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Couverture de L'Intercompréhension des langues romanes en contexte commercial (Edul, 2025) Show/hide cover

Chapitre 3

Dans quelle(s) langue(s) communiquer ?

Les salons commerciaux que nous avons analysés sont des situations où il n’existe pas de langue de communication préétablie, ni d’ailleurs de personne en charge de gérer la communication. De plus, la grande majorité des interactions de notre corpus ont lieu lors de premières rencontres entre les participants. Les locuteurs ne possèdent donc pas au préalable d’informations certaines sur les répertoires linguistiques (et les niveaux de compétence) de leurs interlocuteurs. Ils peuvent toutefois s’appuyer sur certains indices. Par exemple, les noms de marques ou les noms des produits peuvent souvent révéler la nationalité des exposants. De plus, les stands sont souvent regroupés dans des pavillons en fonction de l’origine de leurs exposants (ex. pavillon sud-américain, pavillon méditerranéen, etc.). Le salon, nous l’avons dit (supra 2.3), peut être vu comme un lieu cosmopolite, une zone franche à l’intérieur du territoire national. Mais on pourrait également considérer qu’à l’intérieur de cet espace international, les stands ou les pavillons constituent des reproductions en miniature de l’état-nation dont proviennent les exposants. Dans un tel contexte, il n’est pas évident de déterminer quelle serait la langue attendue : la langue de la nation où le salon se déroule ? Ou la langue nationale du territoire-stand ? Ou encore l’anglais, en tant que langue de communication internationale ?

Ce chapitre est dédié aux choix de langues effectués par les participants dans les salons commerciaux du corpus. En premier lieu, nous observerons comment, en ouverture d’interaction, les locuteurs négocient la langue à utiliser – de manière explicite ou implicite (4.1), pour ensuite nous intéresser aux renégociations qui peuvent avoir lieu tout au long de la conversation (4.2). Une troisième section se focalisera sur les cas où le choix des participants porte sur une modalité de communication plurilingue (4.3).

3.1. Négociations en ouverture

Un certain nombre d’études ont exploré les choix de langues lors des premières rencontres dans des situations commerciales ou de service (Heller, 1978 ; Torras et Gafaranga, 2002 ; Mortensen et Hazel, 2014 ; Piccoli, 2017b ; Mondada, 2018b ; Wilson 2018a entre autres). Certains de ces travaux se sont intéressés à des contextes de bilinguisme national et ont mis en avant les enjeux idéologiques des choix de langues. C’est le cas notamment des travaux de Heller sur le Québec des années 1970, période dans laquelle, en raison d’une situation socio-politique particulière, les citoyens montraient une forte conscience des enjeux de leurs choix de langues, au point d’avoir développé une « conventionalization of the negotiating strategies » (Heller, 1978, p. 595). Dans un contexte de ce type, les choix de langues peuvent avoir des implications importantes sur le plan symbolique et politique et donc conditionner le déroulement de l’interaction avec l’autre. Une situation semblable peut être observée aujourd’hui en Catalogne, où le choix entre les deux langues officielles – castillan et catalan – n’est pas sans implication sur le plan politique. Dans cette situation, l’observation des choix linguistiques effectués au niveau institutionnel permet de saisir les différents statuts attribués aux deux langues (Moyer, 2010).

Les études plus récentes sur les choix de langues se situent principalement dans le cadre des recherches interactionnelles sur les contextes institutionnels et professionnels plurilingues (supra 2.1.4) et se focalisent sur des contextes internationaux, comme des entreprises multinationales (Mondada, 2018b), des universités internationales (Mortensen et Hazel, 2014) ou des offices de tourisme (Wilson, 2018a). Dans ces contextes, les choix de langues semblent être motivés principalement par des raisons d’efficacité communicative et les implications politiques sont moins évidentes – mêmes si une certaine dimension idéologique reste sous-jacente, notamment concernant le recours à l’anglais (cf. Chapitre 4).

Comme le souligne Mondada (2018b), lors de premières rencontres en milieu plurilingue, les ouvertures d’interaction sont un lieu privilégié pour la négociation de la langue à utiliser. En analysant un corpus d’interactions dans des guichets à la frontière et dans des gares en Suisse, la chercheuse montre notamment que, dans ce contexte, les salutations initiales constituent l’instrument primaire pour la négociation de la langue. Plusieurs cas de figure sont analysés, dans lesquels les salutations sont suffisantes à effectuer le choix d’une langue de communication : 1) l’officier salue en premier dans une langue A (la langue locale ou, plus rarement, une autre langue s’il y a des indices que celle-ci soit la langue du client) et le client s’aligne en répondant dans la langue A ; 2) le client salue en premier en langue A et l’officier s’aligne en répondant en langue A ; 3) l’officier salue en premier dans une langue A, le client répond à la salutation dans une langue B et l’officier s’aligne en produisant une deuxième salutation en langue B – ce que Mondada appelle « third realigned greetings » (p.17). Un deuxième outil de négociation de la langue, bien plus rare dans le corpus de Mondada, consiste pour le client à poser une question explicite pour vérifier si l’officier parle une certaine langue (ex. « Do you speak english ? »). Ces questions sont posées à la suite d’un échange de salutations en langue A et indiquent une volonté de la part du client de renégocier la langue à utiliser pour l’échange. Leur emplacement séquentiel démontre ainsi que le client traite les salutations comme ayant des conséquences pour le choix de la langue.

Les salutations ne sont cependant pas toujours déterminantes pour découvrir le répertoire langagier de l’autre et pour établir une langue de communication. Dans les interactions à un guichet d'assistance pour les étudiants en échange dans une université internationale au Danemark analysées par Mortensen et Hazel (2014), l’échange de salutations consiste généralement dans la formulation d’un hej danois ou d’un hi anglais. La prononciation des deux formules étant presque identique, le choix de langue est effectué seulement après, et est généralement déterminé par l’étudiant. C’est ainsi l’officier qui va s’aligner sur la langue choisie par son interlocuteur. En d’autres termes, « the sequential organisation and participants’ orientation to the institutional setting allows for the client to determine the medium for interaction, without needing to explicitly negotiate a choice of language » (p.56).

Dans l’office de tourisme marseillais étudié par Wilson (2018a) des dynamiques similaires à celles observées par Mondada (2018b) émergent. La négociation explicite en début d’interaction est minoritaire (13% du corpus) et elle est toujours initiée par les touristes, parfois à la suite d’un échange de salutations dans la langue nationale (le français). Pour décrire les cas les plus fréquents, où aucune question explicite sur les compétences linguistiques n’est posée, Wilson parle de « négociations tacites ». Ces négociations reposent soit sur l’alignement du touriste sur le français, soit sur le passage à une autre langue de communication qui est adoptée également par le conseiller, sans thématisation. Tant les négociations explicites que les négociations tacites réussies mènent, dans la majorité des cas, au choix de l’anglais. Même si dans certains cas d’autres langues sont choisies (italien, espagnol, allemand), l’étude de Wilson montre que l’anglais comme le français constituent des ressources « non-marquées » (p. 114), des langues attendues dans le contexte de l’office du tourisme qui peuvent donc être « sélectionnées rapidement et (souvent) sans thématisation » (p.115).

