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Couverture Une profession, des architectes (Edul, 2024) Show/hide cover

Postface

Actualisation et extension des scripts architecturaux

L’auteure remercie chaleureusement Karine Thilleul pour sa relecture et ses suggestions sur cette postface.

Sombre tableau de l’avenir des architectes que dresse Florent Champy ! Et force est d’admettre que dans nos écoles, nous entendons parler de baisse des revenus, de perte de compétences, d’une concurrence accrue avec les ingénieurs, les paysagistes, de normes parfois contreproductives qui appelleraient des réponses technicistes peu soucieuses de qualité architecturale, d’une attention à la communication qui l’emporterait sur les contenus... Au-delà de l’architecture, cette inquiétude fait écho aux propos de l’historien François Hartog :

Ce changement d’expérience du temps, c’est justement ce que le concept (moderne) d’Histoire n’arrive plus à appréhender. Foncièrement futuriste, il n’est plus suffisamment opératoire pour saisir le devenir des sociétés qui, tendant à s’absorber entièrement dans le seul présent, ne savent plus comment régler leurs comptes avec un futur de plus en plus communément perçu, en Europe du moins, sur le mode de la menace, voire de la catastrophe qui vient : en marche vers nous. [Hartog, 2018, p. 59-60]

Mais cette vision développée par Champy n’est-elle pas aussi à la fois datée et tronquée ? Datée, car il n’est pas assuré que les aspirations de nos actuels étudiants et étudiantes soient toujours majoritairement d’obtenir la notoriété via la fabrique de leurs architectures, comme autant de manifestes bâtis d’un talent nécessairement individuel. Tronquée, parce que le diplôme d’architecte, qui a toujours mené à une variété de carrières, conduit aujourd’hui moins que jamais à ne se destiner qu’à la maîtrise d’œuvre ou à la conception d’édifices. Cette postface n’entend pas résumer ou commenter les articles qui la précèdent. Elle vise à poursuivre les débats qu’ils engagent à partir de trois focus : la discussion du nombre assez restreint de personnes qui, selon la loi française, peuvent se nommer architectes et, dans la continuité, quelques autres professions vers lesquelles se dirigent les personnes diplômées des écoles ; l’écart potentiel entre ce que nous supposons des préoccupations de nos élèves et ce qu’est pour eux l’architecture ; ce que veut dire en termes de débouchés, de métiers ou de professions l’hypothèse que l’architecture soit une discipline de projet (Boutinet, 1990). Pour finir, la façon dont son devenir prend part à la société du risque (Beck, 2001) teintera le propos conclusif.

Un trou d’épingle : le droit au titre

Dans le respect de l’intérêt public qui s’attache à la qualité architecturale, je jure d’exercer ma profession avec conscience, probité et responsabilité1 et d’observer les règles contenues dans la loi sur l’architecture et dans le code de déontologie. [Serment de l’architecte, texte intégral, à déclamer devant un des Ordres régionaux et à signer]

Architectes diplômés par le gouvernement (DPLG) de 1914 jusqu’à la réforme d’uniformisation européenne de l’enseignement supérieur en 2007, les étudiantes et étudiants obtiennent depuis lors au sortir des Écoles nationales supérieures d’architecture (Ensa) françaises un diplôme d’État d’architecte (DEA). En première lecture, croire en un changement d’appellation sans grandes conséquences est tentant, pour in fine de mêmes possibilités et interactions professionnelles, simplement actualisées au gré de nouvelles conjonctures et de nouveaux enjeux économiques, sociaux ou sociétaux. Mais tordre une des deux appellations officielles fait davantage approcher la réalité : il y avait naguère des architectes diplômés par le gouvernement et aujourd’hui des diplômés d’État en architecture. Les cent dernières années sont en effet à la fois celles de luttes répétées et incertaines pour une meilleure protection de la profession et parallèlement celles d’un durcissement des conditions d’usage du titre et d’un resserrement de sa définition. En 1941 déjà2, juste après la première création de l’Ordre des architectes par le régime de Vichy, ledit DPLG devient obligatoire pour exercer — ce qui n’était donc pas le cas auparavant. Avant la Seconde Guerre mondiale, comme en atteste notamment un manuel rédigé à la fin du 19e siècle (Loyer, Picon, 1998), des architectes étaient également entrepreneurs. Après la création de l’Ordre, la distinction de l’activité de l’architecte comme libérale et non plus commerciale est officialisée et réglementée.

