La dimension interactionnelle de l’intercompréhension romane
Depuis les années 1990, dans le domaine de la didactique des langues, l’intercompréhension romane a fait l’objet d’un nombre important de travaux scientifiques et de projets pédagogiques. Recensée comme une des quatre approches plurielles à l’enseignement des langues et des cultures par le Conseil de l’Europe en 2012 (Candelier et al., 2012), elle est de plus en plus présente dans l’enseignement secondaire et supérieur dans les pays de langues romanes (et non seulement) partout dans le monde (voir le recensement d’Araùjo et Sá et Calvo Del Olmo, 2021).
L’objectif de ce chapitre n’est pas de rapporter l’ensemble très riche des études et des actions menées dans ce domaine (pour un état de l’art voir Bonvino et Garbarino, 2022 ou Caddéo et Jamet, 2013). Je me limiterai à mettre en avant une seule des nombreuses facettes de ce champ d’études, celle de l’interaction pluri-romane, qui a inspiré cette recherche. Dans ce but, je commencerai par définir ce qu’est l’intercompréhension romane et quels sont les enjeux sociétaux de son adoption (1.1), pour ensuite présenter les projets dans ce domaine qui se sont intéressés à la dimension interactionnelle, dans des interactions médiées par l’ordinateur (1.2) et, plus rarement, dans des interactions en présence (1.3).
1.1. Qu’est-ce que l’intercompréhension ?
Plus de trente ans après la naissance du domaine d’études sur l’intercompréhension romane, la définition du terme qui est au cœur de la discipline pose encore des problèmes. Au premier abord, on peut trouver une définition assez intuitive du terme « inter-compréhension », celle d’une modalité de communication plurilingue entre locuteurs de langues romanes. Cette définition est mise en avant dans la plupart des travaux du domaine. On parle ainsi d’« une forme de communication dans laquelle chaque personne s’exprime dans sa propre langue et comprend celle de l’autre » (Doyé, 2005, p. 7), du fait « de pouvoir communiquer et de se comprendre alors que chacun s’exprime dans sa langue » (Caddéo et Jamet, 2013, p. 42), ou de « comprendre la langue de l’autre et se faire comprendre » (Degache, 2005, p. 50). Cependant, en creusant davantage, on se rend compte de la polysémie du terme : « [l]impide en apparence, la signification de ce terme possède en réalité plusieurs subtilités et concerne des domaines et des phénomènes diversifiés » (Degache, 2006, p. 13).
1.1.1. Une notion à plusieurs facettes
Conscients de cette complexité, de nombreux chercheurs ont essayé de démêler l’entrelacs définitoire en passant en revue les différentes acceptions du terme « intercompréhension » (Melo-Pfeifer et Santos, 2008 ; Jamet, 2010 ; Bonvino et Garbarino, 2022 ; Mantegna, 2022), et en les classant en fonction de critères variés. À titre d’exemple, voici les trois sens proposés par Caddéo et Jamet (2013, p. 42) :
L’intercompréhension désigne une situation de communication plurilingue. Cette modalité de communication peut être spontanée (ex. dans les familles bilingues), mais elle peut également constituer l’objectif d’un parcours d’apprentissage.
L’intercompréhension consiste à mettre en place des stratégies de compréhension se fondant sur les ressemblances entre les langues. Ces stratégies, qui reposent sur des tendances spontanées, peuvent être étudiées et enseignées.
L’intercompréhension désigne une approche didactique qui vise à développer des stratégies de compréhension basées sur la ressemblance entre les langues (sens 2) pour permettre aux apprenants de communiquer de manière plurilingue (sens 1).
Pour sa part, Ollivier (2013), propose de classer les différentes acceptions du terme en faisant une distinction « entre les définitions qui conçoivent l’intercompréhension dans sa dimension réceptive et celles qui mettent en avant sa dimension interactive » (p. 4). L’analyse d’Ollivier dévoile une contradiction inhérente au domaine d’études : la plupart des définitions met en avant la dimension interactive de l’échange oral, alors que, dans la pratique, la didactique de l’intercompréhension s’est fondée – surtout à ses débuts – principalement sur la dimension réceptive, notamment sur la compréhension écrite.
Jamet (2005) souligne aussi cette contradiction, en argumentant que la pratique de l’interaction orale pluri-romane est en vérité l’objectif le plus ardu à atteindre dans la formation à l’intercompréhension :
Lorsqu’on est amené à donner une définition empirique et rapide du concept d’intercompréhension entre langues voisines, on dit souvent spontanément que l’intercompréhension est en œuvre lorsque chacun parle dans sa langue et que l’autre comprend. C’est-à-dire qu’on se place d’emblée dans le cadre d’un échange communicatif réciproque où le canal serait oral. Or, cette communication, qui apparaît la plus naturelle, constitue sans doute l’objectif didactique le plus élevé à atteindre, sinon on ne s’expliquerait pas pourquoi les premières méthodes d’intercompréhension apparues ont privilégié l’écrit.
1.1.2. De l’intercompréhension à l’intercommunication
Cette situation va évoluer à partir des années 2000, lorsque les possibilités offertes par les nouvelles technologies – notamment, la création de plateformes permettant aux étudiants d’échanger en ligne de manière plurilingue (infra 1.2.1) – permettent à une partie de la didactique de l’intercompréhension romane de remettre au centre la dimension interactionnelle. Toutefois, la notion d’intercompréhension semble désormais trop polysémique pour désigner clairement l’interaction pluri-romane. Se manifeste alors dans le domaine le besoin d’une nouvelle terminologie, plus précise. Ollivier et Strasser (2013), par exemple, proposent de parler de « intercompréhension interactive » pour distinguer la dimension interactionnelle de la dimension réceptive. Mais le terme qui s’affirme de manière plus nette dans ces années est celui d’interproduction (Balboni, 2009 ; Capucho, 2017b ; Ollivier, 2017 entre autres). Le premier à introduire le terme est Balboni qui, dans un article de 2007, soutient la nécessité de faire un pas en avant dans le domaine d’études, en passant de l’intercompréhension à l’intercommunication (intercomunicazione).
la parte iniziale del percorso temporale (prima si comprende, poi si parla) è stato rispettato, abbiamo appreso a lavorare sull’intercomprensione; adesso dobbiamo fare il passo successivo, naturale: sappiamo intercomprenderci oralmente (inter-ascoltarci e inter-leggerci), adesso dobbiamo completare il percorso per giungere all’intercomunicazione, dunque dobbiamo apprendere ad inter-parlare ed inter-scrivere. [p. 517]
Ainsi, selon Balboni, le processus d’intercommunication demande le développement de compétences de production spécifiques, à l’oral comme à l’écrit (inter-parlare et inter-scrivere). Deux ans plus tard (Balboni, 2009), le chercheur reprend le concept d’interproduction qu’il définit comme la capacité de parler de manière à aider celui qui doit nous comprendre (« come parlare in modo da facilitare chi deve capirci »).
