La diversité des usages de l’HMONP par les architectes diplômés d’État
En 2007, la sixième année de formation des architectes est transformée en une habilitation censée améliorer les compétences des personnes se destinant à la « maîtrise d’œuvre en nom propre » et à la création de leur propre agence. Les contenus de la nouvelle formation sont orientés vers la gestion d’entreprise, l’acquisition de savoirs et savoir-faire liés aux responsabilités professionnelles, ou encore le management de projet. Un dispositif d’alternance prévoit une « mise en situation professionnelle » (MSP) dans une structure d’accueil, en parallèle d’enseignements en école d’architecture. Dans le champ de l’architecture, l’acquisition de l’expérience s’est longtemps faite « sur le tas », notamment en faisant « la place » dans une agence d’architecture. La création d’une « habilitation à exercer la maîtrise d’œuvre en son nom propre » (HMONP) constitue donc un changement important dans l’histoire de l’enseignement de l’architecture instituant une immersion professionnelle, un moment souvent propice à la réflexivité sur la pratique1. Ce changement a pu voir le jour du fait de la convergence entre des attentes exprimées par la branche architecture et celles du ministère de la Culture en charge des écoles d’architecture2. En effet, les organisations professionnelles ont longtemps plaidé pour une meilleure préparation des effectifs diplômés aux conditions d’exercice invoquant la crise du secteur qui correspond tout aussi bien à une crise de légitimité (Champy, 1999 ; Raynaud, 2009) qu’aux difficultés économiques de l’architecture. On peut supposer que cette nouvelle formation prépare mieux aux contraintes du métier et a pu améliorer d’une certaine manière la productivité des nouveaux professionnels et de leurs entreprises. Néanmoins, 10 ans après la création de cette habilitation, la formation fait débat. Du côté des Écoles nationales supérieures d’architecture (Ensa), elle a été mise en place avec peu ou pas de moyens supplémentaires, les enseignants assurant souvent l’encadrement en plus de leurs charges habituelles. Les Ensa sont suspectées de ne pas remplir leur rôle quant aux attendus de la formation. Du côté des entreprises, une enquête réalisée auprès des architectes inscrits à l’Ordre (Chadoin, Reix et Stromboni, 2015) avait montré qu’ils étaient encore nombreux à se poser des questions sur leurs capacités à accueillir les impétrants à la recherche d’une structure d’accueil, du fait de la lourdeur supposé du dispositif. Et si on peut imaginer que ces réticences se sont amoindries au fil du temps par une meilleure connaissance et intégration de l’HMONP dans les pratiques professionnelles des agences, on peut imaginer qu’elles puissent persister chez les architectes exerçant en libéral et plus globalement les petites structures3. De son côté, l’institution ordinale constate que seulement 1/3 des habilités s’inscrivent au bout de trois ans à l’Ordre4. Cette dernière donnée est mobilisée comme un indicateur par certains représentants du Conseil national de l’Ordre des Architectes (CNOA) du peu d’efficacité de la formation ou d’un usage problématique de celle-ci (ceux-là-même souhaiteraient d’ailleurs voir leur rôle renforcé dans la formation). Les candidats sont soupçonnés d’aller vers la formation sans avoir véritablement l’objectif d’exercer en nom propre après. Ils considèreraient cette formation comme une année complémentaire clôturant le cycle des études sans vraiment prendre le temps de réfléchir le projet professionnel et de mener les expériences préalables qui permettraient de le mûrir. La capacité de la formation à remplir son objectif initial est ainsi questionnée de diverses manières et prolonge les débats qui ont précédé sa création, certaines fractions de la profession les plus corporatistes militant pour une plus grande maîtrise de l’entrée dans la profession. En 2017, le ministère de la Culture, les écoles d’architecture et l’Ordre des architectes se sont mis d’accord pour établir un bilan de la formation. Des enseignants-chercheurs en Ensa ont été missionnés pour conduire une recherche sur la formation, en particulier sur la mise en situation professionnelle, afin de mieux comprendre pourquoi et comment les Architectes diplômés d’État (ADE) s’engagent dans la formation et quel regard ils portent sur elle. Cet article restitue une partie des résultats de cette recherche.
