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Couverture Une profession, des architectes (Edul, 2024) Show/hide cover

Conférence

La condition internationale des architectes

De plus en plus de diplômés des écoles d’architecture françaises internationalisent leurs activités. Ils le font de différentes manières, à différentes étapes de leurs parcours et pour différentes raisons. Comment expliquer le fait que certains architectes plus que d’autres internationalisent leurs parcours, alors que tous ont été formés en France, dans des contextes socio-politiques et culturels singuliers ? Cette conférence expose les enseignements d’une recherche menée entre 2013 et 2017 (Brown, 2017) au sein du laboratoire Pave, Ensap Bordeaux. Au travers de l’analyse de 77 entretiens semi-directifs et de 1700 réponses à un questionnaire diffusé à l’échelle nationale, trois résultats apparaissent : la profession, établie sur un modèle libéral, se redéfinit sous les effets de l’internationalisation ; une segmentation met à l’œuvre cinq groupes professionnels hors des frontières qui n’exercent pas nécessairement la maîtrise d’œuvre ; des profils types révèlent que la socialisation à l’international se construit dès l’enfance, à l’école puis dans les choix de carrières.

Les architectes : une profession libérale en mutation

Le groupe professionnel des architectes est réglementé du point de vue juridique. Lois et directives européennes l’encadrent : la loi nationale du 3 janvier 1977 définit juridiquement la profession, protège le titre, édicte un code déontologique. La loi MOP (Maîtrise d’œuvre en marché public) du 12 juillet 1985 détermine pour les marchés publics, la relation entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre. Cette loi est fréquemment prise en référence par des architectes qui exercent à l’international, qui dans des contextes sans lois, se l’appliquent par réflexe et pour structurer leurs actions. Depuis la Directive européenne de 1985 (n° 85/384), tous les États membres de l’Union Européenne doivent reconnaître mutuellement les diplômes dans le domaine de l’architecture, ce qui permet aux diplômés d’exercer en Europe s’ils le souhaitent.

En 1995, le rapport sur l’exportation de l’architecture commandé à Florence Contenay par le ministère de l’Équipement évoque une série de préconisations pour mieux exporter les services d’architecture et provoque la création de l’association des architectes français à l’export (Afex). Cette association établit une veille sur les marchés porteurs et met en réseau les agences qui s’investissent dans le secteur de l’export de services d’architecture.

Du côté de la recherche, la profession d’architecte a fait l’objet de nombreux travaux de sociologie depuis les années 1970 en France afin de comprendre ses mutations. Certains chercheurs soulignent l’importance de la concurrence de nouveaux métiers ­— urbaniste, économiste, programmiste, paysagiste ­— qui remettrait en question la place traditionnelle de l’architecte « chef d’orchestre » dans la chaîne de production de l’espace (Moulin et al., 1973) ; d’autres décrivent les mutations des pratiques professionnelles, notamment face à une révolution numérique, au phénomène participatif (Tapie, 2000 et Couture, 2013) ; d’autres s’intéressent à la figure du professionnel et ses nouvelles formes d’exercice en collectif et en tant que médiateurs (Macaire, 2012 et Ghelli, 2017) ; des travaux sont menés sur les formations des architectes (Cahiers Ramau 9), et la réception de l’habilitation à la maîtrise d’œuvre en nom propre (Macaire, Nordström, 2021).

La question de l’international n’était pas ou peu présente dans les travaux récents de sociologie de la profession d’architecte. Bernard Haumont et son équipe, entre les années 1990 et le début des années 2000, avaient toutefois analysé l’intégration du processus de construction européenne chez les professionnels, puisque l’on passait de configurations nationales exclusives à des dynamiques transnationales régulées par l’Europe. Les recherches avaient abouti à l’identification de quatre modèles de pratiques européennes (Haumont et al., 1997). Cependant, l’internationalisation considérée depuis les parcours des individus et de leurs pratiques n’avait pas encore été mobilisée comme entrée principale pour interroger la profession sur ses contours ni sur ses représentations.

L’internationalisation du groupe professionnel

Dans les années 2000-2010, les termes de globalisation et de mondialisation (Lecler, 2013) étaient fréquemment employés pour décrire les flux et les interdépendances mondiales entre les espaces. Les notions de villes globales (Sassen, 2003), de métropoles connectées les unes aux autres (Godier et al., 2018), de villes monde (Lévy, 2008) semblaient nécessaires à la structuration et au développement de nos sociétés modernes. Si les termes de mondialisation et de globalisation étaient couramment employés, le terme « d’internationalisation » l’était moins. Il n’était pas entré dans le langage courant ni dans les recherches académiques.