Dès 1977, à l’occasion de la refonte du nouvel Ordre, pour pouvoir prétendre au maintien de leur droit à utiliser le titre d’architecte, les DPLG doivent s’inscrire à l’un des Ordres régionaux, payer leur cotisation et prêter serment. À partir de cette date, celui ou celle qui peut se dire architecte devient de facto celle ou celui qui exerce en agence, le plus souvent comme patron ou comme associé, qui dépose des permis, produit de l’architecture, qu’elle soit réalisée ou demeure à l’état de projet — les concours sans suite par exemple. À partir de 2007, avoir un DEA ne suffit plus pour s’inscrire à l’Ordre : l’usage du titre d’architecte est de jure interdit aux étudiantes et étudiants sortant des Ensa en cinq ans, du moins sans habilitation à maîtrise d’œuvre en nom propre (HMONP — qui s’obtient en un an minimum après la diplomation, souvent également par validation des acquis de l’expérience, après plusieurs années comme salarié « dessinateur », nommé de manière péjorative « gratteur »). Les « sortants » d’Ensa ne sont donc plus architectes selon la loi. Mais sans doute continuent-ils de concourir à l’architecture, dont la définition devient en conséquence plus large que sa seule matérialisation produite par des architectes. Car à quoi bon tant d’années passées sur les bancs des Ensa autrement ? Et y a-t-il alors des connexions contrariées entre les architectes et l’architecture ? En 2023, nous serions en tout cas tentée d’inverser la position du point d’interrogation et du pluriel dans l’intitulé du colloque ayant conduit à cette publication : non pas « Profession ? architectes », mais « Professions. Architecte ? ». Car n’ayant ni passé leur HMONP ni n’étant inscrite dans l’un des 17 Ordres régionaux, une minorité des personnes ayant un DEA sont officiellement architectes aujourd’hui, mais leur diplôme les dirige toutefois vers un ensemble de professions en rapport étroit avec l’architecture, sa préservation, sa publicisation, son commentaire, son analyse ou son lien avec la pensée urbaine, la ville, les territoires ruraux ou périphériques, les espaces publics, etc. Sortir d’une Ensa ne veut donc plus forcément dire devenir architecte mais signifie se diriger vers une profession — et le choix est large — en proximité avec des questions architecturales.

L’état de droit actuel est d’autant plus paradoxal que nombre des nouvelles et nouveaux enseignants-chercheurs titularisés en Ensa pour dispenser le fameux cours de « projet d’architecture », pour avoir un doctorat et non plus simplement une équivalence avec ce diplôme de troisième cycle3 — donc avoir fait au minimum huit ans d’études — et préalablement un DEA, ne peuvent pas utiliser le titre d’architecte. Ainsi, avec la réforme de 2018 des écoles d’architecture qui encourage plus que précédemment l’embauche de personnes détentrices d’un doctorat dans les Ensa, l’enseignement de l’architecture est de plus en plus souvent délivré par des femmes et des hommes à qui est nié le droit de se dire architecte. Sans doute sont-ils enseignants du supérieur, sans doute sont-ils chercheurs — des professions encore valorisées — mais à l’inverse d’autres collègues titulaires d’un doctorat dans une discipline universitaire ancienne (une docteure en histoire peut se dire historienne, de même une docteure en anthropologie peut se dire anthropologue, et elles peuvent toutes deux enseigner ces disciplines), il leur est refusé de se dire aussi de cette profession que pourtant qu’ils professent et sur laquelle porte leurs questionnements. La recherche en architecture, dont on peut dater l’institutionnalisation en France au moment de la création du doctorat en architecture avec l’arrêté du 20 juillet 2005 qui aligne les Ensa sur le cycle LMD et le modèle européen, est dès lors autant, d’une part, une tentative parmi d’autres pour se réapproprier de la reconnaissance et une course au prestige (Chadoin, 2018), un élargissement des débouchés, l’ouverture à d’autres univers et régimes professionnels (scientifiques notamment), que, d’autre part, un déplacement des concurrences entre universitaires des disciplines anciennes et praticiens au sein des Ensa (Deschamps, 2021) vers la famille-même des personnes diplômées en architecture. Dans ce déplacement des tensions potentielles, reste à savoir qui est en « situation ancillaire » (Chadoin, 2009) par rapport à l’autre, de celle ou celui qui signe les articles et maîtrise le verbe — mais alors dans quelles concurrences et hiérarchies la ou le situer dans le vaste monde des chercheurs et universitaires ? — ou de celui ou celle qui, depuis qu’il prétend faire œuvre, signe ses bâtiments et produit en grand4. Mais est-ce encore l’envie de faire œuvre qui motive les futurs diplômés ou, à l’inverse de ce que craint Florent Champy dans la citation placée en exergue — et comme invite à le penser Véronique Biau (2020)5 —, ont-ils le désir de devenir ou redevenir des techniciens de l’espace au service de « causes » qui dépassent l’architecture ? Une expérience récemment conduite en Ensa permet, dans les paragraphes qui suivent, d’illustrer pour partie cette interrogation.