Plusieurs auteurs se sont penchés sur l’analyse des stratégies d’interproduction (Caddéo et Jamet, 2013 ; Capucho, 2017b entre autres) – certains l’ont fait avant même que le terme soit proposé (Degache, 2004). Pour Capucho (2017b), ces stratégies peuvent être regroupées en quatre catégories : la gestion des éléments prosodiques (l’adaptation du débit de parole, l’adoption d’une articulation claire), le choix lexical (l’utilisation de termes transparents dans les différentes langues romanes), la sélection linguistique (le choix de langues) et la réparation interactionnelle (les pratiques visant à prévenir ou réparer les problèmes liés au plurilinguisme). Comme le fait remarquer Ollivier (2017), parmi ces stratégies, on peut distinguer celles qui sont spécifiques à la communication plurilingue et, notamment, pluri-romane – comme l’alternance entre les langues et l’utilisation de termes transparents – des stratégies d’adaptation plus générales, qui se retrouvent également dans la description du foreigner talk (Ferguson, 1971 ; 1981) – i.e. le registre de langue simplifié que les natifs utilisent spontanément pour s’adresser à des non-natifs. La spécificité de l’interproduction serait alors à trouver dans l’attention que le locuteur est censé porter au répertoire de connaissances linguistico-culturelles de ses interlocuteurs.
L’interproduction est donc le fait, en situation de communication plurilingue et pluriculturelle, d’adapter son comportement langagier et culturel en s’appuyant spécifiquement sur le capital linguistique et culturel commun aux partenaires de communication en présence. Chacun s’exprime alors dans la (les) langue(s) dans laquelle (lesquelles) il est le mieux à même de procéder à ces adaptations pour produire un discours permettant la meilleure co-construction de sens possible avec les autres personnes impliquées. [Ollivier, 2017, p. 350]
1.1.3. L’intercompréhension comme utopie sociale
La notion d’interproduction, qui s’affirme dans les années 2010, contribue à un glissement de focalisation de la dimension réceptive à la dimension interactionnelle qui, comme le signale Ollivier (2017), plus qu’une redirection, constitue en fait un retour aux sources.
En effet, dès les débuts des études sur l’intercompréhension, l’interaction orale occupe une place très particulière – et en bonne partie fantasmée – dans les représentations des personnes qui pratiquent et soutiennent cette approche didactique. La possibilité d’utiliser l’intercompréhension romane spontanément est généralement considérée comme un a priori de ce domaine d’études. Cette modalité de communication est souvent présentée comme une « pratique ancienne » (Caddéo et Jamet, 2013), voire « ancestrale » (DGLFLF, 2016), que les locuteurs de langues romanes utiliseraient depuis toujours pour communiquer avec leurs voisins, lors de leurs voyages. En soutien de cette thèse, on fait référence au bagage expérientiel de tout locuteur romanophone et on rapporte des témoignages anciens, comme celui du linguiste Jules Ronjat, qui écrivait en 1913 (cité in DGLFLF, 2016) :
Aux foires, dans les cabarets des villages situés à la rencontre de dialectes différents, j’ai toujours vu se poursuivre sans difficulté entre gens des pays les plus divers, les conversations familières comme les discussions d’affaires.
Les études de Ronjat sont d’ailleurs mentionnées dans la tout première définition du terme intercompréhension, que Jamet (2010) a retracée en 1975 dans le Grand Larousse de la langue française. Dans la définition, on lit ainsi que Jules Ronjat « pour délimiter le franco-provençal et le provençal, a mis en valeur le facteur d’intercompréhension : s’entend-on facilement entre voisins ? ». Les écrits de Ronjat mettent en avant une vision de l’intercompréhension très centrée sur la pratique de l’interaction orale. Comme le fait remarquer Ollivier (2017), Ronjat ne se borne pas à la dimension réceptive, mais il décrit ce qu’un siècle plus tard Balboni (2007 ; 2009) définira comme interproduction, détaillant certaines des stratégies que les locuteurs peuvent utiliser pour se faire comprendre, comme par exemple, « répéter ou expliquer un mot, ou [...] changer la tournure d’une phrase pour être mieux compris » (Ronjat, 1913, cité in Ollivier, 2017).
D’autres témoignages illustres sont évoqués pour souligner ce recours ancestral à l’intercompréhension romane. Ainsi par exemple dans un dépliant sur l’intercompréhension publié en 2016, la Délégation générale à la langue française et aux langues de France met en exergue une citation de Jean Jaurès, tirée la Revue de l’enseignement primaire du 15 octobre 1911.
J’ai été frappé de voir, au cours de mon voyage à travers les pays latins que, en combinant le français et le languedocien, et par une certaine habitude des analogies, je comprenais en très peu de jours le portugais et l’espagnol. Si, par la comparaison du français et du languedocien, ou du provençal, les enfants du peuple, dans tout le Midi de la France, apprenaient à trouver le même mot sous deux formes un peu différentes, ils auraient bientôt en main la clef qui leur ouvrirait, sans grands efforts, l’italien, le catalan, l’espagnol, le portugais. Et ils se sentiraient en harmonie naturelle, en communication aisée avec ce vaste monde des races latines, qui aujourd’hui, dans l’Europe méridionale et dans l’Amérique du Sud, développe tant de forces et d’audacieuses espérances. Pour l’expansion économique comme pour l’agrandissement intellectuel de la France du Midi, il y a là un problème de la plus haute importance, et sur lequel je me permets d’appeler l’attention des instituteurs.
Ce qui est intéressant dans ce témoignage est que l’observation d’une pratique de communication plurilingue spontanée se transforme immédiatement dans une vision de société, presqu’une utopie communicative. En effet, parmi les arguments en soutien de l’enseignement de l’intercompréhension, il y a la volonté de proposer une modalité possible de communication internationale à l’intérieur du monde romanophone. Comme l’esperanto ou la lingua franca nova, l’intercompréhension romane constituerait une alternative à l’utilisation de l’anglais comme langue de communication internationale, mais différemment de ces deux autres langues, elle présenterait l’avantage indéniable que chaque locuteur pourrait s’exprimer dans sa langue maternelle. Cette idée est bien représentée par une citation d’Umberto Eco (1994) qui est devenue quasiment un manifeste dans le domaine de l’intercompréhension romane :
Une Europe de polyglottes n'est pas une Europe de personnes qui parlent couramment beaucoup de langues, mais, dans la meilleure des hypothèses, de personnes qui peuvent se rencontrer en parlant chacune sa propre langue et en comprenant celle de l'autre, mais qui, ne sachant pourtant pas parler celle-ci de façon courante, en la comprenant, même péniblement, comprendraient le « génie », l'univers culturel que chacun exprime en parlant la langue de ses ancêtres et de sa tradition.
