L’affirmation de l’architecture comme discipline scientifique pose une série de questions : que défend l’architecture ? Qu’est-ce qui identifie sa pensée et la rend spécifique ? Quelle expertise propose-t-elle et avec quels outils ? La réponse donnée depuis le soulèvement de ce débat a bien souvent pris appui sur la notion de projet. Pensée dans une temporalité, des arrangements, inscrite dans des gestes et des postures, l’architecture est devenue science en montrant ce qui en faisait un art. Cela ne s’est pas fait sans d’autres disciplines certes ; pourtant cette pensée a-t-elle impacté véritablement le monde scientifique, eu des effets sur les pratiques d’architecture et dans l’inscription de l’architecture dans le monde social ?
Par ce processus de « disciplinarisation » autour du projet, nous faisons l’hypothèse que l’architecture serait passée à côté de quelque chose : la possibilité d’ancrer théoriquement son engagement éthique qui, s’il n’est pas toujours visible, revendiqué ou opérant, est au creux de son enseignement. Se faisant, la sociologie de l’architecture s’est vite empreinte d’une sociologie des acteurs et de la profession sans s’ancrer fondamentalement sur les impacts sociaux des terrains des architectes. Aujourd’hui également, le changement de paradigme imposé par la crise environnementale réoriente d’un seul tenant tous les débats sur de nouvelles matérialités et manières de faire, mettant parfois au second plan l’attention portée vers les publics plus vulnérables. Cet article invite en ce sens à un (re)positionnement éthique de la discipline : si l’acte de bâtir est aujourd’hui requestionné, le projet comme fondement rhétorique de l’architecture doit l’être également. Prenant l’habitabilité comme dessein, nous argumentons que l’art de la discipline peut se reconfigurer autour de pratiques plus engagées.
En cela, nous proposerons une lecture en trois temps. Premièrement, nous nous intéresserons aux limites rencontrées par la recherche en et autour de l’architecture aujourd’hui. Puis, nous nous interrogerons sur la possibilité et sur les capacités qu’ont les architectes de s’engager dans les questions sociales et les débats sur la ville. Enfin, nous verrons comment penser l’habitabilité peut offrir une réponse aux écueils soulevés autant qu’ouvrit des pistes pour (re)qualifier la relation entre l’architecte et l’environnement bâti.
Nous portons ces réflexions tout d’abord par notre parcours : diplômée architecte en 2013, nous avons repris des études en sciences sociales puis débuté un doctorat en sociologie urbaine après une pratique d’agences. Mais nous les interrogeons également au regard de notre sujet de thèse, à savoir : l’hospitalité de la ville envers les nouveaux arrivants et les nouvelles arrivantes en situation de précarité à Bruxelles1.
Longtemps considérée comme discipline « impure » (Dawans, 2015, p. 115), ce n’est que très récemment et par la création du doctorat en architecture (Verdier, 2014 ; Younès, 2014 et 2015) que l’architecture dessine sa place dans le champ académique. Répondant à la logique selon laquelle, au contraire de ce qu’affirmait Vitruve (Boudon, 2003), l’architecture serait moins considérée comme une science que comme art, la discipline a saisi l’opportunité de la recherche pour expliquer ce qu’elle faisait. En effet, jusque-là et/ou analysée du dehors, la singularité de l’architecture apparaissait surtout être son indétermination (Chadoin, 2006). Ce qui en pratique serait une vertu (ibid.) pourrait être un désavantage du côté de la recherche. On aurait du mal à identifier son épistémologie, à convoquer et citer ses productions ou bien à tisser des collaborations. Marginalisée, elle subirait le « mythe » selon lequel elle serait « une discipline autonome, hors d’atteinte ou de contrôle d’influences extérieures, y compris celles des méthodologies de recherche normatives2 » (Till, 2005). En réponse aux accusations de « boîte noire » (Hoddé, 1988 ; Boudon, 2003 ; Genard, 2017) portant plus largement sur la conception architecturale, l’épistémologie de la discipline se serait construite autour du « projet » comme principal objet d’étude (Bousbaci & Findeli, 2005).