Permanence et actualisation

Quand une entreprise a lancé sur le marché un produit dont elle s’aperçoit trop tard qu’il est défectueux, elle procède à un rappel […] ; ce rappel n’a nullement pour but de détruire le produit […] mais […] de reprendre l’initiative, de regagner la confiance des médias et d’étendre, si possible, la production de ce qui avait été trop vite décidé. […] Rappeler la modernité pour les Européens ne peut pas vouloir dire qu’ils en abandonneraient l’ambition mais, au contraire, qu’ils sont conscients, enfin, de leur responsabilité. [Latour, 2004]

Fin janvier 2020, dans la première séance du cours « Anthropologie de l’habiter », la question suivante était posée en amphithéâtre à l’ensemble des étudiants et étudiantes de troisième année de licence de l’Ensa de Nancy : « Pour vous, qu’est-ce que l’architecture ? ». Les réponses, anonymes, étaient faites en direct sur papier libre, dans un temps imparti de 20 minutes. Des 105 avis recueillis, aucune définition stable ne se dégageait. Certains tendaient vers une approche associant l’architecture aux sciences sociales, à la culture et à une attention aux humains ; d’autres à la construction, aux dimensions techniques et à son caractère rudimentaire d’abri ; d’autres encore aux arts et à l’esthétique. Ces avis étaient souvent exclusifs les uns des autres, déclinant des sensibilités clivées comme autant, peut-être, de possibilités de carrières et d’engagements futurs. Parfois, ressortait l’idée que l’architecture (quasiment toujours pensée comme bâtie ou ayant vocation à l’être) était la synthèse des externalités et des contraintes, plus rarement qu’elle était plutôt la recherche préalable d’une unité à défendre – ce qui est bien différent. Exceptée quelques références architecturales situées qui, à l’occasion, avaient la préférence des unes ou des uns, l’absence de temporalité de l’immense majorité des définitions proposées est ce qui, in fine, rassemblait les propositions : les issues environnementales contemporaines, par exemple, n’était citées brièvement que trois fois et le numérique deux fois ; une fiche posait la nécessité d’une refonte de fond en comble des études et du métier d’architecte pour « répondre à toutes les urgences » ; une autre évoquait la réappropriation d’une dignité politique et culturelle par les édifices6 dans des pays longtemps colonisés. Une parcelle de définition en creux se dessinait donc, plutôt qu’une définition en positif et consensuelle. Cette bride de définition laissait entendre que l’architecture serait a- ou intemporelle.