Dans cette tension entre passé et futur, on voit bien que la représentation de l’intercompréhension en tant que communication orale pluri-romane reste très présente. À la fois idéal sociolinguistique, point de départ du domaine d’études et objectif ultime de l’approche didactique, la possibilité de parler en utilisant « chacun sa langue » constitue depuis le début le cœur battant des études sur l’intercompréhension romane.
1.2. L’interaction plurilingue à distance
Comme nous l’avons vu dans la section précédente, dans la pratique des formations à l’intercompréhension romane, la compétence d’interaction orale plurilingue a pendant longtemps constitué plus un idéal qu’un objectif didactique réel. Jusqu’aux années 2000, l’approche réceptive, visant à développer chez les apprenants des compétences de compréhension (écrite dans un premier temps, puis également orale) en plusieurs langues romanes de manière intégrée, était en effet dominante. À partir des années 2000, l’approche réceptive coexiste avec l’approche interactionnelle, qui cherche à former les apprenants aux dynamiques de la communication pluri-romane pour qu’ils puissent interagir au mieux. Comme le soulignent Bonvino et Garbarino (2022), ces deux approches ne sont pas nécessairement opposées, au contraire : dans les programmes des cours d’intercompréhension romane, souvent le développement de la compétence de compréhension est considéré comme un objectif préalable au développement de la compétence d’interaction (voir par exemple Carrasco Perea et al., 2008). Cette évolution peut être observée aussi plus largement dans l’histoire du domaine d’études, dans lequel on a assisté à « un glissement progressif de la réception écrite à la réception orale et, finalement, à l’interaction écrite et orale » (Capucho, 2012).
1.2.1. Les plateformes pour l’interaction à distance : Galanet et Galapro
D’après Bonvino et Garbarino (2022), dans la réalité académique, du moins pour le contexte français, ces deux approches – réceptive et interactionnelle – peuvent être reliées à deux écoles : d’une part, l’école de Claire-Blanche Benveniste (Aix-en-Provence), d’autre part, l’école de Louise Dabène (Grenoble). Si dans une première phase les travaux des deux équipes sont assez proches, portant sur le développement des compétences de compréhension (l’équipe de Benveniste avec le projet Eurom4 et l’équipe de Dabène avec Galatea) 1, dès le début des années 2000, l’équipe grenobloise met au centre de sa démarche la dimension interactionnelle, en profitant des nouvelles technologies pour permettre aux étudiants de pays différents d’interagir de manière plurilingue.
Ainsi, en 2001, l’équipe de Grenoble, sous la direction de Christian Degache, lance le projet Galanet, qui permet le développement d’une plateforme numérique, active à partir de 2004, destinée aux étudiants universitaires du monde romanophone. Accompagnés généralement par un animateur en classe, les étudiants participent à des sessions de travail international en ligne. Chaque session est organisée en plusieurs phases, pour une durée totale d’environ dix semaines. Après une phase initiale de connaissance et familiarisation à la plateforme, les étudiants s’organisent en groupes et collaborent à la création d’un dossier de presse sur un thème culturel. Dans ce but, ils doivent communiquer entre eux dans des forums et dans le chat, en utilisant chacun sa langue. L’approche de Galanet est donc actionnelle : les étudiants doivent utiliser une communication plurilingue pour réaliser la tâche. Dans ce sens-là, l’interaction en intercompréhension n’est plus seulement un objectif d’apprentissage, mais devient aussi un outil d’apprentissage, un véritable instrument de travail.
Sur le modèle de Galanet est ensuite développée une deuxième plateforme dénommée Galapro. Le projet est coordonné par Maria Helena Araújo e Sá, de l’université d’Aveiro, entre 2008 et 2010. Cette plateforme, proche de la première dans sa structure et dans son fonctionnement, diffère par rapport à ses destinataires : Galapro a en effet pour but la formation de formateurs à l’intercompréhension. Dans ce cas, donc, les participants aux sessions sont des professionnels de l’enseignement – ou du moins, des passionnés – qui travaillent ensemble pour réaliser des travaux originaux sur des thématiques autour de l’intercompréhension. Comme Galanet, Galapro vise à former à l’intercompréhension par l’intercompréhension (Araújo e Sá et Melo-Pfeifer, 2012) par le biais des forums et du chat plurilingues.
Les deux plateformes, Galanet et Galapro, restent actives jusqu’à 2015-2016, quand elles sont abandonnées à cause de leur obsolescence informatique (Bonvino et Garbarino, 2022). Les sessions de formation ont néanmoins continué (et continuent encore à ce jour), hébergées sur une nouvelle plateforme, développée dans le cadre du projet Miriadi (Mutualisation et Innovation pour un Réseau de l’Intercompréhension à Distance) sous la direction de Sandra Garbarino (Université Lumière Lyon 2).
Dans l’ensemble, à partir de 2004, des dizaines de sessions de travail ont vu coopérer des étudiants et des formateurs provenant de tout le monde romanophone. Dans ces sessions, les participants ont pu mettre en pratique le principe de l’intercompréhension romane (chacun s’exprime dans sa langue), en interagissant à distance, en modalité asynchrone (dans les forums) et synchrone (dans les chats).
Par ailleurs, les productions des participants aux sessions ont été récoltées et ont constitué un très large corpus d’interactions plurilingues. Notamment, les interactions dans les chats, ou clavardages, ont fait l’objet de très nombreuses analyses. Ainsi, les sessions représentent non seulement un outil de formation, mais aussi un outil de recherche essentiel pour la compréhension des dynamiques de la communication pluri-romane.