Dans le contexte des salons commerciaux, nous observons des dynamiques similaires mais aussi des différences importantes quant aux pratiques mises en place pour le choix de langue. Comme dans les autres situations étudiées, nous pouvons distinguer des séquences de négociation explicite et des séquences de négociation implicite ou, dans les termes de Wilson, « tacite ». Les premières restent moins fréquentes que les secondes, mais l’écart est moins important que dans les autres études citées. En effet, sur les 85 interactions du corpus, 24 présentent une négociation explicite de la langue en ouverture (environ le 28%). De plus, si dans l’office de tourisme marseillais les négociations menaient de manière majoritaire au choix de l’anglais, dans les salons les résultats sont bien plus variés : l’anglais est choisi dans 11 cas sur 24, alors que dans 11 interactions la négociation débouche sur le choix d’une langue romane et, dans les 2 cas restants, les participants choisissent une modalité de communication plurilingue. Par ailleurs, si dans les études évoquées précédemment, les employés ont tendance à initier les séquences de salutations et les négociations explicites sont presque exclusivement initiées par les clients, dans les salons commerciaux ces répartitions sont bien moins nettes. Les négociations explicites sont le plus souvent initiées par le visiteur (15 cas sur 24, i.e. 62,5%), mais il n’est pas rare que ce soit au contraire l’exposant qui lance la négociation (9 cas sur 24, i.e. 37,5%). Finalement, les salutations semblent jouer un rôle moins déterminant pour les choix de langues et être traitées dans certains cas comme des séquences à finalité affiliative plus que comme des manifestations d’une compétence linguistique (voir extrait 5 plus bas).

Ces différences par rapport aux autres situations étudiées sont sans doute liées aux rôles professionnels des participants et, par conséquent, aux attentes vis-à-vis de leurs compétences linguistiques. Si dans un office du tourisme ou dans une gare d’une nation plurilingue comme la Suisse on peut s’attendre à ce qu’un employé parle des langues étrangères, et, en particulier, qu’il soit à l’aise en anglais, on ne va pas avoir les mêmes attentes face à un producteur de vin ou à un éditeur qui se trouve dans un autre pays pour un salon. De plus, les interactions dans les salons n’entrent pas dans une dynamique de relation de service client/employé mais sont plutôt des rencontres entre professionnels du même secteur. Dans ce cadre, aucun des participants n’a de raison de considérer que l’autre serait davantage en mesure ou en devoir de s’aligner sur ses choix linguistiques. On peut considérer toutefois que dans les cas où la relation est le plus asymétrique, comme dans les interactions entre des illustrateurs et des éditeurs, la partie qui bénéficierait le plus (les beneficiaries, Clayman et Heritage, 2004) de l’instauration d’une relation professionnelle (l’illustrateur, qui obtiendrait la publication de son projet éditorial) pourrait montrer une plus forte volonté de s’adapter aux préférences de l’autre.

3.1.1. Salutations et choix de langue

Commençons par observer deux exemples de négociation explicite initiée par le visiteur.

01ILLhello
02ANNhello
03ILLeuh do you want to speak in italian english/ my french is so so: so
04ANNenglish
05ILLokay okay
01CLIbonjour
02SAMbonjour
03CLIyou speak <((accéléré))english or french/>
04SAMyes (0.3) english

Les deux extraits présentent plusieurs traits communs : dans les deux cas la négociation est initiée par le visiteur au troisième tour de parole et conduite à travers l’explicitation des répertoires linguistiques disponibles, sous forme de question posée à l’exposant (« you speak » / « do you want to speak »). Dans les deux extraits, on peut voir que le locuteur qui initie la négociation met à plat son répertoire linguistique. Dans l’extrait 2, l’illustratrice ajoute à la liste des langues qu’elle maîtrise (« italian english », l.03) également une option dispréférée, c’est-à-dire une langue dans laquelle elle ne possède qu’une compétence partielle (« my french is so so »). La référence au français semble ici motivée par le fait que cette langue est celle de l’éditrice et qu’elle constitue donc d’un certain point de vue la langue « nationale » du stand.

Dans les deux cas, la langue choisie est l’anglais. Mais si dans l’extrait 2 l’anglais est utilisé dès le début comme lingua franca, dans l’extrait 3, entre le producteur de vin Samuele et un client francophone, la négociation est faite à la suite d’un échange de salutations en français, initié par le client. En se basant sur cet échange comme outil de choix de la langue, le client aurait pu continuer l’échange en français – ce qui se serait vite révélé problématique, car Samuele ne connaît que quelques mots dans cette langue. L’initiation d’une négociation semble ainsi montrer la conscience du client que la production du mot « bonjour » ne constitue pas une garantie que l’autre parle français.

Pourquoi donc le producteur a répondu à la salutation du client dans une langue qu’il ne connaît pas ? Premièrement, parce que les salutations, grâce à leur forme courte et à leur fréquence d’usage, sont souvent connues par les participants dans des langues que cependant ils ne maîtrisent pas (Blommaert et Backus, 2011). Deuxièmement, car l’échange de salutation constitue une « petite cérémonie » (Traverso, 1999, p. 65) lors de laquelle les participants sont spécialement enclins à converger avec l’autre. En analysant des réunions plurilingues en entreprise, Mondada (2004) a montré notamment que les participants ont tendance à répondre aux salutations dans la même langue utilisée par l’interlocuteur. Autrement dit, « [t]he language chosen for the first part in the greeting adjacency pair projects the language that will be used in the second part » (p. 25). Dans notre corpus, les participants adoptent souvent le même comportement, même lorsque cela les amène à dire bonjour dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas ou pas complètement.

Dans certains cas, l’échange de salutations peut toutefois engendrer des malentendus relativement à la possibilité d’utiliser une certaine langue. C’est ce qui se passe dans l’extrait 4, lorsqu’une interprète professionnelle accompagnant une cliente taiwanaise rentre dans le stand de lingerie d’Angelica et Rosa.

Retranscription d'un dialogue durant lequel trois personnes discutent de quel langage utiliser pour communiquer entre elles.
Deux photographies stylisées qui décrivent la scène retranscrite.