L’année suivante, dans le cadre du même enseignement de licence, la question était reformulée comme suit : « Pour vous, aujourd’hui, qu’est-ce que l’architecture ? ». Pandémie de la covid-19 et cours en visioconférence obligent, les réponses m’étaient envoyées par courriel et je me suis chargée de l’anonymisation pour partager ensuite les réponses et leur discussion avec toute la promotion. Mis à part un étudiant qui, à raison, s’est étonné que la question implique d’accepter que l’architecture d’aujourd’hui soit potentiellement différente de celle d’hier, ses collègues ont répondu en parlant majoritairement de ce que l’écologie doit faire à la nouvelle architecture (le plus souvent) et de ce que le numérique, l’intelligence artificielle ou les logiciels de gestion de forme et de calendrier lui font (assez souvent). Entre ces deux préoccupations, cette fois non exclusives l’une de l’autre, il y a d’une part inversion de ce qui agit, d’autre part une volonté projectuelle dans le premier cas et un état de fait déjà existant dans le second. Quelques-unes et quelques-uns, moins nombreux, ont également évoqué une communication devenue omniprésente dans le modèle néolibéral actuel, l’obsolescence des agences « à l’ancienne » et hiérarchisées au profit des collectifs d’architecture, ou encore — mais sans commune mesure avec la place qu’a pris le genre dans les interventions au colloque ou les questions qu’elles ont suscitées — une production dorénavant plus souvent mise en œuvre par des femmes que par le passé. Une seule personne a évoqué le développement de la recherche en architecture comme nouvelle opportunité.

Sans être en général des positionnements affirmés, leurs réponses dessinent fréquemment soit un élargissement des compétences à acquérir, soit la recherche de nouvelles collaborations, notamment avec des écologues, quelque fois aussi une culpabilité face à l’acte de continuer à construire. Si les définitions n’étaient pas plus consensuelles en 2021 qu’en 2020, la question impliquait une vision « dynamique » de l’architecture, et les étudiantes et les étudiants s’accordaient en grande majorité sur une architecture « de demain » dont l’enjeu principal était de s’adapter aux enjeux de préservation de la planète. Pour quelques-uns seulement, ce souci allait jusqu’à l’effacement de l’architecture derrière la « cause » environnementale.

Les enseignements à tirer de ces expériences pédagogiques sont de deux ordres au moins, en écho avec certains des articles qui précèdent cette postface : au début des années 2020, contre toute attente la vision d’une architecture éternelle se dégage encore chez les étudiants et étudiantes d’une école nationale supérieure d’architecture française, peut-être par la force de l’inertie des enseignements qui leur sont dispensés — il ne s’agit pas ici de nier l’existence d’invariants dans l’architecture. Mais lorsqu’elle est forcée d’y réfléchir, cette même génération étudiante7 s’accorde à envisager une architecture en changement et en responsabilité, soucieuse de ne plus compromettre l’avenir général ou le moins possible. À noter que ces promotions de fin de licence ne se sont pas montrées inquiètes pour l’avenir de la profession à laquelle elles aspirent et qu’elles n’ont pas exprimé de craintes quant à leurs ressources économiques futures, alors même que certaines stratégies de navigation dans l’enseignement supérieur, avec les doubles diplômes ou la multiplication des séjours à l’étranger par exemple, en portent la trace dans les articles de la présente publication.