1.2.2. Analyses d’interactions écrites
Parmi les différents aspects abordés dans les recherches menées sur ces corpus, une grande attention a été accordée aux stratégies utilisées par les utilisateurs pour gérer tant les difficultés de la communication plurilingue que ses dimensions relationnelles. Ainsi la gestion des moments de désaccord, de conflit ou d’incompréhension et, plus largement, les séquences de négociation du sens ont été au centre d’un grand nombre d’analyses (Araújo e Sá et Melo-Pfeifer, 2003, 2009 ; Carpi et De Carlo, 2009 ; Vela Delfa, 2009 entre autres). Certaines de ces analyses ont mis en avant la valeur de ces rencontres pour le développement de la conscience métalinguistique et de la compétence interculturelle (Araújo e Sá et Melo-Pfeifer, 2007, 2009 ; Araújo e Sá et al., 2010 entre autres), d’autres se sont centrées sur la dimension affective de l’échange (Bertelli, 2016 ; De Carlo et Hidalgo Downing, 2017). Pour finir, quelques analyses ont décortiqué des phénomènes linguistiques plus précis qui jouent un rôle important dans la construction de l’intersubjectivité, comme la reprise de la parole de l’autre (Araújo e Sá et al., 2011) ou les stratégies de politesse linguistique (Álvarez Martinez et Devilla, 2009).
Un aspect particulièrement intéressant qui ressort de ces analyses est le rôle central du contrat de communication-apprentissage plurilingue. Les participants aux sessions, en adhérant à l’expérience plurilingue, suivent le contrat consistant à pratiquer le principe de base de l’intercompréhension romane (« chacun parle sa/ses langue(s) romane(s) »). Leur adhésion forte au projet pédagogique fait que l’infraction du contrat est généralement sanctionnée. Comme le montrent Araújo e Sá et Melo-Pfeifer (2009), la plupart des désaccords (4 sur les 12 repérés par les chercheuses dans une session Galanet) concerne en effet les langues de communication. Notamment, le recours à l’anglais ou à une autre langue non-romane de la part d’un des participant déclenche souvent des séquences de contestation et de rappel du contrat de communication-apprentissage. Nous pouvons observer cela dans ce court extrait (tiré de Araújo e Sá et al., 2007).
Les infractions au contrat de communication-apprentissage entraînent ainsi des ruptures dans la communication, qui semblent avoir une fonction pédagogique importante, en tant que « moments-clé de rappel et de renégociation des aspects contractuels sous-tendant les interactions » (Bono et Melo-Pfeifer, 2008, p. 242).
Les analyses des clavardages montrent néanmoins que les règles du jeu (chacun parle sa/ses langue(s) romane(s)) ne sont pas toujours appliquées de manière rigide. Melo-Pfeifer (2015) observe en effet que les participants utilisent de manière fluide leurs répertoires langagiers : « the choice of the language of communication is quite flexible, despite the communicative contract, depending on the events that emerge during the conversation » (p. 8). Un exemple de ce comportement communicatif peut être observé dans l’extrait suivant (tiré de Melo-Pfeifer et Araújo e Sá, 2018), dans lequel les langues mobilisées sont indiquées entre parenthèse à la fin de chaque tour de parole.
Pour rendre compte de ce phénomène, les chercheuses mobilisent la notion de translanguaging (García, 2009 ; García et Wei, 2014). Les moments de translanguaging – c’est-à-dire, les moments dans lesquels les participants passent librement d’une langue à l’autre en profitant de leurs répertoires langagiers plurilingues (infra 2.1.4) – ne sont pas vus comme des infractions au contrat de communication, mais plutôt comme faisant partie du processus d’apprentissage, avec un double rôle : d’une part ces pratiques plurilingues constitueraient des moyens pour l’apprentissage (translanguaging to learn), d’autre part ils seraient l’objectif même du processus d’apprentissage (learning translanguaging) (Melo-Pfeifer et Araújo e Sá, 2018).
Toutes les études mentionnées jusqu’ici, fondées sur l’analyse d’interactions en clavardage, ont dû prendre en compte, au moins dans une certaine mesure, les spécificités de la communication médiée par ordinateur. Autrement dit, ces analyses ont eu pour objet des productions non seulement langagières mais techno-langagières (Develotte et Paveau, 2017 ; Paveau, 2019). Plus particulièrement, le caractère hybride du chat, ce « mélange de la langue orale et de la langue écrite » (Ledegen et Richard, 2007, p. 88), a fait l’objet de quelques études spécifiques (Álvarez Martinez, 2007 ; Álvarez Martinez et Degache, 2009) qui ont répertorié les formes d’oralité présentes dans les interactions de Galanet. Les chercheurs ont notamment observé la présence de stratégies pour réguler l’alternance des tours de parole, comme le recours aux prénoms des destinataires, l’utilisation de marqueurs de contact (du type « écoute ») et d’autres marqueurs du discours (ex. « bueno »), ainsi que d’interrogations interpellatives (ex. « n'est-ce pas ? »). Ils ont également souligné la centralité de la fonction phatique, qui se manifeste par des continueurs (« sì », « okay ») et des émoticônes, et la fréquence d’utilisation de certaines constructions syntaxiques typiques de l’oral, comme les dislocations à gauche et la syntaxe enchaînée. Dans ce court extrait (tiré de Álvarez Martinez et Degache, 2009), nous pouvons observer ce dernier phénomène (tour en gras), spécialement révélateur d’une relation à l’écrit tout à fait particulière, dans laquelle la pensée est exposée pendant son déroulement, comme c’est généralement le cas à l’oral.
Par leur analyse, Álvarez Martinez et Degache visent à montrer que les productions du chat plurilingue présentent des traits d’oralité importants, et qu’elles peuvent donc être considérées comme propédeutiques au développement de la compétence d’interaction orale. Malgré cela, les chercheurs se montrent conscients que le clavardage ne satisfait que partiellement aux attentes des apprenants : « [i]l est certain néanmoins que la présence du code oral dans une session reste en deçà des attentes de nombreux participants » (Álvarez Martinez et Degache, 2009, p. 31).
1.2.3. Interactions orales à distance : le projet IOTT
L’envie qui se manifeste dans le domaine de mettre en pratique l’intercompréhension dans son acception la plus ancienne, de communication orale pluri-romane, pourra être enfin satisfaite dans les années 2010 dans le cadre de quelques projets permettant aux apprenants d’interagir en présence (infra 1.3) et à distance.
Notamment, le projet IOTT (Intercompréhension Orale en Télétandem), porté par Sandra Garbarino (Université Lumière Lyon 2) et Paola Leone (Università del Salento), depuis 2017 permet à des étudiants universitaires d’interagir à l’oral, en visioconférence (Garbarino et Leone, 2020). Le projet continue ainsi les nombreuses expériences de télétandem existant dans le domaine de la didactique des langues (voir Helmling, 2002 ; Telles, 2009 entre autres), mais en proposant une modalité de communication différente : à la place du monolinguisme alterné (Aranha et Leone, 2016), consistant à pratiquer une seule langue à la fois, IOTT se base sur une communication en intercompréhension, c’est-à-dire selon le principe de « chacun parle sa/ses langue(s) romane(s) ». Pour garantir le plurilinguisme des échanges, la participation est réglée en fonction des répertoires langagiers des apprenants : « les deux étudiants membres du même binôme doivent être locuteurs de deux langues romanes différentes et ils ne doivent avoir eu aucune, sinon une très petite expérience d'usage, même réceptif, de la langue du partenaire » (Garbarino et Leone, 2020, p. 4).