Une « sociologie du projet » (Callon, 1996) a pris place à côté d’une « sociologie de l’architecture » produite quant à elle par des sociologues, et à laquelle elle souhaitait répondre. C’est notamment la proposition de l’architecte-chercheur Philippe Boudon, pour lequel l’architecture avait besoin de se réapproprier ses objets d’études en offrant une vue de l’intérieur de ce qui suscitait l’intérêt à l’extérieur. Celui qui remarquait, dans les années 1970, l’intérêt montant des sciences humaines et sociales pour l’espace et l’architecture critiquait que ces dernières ne puissent déchiffrer « les difficultés proprement épistémologiques et cognitives [...] que soulève la conception architecturale » (Boudon, 2003, p. 6). Poussé en ce sens et dans le but d’une meilleure reconnaissance de la discipline, il inventa en 1979 « l’architecturologie » considérée comme une manière de « s’interroger sur le logos de l’architecture » (ibid.). Pourtant, si le projet est encore au cœur du processus de recherche de la discipline, la mission de faire reconnaître l’architecture comme science auprès d’autres disciplines a en partie échoué.
D’abord, la recherche en architecture se produit encore très souvent en sollicitant d’autres savoirs — la philosophie, l’histoire ou les sciences sociales (entre autres) — sans qu’elle-même soit sollicitée comme discipline de savoir. Ce qui le démontre est la persistance d’une sociologie de l’architecture encore produite « de l’extérieur » qui concède à voir l’architecture comme pratique à étudier et non savoir à solliciter. Bien qu’enrichissant les débats sur la discipline, cette sociologie se construit davantage comme une sociologie du champ (Biau, 1997 ; Chadoin 2021), de la profession (Champy, 2011) ou de l’exercice architectural (Callon, 1996 ; Genard, 2017) sans nécessairement reconnaitre, ni mettre en avant l’expertise de l’architecte sur ses objets. Ainsi, malgré ses tentatives et les souhaits de certains (Boudon, 2003 ; Dawans, 2015), elle n’aurait pas quitté la posture selon laquelle elle seule aurait à apprendre des autres sciences, ni n’aurait réussi à s’imposer comme domaine de connaissance auquel référer. La déconstruction sémiologique, sociologique, philosophique ou historique3 de la conception du « projet » n’aurait pas eu pour effet une meilleure reconnaissance de son apport scientifique. Bien que n’étant pas unique, la tentative d’expliquer la boîte noire afin de s’affirmer comme champ de connaissance s’est avérée être une stratégie déchue. L’écueil de cette double intention — explication et réappropriation — est qu’elle n’a pas, par cela, véritablement construit son propre « jeu de langage » (Wittgenstein, 1953 cité par Mathieu, 2015) : en désirant répondre à, elle a continué à user du logos d’autres disciplines, sans arriver à revendiquer son propre « régime de connaissance » (Mathieu, 2015).
Pourtant l’architecte possède une expertise sur la ville, l’habitat ou encore les usages, les usagers et les usagères. En se concentrant sur le « projet », la rhétorique de la conception ou le jeu des acteurs, la recherche en architecture manque de répondre aux questions : « à quelles finalités/utilités [les solutions architecturales] répondent-elles ? Comment se constituent-elles ? Et enfin comment se transforment-elles ? » (Prost, 1992, p. 13). En effet, comme le dit le sociologue Michel Callon (reprenant les réflexions de l’architecte Robert Prost) : « les questions politiques et éthiques s’inscrivent au cœur de la création architecturale et non à sa périphérie puisqu’elle joue avec les rapports sociaux en les inscrivant dans des matériaux durables eux-mêmes pris dans les plis des terrains et les accidents géologiques ou fondus dans les topographies urbaines » (Callon, 1996, p. 32). En ce sens, « si l’on peut à l’infini […] développer des propos esthétiques, typologiques, constructifs, stylistiques », on ne peut omettre les impacts concrets de l’architecture sur « les pratiques sociales » (Prost, 1991, p. 41), ni mettre de côté le rôle qu’elle peut jouer dans la production d’inégalités et le renforcement des rapports de domination. En tant que discipline du projet, l’architecture est en effet prise dans les ambiguïtés socio-politiques du monde dans lequel elle s’inscrit. Elle compose et joue des contraintes, mais elle œuvre également au profit de certains au détriment d’autres. Mise au service d’intérêts publics autant que privés, elle n’agit pas par principe pour le bien commun et bien qu’emplie de belles intentions, elle peut participer à tout autre chose. Cette posture ambiguë, entre art, science et discipline étant le résultat et produisant des effets sur le monde social, la rend difficilement saisissable dans le champ académique. Néanmoins, nous pensons que c’est précisément en s’emparant des enjeux autour de ce qu’est et fait l’architecture que cette dernière peut s’imposer comme champ de recherche.