L’internationalisation des architectes est entendue ici comme le processus dynamique de flux de diplômés en architecture en provenance ou en direction de territoires étrangers. Cette recherche s’est focalisée sur les individus en proie à internationaliser leurs parcours. Il s’est agi de dépasser la question de l’export de service d’un pays A vers un pays B, pour explorer un ensemble de pratiques — maîtrise d’œuvre, action humanitaire, conseil, journalisme, enseignement, recherche, etc. — réalisées entre de multiples destinations et qui recouvrent une multitude de modalités d’exercice — expatriation, partenariat, mission ponctuelle, exportation, etc. Ainsi, la définition même de l’appellation « architecte » est restée très ouverte dans le processus d’enquête (Chadoin, 2013). En s’intéressant aux « diplômés en architecture », il a pu être montré qu’une majorité des architectes internationalisés ne sont pas inscrits au tableau de l’Ordre, et n’exercent pas la maîtrise d’œuvre en leur nom propre.

Des représentations favorables à l’internationalisation

La culture professionnelle des architectes est ouverte sur le monde et se construit dès le cursus de formation. Les étudiants apprennent à analyser les principales références de leur discipline, compilent des carnets de plans, de coupes, d’élévations pour comprendre les travaux de leurs prédécesseurs. Ces grands architectes qui ont eux-mêmes arpenté la planète : Le Corbusier de l’acropole d’Athènes à Chandigarh, les pérégrinations de Frank Lloyd Wright au Japon ou celles de Mies Van Der Rohe entre l’Allemagne et les États-Unis… En réponse au questionnaire, Renzo Piano et Peter Zumthor remportent les statuts de personnalités favorites. À choisir entre la star américano-canadienne Frank Gehry et la star française Jean Nouvel, les répondants votent pour Frank Gehry, référence internationale.

Cette culture cosmopolite contribue à composer un substrat favorable à l’internationalisation des diplômés. Les architectes ont toujours voyagé, circulé, expertisé des situations hors de leurs frontières. Aujourd’hui, ces mouvements sont plus massifs et structurent leurs activités. Ceux qui vivent une expérience de mobilité internationale ont en effet deux fois plus de chance d’exercer professionnellement à l’international. Le nombre de pays visités est important : plus de 60 % des répondants ont visité plus de dix pays, alors qu’ils ont en moyenne 35 ans au moment de leur participation à l’enquête. Les motifs premiers de voyager ne sont pas liés au travail mais à l’aventure et au loisir, soit des motifs personnels.

C’est lors de ce dernier quart de siècle que l’action internationale des écoles d’architecture se structure. Les échanges en mobilité internationale n’étaient d’ailleurs pas répertoriés dans les statistiques du ministère de la Culture ­­— tutelle des architectes — avant 2008. On peut estimer qu’à partir de 2010, un étudiant sur deux inscrit en école nationale supérieure d’architecture part en mobilité internationale — de type Erasmus — pendant son cursus de formation pour une durée d’un an. Ce phénomène entraîne des répercussions sur les trajectoires des diplômés, comme l’enquête le démontre : un étudiant sur deux part, et en revient transformé.

Parmi les professionnels qui exercent à l’étranger, deux sur trois ont réalisé une mobilité de type Erasmus et en témoignent : « J’ai vécu une année décisive à l’étranger » ; « Autant vous dire que la dimension internationale ne m’a plus quittée depuis cette année Erasmus ! ». Qui sont-ils et où partent-ils ? Les femmes partent plus que les hommes (57,3% contre 42,7%) et les architectes nés dans un pays étranger partent deux fois plus que les autres. Ceux qui décident de réaliser une mobilité étudiante ont souvent un intérêt et des prédispositions pour l’international : « je n’aurais pas imaginé ne pas partir ». D’autres partent par opportunité, sans trop nourrir d’attentes, et découvrent sur place des possibilités non envisagées jusqu’alors : « Erasmus m’a transformé ». Enfin, certains y vont pour une année qui restera une parenthèse dans leurs parcours : « partir pour mieux revenir ».

Les principales destinations sont l’Italie, l’Espagne, et l’Allemagne où ils séjournent généralement un an, voire pour des durées prolongées : souvent, ils restent sur place au-delà de la durée prévue ou dans un pays voisin, pour réaliser un stage ou une autre action — bénévolat, volontariat, missions. Ceci a comme conséquence de rallonger leur cursus d’études — cinq ans et demi, six ans. Les mobilités internationales font donc partie de l’éducation des étudiants et facilitent largement leur intégration au réseau des professionnels à l’échelle mondiale.