La formation prévoit différents moments : les apprenants recourent d’abord à la plateforme Miriadi pour un premier contact asynchrone (dans un forum) de présentation des participants. Une fois les binômes faits, les étudiants doivent organiser leurs rencontres en autonomie. Trois séances de télétandem, d’une durée de 30 minutes environ, sont prévues. Dans chaque séance, on demande aux apprenants de réaliser une série de tâches, consistant à recueillir des informations sur l’autre (ses intérêts, ses habitudes, ses projets…) et à résoudre ensemble des problèmes. Entre les séances de télétandem, les apprenants participent aussi à des sessions de médiation avec l’enseignant (ou dans certains cas, à des sessions d’autoréflexion), ayant pour but de fournir un étayage à leur expérience d’apprentissage. De plus, il leur est demandé de rédiger des journaux réflexifs dans leur L1 à la fin de chaque séance de télétandem.
L’intérêt du projet IOTT réside d’une part dans le fait de mettre enfin les étudiants universitaires dans une situation d’interaction pluri-romane en face à face – même s’il s’agit d’un « face à face en ligne » (Develotte et al., 2011), comportant donc certaines spécificités. D’autre part, l’enregistrement audiovisuel des séances de télétandem permet la construction et l’analyse d’un corpus d’interactions orales authentiques. Les premières analyses publiées à partir de ces données, permettent de mettre en lumière certains phénomènes récurrents dans ces interactions et, dans une perspective didactique, de montrer quelles stratégies se révèlent les plus efficaces pour atteindre l’intercompréhension. Ainsi par exemple, dans l’extrait suivant (tiré de Bonvino et Garbarino, 2022, p. 126), on peut remarquer l’efficacité de la reprise du discours de l’autre réalisée autour de plusieurs mots-clefs (Erasmus, semestre, février).
La reprise du discours de l’autre peut également permettre de déceler de potentiels malentendus, comme c’est le cas dans l’extrait suivant (tiré de Bonvino et Garbarino, 2022, p. 126).
I : Mi sono laureata in inglese, fra… eeeh… Inglese, spagnolo, tedesco e portoghese. E…
2
L : T’as étudié tout ça ?
3
I : Oui…
4
L : Anglais, espagnol, portugais et français ?
5
I : No. Français no.
6
L : Ah.
Comme le remarquent Bonvino et Garbarino, cet extrait est intéressant aussi car il montre un phénomène de convergence linguistique. Aux lignes 3 et 5, en effet, le locuteur I s’aligne sur l’utilisation du français, en enfreignant le contrat de communication, alors même qu’il est en train de dire qu’il n’a pas étudié (et donc ne maîtrise pas) cette langue.
Si les analyses des données IOTT confirment un certain nombre des observations faites sur les interactions en clavardage, elles pointent néanmoins quelques spécificités, liées au canal oral. Notamment, les données montrent la fonction des ressources gestuelles dans la création du sens. Dans l’extrait suivant (tiré de Bonvino et Garbarino, 2022, p. 137), on peut observer par exemple que la représentation des nombres à travers les doigts joue un rôle de premier ordre dans la négociation du sens.
E : Quand j’avais deux mois [fait 2 avec ses doigts]
6
A : [regard perplexe, fait 2 avec ses doigts]
7
E : Mois… Janvier, février, mars… [fait 1, 2, 3 avec ses doigts]
8
A : Ah… ok, ok.
9
[A et E sourient]
10
A : Ok, mois, ok.
Par ailleurs, les analyses issues du corpus IOTT présentent l’avantage de pouvoir croiser l’observation des pratiques langagières et interactionnelles des participants avec les considérations qu’eux-mêmes rédigent dans leurs journaux réflexifs. Ainsi par exemple le passage suivant du journal de E (tiré de Bonvino et Garbarino, 2022, p. 137), faisant référence à l’extrait que nous venons de commenter, nous donne accès au processus mental du participant et notamment à son anticipation d’une stratégie d’interproduction :
Dans le cas du mot "mois", j'avais anticipé le fait qu'elle ne comprendrait pas et c'est effectivement ce qui s'est passé. Du coup, j'ai fait ce que j'avais prévu, à savoir répéter le mot et lui énumérer les mois de l'année en les comptant avec mes doigts et ainsi elle a réussi à comprendre (E).
Pour finir, d’autres actions didactiques profitant des outils de visioconférence pour faire interagir les apprenants à l’oral sont en train de voir le jour. Garbarino et Lesparre (2022) relatent par exemple une expérience de formation menée dans le contexte de l’Université international UNITA, qui a mis en lien des étudiants des universités de Pau et de Turin. Dans le cadre d’un atelier d’intercompréhension, les étudiants ont été amenés à échanger d’abord à l’écrit (sur une plateforme collaborative) puis à l’oral (en visioconférence). Selon un scénario actionnel, les étudiants devaient se repartir en groupes multilingues, choisir une thématique et travailler à un projet collaboratif. Les échanges en visioconférence ont été enregistrés, ce qui a permis aux chercheuses de récolter environ 180 minutes de données vidéo. Ce corpus a été ensuite utilisé pour analyser les stratégies pragmatiques mises en place par les étudiants et pour évaluer leurs compétences en intercompréhension.
1.3. L’interaction plurilingue en présence
Parmi les nombreux projets sur l’intercompréhension romane, rares sont ceux qui ont mis les apprenants dans des situations d’interaction orale en présence, sans la médiation d’un ordinateur. Cela s’explique clairement par les difficultés logistiques et financières d’organiser des rencontres de visu entre participants provenant de pays différents. Néanmoins, aux cours des années 2010, quelques expériences de ce type ont été réalisées.
1.3.1. L’intercompréhension pour les professionnels : Prefic et Cinco
Au début des années 2010, deux projets mettent en place, après une première phase de formation à distance, des rencontres en présentiel entre les participants. Il s’agit des projets Prefic (2010-2012) – coordonné par l’association marseillaise Mondes Parallèles –, et Cinco (2011-2013) – coordonné par Filomena Capucho de l’Universidade Católica Portuguesa. Ces deux projets ont en commun de s’adresser à un public adulte de professionnels particulièrement exposés à se retrouver dans des contextes de communication plurilingue, dans lesquels l’adoption de l’intercompréhension pourrait se révéler bénéfique aux échanges2 : Prefic s’adresse aux professionnels des Cités des Métiers3 et Cinco aux salariés d’associations de volontariat social et culturel.