Il est vrai que l’architecte n’est pas habituellement appelé à « problématiser », s’il ou elle produit des analyses sur l’espace, celles-ci sont souvent en vue du projet et à partir d’un angle bien particulier : à partir de son histoire, de ses problèmes d’usages, de ses (manques de) qualités urbaines, paysagères, architecturales et/ou programmatiques autant que de ses potentialités vis-à-vis des contraintes financières, urbanistiques, environnementales ou des normes à respecter. L’exercice de la problématisation vue comme « une manière d’interroger la réalité » (Van Campenhoudt & Marquis, 2014, p. 321), au cœur de l’exercice scientifique (Bachelard, 1938), diffère de l’analyse devant être produite par le projet car celui-ci est souvent pré-écrit, orienté. Dans son exercice, l’architecte se doit certes de formuler une analyse qui lui permettra de trouver les réponses, mais il ou elle n’a aucune obligation de « formuler les bonnes questions » (Lemieux, 2012, p 35). En cela, l’originalité de la proposition ne s’axe pas sur la portée critique de son analyse, mais sur ses capacités projectuelles. Autrement dit, son expertise est rarement sollicitée pour remettre question le projet ou sa propre posture : s’il y a réflexivité, celle-ci porte sur l’analyse et la formalisation du projet mais il ou elle n’est que rarement invité à se prononcer sur le programme ou sur le public à qui se destine le projet, par exemple. En ce sens, l’expertise qu’il ou elle développe s’inscrit dans un mouvement qui ne remet pas en question les finalités, les acteurs ou encore les impacts sociaux et la recherche «par le projet» l’illustre : l’exercice de problématisation se centre dans ce cas sur le travail de conception, occultant d’autres axes de problématisation comme ceux abordant les portées éthiques et politiques du projet.
Dans la pratique, lorsqu’il ou elle se risque à l’exercice, c’est également souvent en son nom à l’écart de l’œuvre produite. Citons par exemple le travail de l’architecte français Christian Demonchy sur les prisons. À l’initiative du ministère de la Justice et du garde des Sceaux Robert Badinter, il construit en 1986 à Mauzac avec son associée Noëlle Janet l’une des deux prisons françaises dites « ouvertes » offrant un autre modèle d’enfermement pour les détenus. Réalisant cet ouvrage, il développe une réflexion sur le sens de la vie sociale et collective au sein de la prison qu’il partagera par le biais de publications et de communications (entre autres Demonchy, 2008a ; 2008b ; 2003). Cependant, sa manière de problématiser l’architecture carcérale n’aura pas d’effets sur sa carrière d’architecte : il construira avec Noëlle Janet de très nombreuses prisons fermées et classiques et la «prison expérimentale» de Mauzac sera, dans son parcours, considérée comme l’exception, « la première et la dernière comme ça » (Demonchy, 2008a).