Des pratiques segmentées

Le sociologue Anselm Strauss dans la trame de la négociation expliquait que :

chaque segment a sa propre définition de ce qui fait le « centre de sa vie professionnelle » et ces définitions sont fortement structurantes des identités professionnelles. Ce qui distingue les segments entre eux, ce ne sont pas des définitions officielles ni des classifications établies, mais une « construction commune de situation » et des croyances partagées sur le « sens subjectif de l’activité professionnelle. [Strauss, 1992]

Partant de ce concept, d’observations empiriques et des analyses des entretiens et du questionnaire, cinq segments professionnels ont été identifiés comme agissant distinctement dans différentes régions du monde (fig. 1).

Les « alter-architectes » sont des praticiens, enseignants, théoriciens, critiques, journalistes fédérés autour d’idéologies culturelles et politiques, alternatives au modèle libéral du maître d’œuvre. Les « humanitaires », à l’instar des médecins en mission dans des pays en crise, s’engagent dans le plan social, l’architecture est conçue en réponse à des besoins primaires. Les « institutionnels », insérés dans les sphères politiques du gouvernement français, sont sollicités à coopérer à l’étranger en tant qu’experts dans les domaines du patrimoine et de l’urbanisme. Les « entrepreneurs », composés de grandes agences à filiales internationales et de petites structures indépendantes offensives sur des secteurs de pointe, poursuivent des objectifs économiques de vente de services et de rétribution de commandes.

Tous les segments prennent les « icônes » en référence. Adulées ou moins appréciées, elles sont le baromètre de la profession, lancent des tendances, portent des messages, représentent la partie visible de la production internationale.

Diagramme à cinq branches partant de la mention "Profession à l'international" et dont les branches sont "Humanitaires"; "Alter-architectes", "Entrepreneurs", "Icônes" et "Institutionnels".

Pour illustrer comment les segments organisent leurs activités à l’étranger, nous proposons ici d’entrer dans les coulisses des humanitaires puis des entrepreneurs.

Les humanitaires se dédient à l’aide de populations dans le monde. Leurs statuts juridiques révèlent une démarche idéologique : loin de l’exercice libéral en agence, ils agissent dans des réseaux associatifs, d’ONG, de fondations et d’organismes internationaux et décrivent leur pratique comme désintéressée et sociale. Ils répondent à des appels d’offres internationaux lancés par de grands bailleurs à la suite de catastrophes naturelles, de guerres, de crises. Ils travaillent principalement en Afrique, Asie, Amérique latine. Ils se distinguent entre ceux qui exercent des activités de maîtrise d’œuvre ­— conception, construction — et ceux qui exercent des activités de conseil, d’assistance à la maîtrise d’ouvrage, d’expertise. Leurs budgets sont restreints, ils agissent rapidement, adoptent une posture pragmatique en quête d’efficacité. Selon les modes de fonctionnement des structures, leurs actions se déploient en amont ­— sécurité, prévention —, dans l’urgence — mise à l’abri — ou dans le développement ­— formation, recherche.

La trajectoire d’un architecte salarié du Comité international de la Croix Rouge (CICR) permet d’illustrer ce segment. Étudiant à l’école de Strasbourg dans les années 1990, l’architecte a été marqué par le siège de Sarajevo. Il souhaitait dédier son diplôme à un sujet humanitaire, mais ses professeurs l’ont découragé : « on n’a pas besoin d’architectes dans l’humanitaire ! ». Il commence sa carrière à Paris dans des agences d’architecture de renom à vocation internationale et se spécialise dans le domaine hospitalier. En quête de sens à son métier, et par l’intermédiaire de son réseau personnel, il participe à l’âge de 35 ans à une mission avec l’ONG Premières urgences : « ça m’a beaucoup plu parce que je retrouvais une dimension politique qui s’est perdue à mon avis dans la pratique privée. » Le CICR l’engage et après plusieurs années de missions pour la construction d’hôpitaux en Somalie, Pakistan, Guinée-Bissau, Afghanistan et Haïti, il coordonne le travail d’architectes et d’ingénieurs salariés du CICR répartis dans le monde, qui supervisent des constructions d’équipements médicaux. Il professionnalise le CICR dans sa branche construction, amène de nouveaux outils, méthodologie de programmation, écrit des ouvrages spécialisés sur les centres de réadaptation physique, sur l’adaptation constructive en fonction des climats rencontrés.