Dans cet extrait, l’échange de salutations (l.01-03) amène l’interprète à penser qu’elle peut utiliser le français pour communiquer avec les deux jeunes femmes (l.05-06). Cette déduction, erronée, crée une impasse dans l’interaction, car Angelica n’a qu’un niveau de compétence très basique dans cette langue. Le malentendu requiert un travail de clarification de la part des deux vendeuses qui, à l’aide de gestes de pointage (IMG 4.1 et 4.2), désignent Rosa comme interlocutrice désignée pour les échanges en français. Cette situation implique cependant un changement de cadre participatif, c’est-à-dire l’exclusion d’Angelica comme participante active à l’interaction. L’exclusion d’un des participants est généralement traitée comme une option non préférée (Lüdi et al., 2012) et, dans ce cas, cette dynamique pourrait être spécialement délicate puisque Angelica occupe, dans l’entreprise, une fonction supérieure à celle de Rosa. Le rire d’embarras d’Angelica (l.08) témoigne de sa non-préférence pour cette configuration.

En chevauchement avec le tour de Rosa, l’interprète produit une expansion de sa question précédente, en élargissant la gamme des langues disponibles pour l’interaction et en soulignant sa disponibilité à s’adapter à leurs besoins (l.10-11). Son rire, comme celui d’Angelica auparavant, semble indiquer un état d’embarras. Après une petite hésitation, Angelica propose l’anglais comme langue de communication (l.12) et la visiteuse ratifie ce choix.

Pour éviter ce genre de malentendus les participants peuvent avoir recours à des pratiques incarnées (intonation, mimiques) qui leur permettent de montrer qu’ils ne maîtrisent pas la langue utilisée pour les salutations. C’est le cas de l’extrait suivant.

Retranscription du dialogue durant lequel deux personnes se saluent en français et en italien.
Photographie stylisée qui décrit la scène retranscrite.

Cette interaction entre Samuele et une cliente francophone s’ouvre avec deux échanges de salutations, les deux initiés par la cliente. Le premier se déroule en français (l.01-02), le deuxième en italien (l.03-04). Ce second échange présente des particularités : la production du mot italien buongiorno est faite avec une modulation de la voix et une expression du visage particulière – tête légèrement penchée en avant, sourcils soulevés (IMG 5.1) – et elle est immédiatement suivie par un éclat de rires de la cliente. Par ces signaux, la cliente indique qu’elle ne maîtrise pas l’italien – qui n’est donc pas proposé en tant que langue pour l’échange – mais qu’elle est consciente qu’il s’agit de la langue de Samuele. Le recours à l’italien semble donc avoir ici une finalité affiliative, affichant une volonté d’ouverture vers l’autre.

3.1.2. Inférences et choix de langue

Dans les cas où les participants ne s’engagent pas dans une négociation explicite de la langue à utiliser, le choix se réalise par le biais d’une négociation implicite, fondée sur les hypothèses que les participants font sur les répertoires linguistiques de l’autre. Ces hypothèses peuvent se baser sur la langue utilisée lors des salutations, mais aussi sur un certain nombre d’autres éléments plus ou moins objectifs (traits physiques, vêtements, textes écrits, accent pendant une conversation en autre langue, etc.), ainsi que sur les attentes et représentations individuelles (ex. tout le monde parle anglais, les Italiens comprennent l’espagnol). Quand il n’y a aucune thématisation sur la langue utilisée, les ouvertures des interactions se déroulent comme des interactions monolingues. C’est ce qui se passe dans l’extrait 6, lorsqu’un illustrateur italophone s’adresse à l’éditrice vénézuélienne Natalia en anglais.

01ILLhello (0.6) euh: (0.2) I want to ask for show you
02my portfolio:: (0.7) if it’s possible:
03NATmm mm\
04(0.4)
05ILLyes/ (0.3)
06NATmm mm\

Les hypothèses peuvent, bien entendu, se révéler erronées. Dans ce cas de figure, les participants peuvent choisir entre deux possibilités : entamer une négociation explicite ou alors faire un deuxième (voire un troisième) essai. Observons ce deuxième cas dans l’extrait suivant.

Photographie stylisée qui décrit la scène retranscrite.

Dans ce court extrait, trois langues différentes (français, italien, anglais) sont mises à l’épreuve de l’échange par le producteur Samuele et un client francophone. À la suite d’une salutation en italien de Samuele (l.01), le client demande en français de procéder à une dégustation (l.03). Le producteur fait la même proposition en italien (« vuole assaggiare », l.05), accompagnée par un geste de pointage vers les bouteilles (IMG 7.1), puis la répète en anglais (« do you want to taste », l.05). C’est seulement à la suite de cette troisième formulation qu’on arrive à une intercompréhension et à un accord sur la langue à utiliser, c’est-à-dire l’anglais.

Si, dans la plupart des cas, les processus inférentiels qui amènent les participants à choisir une certaine langue pour s’adresser à leur interlocuteur ne sont pas accessibles pour l’analyste, parfois ils peuvent être explicités dans l’interaction. C’est ce qui se passe dans l’extrait suivant entre l’éditeur Raphael et une illustratrice.

Deux photographies stylisées qui décrivent la scène retranscrite.

Dès le début, la conversation entre Raphael et l’illustratrice se déroule en français. Mais si la toute première partie de l’échange (l.01-03), à la valeur rituelle, n’implique pas nécessairement le choix de la langue à utiliser pour le reste de la conversation, c’est pendant que la jeune femme s’installe que Raphael semble trouver validation de la possibilité de parler en français dans une ressource matérielle : le sac en coton de l’illustratrice, qu’il regarde (IMG 8.1) et sur lequel on peut lire « Médiathèque Villars-Les-Dombes ». En produisant un change-of-state token1 (« ah », Heritage, 1984) suivi par le nom de la localité (l.05), l’éditeur rend pertinent cet indice de la provenance de l’illustratrice et, par la même occasion, vérifie qu’il peut utiliser le français comme langue de communication. La jeune femme confirme immédiatement l’inférence de Raphael (l.06), en jetant en même temps un regard à son propre sac (IMG 8.2). La référence indirecte de Raphael au sac est donc comprise et reconnue par l’illustratrice, qui explicite le lien existant entre elle et Villars-Les-Dombes (l.08) puis donne une information complémentaire concernant son origine nationale (l.10).

La question des origines est fréquemment soulevée par les participants aux salons. Les séquences concernant les origines se situent le plus souvent dans l’ouverture de l’interaction, mais elles peuvent également émerger dans une phase plus tardive. Souvent, ces séquences sont liées à la négociation ou à la renégociation de la langue de communication, mais ce lien n’est pas systématique. L’identité nationale est fréquemment thématisée, même dans les cas où le choix de langue se réalise de manière tacite. De telles thématisations peuvent être déclenchées par différents facteurs, comme la langue utilisée dans les matériaux (livres, fiches informatives, catalogues) ou – ce qui est le cas de l’extrait suivant – les données personnelles des participants.