En ce sens, se détacher d’une recherche par le projet signifie ainsi de penser les prises et ambivalences de l’architecture dans le monde social, plutôt que de se concentrer sur les processus et résultats formels et esthétiques. Or, l’architecte en recherche ne peut se soustraire à l’éthique de la réflexivité que requiert l’exercice scientifique. Celle-ci investie par l’architecture peut non seulement permettre à des réflexions de se formuler en dehors des intérêts ou des devoirs d’une pratique professionnelle fortement contrainte, mais de l’outiller en offrant un espace à la discipline un espace qui ne force pas le compromis ou la compromission et permet de les contre-argumenter. Le questionnement de l’éthique de l’architecture nous apparait essentiel pour éclaircir ses contours quant à ce qui en fait aujourd’hui une discipline floue, prise dans des enjeux contradictoires, ni complètement imperméable aux problématiques sociales, ni totalement au service d’un bien commun.
En se basant uniquement sur une pensée pratique du projet, la recherche en architecture perdrait un peu de l’aura de ses intentions. Elle aurait ainsi tendance à réduire ses ambitions, à ne pas décloisonner son savoir, ou encore surprendre ses interlocuteurs. Cependant, l’engagement de l’architecte est-il si clair et défini ? En référant au concept sociologique de l’engagement, nous évoquons à la fois l’engagement comme cohérence d’un comportement ou d’une trajectoire (Becker, 2006) et l’engagement vis-à-vis du monde social. Le concept établissant une différence entre « manière » et « état » c’est-à-dire entre s’être ou être engagé (ibid.), il nous permet de demander : pour quoi et envers qui l’architecte s’engage ? Par qui est-il engagé ? Envers quoi devrait-il être fidèle ? Quelle éthique porte la discipline ? Et quel devoir, la profession ?
La pratique de l’architecte, en apparence plus concrète, sous-tendrait que celui-ci serait à même d’agir significativement dans le monde. Confondant programme et œuvre et effaçant toutes les dynamiques antécédentes à la formalisation du projet d’architecture, un mythe autour de l’architecte persisterait autour de son rôle. Ce serait lui ou elle qui porterait toutes les visées sociales, économiques et politiques d’un projet : si un projet excelle ou échoue, il est tour à tour magnifié ou accusé. Pourtant, cette responsabilité dépasse l’architecte et l’exercice de sa fonction. L’architecte collabore avant tout, il est ainsi toujours dépendant et sous le contrôle d’un autre pouvoir : celui du commanditaire. Là pour formaliser plutôt que co-créer, il ou elle est ainsi rarement maitre et maîtresse de la destinée vertueuse ou malheureuse de ce qu’il ou elle produit. Il ou elle participe à formaliser un projet et le bâtir, voilà son rôle. Nous pouvons en cela évoquer à nouveau l’architecte Christian Demonchy qui a exécuté de nombreuses prisons classiques tout en portant un regard critique sur le sujet. Ses réflexions explicitent cela également : il ne réclame pas une autre place pour l’architecte, son engagement est citoyen4.
Pourtant, l’absence de positions des architectes peut également questionner. La dépendance à un commanditaire est de toute part vraie et la réfutation d’un projet considéré comme nuisible ou inadéquat ne peut être du seul fait de l’architecte. Quand la commande est publique, elle réfère à un projet de société que l’architecte ne peut encourager ou contrer seul, sans consensus et outillage démocratique. Alors pourquoi, sa posture nous parait-elle toujours si problématique ? Elle l’est car si l’architecte n’a pas ou n’est pas le pouvoir, il en serait les mains. Il en serait également totalement dépendant. Ce qui illustre le plus radicalement ce propos est l’usage de l’architecture et le rôle des architectes faits par les régimes nazis et fascistes, à la fois dans l’établissement de l’hégémonie et l’opérationnalisation du projet politique. En contrepoint, les exemples d’architectes résistants manquent. Pour l’Allemagne nazie, l’école du Bauhaus est souvent citée comme référence puisqu’elle fût fermée à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, pourtant plusieurs de ses figures majeures ont fini par s’allier au régime (de Jarcy, 2016). La question serait alors : à quoi les architectes se soumettent-ils ou sont-ils aussi responsables ?