Créée en France en 2007 dans le cadre du passage au licence-master-doctorat (LMD) des Ensa, l’HMONP concerne les Architectes diplômés d’État (ADE) qui souhaitent se voir reconnu leur capacité d’établir un projet architectural faisant l’objet d’une demande de permis de construire . Cette formation, qui peut être réalisée soit en alternance, avec une mise en situation professionnelle dans une structure d’accueil en parallèle avec des enseignements spécifiques à l’école , soit en validation des acquis ce qui dispense les candidats de la mise en situation professionnelle, est donc une condition nécessaire pour exercer en son nom propre la profession réglementée d’architecte, mais n’a rien d’obligatoire à l’issue du diplôme d’État d’architecte . À l’issue de cette formation, les candidats devront pour obtenir leur habilitation présenter devant leurs pairs un mémoire dans lequel ils sont invités à définir un projet professionnel personnel en même temps qu’une vision réflexive du métier d’architecte.
Cet article s’appuie sur l’analyse d’un riche matériau constitué à l’occasion d’une grande enquête nationale qui s’est achevée en mai 20215. Menée sur la promotion HMONP 2018-2019, cette recherche porte sur les 2279 personnes inscrites à la formation cette année-là. L’analyse repose sur les réponses des 914 ADE ayant participé à une enquête par questionnaire en ligne (soit près de 40 % de la population mère), les titres de 1264 mémoires de fin de formation, le contenu d’un échantillon représentatif de 300 de ces mémoires, et les échanges ayant eu lieu dans le cadre de 10 focus-groupes, regroupant les parties prenantes de la formation (ADE, tuteurs, directeurs d’études, représentants d’organismes professionnels), répartis sur toute la France. Ces données tant quantitatives que qualitatives donnent à voir la dimension narrative de la construction de la carrière d’architecte dans la manière dont les candidats sont enjoints à raconter l’histoire de leur engagement et à préciser leur projet professionnel personnel pour entrer dans la profession. La référence à la notion de carrière renvoie à ce qui relève chez Hughes (1958) ou Becker (1963) d’un précepte méthodologique plus que d’un concept théorique en ce qu’il consiste à prendre en compte la dimension processuelle de toute action sociale en privilégiant l’étude des trajectoires. Au-delà de l’objectif de comprendre les motifs qui poussent certains à obtenir l’HMONP, il s’agit donc aussi d’interroger la manière dont on se projette dans une carrière d’architecte, en analysant le « moment réflexif » que constitue l’HMONP pour les ADE qui souhaitent accéder au titre d’architecte et exercer à leur compte. Méthodologiquement, cela consiste à s’intéresser à la dimension narrative de la fabrique de l’architecte dans cette phase d’apprentissage particulière que constitue le « moment HMONP », perçu comme une étape charnière, un passage obligé d’entrée dans la carrière entrepreneuriale d’architecte et d’accès au statut social que procure ce titre.
L’étude de ce temps de préparation à l’entrée dans la carrière d’architecte par le prisme de l’HMONP paraît ainsi d’autant plus opportune qu’il s’agit là d’une barrière à l’entrée somme toute classique dans les professions réglementées, mais qui se double ici d’une injonction à la réflexivité. L’obtention du statut professionnel d’architecte par le biais de cette habilitation ne se résume en effet pas à l’évaluation de la maîtrise objective des connaissances et techniques nécessaires au métier, ni de l’ampleur et de l’adéquation de l’expérience acquise en milieu professionnel, mais aussi à l’appréciation ̶ nécessairement plus subjective ̶ de la capacité du candidat à construire un projet professionnel singulier ancré dans les prérogatives du métier. Le passage de cette habilitation apparaît dès lors comme une étape fondamentale de l’engagement dans la carrière d’architecte, un moment privilégié d’étude de la construction des fondements d’une éthique entrepreneuriale architecturale. Une première analyse tend à montrer que derrière l’idée commune d’exercer à terme en son nom propre se cache une pluralité de représentations du métier d’architecte. Cette diversité s’incarne notamment dans les formes multiples que peut prendre cet exercice (régime libéral/ société d’architecture, seul/ en collectif, agence d’architecture/pluridisciplinaire, installation en zones urbaines/ rurales, …) et dont les fondements éthiques se trouvent souvent dans les trajectoires biographiques de cette « génération HMONP »6. La notion de génération est ici à prendre dans le sens historique que lui attribue Karl Mannheim (1990), ce qui la rapproche du concept de classe sociale. Cette approche générationnelle apparaît en outre une bonne manière d’actualiser les représentations d’une profession qui cultive une certaine indétermination (Chadoin, 2013) et a connu de profondes mutations ces dernières années (Tapie, 2000 ; Champy, 2001 ; Chadoin, 2007, 2021 ; Biau, 2020, 2022).