Dans cet extrait, l’interaction se déroule en anglais entre Raphael et une illustratrice. Une fois installée, la jeune femme se présente par son prénom (l.02). Cet élément est repris par l’éditeur et semble être à l’origine de la question sur la nationalité de l’illustratrice (l.08). Celle-ci ne se contente pas de répondre à la question (l.09) mais précise aussi son lieu de résidence (l.13). De manière semblable à l’extrait 8, le discours sur la provenance nationale semble déclencher celui sur la résidence, comme si l’un n’était pas complète sans l’autre.

3.1.3. Choix de langue insatisfaisants

Pour terminer, il est important de souligner que si les négociations en début d’interaction permettent aux participants de rejoindre un accord sur la modalité de communication, cet accord n’est pas nécessairement très satisfaisant. Il arrive souvent dans les salons que les participants choisissent une langue qu’ils ne maîtrisent que partiellement, seulement parce qu’ils ne trouvent pas de meilleure solution. C’est ce qui se passe dans l’extrait suivant.

Deux photographies stylisées qui décrivent la scène retranscrite.

Dans cet extrait, l’échange entre le producteur Samuele et un client hispanophone (de nationalité vénézuélienne) s’ouvre avec un échange de salutations plurilingues : au bonjour en italien du producteur (l.01), le client répond avec une double salutation en espagnol et en italien (l.03). Puis, le client initie une négociation explicite : il demande si l’espagnol fait partie du répertoire linguistique de Samuele (l.05), tout en s’alignant localement sur la langue utilisée par l’autre, c’est-à-dire l’italien, en donnant lieu ainsi à une construction bilingue (le verbe italien « parla » plus le mot espagnol « español »). Cette proposition est refusée par Samuele, qui contre-propose l’anglais (l.07). Le client ne donne pas de réponse verbale, mais met en place une combinaison de pratiques corporelles : il commence par osciller la tête horizontalement, puis il lève les mains devant lui et produit un mouvement ondulatoire, en pliant en même temps les genoux et les épaules (IMG 10.1). Samuele traite ces mouvements comme une réponse négative et relance en italien avec une nouvelle proposition, en récupérant l’option précédemment écartée, c’est-à-dire l’espagnol (« e allora in spagnolo parlami in spagnolo: », l.09). Cependant, le client refuse la nouvelle proposition de Samuele et revient sur l’anglais, qu’il traite comme une option de communication acceptable (l.10), tout en précisant par sa parole (l.13), par sa mimique et par ses gestes (IMG 10.2) que sa compétence est loin d’être parfaite. Il est intéressant de remarquer par ailleurs que, à part pour la production du mot english (l.07 et l.10), l’anglais ne commence à être utilisé qu’à partir de la ligne 13, la négociation ayant été conduite principalement dans un mélange d’espagnol et d’italien.

Ainsi, à la fin de cette négociation, les participants sont arrivés à un accord que l’on peut considérer comme faible : ils vont parler en anglais, tout en sachant que ce choix n’est pas satisfaisant. Dans ce genre de cas, les probabilités que les participants modifient leur choix, en recourant à d’autres langues au cours de l’interaction, sont spécialement élevées.

3.2. Renégociations en cours d’interaction

Dans la section précédente, nous avons observé comment en ouverture d’interaction les participants arrivent à se mettre d’accord sur la langue à utiliser, par le biais d’une négociation explicite ou de manière tacite. Les choix de langue effectués en début d’interaction sont cependant loin d’être définitifs. Cet aspect a été moins traité dans les études sur les choix de langues dans les interactions de service (Mondada, 2018b ; Wilson, 2018a), sans doute car ces interactions sont généralement de très courte durée. En revanche, les recherches sur les interactions cosmopolites effectuées dans le cadre du projet Dylan (supra 2.1.4) ont très bien montré que, dans des situations plurilingues, les participants peuvent renégocier leurs choix de langues à tout moment, en fonction des contraintes interactionnelles. Par exemple, Mondada et Oloff (2011) ont observé que lors d’une réunion dans une entreprise multinationale, pour maximiser les occasions de participation de tous les collègues, le président alterne entre anglais et français et s’adresse aux participants selon leurs « catégories » (anglophone, francophone, anglophone qui comprend le français, etc.). De manière similaire, dans un contexte académique international, Nevile et Wagner (2011) ont montré que, au cours d’un examen oral, examinateurs et étudiants changent plusieurs fois la langue de communication sur la base de « the moment-to-moment interactional contingencies for speaker designation and participation » (p. 233). En somme :

The language choices in international meetings are never to be taken for granted; even if they have been previously planned and announced in consultations, agendas or even regulations, and even if they have been announced at the opening of the meeting, they remain a local practical accomplishment. [Markaki et al., 2014, p. 47]

Dans les salons de notre corpus, les changements de langue en cours d’interaction sont très fréquents. Si dans certaines interactions (9 dans notre corpus) le changement fait l’objet d’une renégociation explicite, dans la majorité des cas le passage à une autre langue se réalise de manière tacite. Ces changements peuvent concerner des séquences plus ou moins longues, constituer des parenthèses locales ou entraîner l’abandon de la langue utilisée précédemment. Dans certains cas, le changement peut être effectué par un seul locuteur, dans d’autres cas les différents participants peuvent s’aligner sur l’utilisation de la nouvelle langue.

3.2.1. Changements de langue, changements d’activité

Commençons par observer quelques cas dans lesquels la renégociation de la langue est explicite. Le plus souvent, dans le corpus, les participants demandent de changer de langue quand ils rencontrent des difficultés de communication. Par ailleurs, le changement de langue est souvent lié à un changement d’activité interactionnelle. En effet, une solution communicative qui était acceptable pour une activité simple (ex. se présenter) peut devenir inadaptée pour une activité plus complexe (ex. discuter du marché éditorial). C’est ce qui se passe dans l’extrait suivant.

01ANNet qu’il ne vise: très peu d’albums (inaud.) le texte
02ILLpouvez-vous parler en anglais/
03ANNyes
04(1.3)
05ANNwe consider in france (0.5) that euh: books
06for children shouldn’t have so much text

L’éditrice Annabelle discute en français avec un illustrateur lusophone (brésilien) depuis environ deux minutes trente. Pendant ce temps, les deux ont échangés quelques informations et Annabelle a observé le livre proposé par l’illustrateur. Lorsqu’elle commence à lui expliquer les raisons pour lesquelles elle ne pourra pas le publier (l.01), l’illustrateur lui demande (en français) de passer à l’anglais (l.03). Annabelle s’aligne immédiatement au nouveau choix de langue et continue son explication à propos du marché éditorial français (l.05-06).