L’enjeu de l’éthique ne se pose pas uniquement comme une question de principe moral ou de sensibilité politique, elle est aussi une clé de lecture de la discipline. Effectivement, en agissant sur le cadre de vie et les conditions de vie, l’architecture se veut et est enseignée comme une discipline nécessairement philanthropique. Toutefois, cette fonction de l’architecture ne bénéficie pas toujours à l’ensemble de la population. Dans son ouvrage Contre la gentrification, le géographe Mathieu Van Criekingen analyse un discours sur la ville agrémenté de concepts multiples qui tend à rendre consensuelle, neutre et acceptée de tous une planification urbaine offensive à l’égard des populations les plus pauvres et majoritairement en faveur d’une seule frange de la population (Van Criekingen, 2021). Ce discours se construit notamment de « métaphores, interchangeables et omniprésentes, de […] “renaissance”, de […] “revitalisation” ou de […] “régénération urbaine” » (ibid., p. 41), utilisées en particulier pour désigner des quartiers populaires centraux et faisant référence à « un retour à la normale après une période de vaches maigres, ou [le] début d’un nouveau cycle prometteur après des temps difficiles » : le « renouveau urbain » des classes aisées chasserait le « déclin » des classes plus populaires (ibid.). Si « l’urbanisme et la fabrique de la ville ne sont ni indépendants des questions politiques, ni étrangers aux rapports de classe » (Luxembourg, 2020, p. 10), l’absence de posture concernée de part de la profession questionne : les architectes sont-ils pleinement conscients de leur rôle ? Se sentiraient-ils démunis face à leur possibilité de réagir ? Ou, alors, majoritairement issus de milieux favorisés, une forme d’aveuglement de classe les annihilerait ?
Une autre explication serait la libéralisation du métier. La perte d’une vocation sociale et universaliste de la profession ne serait pas une forme d’inconscience, mais le résultat d’un pouvoir affaibli lié à la précarisation de la profession. La concurrence faisant, la profession ne tiendrait pas à œuvrer davantage, mais à défendre déjà ce qu’elle a. Les architectes ne seraient donc plus invités à remettre en cause la visée des projets, à choisir les programmes pour lesquels ils construisent et devraient se distancier de la charge sociale ou politique de leur architecture pour pouvoir vivre de leur métier. En ce sens, la profession ne serait pas à même d’initier ou de contrecarrer des propositions. C’est ce qu’illustre un commentaire de Wouter de Raeve, co-réalisateur de WTC A love story (Bauwens & de Raeve, 2020), un docu-fiction sur la rénovation sujette à controverses du Quartier Nord de Bruxelles : à une question posée lors d’une présentation du film, il répond « l’architecte ne dit presque rien dans le film… mais c’est parce qu’en réalité, il n’a rien à dire ! ».
Dire, néanmoins, ne suffit pas toujours. Les pratiques dites « engagées », bien que grandement valorisées par la discipline — le Pritzker Prize, attribué en 2016 à l’architecte chilien Alejandro Aravena, puis en 2021 aux architectes français Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, connus pour leurs projets d’habitat social, en témoigne — sont fortement contraintes par un contexte économique et politique. Redonner de la qualité de vie et d’usage à l’habitat social ou à des environnements urbains abandonnés, faiblement qualifiés, équipés ou aménagés, défendre des programmes d’habitat social, viser des principes comme la participation des habitants, la flexibilité, l’appropriation et la générosité de l’espace fondent aussi l’architecture, mais dépendent en réalité toujours d’une mise en priorité et d’injonctions politiques. Patrick Bouchain — très cité lorsque l’on discute d’architecture alternative et engagée — décrit de manière très claire cette nécessaire alliance avec le monde politique dans l’ouvrage Le Pouvoir de faire (Bouchain & Lang, 2016). Évoquant les nombreux projets ayant pu se réaliser avec l’homme politique Jack Lang, co-auteur de l’ouvrage, ce témoignage met en lumière l’importance de la volonté politique : « avoir les moyens est une chose, savoir prendre le risque et la responsabilité en est une autre » (ibid., p. 13). Si son intention est de « fixer l’image [de] ce qui semblerait aujourd’hui, à bien des égards, infaisable, irréalisable » (ibid.), il évoque sinon un changement de contexte, un changement de perspective et critique des visées technocratiques.