Parmi les inscrits à l’HMONP de l’année 2018-2019 au niveau national, un tiers des candidats a choisi de passer son habilitation dans la foulée de son diplôme d’État d’architecte, même si la règle implicite est plutôt de commencer à acquérir une première expérience professionnelle en exerçant d’abord quelques années en tant que salarié en agences d’architecture. Un autre tiers a ainsi attendu un à deux ans avant de s’inscrire à cette formation, et un dernier tiers trois ans ou plus (dont 11 % plus de cinq ans après leur diplôme). Ainsi, les candidats à l’HMONP ont pour la plupart une expérience professionnelle solide avec une moyenne de 1,8 emplois pour une durée cumulée de 24,8 mois hors stages au moment de s’inscrire à la formation. De plus, leurs stages sont globalement plus longs ou plus nombreux qu’imposé par le cadre réglementaire. Cette formation se faisant en alternance, la mise en situation professionnelle (MSP) se déroule dans un cas sur deux dans une structure d’accueil où l’ADE a déjà un contrat.
Lorsque l’on regarde la typologie des structures qui accueillent les ADE en formation à l’HMONP, on observe un décalage avec leur représentation parmi les entreprises employeuses d’architecture en France. Seulement 7 % des ADE font leur MSP dans une structure libérale de une ou deux personnes alors que ce type de structures représente la majorité des entreprises d’architecture en France (on peut estimer à 20 % la part des emplois dans ces entreprises7). Les ADE sont ensuite légèrement surreprésentés dans les entreprises de taille supérieure. Aussi, 29 % des ADE font leur MSP dans une petite société d’architecture (entre trois et cinq personnes) positionnée sur un marché local (ces entreprises accueillent entre 20 et 25 % des emplois). 39 % des ADE font leur MSP dans une société d’architecture de taille intermédiaire (entre six et 19 personnes) positionnée sur un marché local et national (correspondant à environ 35 % des emplois). Enfin, 25 % des ADE font leur MSP dans une grande agence (effectif supérieur à 20 personnes, souvent plus de 100 personnes) positionnée sur un marché national et international (elles emploient près de 20 % des salariés). Outre la capacité nécessairement différente à embaucher et à assurer le suivi des ADE au sein de ces structures aux profils antagonistes, on peut aussi y voir un des marqueurs de la perte d’attractivité de la figure de l’architecte exerçant seul en libéral. L’enquête de 2015 auprès des architectes inscrits à l’Ordre avait d’ailleurs mis en lumière cette dimension « insertion professionnelle » de l’HMONP, en particulier pour les grandes agences qui en font une stratégie durable d’investissement en capital humain (Chadoin, Reix et Stromboni, 2015).
Au-delà des expériences singulières de chacun dans un contexte où le choix du profil de la structure d’accueil est souvent déterminant dans les orientations données au projet professionnel personnel (spécialisation dans certains domaines de la construction par exemple), ils sont une très large majorité (88 %) à considérer que la formation leur a permis de préciser leur projet professionnel. Et si 95 % ont une appréciation globalement positive de cette formation en alternance, ils sont tout de même 15 % à déclarer avoir pensé abandonner pendant la MSP, principalement pour des raisons en lien avec la surcharge de travail qu’implique un tel statut d’alternant dans des agences d’architecture où on ne compte généralement pas ses heures. Le taux de réussite à l’issue de la formation se situe autour des 3/4 avec des disparités parfois importantes selon les écoles. Enfin, 89 % déclarent effectivement vouloir exercer en leur nom propre à l’issue de la formation (16 % tout de suite et 73 % à terme) tandis que 9 % ne savent pas, et que 3 % n’envisagent finalement plus d’exercer en leur nom propre. Malgré cet objectif partagé d’exercer en nom propre, les ADE ne s’engagent pas dans la formation à l’HMONP pour les mêmes raisons, et leurs attentes varient en fonction de ce qu’ils sont venus chercher pour alimenter la construction de leur professionnalité. La recherche a mis en lumière une grande diversité de profils d’ADE, élaborés suivant leur parcours antérieur, les raisons et le moment de l’inscription dans la formation à l’HMONP, et l’usage qu’ils en font. Ces profils sont présentés ici en quatre grandes catégories, construites en fonction des temporalités du projet d’installation et des modalités d’exercice de la maîtrise d’œuvre envisagées.

