Luca utilisent un débit de parole lent, avec des pauses assez longues et une articulation claire. On peut par ailleurs remarquer que le recours à des emprunts en anglais caractéristiques du monde de l’édition (« urban fantasy », « young adult ») peut également faciliter la compréhension mutuelle.
Comme les propositions de Luca ne rencontrent pas l’intérêt de Natalia, au bout de deux minutes environ les deux participants redéfinissent l’objectif de leur interaction. Dans l’extrait suivant, Natalia propose en effet à Luca de représenter ses livres à elle en Italie.

Natalia pose à Luca une question de confirmation au sujet de son activité et notamment de ses attentes par rapport à leur rencontre : elle lui demande s’il est intéressé à vendre des droits (l.03). Luca répond que oui, puis répète la phrase de Natalia, en la traduisant en italien et en précisant où il peut vendre les droits (l.06).
J’ai nommé ce phénomène, récurrent dans le corpus, hétéro-répétition plurilingue (voir Piccoli, 2020). Il s’agit d’un phénomène se déroulant sur trois tours de parole :
Ensuite, Natalia demande à l’agent littéraire s’il serait aussi intéressé à faire à l’inverse, c’est-à-dire que la maison d’édition de Natalia donne les droits à l’agence de Luca, pour les vendre à des éditeurs en Italie (l.10-17). Luca répond de façon affirmative (l.16, 18). Alors Natalia donne une justification (account, Heritage, 1988) pour refuser les livres précédemment proposés par Luca : ils ne sont pas dans la ligne de sa maison d’édition (l.19-20). Il est intéressant de souligner que c’est Luca qui complète la phrase de Natalia (l.28), mettant en place une énonciation conjointe (André, 2010) plurilingue. Cette capacité de co-construction du discours témoigne de la grande fluidité de cette interaction.
Par la suite, Natalia continue la présentation de nombreux livres de sa maison d’édition, généralement en feuilletant ces mêmes livres ou alors en montrant leurs représentations dans des catalogues. Luca alterne son regard entre l’éditrice et les matériels imprimés et, pour montrer sa participation et sa compréhension, il hoche la tête, produit des continueurs et, dans certains cas, des reprises de la parole de Natalia. Les deux utilisent tout le long un débit de parole lent.
Observons quelques extraits de ces présentations de livres.



Natalia présente un livre qui contient des recettes ayant comme ingrédient principal le chocolat. Pendant qu’elle parle, elle feuillette le livre et pointe sur la page les différentes parties qu’elle mentionne. Tout d’abord, elle montre les premières pages qui narrent l’histoire du cacao (l.03, IMG 45.1). Puis, elle tourne la page et annonce que les recettes commencent (« aquí empieza », l.06) et, pour le premier gâteau, indique par des pointages où se situent sur la page la recette (l.06, IMG 45.2), la liste des outils nécessaires (l.10, IMG 45.3) et l’histoire (l.10, IMG 45.3). Ensuite, elle tourne une nouvelle page, annonce l’objet de la nouvelle recette (le « mokaccino », l.18) et pointe à nouveau les trois zones de la page dédiées aux trois différentes sections : zone de gauche pour la recette, zone centrale pour les outils/les étapes et zone de droite pour l’histoire. Lorsqu’elle indique cette dernière section, Natalia laisse cependant sa formulation inachevée (l.21). Étant désormais familiarisé avec la structure du livre, Luca peut facilement inférer de quoi il s’agit et il propose en effet le terme espagnol précédemment utilisé par Natalia (« historia », l.22) – ce qui constitue une nouvelle forme d’énonciation conjointe.
Par la suite, Natalia donne une précision sur le type d’histoire qui accompagne la recette, en qualifiant celle-ci comme drôle (« divertida », l.24). Cette description est construite comme imprécise, car l’éditrice utilise l’adverbe avec valeur approximative como et, à la fin de son tour, elle semble initier une reformulation (« o sea », tr. « c’est-à-dire »). Luca manifeste sa compréhension (l.26), puis propose une reformulation en italien du concept exprimé par l’autre, en utilisant le terme anecdote (« un aneddoto », l.28). Sa proposition est acceptée par l’éditrice qui la répète à son tour, en la traduisant en espagnol (« una anécdota », l.29).