En cela, les prix reçus par Alejandro Aravena, Anne Lacaton et Philippe Vassal méritent d’être éclairés vis-à-vis des contextes de leur pays d’exercice. En gagnant ce prix, l’architecte chilien a reçu de vives critiques concernant son do-tank Elemental. Le principe qu’il a créé autour de maisons à moindres coûts et à moitié construites est vivement remis en cause : en jouant avec des contraintes économiques impossibles, le concept constituerait une aubaine pour l’État, qui n’aurait dès lors plus à investir davantage dans les politiques sociales. De plus, l’opération fut possible car financée en partie par de grandes têtes du néo-libéralisme chilien. Figure complaisante « à visage humain » (Belot, 2017), il dénoterait des attendus de la discipline quant à une pratique véritablement sociale. Dans l’autre sens — et sans développer ici sur ce qui positionne ces deux pays dans l’échiquier du Sud et du Nord global et des conséquences que cela a sur leurs politiques sociales respectives —, nous pouvons nous questionner si la pratique d’Anne Lacaton et Philippe Vassal serait valeureuse dans un autre contexte que la France et de ses politiques de logements sociaux imposant un quota de 20 % aux communes, offrant ainsi un terrain de jeu aux architectes «engagés» désirant donner forme à leurs réflexions.
Ainsi, la question de l’engagement est multiple et complexe : l’architecte s’inscrit dans un contexte et une histoire qui dépassent celle de la discipline et de ses principes. Il ou elle a et n’a pas de pouvoir, sa pratique prend forme dans des orientations variées voire contradictoires, sans pour autant que cela soit nécessairement choisi.
Historiquement, et comme les exemples déjà cités le montrent, c’est par l’habitat que les architectes du Nord global ont pu s’engager dans les questions politiques et sociales, notamment avec le Mouvement moderne. La paupérisation de l’habitat dans les contextes urbains après la Première Guerre mondiale mobilisa la discipline en quête de décence ordinaire une perspective à la fois démocratique et universaliste (Bourdon, 2020). L’attention sera portée sur le logement ouvrier, modeste et à la fin du « taudis5 ». Accompagné politiquement, ce projet prendra réellement forme après la Seconde Guerre mondiale notamment dans les pays qu’il faut reconstruire. Seulement, la résorption des habitats précaires fut temporaire. En France, vingt ans après la fin du dernier bidonville en 1976, réapparaissent de nouvelles formes avec les gens du voyage. En 2021, on dénombre à nouveau 22 189 personnes en campement6. En Belgique, dans la seule Région wallonne, ce sont 10 000 personnes qui résideraient en camping7. Polymorphes et prenant place autant en zones urbaine, périurbaine et rurale, ces « habitats inhabitables » (Trossat, 2022 2023) (re)fleurissent de manière exacerbée dans les pays occidentaux. Outre ce renouveau du « taudis », le parc immobilier traditionnel regorge également de misère cachée. Visitant des immeubles à Paris en 2010, l’écrivaine Joy Sorman décrit :
Il y a des signes d’insalubrité […] qui vous sautent à la gueule : murs gonflés de flotte, pièces ruisselantes, moisissures et champignons, bruit, froid, cafards, rats, toits qui s’effondrent, bois qui se fend, peintures qui s’écaillent, escaliers défoncés, détritus au sol, plafonds soutenus par des étais, absence de chauffage, de toilettes, de douche (Sorman, 2016).
