Depuis longtemps, je soutiens que l’avenir des études en Intercompréhension (IC) dépend entièrement du renouvellement des équipes de recherche qui, depuis quelques décennies déjà, ont entrepris un gros travail d’approfondissement de la notion et de ses applications en didactique. La créativité, l’enthousiasme et le savoir en construction des jeunes chercheurs sont porteurs d’énergie et d’innovation. Je me suis donc réjouie de rencontrer Vanessa Piccoli dans un colloque réalisé en 2014. À l’époque, elle était encore une jeune doctorante, mais je me suis sentie rassurée car, là, j’ai été sûre qu’elle ferait partie d’une nouvelle génération qui pourrait porter la recherche en IC plus loin, sur des voies encore quasiment non exploitées. Depuis, j’ai accompagné de près son parcours, lu ses différentes publications au fil des années et, en 2017, j’ai eu le plaisir de participer à sa soutenance de thèse, à l’Université Lumière Lyon 2. La qualité de son travail, la rigueur de ses analyses, fondées sur une profonde connaissance théorique d’un champ de recherche assez vaste et souvent interdisciplinaire, son travail portant sur un contexte innovateur, m’ont vivement impressionnée. Aujourd’hui que l’IC vit un tournant qui me semble décisif, se plaçant comme un processus intégré du développement de la compétence de communication plurilingue, où l’interaction se présente comme un aspect fondamental, le travail de Vanessa Piccoli prend encore davantage d’importance.
Même si, à l’origine, l’Intercompréhension a compté sur les apports inestimables de philologues allemands, on sait que, pendant les décennies suivantes, les études en Intercompréhension ont le plus souvent découlé de la réflexion en Didactique des Langues, sans que celle-ci ne soit accompagnée d’un travail systématique en Linguistique Appliquée – notamment dans le domaine de l’analyse du discours et de la Sociolinguistique – qui pourrait aider à décrire les processus en question, avant de passer au questionnement sur la manière de les faire apprendre. De plus, les rares recherches dans le domaine de l’analyse des interactions plurilingues (y compris celles que j’ai moi-même développées) ne portent que sur des contextes à finalité plus ou moins directe d’apprentissage, où l’intercompréhension est souvent et à la fois le moyen et le but de la pratique conversationnelle.
Ce livre prend ainsi une place innovatrice dans la recherche en IC, car il s’agit bien de « la première étude sur l’intercompréhension romane fondée sur l’analyse multimodale d’interactions naturelles entre locuteurs n’ayant suivi aucune formation linguistique préalable ». Il est donc le résultat de trois composantes qui caractérisent le travail de son auteure : le courage, le savoir et le savoir-faire. Le courage de se pencher sur un contexte réel de communication plurilingue – les salons commerciaux – où l’entrée d’un chercheur et l’existence de caméras d’enregistrement a posé toutes les difficultés prévisibles ; le courage d’étudier un contexte social inexploité dans le domaine de l’IC. Le savoir théorique portant sur le(s) champ(s) théorique(s) mobilisé(s), comprenant l’analyse conversationnelle, l’intercompréhension, la sociolinguistique et l’approche multimodale (Mondada, 2014), qui supporte(nt) toute la structure du livre et les très nombreux commentaires sur ce qui est décrit. Un savoir-faire social, enfin, qui lui a permis de faire ouvrir les portes des salons commerciaux ; un savoir-faire de recherche, tel que la finesse et la rigueur de ses analyses le démontrent.
Au fil des différents chapitres, il est donc possible de découvrir (et d’analyser) les différentes stratégies que les locuteurs – sujets sociaux – mettent en place pour construire leurs relations et aboutir à la réussite communicationnelle indispensable à l’atteinte de leurs objectifs. Les enjeux de l’interaction plurilingue apparaissent ainsi dans leur complexité autant dans le cadre du discours qui est co-construit que des relations interpersonnelles qui se tissent ou des représentations partagées sur les langues. Le rôle des choix linguistiques y apparaît comme un instrument relationnel précieux, soutenant les constructions identitaires et la négociation des faces et des places. Ainsi cette étude permet-elle aussi de questionner quelques idées qui circulent encore dans le monde de l’IC. En effet, même si l’intercompréhension romane est très présente, « les participants aux salons, dans la plupart des cas, ne respectent pas le principe du “chacun parle sa langue” prôné par les formateurs […]. Leur manière de communiquer est hybride et changeante, comme dans la plupart des situations plurilingues ». Ceci devrait nous conduire à interroger davantage la complémentarité qui peut s’établir entre intercompréhension et translanguaging dans les pratiques d’interaction plurilingue et surtout à mieux cerner l’efficacité communicative des choix des locuteurs. Cette réflexion pourrait bien conduire à un changement dans la Didactique de l’IC, provocant davantage de flexibilité et d’ouverture vers la valorisation et la mobilisation plus élargie des répertoires langagiers des apprenants, y compris leurs connaissances en anglais, qui sont souvent « bannies » de l’interaction plurilingue telle que l’IC la conçoit le plus souvent. « Si l’idée du “chacun sa langue romane” peut être présentée comme modèle théorique, il serait important d’expliquer que, dans la pratique, la communication plurilingue entre locuteurs de langues romanes est rendue possible par un ensemble de ressources multimodales, que les participants mobilisent au fur et à mesure en fonction des contraintes interactionnelles. » Quelques expériences dans cette voie (notamment dans le cadre des matériaux produits par le projet Intermove+) témoignent déjà de cette tendance, mais elles restent assez ponctuelles et un travail plus large dans ce sens reste à accomplir. La didactique de l’IC s’en trouverait ainsi à la fois moins rigide et enrichie.
Ce livre s’adresse donc à tous ceux qui souhaitent faire avancer les études en Intercompréhension. Qu’ils soient des chercheurs déjà reconnus, qu’ils soient de jeunes chercheurs ou des étudiants, ils y trouveront l’occasion de réfléchir, de débattre, de questionner ce domaine, prouvant de la dynamique qui l’a toujours caractérisé.