Pour les entrepreneurs, les objectifs sont clairs : une commande, un client, une offre de services. Ils disposent de modèles économiques éprouvés, basés sur celui de l’organisation du travail en agences, les marchés des affaires, recherchent plus de performance, de rentabilité, à créer de l’emploi et de la croissance. Les entrepreneurs passent par la voie du concours, des appels d’offres pour remporter des affaires. Des cabinets de consultants font de la veille pour les cabinets pour repérer des marchés en Europe et à l’international. Ils soumettent des candidatures et se rétribuent si les contrats se signent entre les partenaires. L’Afex, association des architectes français à l’export, structure ce segment en proposant d’adhérer à un club des exportateurs. Petits-déjeuners, voyages, prix et distinction sont organisés pour consolider ce collectif d’intérêts.

Un second exemple de trajectoire rend compte de la dynamique à l’œuvre chez les entrepreneurs. L’architecte interrogé s’est toujours arrangé pour voyager et travailler pendant les étés d’études. Il a participé à des missions humanitaires au Kenya et au Groenland avec l’association Concordia et a développé un goût pour la construction, les rencontres internationales, les langues. Il a travaillé chez Jean Nouvel et d’autres grandes agences en France et en Suisse. Un voyage en solitaire vers l’Asie l’amène à « échanger les baskets par des vraies chaussures, et les t-shirts par des chemises ». Il obtient un poste chez Jacques Ferrier au moment où l’agence remporte le concours pour réaliser le Pavillon France de l’Exposition Universelle de Shanghai en 2010. Les expériences internationales de l’architecte et les intérêts de l’agence sont vite croisés : il supervise les phases d’études puis le chantier de cet exceptionnel projet. Peu de temps après le succès du pavillon, et le marché économique chinois favorable, Jacques Ferrier le charge de créer une agence à Shanghai. L’architecte s’expatrie, devient dirigeant de la filiale et fonde une famille en Chine.

Malgré des oppositions idéologiques et pratiques, les deux segments s’influencent : le segment humanitaire s’inspire du monde de l’entreprise en termes de méthodes marchandes privées, afin de professionnaliser le secteur et de le faire perdurer. Le segment des entrepreneurs mobilise des éléments de responsabilité sociale et solidaire pour convaincre et gagner des parts de marchés auprès de potentiels clients.

Des profils d’architectes internationalisés

Tous les diplômés ne s’inscrivent pas dans une pratique internationale. Pour ceux qui s’internationalisent, quatre profils types sont identifiés à partir des analyses qualitatives et quantitatives : les initiés sont socialisés dès l’enfance à une culture internationale ; les bivalents agissent entre la France et d’autres pays ; les stratégiques n’ont pas été socialisés mais se sont emparés d’opportunités internationales pour faire carrière ; les universalistes mobilisent l’universalité de la discipline dans leur pratique en travaillant principalement en France, ils se réfèrent toujours au monde. Les initiés et les bivalents sont présentés successivement.

L’international chez les « initiés » s’explique par une socialisation précoce au phénomène. Les architectes sont souvent issus de l’immigration, détiennent plusieurs nationalités, ou ont été ouverts à d’autres cultures. L’international fait donc partie de leur patrimoine culturel. Une architecte l’exprime : « L’international pour moi est génétique, la question ne se pose même pas… ». Une autre évoque cet intérêt très fort, découvert en amont de l’école : « Ce qui a conditionné mon inscription à l’école d’archi, c’est de savoir que l’on pouvait partir à l’étranger au bout de trois ans ! » Si l’international ne provient pas de leur éducation familiale, l’école s’en est chargée. Des professeurs les ont encouragés à voyager. Des agents administratifs ont organisé des expositions, des passages de relais entre générations Erasmus.

Leur expatriation est récurrente, certains fondent une famille dans un autre pays et ne prévoient pas de rentrer en France. Il semble qu’ils soient accomplis professionnellement. Ils accèdent à de hautes fonctions, de bons salaires en considérant le coût de la vie locale et à des projets d’architecture auxquels ils n’auraient pu prétendre en France.

L’architecte dirigeant de l’agence Jacques Ferrier Shanghai a signé un contrat en France et dispose du statut d’expatrié — qui lui confère un bonus financier, et des vols Paris-Shanghai. Il prend du recul sur sa situation de dirigeant d’agence d’envergure : « Je ne pourrais pas avoir le même rôle en France » ; sur le fait de traiter des projets de grandes dimensions : « ce que l’on appellerait des Grands Projets en France » ; d’apprendre et de s’adapter à autre culture : « Même après dix ans, il n’y a jamais une semaine sans surprise » ; pour finalement mesurer l’opportunité de l’internationalisation de sa carrière : « Je n’aurais jamais eu cette carrière professionnelle en France, ça c’est évident ».