Toutefois, toutes les renégociations n’aboutissent pas à un changement de langue. Lorsqu’un participant propose de changer de langue, sa proposition peut être refusée. Dans ce cas, l’interaction se poursuit généralement dans la langue utilisée auparavant. C’est le cas de l’extrait suivant.

Raphael discute en anglais avec une illustratrice italophone depuis une minute environ, lorsqu’il initie une renégociation de la langue (l.02). Cette initiative semble être liée au changement d’activité : Raphael s’apprête en effet à expliquer à la jeune femme que son livre présente un problème graphique. La renégociation de Raphael est réalisée par une question (en français) visant à vérifier si le français fait partie du répertoire de l’illustratrice. La compétence projetée par la question n’est cependant pas celle d’une maîtrise absolue : il serait suffisant que l’illustratrice parle « un peu » français.

Puisque la proposition de changement de langue est refusée (l.03), l’éditeur donne son explication en anglais (l.06-22). Puis, il fait un commentaire sur la difficulté qu’il rencontre (l.25), ce qui laisse entendre que l’explication aurait été sans doute plus claire et détaillée s’il avait pu s’exprimer en français.

Le changement d’activité peut également entraîner un changement de langue qui n’est pas précédé par une négociation explicite.

01RAPyes is too (inaud.) (0.8) c’est un (0.5) ce n’est pas pour
02nous parce que: ça coute très cher
03(0.4)
04ILLmh mh
05RAPla présentation
06(1.1)
07RAP[et:
08ILL[mais euh
09RAPen france (0.3) maintenant (1.3) euh je ne peux pas faire un
10livre comme ça
11ILLmh mh
12RAPça nous revient trop cher (0.6) par rapport au nombre de
13livres: vendus

Cet extrait présente une situation similaire à celle de l’extrait 12 : Raphael interagit avec deux jeunes femmes (une illustratrice et une autrice) italophones depuis environ trois minutes. Leur interaction se déroule en anglais, mais les deux femmes ont déclaré précédemment qu’elles ont une compétence basique en français. Raphael commence à expliquer les raisons pour lesquelles il ne pourra pas publier leur livre en anglais (l.01) puis passe au français. Son explication, qui se déroule sur plusieurs tours de parole (l.01-13), est marquée par des phénomènes de simplification : le débit est lent, les mots sont bien articulés et la syntaxe est simple. Cette adaptation montre la conscience de Raphael que le français est une langue non préférée par ses interlocutrices et que, pour pouvoir l’utiliser dans la conversation, il doit adopter des précautions particulières.

3.2.2. Changements acceptés, changements refusés

Dans d’autres cas, le passage à une nouvelle langue ne semble pas être motivé par une exigence d’efficacité communicative, mais juste par un oubli du choix de langue fait auparavant. Dans deux cas, notamment, Raphael abandonne le français pour passer à l’anglais, après une interruption dans la conversation.

Photographie stylisée qui décrit la scène retranscrite.

Dans ces deux extraits, Raphael, oubliant sans doute que la langue choisie était le français, reprend l’interaction avec l’illustratrice en anglais. La réaction des deux jeunes femmes est cependant différente : dans l’extrait 14, après un premier moment de confusion qui l’amène à initier sa réponse en italien (l.04), l’illustratrice s’aligne avec le changement de langue de l’éditeur, sans le commenter. Cette convergence tacite est rendue possible par le fait qu’elle a une compétence suffisante en anglais. Dans l’extrait 15, au contraire, le changement de langue pose un problème à l’illustratrice, qui manifeste d’abord son incompréhension de manière incarnée (IMG 15.1), puis, à la suite de la reformulation de Raphael (l.03), déclare explicitement sa préférence pour le français (l.05). L’anglais est alors abandonné par l’éditeur et les deux reviennent à leur premier choix de langue, le français.

Les renégociations de la langue peuvent échouer également pour des raisons liées au cadre participatif (supra 2.1.2). Le critère de maximisation de l’efficacité communicative peut en effet entrer en conflit avec un autre critère, celui de l’inclusion de tous les participants. C’est ce qui se passe dans l’extrait suivant, lorsque Rosa propose à un groupe de clientes francophones d’interagir avec elle en français, au lieu de poursuivre la conversation en anglais avec Carmine.

Dans le stand de lingerie dont Carmine est le responsable, Rosa est censée jouer le rôle d’interprète, notamment pour le français. Lorsqu’elle rentre dans le stand après une pause, Carmine est en train de discuter depuis plusieurs minutes en anglais avec trois clientes françaises. Vu son rôle, il ne paraît pas étonnant qu’elle se propose de traduire pour les clientes (l.04). Néanmoins, sa tentative de renégocier la modalité communicative (passer de l’anglais lingua franca à une interaction médiée français/italien) déclenche les rires des autres participants (l.08). Cette réaction, qui amène Rosa à justifier son intervention (l.09), pourrait être liée au statut de Carmine (étant responsable, il est préférable qu’il gère directement les échanges), au fait que la proposition de Rosa implique une menace pour la face des autres participants (qui ne seraient pas assez compétents pour communiquer en anglais) ou à la non-nécessité du changement (les participants sont arrivés à se comprendre jusque à ce moment, malgré quelques difficultés). Dans tous les cas, les rires véhiculent un refus de la proposition : dans un premier moment, Carmine et les clientes vont en effet continuer à interagir en anglais (l.13-16). La proposition de Rosa aura en revanche un impact sur la suite de l’interaction, car à plusieurs reprises les clientes s’adresseront à elle en français.

3.2.3. Changements de langue et convergence

La renégociation de la langue, nous l’avons dit, émerge le plus souvent dans des moments d’impasse dans la communication – et peut être traitée comme superflue lorsque les participants ne sont pas en difficulté. Cependant, d’autres raisons peuvent intervenir. Notamment, les participants peuvent choisir de changer de langue tout simplement parce qu’une nouvelle option se présente, comme le fait l’éditeur Pablo dans l’extrait suivant.

01PABsit down please
02(12.7)
03PABma te italiana/
04(0.4)
05ILLyes (0.9) italiana
06PABparliamo italiano
07ILL<((en riant)) okay>

Pablo a reçu une illustratrice italophone dans son stand et a commencé à regarder son projet éditorial. Le début de l’interaction s’est déroulé en anglais (trente secondes environ), mais lorsqu’il commence à regarder les planches de la jeune femme (l.02), Pablo tombe sur des mots en italien, ce qu’il traite comme un indice de sa nationalité. Il pose alors une question de confirmation à l’illustratrice (l.03), qui répond positivement (l.05). Cet échange, qui se déroule déjà en italien, est préparatoire à la renégociation de la langue effectuée par Pablo (l.06) et acceptée par l’illustratrice (l.07). Si ce changement ne pose évidemment pas de problèmes de communication pour l’illustratrice, il est intéressant de remarquer que la compétence en italien de Pablo n’est pas supérieure à sa compétence en anglais, mais au contraire inférieure. Le choix de l’éditeur pourrait alors être lié d’une part à une volonté d’affiliation envers la jeune femme, d’autre part à un désir de pratiquer l’italien.