Cette reformulation entre donc dans une dynamique de co-construction du discours : Luca participe à la description réalisée par Natalia, par le biais d’un mot qui sert à spécifier un concept élaboré par l’éditrice de façon vague. Ce phénomène, que j’ai nommé « hétéro-reformulation plurilingue » (Piccoli, 2020), peut être schématisé de la manière suivante :
Par ailleurs, nous pouvons observer que le terme proposé par Luca est par la suite réutilisé par Natalia. En présentant une troisième recette, celle du gâteau marbré (« ponque bicolor », l.31), elle reprend la même pratique multimodale de désignation des différentes parties de la page, en nommant cette fois-ci anecdote la partie réservée à l’histoire.
Dans l’extrait qui suit, Natalia présente un nouveau livre en l’indiquant sur un catalogue.

Natalia introduit le livre, en désignant sa thématique large, c’est-à-dire le soin de la nature (l.01-03), puis donne des exemples des bénéficiaires du soin, en mentionnant deux animaux marins (l.07). Luca manifeste sa compréhension par un feedback (« okay ») et par la formulation d’un hyperonyme (« animali », l.09). Nous pouvons considérer ce phénomène comme un type particulier de reformulation plurilingue, dans lequel la proposition du locuteur B porte sur un hyperonyme. Cette proposition est validée (l.10) mais elle n'est pas reprise par Natalia. À différence de ce qui se passait dans l’extrait 45, où la proposition de Luca apportait plus de précision à la description de Natalia (anecdote vs histoire), ici la reformulation hyperonymique (animaux vs phoques et baleines) n’est pas traitée comme constituant un apport à la construction de l’explication, mais juste comme un moyen d’assurer l’intercompréhension.
Natalia poursuit la présentation du livre, qu’elle caractérise comme poétique (l.12) puis donne une information sur les droits de ce livre, qui ont été vendus auparavant à la Corée (l.16). Elle précise ensuite que cet accord est désormais conclu, ce qui peut constituer une information importante pour l’agent littéraire. Pour expliquer cela, elle insère dans sa phrase un terme italien (« finito », l.19), qui peut donc faciliter la compréhension de Luca.
Pour terminer, dans le prochain extrait, nous pouvons assister à l’émergence et à la résolution d’un des rares moments d’incompréhension manifeste dans l’interaction. L’extrait se déroule lorsque Natalia finit de présenter le livre sur les recettes de chocolat (voir extrait 45). Elle a déjà précisé que ce livre fait partie d’une série de trois, mais qu’elle n’a pas avec elle les deux autres. Une fois fermé le livre, elle fait le lien avec les autres volumes de la série en les montrant à Luca sur le catalogue.




Natalia touche le livre qu’elle vient de fermer et dit qu’il porte sur le chocolat (l.01, IMG 47.1), puis pointe sur le catalogue les images représentant les deux autres livres de la même série en indiquant qu’ils traitent respectivement de galletas (tr. « biscuits », l.01, IMG 47.2) et de torta (tr. « gâteau », l.02). Luca manifeste alors un problème de compréhension à l’égard du premier de ces termes : il se penche en avant, pointe à son tour la représentation du premier livre sur le catalogue et initie une hétéro-réparation avec une formulation hybride espagnol/italien (« esto che è », l.04). Natalia ne répond pas directement à la question, mais clarifie le nombre de livres faisant partie de la série (l.06). Luca réitère alors sa question, cette fois-ci en italien (« cos’è questo », l.08). En même temps, il tourne le catalogue (IMG 47.4) de manière que le titre et le résumé lui soient visuellement accessibles. Natalia répète alors les désignations des recettes des trois livres en pointant les images des livres sur le catalogue (l.10-14, IMG 47.5), puis le livre sur le chocolat (l.17). C’est après la répétition du mot galletas (l.10) que Luca manifeste sa compréhension et répète le mot en espagnol (l.12), en le désignant rétrospectivement comme la source du problème.
Ensuite, Luca donne une évaluation très positive de ces livres (l.18). Natalia s’aligne sur ce jugement en disant que ces livres sont généralement très appréciés (l.22) puis précise que les droits n’ont pas encore été vendus mais que de nombreuses personnes ont demandé le pdf des livres (l.25-28). Pendant cette explication, Luca intervient pour proposer un achèvement alternatif du tour de parole de Natalia (de nombreuses personnes sont intéressés, l.27). Si cette fois-ci la tentative d’énonciation conjointe de l’agent littéraire n’est pas ratifiée par l’éditrice, qui termine son énoncé, il n’en reste pas moins que la proposition de Luca montre sa compréhension globale du discours de l’autre et témoigne ainsi de l’efficacité de leur conversation plurilingue.