L’anticipation pour profession et la matérialité pour métier

Les étudiantes et étudiants eux-mêmes peinent donc à faire émerger une définition de l’architecture qui, dans ses composantes constantes autant qu’actualisées, soit réductible à quelques mots consensuels — sans doute cette défaillance serait-elle identique si leurs enseignantes et enseignants se prêtaient au même exercice. Malgré tout, les cours de « projet d’architecture » sont leurs socle et lot communs, quelques soient les Ensa et bien au-delà de l’enseignement dans les écoles françaises. Une fois diplômés, ayant ou n’ayant pas le droit de se dire architectes, ils n’auront cessé d’apprendre à faire du projet, peut-être aussi « des projets ». Selon Jean-Pierre Boutinet, le terme projet apparaît « dans le courant du 15e siècle sous les deux formes de pourjet et project. Il a alors des connotations d’aménagement spatial en lien avec l’étymologie latine du verbe projicio (jeter en avant, expulser) » (Boutinet, 1990, p. 14). Le projet aurait ainsi toujours eu un rapport assez étroit avec l’architecture. Il ne prendrait son sens actuel d’intentions pour l’avenir, ou de dessein — qui pour les architectes passe par son expression préalable par le dessin —, qu’au milieu du 20e siècle. Dès lors, l’architecture devient une discipline du projet parmi d’autres disciplines du projet, c’est-à-dire une des disciplines engagées dans l’élaboration d’hypothèses susceptibles de tenir le temps, soit adaptables a minima à un avenir proche. Cet avenir qu’il s’agit d’imaginer, et pour lequel l’architecture bénéficie potentiellement d’une antériorité par sa proximité plus ancienne avec l’idée de projet, est d’abord pensé et, dans le cas de l’architecture, partagé sous forme de différentes pièces graphiques. En ce sens, au-delà de l’usage du titre réglementé par l’Ordre, l’architecte est celui ou celle qui mène une activité intellectuelle d’élaboration d’un dessein pour l’habiter. Autrement dit, il se doit de savoir au moins un peu ce qu’anticiper veut dire. Et pour anticiper, il s’agit parfois de tirer conséquences des expériences ratées, réussies ou oubliées du passé pour élargir nos expériences à venir comme y invite l’historien Patrick Boucheron (2018) : sa lecture prend un caractère heuristique pour résoudre le conflit des anciens contre les modernes (ou les contemporains ici) tel qu’il s’illustre en Ensa (Deschamps, 2021) et pour sortir de l’aporie qui oppose les tenants de ceux ou celles qui grattent le passé pour justifier le présent ou sa critique, de certains autres qui invoquent des tabula rasa au nom de l’avenir.  C’est aussi ce que propose la plupart des textes de ce recueil, qui postule en filigrane que l’architecture et son enseignement vivent une période de recomposition, veut requestionner les relations entre les différents acteurs qui touchent de près ou de plus loin cette activité, mais en évitant de nier l’historicité qui consiste d’une part à abolir « tout héritage […] au nom de l’arrogance du présent », et d’autre part à s’en remettre « corps et âme à la perpétuation de la tradition, puisque […] la fidélité à la tradition est, en soi, une catastrophe » (Boucheron, 2018, p. 22). 

Mais s’en tenir au projet si ce n’est comme définition du moins comme caractéristique de l’architecture — qui bien sûr amène des réponses variables selon les contextes —, est-ce opérant pour faire de l’architecture une profession une et indivisible ou un échiquier de professions ? En sociologie, il est coutume de distinguer le travail et l’emploi du métier et de la profession (Osty, 2012). Les premiers termes témoignent de revenus pour subsister sans dire des qualités, voire, dans le cas du travail, son étymologie associée à la torture le fait parfois associer au monde de l’industrie et au travail à la chaîne : l’architecture, en ce qu’elle ne relève jamais tout à fait d’une production en séries absolument répétitives — même si ses composants peuvent en relever (Dimitriadi, 2017) —, peut difficilement être qualifiée de travail. Du côté de la profession et des métiers par contre, l’acquisition et la reconnaissance de compétences par la constitution de référentiels partagés et l’établissement d’un entre-soi sont centraux. Pour ce qui est de la profession en particulier, les compétences sont estimées devoir relever de démarches intellectuelles et permettre d’acquérir un fort capital social. Pour le métier — même si force est de constater parfois une interchangeabilité des termes —, ce sont davantage des savoirs manuels qui sont requis, pouvant notamment s’illustrer au travers des pratiques de compagnonnage. Et dès 1925 en France, ce sont bien des chambres des métiers qui sont créées pour unir l’ensemble des artisans.