L’objectif de ces projets est de proposer une alternative à l’utilisation de l’anglais comme lingua franca dans les rencontres professionnelles internationales, ce qui permettrait d’instaurer une réelle équité linguistique, car aucune langue ne dominerait les autres et aucun des partenaires ne serait obligé de s’exprimer dans une langue qu’il ne maîtrise pas bien. La grande nouveauté de ces projets consiste dans le fait de transformer l’intercompréhension en une « finalité pragmatique professionnelle » (Capucho, 2012, p. 5), en visant « un changement de pratiques communicatives en contexte professionnel où les apprenants deviendront des utilisateurs socialement contextualisés » (Ibidem). Par rapport aux projets s’adressant à un public universitaire, l’enjeu est donc bien différent : pour les étudiants, la pratique de l’intercompréhension est avant tout un objet d’apprentissage, dont l’utilité dans le monde extérieur à l’université est pressentie mais reste à être expérimentée. Pour les professionnels de Cinco et de Prefic, l’intercompréhension peut devenir très rapidement un outil de travail et un moyen de surmonter de réelles difficultés de communication en milieu international.
Le projet Prefic (Capucho, 2012 ; Deransart et al., 2017) propose une formation professionnelle aux agents des Cités des Métiers de Paris, de Rome et de Porto, dans laquelle des moments d’apprentissage plus formel, centrés sur le développement des compétences de réception en langues romanes, alternent avec des séances de travail en face à face et à distance, visant la réalisation d’une tâche collaborative. Le produit final de cette tâche est une charte de bonnes pratiques à suivre pour la Winter School 2012, qui rassemble à Rome les 6 et 7 février 2012 120 participants parlant 4 langues différentes. Lors de cet évènement, les personnes ayant suivi la formation Prefic assurent le rôle de médiateurs. Chacun des quinze ateliers se déroulant en intercompréhension dans la Winter School voit alors interagir une quinzaine de personnes encadrées par deux médiateurs. La charte des bonnes pratiques est diffusée aux participants sur le moment. Ainsi, la grande majorité des participants aux ateliers expérimentent l’intercompréhension romane pour la première fois, sans avoir suivi de formation préalable. Les retours de cette expérience semblent très positifs. Deransart et ses collègues (2017) rapportent les résultats d’une évaluation de l’expérience de la Winter School, par le biais d’un questionnaire (ayant obtenu soixante-neuf réponses) et de quelques interviews qualitatives. Globalement, les résultats indiquent que les participants n’ont pas rencontré de problèmes majeurs de communication et que, au contraire, pour un bon nombre d’eux la communication a été bien plus efficace que dans les éditions des années précédentes du même évènement. Pour 89,9% des personnes ayant répondu au questionnaire, l’intercompréhension romane est « un mode de communication facilitant les échanges » et pour 54 personnes sur 69 elle n’est pas plus compliquée à utiliser que l’anglais. Les interviews qualitatifs montrent une vision de la communication pluri-romane comme plus équitable et efficace par rapport aux autres modalités de communication internationale. Voici quelques extraits (tirés de Deransart et al., 2017) :
« c’est la première année qu’il y a une réalisation de vrais échanges entre les francophones et les non-francophones qui n’ont pas été mis en minorité... et donc ça a amélioré énormément la qualité des échanges et chacun a trouvé sa place. » (A. J.) ;
« elle [l’IC] m’a permis de participer de manière beaucoup plus active dans les ateliers, parce que l’année dernière par exemple, à Genève, je ne comprenais rien [...] » (C. L.).
« en espagnol, je peux donner une explication plus exhaustive de mon projet et l’expliquer beaucoup mieux pour que les autres comprennent... si je la fais en anglais, je pense plus à comment dire les choses... je réfléchis plus et j’oublie les gens qui m’écoutent, donc je préfère la faire en espagnol » (C. L.).
Les échanges de la Winter School 2012 n’ont pas été à l’origine d’un corpus de données orales. Cependant, Capucho (2012) a esquissé des considérations fondées sur son observation participante à l’évènement. La chercheuse souligne ainsi le recours fréquent à des auto-reformulations (l’expression potentiellement opaque no âmbito est par exemple reformulée par no contexto), à la traduction consécutive en plusieurs langues à la fois (chiuso, fermé, locked out, kaput), à des interventions métadiscursives (Pôle Emploi… ça va ?), à des appels à la collaboration interactionnelle (demandes de clarification et manifestations d’intercompréhension), à des gestes illustratifs et des mimiques. D’après Capucho, la démarche la plus récurrente dans ce contexte serait ce qu’elle nomme « reprise diaphonique », qui consiste à reprendre les propos de l’interlocuteur pour s’assurer de les avoir compris.
Le projet Cinco (Capucho, 2017a) reprend les mêmes objectifs de Prefic, en s’adressant aux salariés d’associations de volontariat social et culturel des cinq pays romanophones. La formation, d’une durée totale de 80 heures, se base sur un système d’apprentissage hybride (blended learning), à travers des activités et des matériaux disponibles en ligne, une plateforme Moodle, un groupe Facebook, un tutorat en présentiel et à distance. L’apprentissage est structuré en quatre modules : familiarisation avec la notion d’intercompréhension, développement des compétences de réception (d’abord écrite, puis orale), développement des compétences d’interaction par le biais de la réalisation de tâches collaboratives à distance. Ces tâches visent notamment la dernière étape du projet, c’est-à-dire la préparation d’un événement final, qui réunit les participants du projet à Marseille en octobre 2013.
La pratique de la communication orale pluri-romane n’est pas réalisée uniquement lors de cet événement final, mais aussi durant une série de rencontres préalables entre les membres du projet. Une de ces rencontres, ayant lieu à Bucarest le 5 et le 6 septembre 2013, a été à l’origine du corpus Bucarest-Cinco, qui inclut environ 3 heures d’enregistrements vidéo de séances de travail (réunions plénières et réunions partielles de groupes de travail). Ce corpus a fait l’objet de plusieurs analyses menées par Capucho et son équipe (Capucho, 2017a, 2017b ; Capucho et Silva, 2016 ; Capucho et al., 2018), en adoptant un modèle d’analyse qui s’inspire à la fois de l’analyse conversationnelle (Sacks et al., 1974), de l’approche modulaire à l’analyse du discours de l’école de Genève (Roulet et al., 2001), de la Critical Discourse Analysis (Fairclough, 1992) et des théories de la politesse linguistique (Brown et Levinson, 1987 ; Kerbrat-Orecchioni, 1992) (pour une description détaillée du modèle voir Capucho, 2016).