Ces quelques extraits d’interaction nous ont permis de montrer dans le détail le fonctionnement de la communication entre ces deux locuteurs, et de mettre en avant les pratiques auxquelles ils recourent spontanément (répétitions et reformulations plurilingues, énonciation conjointe, gestes de pointage, recours ponctuel à l’anglais et à la langue de l’interlocuteur). Le nombre de manifestations d’incompréhension dans cette conversation est bien plus bas que dans les données de conversations plurilingues recueillies dans les projets sur l’intercompréhension, avec des locuteurs formés ou sensibilisés à la thématique. À titre d’exemple, dans le corpus que j’ai enregistré dans un café plurilingue à Lyon (Piccoli, 2015, supra 1.3.2), on retrouve trente-quatre hétéro-initiations de réparation dans l’espace d’une heure de conversation. Si la multimodalité de l’interaction entre Luca et Natalia (qui parlent de livres qui sont devant eux) peut en partie expliquer la très bonne réussite de leur conversation, la quasi-absence de manifestations d’incompréhension ne signifie pas nécessairement que les locuteurs comprennent tout ce qui est dit. En effet, si dans les situations didactiques ou semi-didactiques, le contrat pédagogique permet aux locuteurs d’interrompre le flux de la conversation autant que nécessaire, et il est donc accepté que l’intersubjectivité prime sur la progressivité, dans un contexte professionnel, avec des objectifs commerciaux et des contraintes temporelles, les participants cherchent à réduire au minimum les interruptions. En ce sens, il paraît significatif que la seule manifestation verbale d’incompréhension de la part de Luca concerne une série de livres pour laquelle il affiche un intérêt particulier.
Ainsi, l’analyse de cette interaction permet de montrer que l’intercompréhension romane peut fonctionner, même entre des locuteurs n’ayant pas reçu de formation préalable, du moins sous certaines conditions. Bien évidemment, la communication pluri-romane n’est pas toujours aussi simple. En effet, dans le corpus on peut retrouver aussi des cas où le plurilinguisme engendre de vraies difficultés.
Dans la section précédente, nous avons observé un cas d’intercompréhension réussie et nous avons mis en avant les différentes stratégies utilisées spontanément par les participants. Parmi celles-ci, la reprise du discours de l’autre joue indubitablement un rôle de premier plan.
L’importance des répétitions et des reformulations dans la construction de l’intersubjectivité dans les interactions plurilingues fait l’unanimité dans le domaine de l’intercompréhension romane. Comme nous l’avons vu (supra 1.2 et 1.3), de nombreux chercheurs mettent en avant ces phénomènes, qui ont fait l’objet de quelques propositions de dénominations. Par exemple, Capucho (2012) parle de « reprise diaphonique » pour désigner les phénomènes que j’ai ici nommés hétéro-répétition et hétéro-reformulation plurilingue. Dans un article sur les interactions en chat plurilingue, Araújo e Sá et ses collègues affirment même que « sans reprise de la parole de l’autre, on peut même se douter d’existence d’intercompréhension » (2011, p. 95). Dans la section dédiée à l’interaction plurilingue du REFIC – le Référentiel de compétences de communication plurilingue en intercompréhension développé dans le cadre du projet Miriadi (voir De Carlo et Anquetil, 2019) – les pratiques de reprise du discours de l’autre sont mentionnées plusieurs fois. Notamment, elles apparaissent au niveau le plus avancé du descripteur Savoir participer au maintien d’un degré de compréhension satisfaisant dans le groupe :
Au Niveau III, l’apprenant sait contribuer à la prise en charge par le groupe d’un processus d’apprentissage réciproque. Par exemple, il sait qu’il est utile d’expliciter ce qu’il a compris, non seulement pour prévenir des problèmes de compréhension, mais aussi pour consolider la compétence linguistique des interlocuteurs grâce à la reformulation du même contenu dans une autre langue.
Si, dans son ensemble, l’analyse que j’ai menée sur les interactions dans les salons commerciaux amène à confirmer et à préciser ces préconisations, elle permet également de montrer les limites de cette stratégie. Dans quelques cas, en effet, la répétition du discours de l’autre non seulement se révèle inefficace, mais semble même entraver la communication. Pour conclure ce chapitre, nous allons observer dans le détail ce phénomène.