Ainsi, dans ce qui ressort de la conception, de la recherche ou de l’enseignement supérieur, l’architecture pencherait vers la profession, lorsque pour ce qui est du suivi des chantiers, elle pourrait se lire à la croisée et dans l’orchestration de plusieurs corps de métier : cogiter, transmettre, anticiper, autant que mettre les mains à la pâte, concilier apports immatériels et matériels lors des missions complètes, tels peuvent être parmi les grands-écarts qui compliquent la mise en ordre sociologique de la plénitude architecturale. En tout cas, celles et ceux à qui l’Ordre nie le titre d’architectes pourraient se maintenir du côté de la profession s’ils continuent de penser et projeter l’architecture, tandis que ceux et celles qui, au fil de leur carrière, pour être autorisés à utiliser le titre pour autant ne font plus que de la maîtrise d’œuvre, se trouveraient plutôt du côté du métier. Mais quid du prestige, notion plus anthropologique que sociologique, pour favoriser l’un des plateaux de la balance ? Au fil de l’histoire récente, a-t-on présence, absence, gain ou perte de prestige pour les architectes qui conjointement conçoivent et réalisent ? Et les stratégies de distinction sociale qui mènent à la possibilité du prestige passent-elles toujours par le fait de pratiquer l’architecture ou par l’engagement des diplômés en architecture vers d’autres activités, ayant acquis au fil du temps un plus fort potentiel de reconnaissance ? Quels nouveaux partenariats et quelles nouvelles proximités les actualisations opèrent-elles ? Des regards en coin dans certains établissements d’enseignement supérieur ou encore des règlements de compte par pétitions et articles interposés portent la trace des reconfigurations et enjeux de pouvoir actuels8, sans qu’il soit déjà possible de discerner tout à fait le sens de la marche ni le camp des vainqueurs et la nature autant que les limites des bénéfices.

Un script architectural en écho avec un changement sociétal

Il n’en reste pas moins que les anticipations consubstantielles de l’architecture et les recompositions potentielles de leurs contenus, objets d’inquiétudes pour certains, de stimulations voire d’espérance pour d’autres, font écho, à la fois structurellement et conjoncturellement, à ce qu’écrit Ulrich Beck dans la société du risque — livre paru dans sa version originale en 1986, juste après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, mais que nous aurions intérêt à relire à l’aune de la batterie de crises que nous traversons. Or selon Beck, le risque, l’inquiétude face au risque précisément, est devenu une mesure fondamentale de nos actions et de ce qui les motive :

Les risques […] sont fondamentalement réels et irréels à la fois. D’un côté, il existe des menaces et des destructions qui sont déjà bien réelles. […] D’un autre côté, la véritable force sociale de l’argument du risque réside justement dans les dangers que l’on projette dans l’avenir. […] La conscience que l’on a du risque ne se situe pas dans le présent, mais essentiellement dans l’avenir. Dans la société du risque, le passé perd sa fonction déterminante pour le présent. C’est l’avenir qui vient s’y substituer, et c’est alors quelque chose d’inexistant, de construit, de fictif, qui devient la ’cause’ de l’expérience et de l’action présentes. [Beck, 2001, p. 61]

Ainsi, selon Beck, avec les dommages écologiques notamment, le paradoxe est le suivant : l’avenir, ou l’idée que nous nous en faisons, n’est plus la conséquence du passé mais la cause des actions présentes. Que l’architecture soit une discipline du projet provoque que ce que Beck suppose soit toujours un peu valable, indépendamment de ce qu’il identifie comme un changement de paradigme. Mais ce changement de paradigme influe aussi sur l’architecture : par exemple lorsque la sécurité devient la mesure des choses, avec toute sa gamme de nouvelles normes à respecter. Pour Beck, avec l’avènement de la société du risque, « j’ai peur » se substitue à « j’ai faim » ou « je manque » (par exemple de logement) typique de la première modernité, industrielle. Seulement la peur pousse-t-elle à l’action rationnelle ? N’est-elle pas, pour des professions et des métiers autant que pour le politique, « un sol très instable » (Beck, 2001, p. 90) et un facteur de replis susceptible de fabriquer de l’étranger même dans le très proche, donc la sape insidieuse des possibilités démocratiques ?