Les renégociations explicites traduisent une vraie volonté de changer la langue de communication et, lorsqu’elles sont acceptées, elles amènent à des changements de langue relativement stables : dans la majorité des cas, les participants continuent à parler la nouvelle langue jusqu’à la fin de l’interaction. Au contraire, les changements de langue non annoncés, bien plus fréquents dans le corpus, ne semblent pas, dans la plupart des cas, avoir de motivation rationnelle (pensons aux oublis de Raphael dans les extraits 14 et 15) et amènent souvent à des changements plus fugaces. Le passage à une autre langue est souvent déclenché par un manque lexical (infra 5.1.3) ou par des phénomènes de convergence. Observons ce deuxième cas de figure dans l’extrait suivant.

Cet extrait montre la suite de l’extrait 4 (supra 3.1.1), dans lequel Angelica et Rosa avaient négocié l’anglais comme langue pour communiquer avec une interprète accompagnant une cliente taiwanaise. À la suite d’une séquence de présentations (l.01-04), un changement de langue est effectué par l’interprète (l.07), probablement déclenché par la prononciation du nom propre Carmine Tondelli (l.06). L’italien est utilisé dans les quelques tours de parole concernant l’absence de Carmine (l.07-13), puis abandonné lorsque l’interprète change de sujet et repasse à l’anglais (l.15), langue qui avait été négociée en ouverture et qui permet l’inclusion au moins partielle de la cliente taiwanaise (qui en a une certaine compétence).

Des passages ponctuels de ce type sont présents dans un très grand nombre d’interactions du corpus. Comme nous le verrons (infra 5.1), très souvent, les participants produisent des mots ou des phrases courtes dans leur langue maternelle ou dans la langue de leur interlocuteur, tout en gardant une modalité de communication globalement monolingue (ex. conversation en anglais lingua franca avec des mots insérés en italien et en espagnol). Un cas de figure différent, et moins fréquent, est celui des interactions dans lesquelles chaque participant s’exprime dans sa langue, conformément aux principes de l’intercompréhension romane.

3.3. Négocier l’intercompréhension romane

L’intercompréhension, dans son acception la plus basique de forme de communication dans laquelle chacun s’exprime dans sa langue, est une des options de communication possibles dans une situation plurilingue. Pourtant, rares sont les études qui ont mis en avant la possibilité pour les locuteurs de choisir consciemment cette modalité de communication à la place d’autres options plus attendues, comme le recours à l’anglais lingua franca. Nous pouvons toutefois mentionner la recherche de Moore (2017) sur les de rencontres internationales dans une université catalane et l’étude de Barfod (2018) sur l’intercompréhension entre langues scandinaves lors des réunions informelles dans une entreprise multinationale au Danemark.

Cette rareté est sans doute due au fait que l’intercompréhension n’est généralement pas traitée comme une option de communication souhaitable. Dans les situations plurilingues, l’intercompréhension a lieu, mais, dans la grande majorité des cas, elle ne semble pas être le fruit d’un choix. Il s’agit plutôt d’une pratique adoptée par les participants malgré eux, lorsqu’aucune autre option de communication n’est disponible, et elle est généralement entremêlée à d’autres pratiques. Repensons à l’interaction dans une gare suisse analysée par Lüdi et ses collègues (2009) (supra 2.1.4) : la communication est rendue possible en bonne partie grâce à des mécanismes d’intercompréhension entre les différentes langues romanes utilisées, mais elle ne se présente pas dans la forme canonique où chaque locuteur parlerait une seule langue romane tout au long de l’échange. L’interaction se présente plutôt dans un mode plurilingue, où toutes les langues et les ressources sémiotiques se mélangent.

Par ailleurs, même dans les rares cas où les participants se mettent d’accord explicitement sur le fait que chacun va parler sa langue, ce choix semble être d’application difficile. Nevile et Wagner (2011) ont mis en avant cette difficulté dans leur analyse d’un examen oral dans une université danoise. Lors de l’examen, auquel participent trois étudiants et deux examinateurs, trois langues peuvent être utilisées (allemand, danois, anglais) et chaque étudiant est censé choisir une langue dans laquelle s’exprimer. Néanmoins, les chercheurs montrent que le principe du one speaker – one language se heurte à un autre principe, celui de la cohérence entre les différents tours de parole (language consistency across turns), qui pousse les locuteurs à s’aligner sur la langue de leur interlocuteur. Les locuteurs, tiraillés entre ces deux orientations, changent de langue de manière locale en fonction des contraintes de l’interaction.

Cette problématique a été soulevée également à l’intérieur du champ d’études sur l’intercompréhension romane. Dans son article « Comment communiquer sans parler la langue de l’autre ? » de 2008, en s’appuyant en partie sur la Communication accomodation theory (Giles, 1973 ; Giles et Ogay, 2007), Marinette Matthey argumente en effet que les locuteurs ont une tendance naturelle à converger vers la langue de l’autre, dès qu’ils en ont une compétence même minimale. Cette tendance pourrait ainsi constituer une entrave à l’application du principe de base de l’intercompréhension romane, selon lequel « chacun parle sa langue ». Des phénomènes de ce type ont été observés à plusieurs reprises dans les interactions plurilingues écrites et orales issues des projets sur l’intercompréhension (supra 1.2 et 1.3). Pour les décrire, Capucho (2017b) distingue deux phénomènes : elle parle de contiguïté linguistique linéaire, lorsque « on reprend spontanément la langue de l’interlocuteur, quand il est possible de dire ce que l’on veut dans cette langue » et d’empathie linguistique, pour décrire le fait que « [t]rès souvent les locuteurs choisissent spontanément de parler la langue utilisée par leurs interlocuteurs (quand ils la maîtrisent bien) plutôt que d’avoir recours à leur langue maternelle » (p.5). Le premier phénomène semblerait donc avoir une dimension plus locale au niveau de la machinerie des tours de parole, alors que l’empathie linguistique pourrait concerner des choix plus macroscopiques.

3.3.1. L’intercompréhension comme non-choix

Notre étude des salons commerciaux confirme globalement ces résultats : l’intercompréhension romane est dans la plupart des cas utilisées par les locuteurs « malgré eux », car aucune autre option de communication n’est disponible. Dans ces cas, il n’y a pas de négociation explicite de la langue à utiliser : les locuteurs communiquent directement dans un mode plurilingue, où plusieurs langues et plusieurs ressources sémiotiques s’entremêlent. Observons une interaction de ce type, entre l’éditeur Raphael et un illustrateur italophone.