Le prochain extrait est tiré de l’interaction entre Annabelle et une illustratrice italienne, qui avaient négocié explicitement une modalité de communication plurilingue français/italien (voir extrait 20, supra 3.3.2). La communication entre les deux femmes comporte plus de difficultés que celle entre Natalia et Luca, analysée précédemment (supra 5.2). Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cela : en premier lieu, on peut s’interroger sur l’efficacité de la communication pluri-romane en fonction des langues impliquées : le binôme espagnol/italien pourrait être plus favorable à l'atteinte d'une intercompréhension orale que le binôme français/italien. En second lieu, l'objet de la conversation a un poids important : si l'interaction entre Luca et Natalia s'appuie largement sur des supports matériels (les catalogues) et fait référence à des éléments "réels", dans leur interaction Annabelle et l’illustratrice parlent d'une réalité hypothétique, le livre non comme il est mais comme il pourrait devenir, en mobilisant des notions abstraites, ce qui comporte une difficulté plus élevée au niveau conversationnel. De plus, l’interaction est rendue plus complexe par des changements fréquents du cadre participatif (supra 2.1.2).
Dans l’extrait qui nous intéresse, Annabelle est en effet en train d’observer un livre que Raphael avait trouvé prometteur, mais elle a des réserves qu’elle lui exprime de temps en temps en français. Cela occasionne des changements dans le cadre de participation : l’illustratrice reste par moments exclue de la conversation entre les deux éditeurs, dont elle retient quelques éléments. Notamment, elle a capté que les deux ont parlé de l’absence de texte dans son livre.



Pendant qu’Annabelle discute avec Raphael (l.01, IMG 48.1), l’illustratrice cherche à participer à l’interaction en faisant des propositions (l.03, 07) qui ne sont pas ratifiées. Notamment, elle annonce qu’elle pourrait insérer éventuellement un texte dans le livre. Quand la conversation entre les deux éditeurs s’arrête, l’illustratrice réitère sa proposition (l.10) : elle répète les mots « con testo » (tr. « avec texte ») tout en indiquant avec sa main droite la portion du livre où elle pourrait insérer ledit texte (IMG 48.3). C’est seulement à ce moment qu’Annabelle réagit à la proposition : elle produit un change-of-state token (« ah », l.11), puis regarde l’illustratrice, pointe vers elle (IMG 48.4) et lui demande si elle a un texte. L’illustratrice répond à cette question par un feedback minimal (« mh », l.12). Annabelle, sans attendre d’ultérieures explications, se tourne à nouveau vers Raphael (IMG 48.5) pour commenter avec lui l’existence du texte (l.13). Juste après, l’illustratrice développe sa réponse en précisant qu’elle pourrait rédiger le texte (« io lo posso fare », l.15) – c’est-à-dire qu’elle ne l’a pas pour l’instant. Annabelle ne répond pas à l’illustratrice, mais elle montre qu’elle a compris son tour de parole car elle clarifie la question avec Raphael (« elle a pas mais elle (peut l’écrire) », l.17). Si le malentendu est vite repéré et résolu, il n’en reste pas moins que dans cet extrait la « bonne pratique » consistant à reprendre le discours de l’autre dans sa propre langue – en utilisant de plus un terme transparent dans les deux langues – s’est révélée problématique (pour d’autres cas problématiques, voir Piccoli, 2020).
L’analyse de cet extrait met ainsi en avant que même une stratégie généralement très efficace pour la gestion de la communication plurilingue, peut perdre son utilité si elle n’est pas accompagnée d’une surveillance réciproque entre les participants. Dans cet extrait, le problème semble résider, d’une part, dans le fait qu’il s’agit d’une répétition partielle d’un élément pris hors de son contexte, sans un véritable travail de négociation du sens, et, d’autre part, dans le faible niveau d’attention réciproque des participants. En effet, la double orientation d’Annabelle – qui interagit à la fois avec Raphael et avec l’illustratrice – fait que son implication n’est pas suffisante à relever le défi d’une conversation plurilingue. Dans d’autres termes, le recours à des répétitions et des reformulations plurilingues ne fonctionne que lorsque d’autres conditions sont réunies (focalisation mutuelle entre les participants, réalisation de gestes et mobilisation de ressources matérielles facilitant la compréhension). En ce sens, il est essentiel de considérer la reprise du discours de l’autre comme un phénomène non seulement verbal mais aussi faisant partie d'une gestalt multimodale (Mondada, 2019) (§2.1.2), c'est-à-dire d'un ensemble de ressources sémiotiques qui, utilisées de manière concomitante, acquièrent un sens situé dans l’interaction.
Cette considération peut être élargie à l’ensemble des bonnes pratiques généralement énoncées dans les formations à l’intercompréhension. Il s’agit d’un des apports qu’une recherche fondée sur des analyses multimodales fines peut amener au domaine de l’intercompréhension romane et, plus largement, à la didactique des langues et du plurilinguisme – apports qui seront discutés dans la conclusion.

