Finissons sur un denier paradoxe : si d’une part l’architecture est une discipline de l’anticipation, qui avec le doctorat mue explicitement aussi en objet de production de connaissances, de réflexions et d’innovations — ce qui à la fois «  étend  » son but initial, qui n’était pas de concourir à la connaissance mais à l’habiter, et transforme son épistémè —, si d’autre part l’hypothèse visionnaire de Beck tient, selon laquelle nos projections deviennent causes de la justification de nos actions présentes, alors le constat que les demandes d’interventions sur l’existant, donc sur un passé architectural, n’ont jamais été aussi nombreuses, dépassant de loin les demandes de créations ex nihilo, interroge. À moins qu’il ne confirme cette caractéristique de l’architecture d’être toujours à la fois agie, par l’histoire, la culture du lieu, les nostalgies patrimoniales, les urgences à venir, et agissante, par des projections pertinentes justement, des projections comme autant de performances nouvelles à répéter pour préserver l’avenir, ici en cessant tant que faire se peut de dégurgiter toujours plus de bâtis néfastes à l’environnement. Car si « dire, c’est faire » (Austin, 1991), intention dont peuvent s’emparer les jeunes chercheurs et chercheuses en architecture, nul doute que le faire des architectes en titre puisse, idéalement consciemment, porter des visions et être aussi un dire.

Partant de John Gagnon et William Simon (2008) mais en débordant leur objet d’étude, on entend par « script », en sociologie et en psychologie, le cadre social et culturel général que des personnes ont incorporé pour se repérer dans une activité donnée par le cumul des expériences et récits qui en est proposé. Gageons alors que le script architectural, en posant le projet comme ambition et l’obligation de faire avec des contraintes pour les subsumer une exigence, arme en théorie particulièrement bien les diplômés en architecture pour s’adapter, agir et réagir aux nouvelles situations et conditions, à la fois dans ce qu’ils proposent pour habiter, dans le maintien de pré-carrés pour leurs professions et dans le renforcement d’alliances ou la création de nouvelles collaborations.

Références
  • Austin John L., 1991 [éd. orig. 1962], Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil.
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  • Beck Ulrich, 2001 [éd. orig. 1986] La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier.
  • Biau Véronique, 2020, Les Architectes au défi de la ville néolibérale, Marseille, Editions Parenthèses.
  • Boucheron Patrick, 2018, « Écrire l’histoire des futurs du passé », dans Boucheron Patrick et Hartog François, L’Histoire à venir, Toulouse, Anacharsis Editions, p. 13-41.
  • Boutinet Jean-Pierre, 1990, Anthropologie du projet, Paris, Presses Universitaires de France.
  • Chadoin Olivier, 2009, « Le sociologue chez les architectes. Matériau pour une sociologie de la sociologie en situation ancillaire », Sociétés contemporaines, n°3/75. DOI : https://doi.org/10.3917/soco.075.0081.
  • Chadoin Olivier, 2018, Sociologie de l’architecture et des architectes. Une tradition sociologique ?, mémoire pour l’Habilitation à diriger des recherches en sociologie, Université de Limoges.
  • Champy Florent, 2011, Nouvelle théorie sociologique des professions, Paris, Presses Universitaires de  France. DOI : https://doi.org/10.3917/puf.mestr.2011.01.
  • Decommer Maxime, 2017, Les Architectes au travail. L’institutionnalisation d’une profession, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
  • Deschamps Catherine, 2021, « Faces cachées de l’anthropologie en école d’architecture », dans Deschamps Catherine et Morovich Barbara (dirs), Esplaces. Espaces et lieux en partage, Paris, L’Harmattan, p. 231-271.
  • Dimitriadi Leda, 2017, « From philosophy of technology to mathematics: the continuous and the discrete in architecture, computation and industrial rationalism », dans Dimitriadi Leda et al. (dirs), Computational Politics and Architecture. From Digital Philosophy to the End of Work, Paris, Ensa Paris-Malaquais, p. 93-111.
  • Gagnon John et Simon William, 2008, Les scripts de la sexualité. Essai sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot.
  • Hartog François, 2018, « L’histoire à venir ? », dans Boucheron Patrick, Hartog François, L’Histoire à venir, Toulouse, Anacharsis, p. 43-77.
  • Latour Bruno, 2004, « Le rappel de la modernité : approches anthropologiques » [en ligne], ethnographiques.org, n°6. Disponible sur : https://www.ethnographiques.org/2004/Latour [consulté le 13 nov. 2024].
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