Un premier groupe d’ADE, représentant entre 16 et 18 % des effectifs8, a le projet d’exercer la maîtrise d’œuvre en nom propre directement à l’issue de la formation. Pour ces personnes, l’habilitation est incontournable pour poursuivre une activité souvent déjà bien engagée, en tant qu’architecte inscrit à l’Ordre. La formation est alors l’occasion d’outiller la création et la gestion d’une entreprise d’architecture, mais aussi de questionner et positionner une pratique en développement. Nombre de ces ADE occupent déjà une position proche de l’exercice « en nom propre » : associés minoritaires de sociétés d’architecture, autoentrepreneurs, ou en situation de transmission ou de rachat d’une structure existante. Ils ont souvent fait le choix de se construire par des expériences professionnelles nombreuses et d’engager progressivement une pratique sur les marchés ne nécessitant pas une inscription à l’Ordre où en association avec des personnes déjà habilitées. Professionnels expérimentés, ils font la formation à l’HMONP en moyenne plus de cinq ans après le diplôme d’État d’architecte, souvent en validation des acquis. Pour ces personnes, l’habilitation devient donc indispensable pour changer de statut, consolider et redéfinir les contours de leur mode d’exercice : redistribuer des parts dans une entreprise déjà constituée ou encore se positionner sur des marchés réservés aux architectes portant le titre. La formation présente alors pour ces ADE l’opportunité de renforcer des compétences managériales et entrepreneuriales.
Les ADE en reconversion professionnelle forment un cas particulier de cette catégorie. Ils ont débuté les études d’architecture en parallèle d’une carrière déjà bien entamée dans un autre métier, ils choisissent la voie de la validation des acquis pour poursuivre leurs autres activités en parallèle à la formation. Ils s’engagent dans la formation à l’HMONP directement après l’obtention du DEA car leurs études en formation professionnelle continue (FPC) ont déjà été longues, et il leur tarde de pouvoir exercer en nom propre. Ainsi, devenir architecte est pour beaucoup d’entre eux l’aboutissement d’un long parcours qui coïncide souvent avec une ascension sociale, voire une forme de revanche professionnelle. Après l’habilitation, ces ADE se projettent souvent dans un exercice pluriactif dont la maîtrise d’œuvre en nom propre est l’une des composantes.
Certains ADE de nationalité étrangère extra-européenne ont un parcours similaire, notamment les architectes titulaires d’un diplôme étranger sans équivalent en France, pour qui l’habilitation constitue la dernière étape d’un long parcours vers la reconnaissance officielle de leur qualité d’architecte permettant d’exercer en nom propre en France. En revanche, pour d’autres ADE de nationalité extra-européenne, le projet professionnel consiste à exercer dans le pays d’origine. Ils sont venus en France pour chercher un diplôme valorisé dans leur pays, une expérience professionnelle, ou encore une compétence particulière à mobiliser. Obtenir l’HMONP, souvent directement après le diplôme, leur permet de « finaliser » ce cursus de formation avant de retourner au pays.
Les ADE ayant un projet d’exercice de maîtrise d’œuvre en maturation représentent entre 35 et 40 % des effectifs. Pour eux, la formation à l’HMONP favorise la prise de recul vis-à-vis de la situation de salarié et la réalisation d’une sorte de « bilan de compétences » aidant à préciser le projet professionnel. Ces ADE ont une expérience déjà importante et ont choisi le moment de l’habilitation en fonction de leur vie personnelle et professionnelle. L’habilitation en amont de la mise en œuvre définitive du projet d’exercice permet de « faire les choses dans l’ordre » et de monter l’entreprise au moment de la concrétisation des premières commandes nécessitant l’inscription à l’Ordre.
Dans cette catégorie, certains ADE salariés sont « en transition » vers un exercice en nom propre et ont un projet d’entreprise en parallèle de leur activité salariée. La pluriactivité (salariat souvent accompagné d’une microentreprise) leur permet de se lancer progressivement. Avec l’habilitation, ils cherchent à structurer la gestion et le portage juridique de leur projet, mais aussi à outiller sa mise en œuvre. Ce groupe a une expérience professionnelle supérieure à la moyenne. Ces ADE s’organisent pour travailler dans une ou plusieurs agences afin de se constituer un CV riche, de se forger un réseau et/ou de ménager des espaces de transition vers l’installation. Dans ce cadre, la structure d’accueil de la MSP assure souvent une forme de parrainage via de la cotraitance ou de la sous-traitance, soutenant l’ADE dans le démarrage progressif de l’activité en nom propre.