Ces études mettent en avant un certain nombre de spécificités des échanges dans ce corpus. En premier lieu, Capucho et Silva (2016) soulignent le caractère profondément collaboratif de ces interactions, dans lesquelles les participants adoptent une attitude de bienveillance (benevolent attitude, Meierkord, 2000) et une attention à l’autre et à ses besoins, qui sont (au moins en partie) le résultat de la formation suivie. En effet, d’après les chercheuses, la conscience que ces locuteurs ont des langues romanes, et notamment, du degré de transparence existant entre les termes dans les différentes langues, font qu’ils peuvent arriver à anticiper les sources potentielles de l’incompréhension. Pour indiquer ce phénomène, les chercheuses reprennent le terme de « diligent anticipation » proposé par Araújo e Sá (1993). Cette stratégie peut être observée dans l’extrait suivant (tiré de Capucho et Silva, 2016, p. 1356), lorsque J, dans son tour de parole en espagnol, traduit immédiatement en anglais des termes (ordenador, ratón) dont il anticipe l’opacité pour son interlocutrice lusophone.
sí tienes/ lo puedes hacer/ con el ratón ((...)) con el] mouse o// aqui
L’attitude collaborative des participants se manifesterait également par un nombre élevé de marqueurs phatiques et pragmatiques, par des phénomènes de « diaphonic echoes » (Ibidem, p. 1355), i.e. par des reprises minimales du discours de l’autre, qui peuvent se réaliser dans des langues différentes et par une tendance générale à converger avec l’autre. Les chercheuses soulignent également que, dans ce corpus, les moments problématiques ou conflictuels sont rares et que, globalement, « meaning is actually co-constructed in a smooth process » (Ibidem, p. 1362), ce qui prouverait d’une part la réussite de la formation Cinco et d’autre part la nature intrinsèquement coopérative des interactions plurilingues déjà énoncée par Araújo e Sá et Melo-Pfeifer (2009). D’après les chercheuses, l’expérience de ce « bonheur conversationnel » (Auchlin, 1991) serait liée à la situation d’équité linguistique rendue possible par l’intercompréhension romane.
Les analyses ultérieures du corpus Bucarest-Cinco confirment ces premiers résultats, en mettant en lumière de nouveaux aspects. Ainsi par exemple la tendance à la convergence avec l’autre est étudiée aussi du point de vue de la sélection linguistique (Capucho 2017b ; Capucho et al., 2018), c’est-à-dire des choix de langues effectués au niveau local par les participants. Capucho (2017a) montre notamment que les locuteurs peuvent s’aligner momentanément sur l’usage de la langue de l’autre pour des raisons de contiguïté ou d’empathie linguistique.
La sélection linguistique est considérée par l’équipe d’Aveiro comme une des stratégies principales d’interproduction, au même titre que les adaptations prosodiques, les pratiques de réparation et les choix lexicaux. L’analyse du corpus Bucarest-Cinco montre que ces stratégies sont adoptées de manière efficace par les locuteurs, sans doute grâce à la formation théorique qu’ils ont suivie. Pour ne prendre qu’un exemple, observons ce court extrait, dont Capucho (2017b) analyse les choix lexicaux.
era exatamente fazer economizar dinheiro do jantar↑/ porque é muito menos/ dispendioso/ fazer o jantar para as pessoas/ do que pagar a um restaurante
La chercheuse se concentre sur deux termes de registre plutôt élevé (economizar, dispendioso) que le locuteur lusophone choisit au lieu de leurs synonymes d’usage plus courant (poupar, caro). En comparant ces termes dans cinq langues romanes (portugais, espagnol, français, italien, roumain), Capucho montre que ces choix lexicaux dénotent une conscience des mécanismes réceptifs de l’intercompréhension romane et, notamment, du fait que les termes de registre soutenu, grâce à leurs racines latines, présentent généralement un haut degré de transparence.
D’après les observations de Capucho, Silva et Chenoll (2018), les stratégies d’interproduction ne sont pas utilisées de la même manière par tous les participants. Notamment, les chercheurs remarquent une corrélation entre l’interproduction et la L1 des locuteurs : les locuteurs ayant pour L1 une langue peu enseignée, comme le roumain et le portugais, manifesteraient une sensibilité plus importante envers l’adaptation de leur discours aux interlocuteurs. Pour les chercheurs, cela prouve que les stratégies d’interproduction ne dépendent pas seulement des compétences des participants, mais aussi de leurs attitudes.
Les projets Prefic et Cinco ont eu le mérite de montrer que l’intercompréhension romane pouvait être une option de communication envisageable dans des milieux professionnels4. Une certaine prudence apparaît nécessaire dans l'interprétation et la généralisation des résultats de ces études : il faut notamment considérer que les analyses du corpus Bucarest-Cinco concernaient un petit échantillon d’interactions se déroulant dans un contexte plutôt informel, entre les membres d’un même projet qui entretenaient une relation foncièrement symétrique et qui étaient en train de collaborer à la réalisation d’une tâche, n’ayant pas d’enjeux particuliers en dehors des objectifs du projet – ce qui explique au moins en partie leur attitude très bienveillante. Par ailleurs, la plupart des participants parlaient couramment plusieurs langues romanes, et ces compétences leur ont donc permis d’alterner aisément entre les langues en fonction des besoins interactionnels.
Malgré ces considérations, les résultats de ces analyses restent précieux pour mener une réflexion sur les possibilités réelles d’adopter l’intercompréhension romane comme modalité de communication internationale en milieu professionnel. Cette possibilité ne relève pas uniquement de l’utopie sociale (infra 1.1.3), comme le montrent certaines publications apparues en France dans les années 2010. Ainsi, dans le Guide des bonnes pratiques linguistiques dans les entreprises, publié en 2014 par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, parmi les pratiques conseillées, on trouve le fait de « recourir au dialogue bilingue lorsque c’est possible » (2014, p. 17). De même, la circulaire du Premier Ministre du 25 avril 2013 relative à l’emploi de la langue française par les agents de l’État en contexte international, encourage à utiliser, dans les cas où un malaise émerge à cause de difficultés à parler en langue étrangère, « un mode de communication qui établit une plus grande parité dans l’échange : chacun, dès lors qu’il comprend la langue de son partenaire, peut s’exprimer dans la sienne » (cité en DGLFLF, 2016).