Certes, selon les pays, des politiques se mettent en place en réponse et certains gardent l’ambition de politiques solides en matière de logement social, cependant la ville et le discours sur la ville produisent, nous l’avons vu, de plus en plus d’exclusion. La ville contemporaine n’a plus pour ambition de résorber la pauvreté ou les problèmes de quartier, mais de déplacer et de remplacer des publics moins désirables par d’autres plus désirables : classes aisées, créatifs, etc. Très certainement, l’acteur politique est également affaibli dans son pouvoir, la ville se dérobant aux mains des acteurs privés dans un système largement globalisé (Sassen, 1991). Mais dans ce contexte de « ville globale » (ibid.), les architectes sont des acteurs de première ligne. En effet, tandis que la production architecturale est mise à profit pour « bâtir du capital symbolique, une identité distinctive, et développer une attractivité » (Chadoin, 2014), la ville « entrepreneuriale » (ibid.), « franchisée » (Mangin, 2004) ou encore « garantie » (Breviglieri, 2013) s’appuie sur les architectes pour construire « une circulation fluidifiée, une qualité patrimoniale, un bon assortiment de commerces, des services efficaces, un degré de rentabilité satisfaisant des investissements, etc. » (ibid., p. 214).
S’il ou elle n’a souvent « rien à dire », l’architecte participe concrètement à ce mouvement, notamment par l’absence de posture. Il ou elle peut également servir son propos en toute impunité. En effet, cette ville « mondiale », « entrepreneuriale », « néo-libérale », « franchisée » ou « garantie » se rapproche étonnement de la ville « générique » de l’architecte-star Rem Koolhaas (Koolhaas, 1994). Décrite comme « la ville sans histoire », « libérée du carcan de l’identité » (ibid., p. 46), la ville générique a pour fonction principale « de permettre le mouvement nécessaire » (ibid., p. 51) et d’« abandonner ce qui ne marche pas [pour] accepter ce qui pousse à la place » (ibid., p. 55). Ce discours non seulement justifie, mais valorise ce qui est objet de critique par de nombreux penseurs et penseuses de la ville. Il appuie également la rhétorique selon laquelle les logiques de tri, d’écart et d’exclusion seraient inhérentes au processus urbain. Il est ainsi naturel que les franges basses de la société, les quartiers les plus populaires, les populations les plus fragiles « laissent place » au mouvement et ses nouveaux-venus : touristes, expatriés, visiteurs de passage et sans ancrage. Ici, l’architecte porte un discours, mais ne choisit pas d’en être un possible dérouteur et infléchisseur.
Cependant, cette réticence à ancrer la rhétorique de l’architecte dans le champ du politique et à caractériser les impacts sociaux de l’évolution de la ville n’est pas récente. Les critiques formulées par les géographes Mathieu Van Criekingen ou Corinne Luxembourg, que nous avons préalablement cités, s’ancrent pleinement dans la continuité critique du mouvement visant à démystifier et déconstruire l’apolitisation autour de la production urbaine dans les années 70 (Lefebvre, 1974 ; Soja, 1989). Néanmoins, la situation contemporaine est inédite. À l’exclusion matérialisée par la paupérisation des conditions de vie et à celle symbolique d’une ville en quête d’attractivité sélectionnant ses ayants-droits, s’ajoutent de nouvelles précarités également produites par le contexte urbain. Plus précisément, l’espace public devient le théâtre d’un vaste abandon politique, prenant la « présence » pour seule forme d’expression ou de revendication possible :
Dans ces conditions nouvelles, ceux qui n’ont aucun pouvoir, les personnes défavorisées, les outsiders, les minorités discriminées peuvent avoir une présence dans le domaine public et y conquérir leur place en étant « présents », présents vis-à-vis du pouvoir et présents vis-à-vis des autres défavorisés. Ce gain de « présence » est facilité par la complexité de l’espace urbain et prend une dimension internationale dans les villes globales. [Sassen, 2003]
Aujourd’hui, un discours de l’habitabilité se renouvelle avec la crise environnementale. L’architecture cherche à reconfigurer ses manières de faire face à ce nouveau paradigme : une attention se recrée autour des concepts du care (Tronto, 1993 ; Younès et al., 2024) et de la prise en compte de la pluralité des vivants tels que le sol, le matériau, les non-humains (Morizot, 2020). Mais dans le flot des débats et la sollicitation de « l’engagement » des architectes, les enjeux sociaux ou encore migratoires semblent disparaitre. Sinon considérés comme allant de soi, ils semblent effacés par ces nouvelles préoccupations, ou pensés seulement par ce qui en résultera. Si l’habitabilité ouvre une épistémologie forte regroupant tant champ de recherche et reconfiguration de l’engagement et de la pratique pour l’architecte, elle invite néanmoins à élargir les perspectives sur l’architecture qui se pense, certes, comme une matérialité construite pouvant impacter les éco-systèmes mais pas seulement. De plus, la crise environnementale est aussi à considérer comme future crise du logement. La migration climatique qui s’annonce étant sans-précédent, elle invite la discipline à s’interroger sur les enjeux d’hospitalité, de cohabitation et encore de conditions de vie décentes (Trossat, 2023).