Les « bivalents » quant à eux ont beau être profondément attirés par l’international en raison de leur éducation et de leurs nombreuses expériences à l’étranger, ils n’y travaillent que par intermittence. Bien qu’ayant pour la plupart tenté leur chance à l’international dès la sortie de l’école, leur vie est redevenue française. Certains expliquent profiter de leur jeune âge pour expérimenter à l’étranger : « J’ai un peu l’impression de faire ça tant que je suis jeune, que je n’ai pas de contraintes trop lourdes… ». Pour un autre architecte, c’est la fondation d’une famille qui a mis fin à des débuts en Italie : « Avec deux enfants et une agence à Paris, notre vie est soudainement devenue locale… ». Un regret teinte leurs témoignages, bien qu’ils se satisfassent de ce qu’ils ont en France, ils ne perdent pas espoir de travailler un jour plus durablement à l’international, comme témoigne l’une d’entre elles : « Mon mari travaille à Paris dans un bureau d’études, et malgré quelques déplacements internationaux, je n’envisage pas de nouveaux départs dans l’immédiat… mais je reste très ouverte ! ». Les expériences de l’étranger leur ont laissé un bon souvenir, et c’est peut-être en se projetant dans des espoirs d’international qu’ils arrivent à se sentir accomplis de ce qu’ils sont devenus en France.

Les bivalents rappellent le fait que l’internationalisation n’est pas innée, que les obstacles sont courants. Souvent les bivalents disent n’avoir pas « franchi le pas », ils sont rattrapés par leurs origines, leur culture française, la fondation d’une famille et même s’ils en sont émerveillés, ne surmontent pas les difficultés liées à l’éloignement, au déracinement.

Notons que les architectes prennent appui sur leurs expériences françaises pour discuter de leurs expériences internationales et inversement, prennent du recul sur le travail en France après avoir été confrontés à d’autres manières de faire ailleurs. Ils comparent, ils sont dans un dialogue permanent entre les territoires et les modes d’exercices, tirent des enseignements réflexifs de leurs expériences.

Un nouveau cadre de socialisation professionnelle

Finalement, sur quoi repose le fait de ne plus exercer seulement dans le territoire national et d’élargir au monde ses référentiels d’action ? Cette ouverture suppose que les représentations des professionnels soient favorables à des voies d’internationalisation. Les témoignages évoquent la portée de la culture française et l’influence géopolitique comme des médias efficaces pour travailler hors du territoire national. Considérée comme universelle, la discipline architecturale qui se définit par une histoire collective, une circulation des modèles, un partage d’esthétiques et de valeurs est un atout majeur qui favorise les échanges entre les nations.

L’enquête démontre que l’internationalisation des diplômés en architecture en France est plus forte que ce qui a déjà pu être compté et que les femmes sont très présentes dans ce processus. Leurs pratiques ont été approfondies au travers de deux hypothèses majeures : la segmentation et l’incidence des biographies sur les carrières. L’hypothèse d’un cycle de l’internationalisation est éprouvée : la majorité des internationalisés est jeune et sans enfant, en début de carrière. La structuration d’une famille apparaît en creux comme un frein à l’activité internationale, car elle suppose un mode de vie en rupture — l’expatriation. Il faut donc y voir un effet d’âge, qui distingue les « plus jeunes », réceptifs à l’international, et les « plus âgés », qui préfèrent un parcours national.

La non-inscription à l’Ordre est un signal d’internationalisation : les non-inscrits à l’Ordre sont deux fois plus internationalisés, indice de l’ouverture de pratiques à l’étranger à des profils plus diversifiés. S’internationaliser est synonyme pour certains architectes de changement de pratique, d’un éloignement des activités de maîtrise d’œuvre. Pour autant, l’internationalisation est-elle un risque de désinstitutionalisation de la profession ? Les praticiens pensent le contraire, et invitent leurs institutions à réagir au phénomène en accompagnant et en valorisant la diversification des pratiques d’architecture en France et dans le monde. L’inscription de tous les diplômés à l’Ordre, même ceux qui n’exercent pas la maîtrise d’œuvre, semble une expérimentation en cours qu’il reste à observer cette évolution dans le long terme.

Pour conclure sur une dimension plus philosophique et culturelle, citons l’écrivain Edouard Glissant, dans sa définition du terme de « mondialité » qu’il oppose à celui de « mondialisation ». La mondialité désigne un espace de partage de cultures et de respect d’une diversité, un enrichissement culturel, spirituel et sensible ; tandis que la mondialisation est souvent associée à un appauvrissement, dû à une uniformisation culturelle. Se rapprocher de l’individu et de ses choix personnels, existentiels et professionnels s’avère fondamental pour comprendre les motivations profondes et multiples à internationaliser les parcours et les carrières.

Références
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