1.3.2. Une première analyse multimodale
Pour compléter cette revue des recherches sur les interactions orales en intercompréhension romane, il importe de mentionner également une étude que j’ai menée (Piccoli, 2015), en m’appuyant sur un corpus enregistré dans un café plurilingue à Lyon en décembre 2013. Dans cet espace, une fois par semaine, une rencontre sur le thème de l’intercompréhension romane était organisée par l’association Res Libera, dans le cadre du projet Miriadi (voir Reyes Zea, 2015). La rencontre filmée, d’une durée d’une heure environ, se déroule entre cinq personnes, dont un animateur, et vise la mise en pratique de l’intercompréhension romane, par le biais d’une conversation libre à partir d’une liste de questions d’opinion (ex. « Pensez-vous que le monde sera meilleur ou pire dans cent ans ? »). Les questions sont rédigées en français, mais les participants sont invités à les formuler et à y répondre dans leurs langues romanes respectives. Ce corpus présente ainsi une situation d’interaction semi-spontanée, qui s’apparente aux interactions étudiées par les projets Galanet et IOTT, mais s’en distingue pour au moins deux raisons : 1) l’échange a lieu en face à face, sans intermédiaire numérique ; 2) les participants ne sont pas en train de suivre un parcours de formation et ne seront pas évalués, ils sont juste des « curieux », qui se prêtent à découvrir l’intercompréhension.
À ce jour, le corpus a fait l’objet d’une seule analyse (Piccoli, 2015) centrée sur un phénomène interactionnel spécifique, que j’ai nommé « reformulation dans une troisième langue ». Ce phénomène, récurrent dans le corpus, consiste dans un format spécifique de hétéro-réparation hétéro-initiée (Schegloff, 2007) (infra 2.1.1) impliquant au moins trois participants, qui parlent trois langues différentes, et présente une structure en quatre tours :
Locuteur A (langue A) produit un tour en langue A ;
Locuteur B (langue B) manifeste un problème de compréhension par rapport à un terme utilisé par A ;
Locuteur C (langue C) reformule le terme problématique en langue C ;
Locuteur B manifeste la compréhension du terme problématique.
Observons un exemple dans l’extrait suivant.
L’animateur de la rencontre (GIL) dit en portugais que les personnes ont peur de perdre. Un seul des interlocuteurs manifeste sa compréhension (l.03), alors que les autres regardent GIL en silence. Lorsque celui-ci répète son tour de parole (l.04), STE manifeste explicitement un problème de compréhension (l.06). GIL semble individuer la source du problème dans le terme « medo » (tr. peur) (l.07), que, en effet, les deux Italiens (STE et VAL) ne connaissent pas (l.08-09). L’animateur s’engage alors dans des tentatives de faire deviner le signifié du mot par des gestes (l.10-11, IMG 1 et 2) mais ses efforts se révèlent infructueux. C’est seulement grâce à la reformulation dans une troisième langue (dans ce cas, l’espagnol) proposée par MIG (l.12) que le problème de compréhension est surmonté.
L’intervention du locuteur C pour résoudre un problème de communication entre les participants A et B est intéressante pour plusieurs raisons. En premier lieu, elle montre le fort degré d’engagement interactionnel des participants et leur esprit collaboratif, ce qui confirme les observations faites sur les interactions en chat : dans les moments de difficulté, les participants s’entraident « en se facilitant mutuellement l’accès aux codes de l’interaction » (Araújo e Sá et Melo, 2003, p. 113). En deuxième lieu, la reformulation dans une troisième langue montre la conscience métalinguistique des participants relativement aux mécanismes de l’intercompréhension romane et, notamment, aux stratégies d’interproduction (supra 1.1.2) basées sur la transparence lexicale. Qui plus est, cette conscience ne semble pas être liée uniquement à la connaissance théorique de l’intercompréhension, mais aussi aux répertoires plurilingues des participants et à leur aptitude personnelle. En effet, des participants n’ayant jamais été formés à l’intercompréhension recourent spontanément et efficacement à cette stratégie. Dans l’extrait analysé plus haut, c’est MIG, qui n’a jamais reçu de formation à l’intercompréhension, mais qui parle couramment trois langues romanes (catalan, espagnol, français), qui assume le rôle de médiateur et de facilitateur.
Cette première étude, réalisée selon l’approche théorique et méthodologique de l’analyse conversationnelle multimodale (Sidnell et Stivers, 2013) montre que le recours à une analyse séquentielle et plurisémiotique des interactions plurilingues peut apporter des contributions importantes à la compréhension des mécanismes de l’intercompréhension romane. La recherche que je vais présenter dans les prochains chapitres a poursuivi ce même objectif en s’intéressant aux interactions se déroulant spontanément dans un contexte non-didactique : celui des salons commerciaux internationaux.
1Le projet EuRom4, développé entre 1989 et 1997, propose une série de lectures de difficulté croissante dans quatre langues romanes (français, italien, espagnol, portugais). À travers ces lectures, les apprenants – qui doivent maîtriser au moins une des quatre langues – sont censés développer simultanément la compétence de compréhension écrite dans les trois autres langues. Le manuel propose donc un apprentissage intégré, qui se base sur la confrontation entre les différentes langues. Le projet, encore actif, a changé de nom en EuRom5 car le catalan a été ajouté au manuel. Il propose aujourd’hui des matériaux en ligne.Le projet Galatea se déroule en deux phases : les années 1991 à 1995 sont consacrées à l’observation et à l’analyse des stratégies adoptées et des difficultés rencontrées par les apprenants d’une langue romane lors de l’apprentissage d’une deuxième langue romane. Sur la base des résultats, entre 1995 et 1999 l’équipe de Galatea élabore cinq CD-Rom pour les cinq langues impliquées (français, italien, espagnol, portugais, catalan), chacun réalisé par une des universités partenaires du projet. Chaque CD-Rom propose en plus une unité de sensibilisation à l’intercompréhension et un cadre historique sur les langues. Les parcours d’apprentissage visent le développement des compétences passives, surtout de lecture, mais la dimension orale est prise en compte, car les apprenants ont la possibilité d’écouter la version oralisée des textes proposés.
2Un troisième projet destiné aux professionnels du secteur naval, Intermar (2012-2013) (voir Capucho, 2014), ne sera pas traité ici car il n’a pas abouti à des interactions en face à face entre les participants.
3Les Cités des Métiers sont des structures proposant gratuitement à tous les publics des conseils d’orientation et d’information sur les métiers et la vie professionnelle. Le Réseau International des Cités des métiers fédère aujourd’hui 26 espaces labellisés Cités des métiers dans 7 pays différents et 3 continents.
4On peut signaler par ailleurs que le projet Cinco a été à l'origine des projets Intermove, Intermove for Trainers et Intermove + pour la formation de jeunes en mobilité professionnelle (voir https://inter-move.eu/).