Un autre profil est celui d’ADE ayant une stratégie de diversification des domaines d’intervention, avec une ou plusieurs formations complémentaires. Ils suivent d’ailleurs la formation à l’HMONP plus tard que les autres. Ces ADE ont pu occuper, pendant leurs diverses expériences, différentes fonctions au sein de la maîtrise d’œuvre et de la maîtrise d’ouvrage, ou encore d’entreprises de construction. Ainsi, ils capitalisent sur leurs multiples compétences et évoquent plus que les autres la perspective d’un exercice pluridisciplinaire et collectif (notamment les bi-cursus qui présentent fréquemment un projet professionnel en lien direct avec les disciplines étudiées). Cependant, certains d’entre eux ont éprouvé le besoin de « faire un choix », mettant en avant des contradictions entre les « valeurs » portées par chacune des disciplines. Ainsi, le multiple positionnement apparaît parfois problématique : certains évoquent un jury de l’habilitation fermé à cette diversification et, plus globalement, les crispations identitaires des professions peuvent les empêcher de vivre pleinement leurs diverses appartenances.
Un autre profil encore est celui des ADE « européens mobiles » qui ont une trajectoire professionnelle et universitaire internationale. Ceux-ci se projettent professionnellement dans l’espace économique européen. Ces ADE, souvent issus d’échanges Erasmus, capitalisent plusieurs années d’activités avant de s’engager dans la formation à l’HMONP. Ces ADE sont issus des pays européens dont la France, et leurs projets professionnels reposent sur l’habilitation reconnue dans de nombreux pays, des réseaux constitués, des compétences linguistiques et une forte mobilité. La formation à l’HMONP leur offre souvent l’occasion d’explorer la faisabilité de leur projet à l’international (Brown, 2022).
Pour la troisième catégorie d’ADE, qui représente également entre 35 et 40 % des effectifs, l’exercice de maitrise d’œuvre en nom propre est un projet à long terme. Ces personnes voient dans l’habilitation l’opportunité de monter en compétences et en responsabilité, de porter le titre en tant qu’architecte salarié, mais aussi de mieux comprendre le contexte d’exercice de la maîtrise d’œuvre aujourd’hui. Ils sont souvent invités à suivre la formation par les entreprises qui les emploient dans le cadre de leur politique de développement des ressources humaines.
Un premier profil est celui des « salariés stables » qui, avec la formation, participent à un moment de réflexivité dans l’agence où ils sont en CDI. Dans ce groupe, de nombreux ADE soulignent la pertinence du moment de l’HMONP dans leur trajectoire pour l’apport de compétences, la mise en question de leur pratique professionnelle et la possibilité de prendre du recul. La formation accompagne alors une montée en responsabilité au sein de l’agence et, l’habilitation une fois obtenue, est une sorte de certification des acquis. D’ailleurs, certains choisissent la validation des acquis alors qu’ils auraient pu faire une MSP, préférant valoriser des expériences passées, souvent par crainte que le statut « d’étudiant » accolé à l’ADE en formation, ne les dévalorise. Pour ces personnes, l’objectif de l’habilitation n’est pas forcément une installation en nom propre. Elles assument volontiers cette posture de salarié (qui n’est pas orthodoxe, rappelons-le) leur permettant de gagner en autonomie, d’obtenir un poste de cadre ou encore une augmentation de rémunération. Ces ADE questionnent la finalité de la formation qui leur paraît réductrice au regard de leurs aspirations professionnelles. Faire carrière comme architecte salarié, dans une position de responsabilité, parfois sur des projets d’envergure, serait ainsi un projet professionnel à légitimer.
Un autre profil est celui d’ADE qui s’inscrivent dans la formation à l’HMONP dans la continuité de leur diplôme d’État d’architecte, dans le but de finir l’ensemble des études, et obtenir le « vrai diplôme », l’habilitation. Considérés ici dans une « posture étudiante », ces personnes considèrent l’HMONP comme la première étape, jugée essentielle, dans leur professionnalisation. Ces jeunes ADE, le plus souvent des femmes, ont une expérience professionnelle nettement inférieure à la moyenne. Ils ont plus de difficultés que les autres à trouver une MSP qui leur convient mais profitent de cette expérience qui les fait progresser, prendre de l’assurance et mieux comprendre l’environnement professionnel. Cependant, même s’ils se sentent plus à l’aise avec la pratique après l’HMONP, ils ressentent le besoin de consolider leurs compétences avant d’envisager un exercice en nom propre. Aussi, leurs projets professionnels sont souvent structurés par phases comprenant une période de salariat ou encore une formation complémentaire. Pour ces ADE, la formation est par conséquent l’occasion de réfléchir au positionnement professionnel et à la construction d’un projet d’entreprise, ou encore d’établir « une feuille de route », même si la perspective d’installation reste lointaine. Contrairement aux idées reçues, ce groupe ne représente qu’un cinquième des ADE et n’est pas majoritaire.