Deux photographies stylisées qui décrivent la scène retranscrite.

Lorsqu’il rentre dans le stand, l’illustrateur demande la permission avec une formule de politesse en italien (« posso », l.01). Raphael répond en lui disant bonjour dans la même langue et l’illustrateur le remercie (l.04). Après cette première séquence en italien, Raphael passe à l’anglais pour inviter l’autre à s’asseoir (l.06), puis s’assoit à son tour. L’illustrateur, cependant, ne s’assoit pas, mais il reste debout et sort un gros classeur de sa valise (IMG 19.1). L’éditeur se relève alors et s’approche de l’illustrateur, qui ouvre le classeur et commence à présenter son projet en italien (l.08-18). Pendant la présentation, Raphael n’intervient verbalement que par des continueurs (« sì », « okay », « mm »), mais montre son engagement dans l’activité par son comportement incarné : il prend le classeur et le déplace sur la table, il regarde les illustrations (IMG 19.2).

Ainsi, dans cette interaction, les participants s’accordent de manière tacite sur une modalité de communication plurilingue, qui n’est pas traitée comme problématique. La communication est rendue possible en partie par le fait que Raphael semble comprendre un peu l’italien, mais surtout par le contexte matériel de l’interaction : pour évaluer le projet éditorial, il suffit à Raphael de pouvoir le regarder. Ainsi, la compréhension des explications verbales de l’illustrateur – et donc de la langue utilisée par l’autre – ne semble pas jouer un rôle central pour la réussite de l’échange. Cette facilité est cependant liée à l’activité interactionnelle en cours : comme nous l’avons dit (supra 3.2.1), une solution communicative peut être acceptable pour certaines activités et devenir problématique pour d’autres.

3.3.2. L’intercompréhension comme choix

Si dans la plupart des cas, la communication plurilingue est le résultat d’un accord tacite entre les participants, dans notre corpus on retrouve trois occurrences de négociations explicites qui débouchent sur le choix d’une modalité dans laquelle chacun parle sa langue, tous les trois dans le corpus Livres Jeunesse2. Dans deux cas, il s’agit d’une communication pluri-romane (français/italien, espagnol/italien), dans le troisième la proposition concerne une communication français/anglais.

La première négociation explicite d’intercompréhension romane se déroule entre l’éditrice Annabelle et une illustratrice italienne. Celle-ci a déjà interagi pendant seize minutes environ avec Raphael, dans une modalité plurilingue qui n’a pas été négociée explicitement. Puisque l’éditeur envisage une publication du travail de l’illustratrice, il lui demande de montrer ses dessins à Annabelle aussi. L’extrait commence au moment où l’illustratrice s’assoit à la table d’Annabelle.

Deux photographies stylisées qui décrivent la scène retranscrite.
Deux photographies stylisées qui décrivent la scène retranscrite.

D’abord l’éditrice demande à l’illustratrice si elle parle le français, mais la question est tout de suite suivie par une négation (l.01), accompagnée d’un geste (main plate avec la paume vers le bas, mouvement de gauche à droite, IMG 20.1) dénotant la négation (Kendon, 2004, p. 255-262). La question d’Annabelle, donc, ne projette pas une réponse positive, mais plutôt une confirmation de la non-disponibilité du français comme langue de communication. L’illustratrice confirme (l.02 et 04), mais initie un tour d’atténuation/rectification à travers la conjonction adversative però (l.04), accompagné par un geste de pointage vers sa propre tête (IMG 20.2). En chevauchement, Annabelle dit « vous comprenez » (l.05) en complétant ainsi le tour de l’autre. L’illustratrice confirme alors la production d’Annabelle, en la reformulant en italien, avec deux formulations successives (« un pochino lo capisco », l.07 et « poco comprendo », l.09) – pendant qu’elle garde les mains soulevées devant elle, avec les paumes vers Annabelle (IMG 20.3). Puis, elle produit une autre répétition partielle (« poco », l.12). De cette façon, les deux définissent de façon collaborative la compétence de l’illustratrice comme une compétence partielle, de compréhension.

Ensuite, Annabelle thématise à son tour sa propre compétence passive de l’italien, en analogie avec celle de l’autre (l.14). En définissant leurs compétences passives, les deux femmes négocient une modalité de communication plurilingue, fondée sur la compréhension mutuelle (l’une parle en italien, l’autre répond en français). Une fois établie cette modalité de communication, les deux femmes rient (l.17-18), vraisemblablement à cause du caractère insolite de leur accord. Puis, l’éditrice produit un tour court en italien, à un volume plus élevé (« LENTO », l.21), en combinaison avec un geste des mains avec les paumes vers l’illustratrice (IMG 20.4). Ce tour constitue une indication de comment parler pour que la communication plurilingue soit efficace, c’est-à-dire une stratégie à suivre, mais en même temps il en constitue une première violation (car l’éditrice est en train de parler italien au lieu de français). L’illustratrice répète le tour de l’autre en le complétant (« lento bene », l.22) avec une formulation en italien minimale, qui fait écho au tour de l’autre dans une sorte de foreigner talk (Long, 1981). De cette façon, elle montre son accord avec la stratégie proposée par Annabelle et la désigne comme une bonne pratique. En répétant le mot « lento », l’illustratrice reproduit aussi partiellement le geste d’Annabelle, la main droite soulevée avec la paume vers l’autre (IMG 20.4). L’éditrice reformule alors le même concept, à l’aide de la formulation partielle d’un proverbe italien (« va piano va sano »3, l.24), qui déclenche les rires des deux femmes (l.25-26). L’illustratrice répète encore une fois partiellement la formulation de l’autre (« sano », l.25), ce qui constitue une confirmation et un alignement. Dans cet extrait donc, les deux participantes ne se limitent pas à choisir une modalité de communication plurilingue, basée sur leurs compétences partielles, mais en négocient aussi la modalité (notamment, l’adoption d’un rythme ralenti).

Le deuxième cas de négociation explicite de l’intercompréhension romane se vérifie dans une interaction entre l’éditrice vénézuélienne Natalia et un agent littéraire italien. Le début de l’interaction (salutations et présentations) se déroule en anglais, mais lorsque l’agent commence à présenter son activité professionnelle, il s’interrompt et produit un commentaire sur sa propre compétence en langue anglaise.

Deux photographies stylisées qui décrivent la scène retranscrite.
Deux photographies stylisées qui décrivent la scène retranscrite.