Ré-évoquer les débats sur l’habitat et reconvoquer l’architecte comme garant de l’habitabilité ne nous semble pas seulement nécessaire au vu du regain et de la multiplicité des formes d’ « habitat inhabitable », mais également pour penser de manière plus large le rôle que peut jouer l’architecture dans un contexte de crise. C’est aussi là que la recherche en architecture comme discipline de savoir peut, selon nous, prendre place et l’engagement éthique se réinscrire dans la pratique des architectes. Car, et pour reprendre les mots du sociologue Michel Callon :
L’architecture […] est connaissance, […] est technique, […] est recherche de la beauté. Mais elle est plus que cela. Elle doit rendre le monde habitable par l’homme, ou plus exactement par une foule d’êtres humains, en composant des volumes, en organisant des espaces, en jouant avec les matériaux, en faisant passer pour naturelles des constructions qui sont artificielles ou pour artificiels des arrangements qui semblent naturels. [Callon, 1994].
Cette orientation ne nous semble pas anachronique ou contradictoire avec les enjeux environnementaux. Au contraire, la combinaison de ces enjeux est l’occasion de remettre en question en profondeur l’architecte dans sa figure principale de producteur ou productrice de l’espace en le repositionnant dans son rôle vis-à-vis de l’inhabitabilité du monde. À l’instar de l’architecte Charlotte Malterre-Barthès qui suggère un arrêt des démolitions (2021),ou de l’initiative citoyenne House Europe! (2023),, nous pouvons penser que la rénovation du parc immobilier existant, la réquisition et la réhabilitation de bâtiments vides et désaffectés ou encore le réinvestissement de zones rurales désertées devraient devenir un chantier important — et non dépourvu de création — pouvant occuper de nombreux architectes, urbanistes, penseurs et bâtisseurs. Il nous semble également inévitable d’« inviter [la discipline] à agir autant [ou plutôt] qu’à faire » (Bousbaci & Findeli, 2005) et de permettre à diverses pratiques de l’architecture d’exister.
« Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action » disait Hannah Arendt (1953). Poser la question de la recherche en architecture appelle celles de l’épistémologie et de l’engagement. Cela soulève de nombreux enjeux non tout à fait réglés par la discipline comme le montrent les revers critiques de la production contemporaine. Ancrer la discipline et permettre à la profession de prendre sa place pleinement dans son temps nécessite une posture de (re)questionnement profond sur les enjeux éthiques de l’architecture. Penser l’habitabilité invite à repenser les manières et les finalités, mais également à replacer l’architecture comme discipline de savoir et discipline agissante. Comme l’a démontré l’école de Francfort, cette investigation ne se fera pas au prix d’une réflexion architecturale amoindrie : l’éthique et la visée d’une architecture pour toutes et tous répondant à des problématiques sociales importantes peut revenir au centre des préoccupations spatiales autant qu’être un levier de l’intelligence créative de la discipline.
Marie Trossat
Marie Trossat est architecte et sociologue, docteure en architecture et sciences de la ville et chercheure associée au Laboratoire de sociologie urbaine de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Mobilisée autour des enjeux d’(in)habitabilité, elle reprend des études en sciences sociales après une pratique en agence à Paris et Bruxelles. Elle a soutenu sa thèse Architectures de l’(in)hospitalité. Urbanité, spatialité et matérialité des politiques d’accueil à Bruxelles en décembre 2023.