L’auto-évaluation négative de l’agent littéraire sur sa propre compétence en anglais (l.09) ne semble pas avoir pour but de remettre en question la langue à utiliser, mais plutôt de donner une justification préventive. Comme nous le verrons (cf. Chapitre 4), dans le corpus les auto-évaluations négatives des compétences linguistiques déclenchent généralement des réponses valorisantes du type « mais non, vous parlez très bien »4. Dans un premier temps, Natalia contredit en effet l’affirmation de l’agent (l.11). Puis, après une pause, elle initie une séquence de négociation explicite, en proposant à l’autre de parler en italien. Cette proposition est formulée par Natalia en espagnol : l’éditrice propose donc une conversation plurilingue en utilisant déjà une communication plurilingue. Cela montre une conscience de sa part de la possibilité d’utiliser une modalité espagnol/italien, grâce à la proximité entre les deux langues, et une orientation positive envers ce type de communication, qu’elle traite comme préférable à une conversation en « bad english ».

Avant d’accepter, l’agent pose une question visant à clarifier la compétence en langue italienne de Natalia. Il est intéressant de souligner qu’il commence à poser sa question en espagnol (l.13), en s’alignant sur la langue de Natalia et en réutilisant le verbe hablar (l.11), pour ensuite passer à l’italien, en accord avec la proposition de l’éditrice. Dans cette deuxième formulation, il n’utilise pas l’équivalent de hablar, « parler », mais le verbe italien capire, « comprendre » (l.13). L’agent est donc conscient que la proposition de l’éditrice est de conduire une conversation plurilingue, qui s’appuierait sur leurs compétences partielles de réception dans la langue de l’autre. En répondant à la question (l.16), Natalia aussi met en évidence le type de compétence qu’elle possède en italien, c’est-à-dire une compétence de compréhension (« entiendo », l.16). Dans cet échange, Natalia recourt aussi à plusieurs pratiques multimodales. Non seulement elle accompagne sa réponse en acquiesçant de la tête (l.14-16), mais elle semble aussi indiquer de la main la répartition des rôles dans l’interaction plurilingue projetée : elle pointe vers son interlocuteur (IMG 21.2) quand elle lui propose de parler en italien, et elle pointe vers elle-même (IMG 21.3) durant la séquence de définition de sa compétence.

Une fois que la compétence passive de Natalia a été établie et reconnue par l’agent littéraire (l.18), l’éditrice produit une expansion à propos de sa compétence en langue italienne, en ajoutant qu’elle parle aussi un peu (l.19), puis affiche cette compétence en produisant le mot italien qualcosa (l.22), qui est validé par l’autre (l.25).

Si l’on compare les deux séquences dédiées à la définition des compétences de Natalia en italien (compétence de réception, l.13-18 vs compétence de production l.19-26), on peut remarquer qu’elles sont traitées de manière très différente par les participants. Pendant la première séquence, les participants utilisent plusieurs stratégies (répétitions, gestes) pour s’assurer la bonne compréhension et traitent donc cette information comme importante ; la deuxième séquence au contraire est traitée plutôt comme une séquence de small talk : l’agent littéraire rit et s’engage parallèlement dans une autre activité, la présentation de sa carte de visite à l’éditrice (IMG 21.4). Cette différence de traitement semble indiquer une conscience du fait que la compétence de production en italien de Natalia n’est pas pertinente pour la négociation d’une interaction plurilingue, basée sur les compétences réceptives des participants.

Pour finir, dans un troisième cas dans le corpus Livres Jeunesse deux participants négocient explicitement un contrat de communication plurilingue du type one speaker-one language, même si cette modalité est vite abandonnée. L’interaction se déroule entre Raphael et une éditrice brésilienne. Les deux parlent pendant plusieurs minutes en anglais, jusqu’à ce que Raphael, en prenant des notes, prononce quelques mots en français (l.02).

Le recours ponctuel au français de la part de Raphael lors d’un tour de thinking out loud – c’est-à-dire, un moment où il parle tout seul (l.02) –, déclenche une proposition de renégociation de la langue de la part de l’éditrice brésilienne : elle propose à Raphael de parler en français (l.04), en spécifiant que sa proposition concerne une conversation plurilingue. Pour justifier cette proposition, elle formule une auto-évaluation de sa propre compétence en français, en distinguant entre sa compétence passive, qui est suffisante (« I understand », l.05) et sa compétence en production, qui est évaluée de façon très négative (« I have a very bad french », l.05). Cette évaluation est accompagnée par des rires de la part de l’éditrice et entraîne une acceptation de Raphael (l.06), suivie à son tour de rires. En chevauchement, l’éditrice produit une expansion qui explicite sa modalité de participation à la conversation plurilingue négociée (« so I keep quiet », l.07).

Raphael se réoriente vers l’activité en cours (la négociation de l’envoi des pdf de certains livres) en recourant à la modalité établie, donc en français, avec une prosodie ralentie (l.09). L’éditrice serait censée répondre en anglais ou rester silencieuse, mais, au contraire, elle trahit immédiatement la modalité de conversation qu’elle-même a proposée et répond en français (l.11). Raphael continue son discours sur plusieurs tours (l.12, 16, 18, 20, 22) en français. L’éditrice produit d’abord des signaux verbaux d’hésitation (l.17 et 19), qui pourraient constituer des essais de prendre la parole. Puis, elle formule des continueurs, d’abord en portugais (l.19) puis en français (l.23). Quand elle prend finalement la parole, elle initie un tour en français avec beaucoup d’hésitations (l.25) et, ensuite, elle passe à l’anglais en thématisant explicitement ce passage (l.27). Raphael répond en français avec une acceptation du changement de langue (l.28). Tout de suite après, quand même, il passe à son tour à l’anglais (l.30) en rétablissant la modalité de communication utilisée avant la renégociation.

L’échec de la modalité plurilingue dans cette dernière interaction semble ainsi être lié à la tendance à la convergence remarquée par Matthey (2008). Toutefois, on pourrait se demander si le fait que l’éditrice s’exprime dans une langue seconde ne joue pas un rôle dans cette difficulté de respecter le principe de « chacun parle sa langue ». Il est d’ailleurs important de souligner qu’aucun des deux participants n’a proposé d’adopter ce type de communication en utilisant la langue maternelle de l’éditrice, c’est-à-dire le portugais.

Globalement, l’observation des choix de langues dans les salons semble indiquer que si la plupart des participants ne traite pas l’intercompréhension romane comme une option de communication souhaitable, mais plutôt comme une dernière ressource, on rencontre néanmoins chez certains participants une orientation plus positive envers la possibilité d’interagir de manière plurilingue et une conscience plus aiguë des mécanismes qui rendent ce type de communication efficace. Toutefois, même dans les cas où l’intercompréhension romane est utilisée de manière volontaire et prolongée, le principe du « chacun parle sa langue » n’est jamais respecté de manière stricte (voir aussi infra 5.2). Ces résultats mettent en avant une des limites de l’approche didactique de l’intercompréhension romane, qui sera discutée plus loin (infra 6.1).