La dernière catégorie d’ADE est celle de ceux qui n’ont pas le projet d’exercer la maîtrise d’œuvre en nom propre, ou bien qui ne savent pas encore s’ils vont le faire à terme. Ce petit groupe (entre 9 et 11 % des effectifs) comporte des profils atypiques, dont les objectifs diffèrent de la majorité.
En premier, on trouve les ADE « aspirants fonctionnaires » qui ont besoin de l’HMONP pour accéder à une carrière dans la fonction publique, une équivalence au DPLG (ancien diplôme de niveau bac +6 – Diplômé par le gouvernement) étant exigée pour certains concours. Ensuite, les « alternatifs » explorent des pratiques en dehors des modes de production classiques de la maîtrise d’œuvre. Ces ADE affirmant une posture engagée et citoyenne, sont à la recherche de nouveaux espaces d’intervention, et mobilisent la formation pour approfondir ou murir leur projet professionnel, sans pourtant avoir décidé s’ils souhaitent un jour porter le titre d’architecte.
De même, les ADE indécis, en reconversion temporaire ou permanente ne savent pas à la sortie de la formation s’ils vont un jour exercer en nom propre. Ces personnes ont souvent réalisé une MSP peu stimulante, peu variée en tâches, et n’ont pas été bien suivies ni à l’agence ni à l’école. Ces ADE ont eu envie d’abandonner la formation en cours de route beaucoup plus que la moyenne, souvent par perte de motivation. Ainsi, après la formation, qui s’est quelque fois soldée par un échec, certains s’éloignent de la perspective d’un exercice en nom propre.
La trajectoire antérieure des ADE et les raisons de tenter d’obtenir l’habilitation influencent les usages de la formation, mais le vécu de la formation à l’HMONP façonne aussi les projections professionnelles (début de professionnalisation, montée en compétence, préparation du projet d’exercice, obtention de l’habilitation pour porter le titre…). Ainsi, une mauvaise expérience de formation, un sentiment d’être délaissé ou déconsidéré aussi bien par l’école que par la structure d’accueil peuvent laisser l’ADE incertain quant à sa volonté et quant à sa capacité d’exercer un jour en nom propre. À l’opposé, une MSP valorisante, positionnant l’ADE autant en observateur légitime et réflexif qu’en acteur avec un rôle et des responsabilités correspondant aux enjeux et aux objectifs de la formation, lui permet une projection professionnelle relativement optimiste. Les ADE ayant un projet d’installation (déjà engagé, imminent ou en cours de maturation) arrivent alors à profiter de la formation pour se doter d’outils nécessaires pour démarrer, restructurer leur exercice et pour mieux se positionner. D’ailleurs, une formation et une MSP bien vécues permettent également aux ADE sans projet précis ou en début de carrière de définir leurs aspirations professionnelles, voire parviennent à les convaincre d’exercer la maîtrise d’œuvre plus tôt que prévu.
« Antichambre » de la profession, la formation à l’HMONP est alors le lieu de la « fabrique » de l’architecte de ce début du 21e siècle. Comme l’ont montré les travaux sur les professions, les architectes présentent une diversité de pratiques souvent cachée derrière un stéréotype professionnel (Everett, 1996), ici le maître d’œuvre qui exerce « en nom propre », figure renouvelée de l’architecte « libéral », mode d’exercice de moins en moins majoritaire. La nouvelle génération d’habilités n’échappe pas à cette règle de la diversité (Rodriguez Tomé, 2006 ; Decommer, 2017). Ces jeunes professionnels se sont emparés de la formation et s’en servent donc de manière différenciée. Les ADE regrettent néanmoins que le « moule » de la formation soit trop étroit, parfois perçu comme un simple sésame permettant l’installation en nom propre. Ils en attendent bien plus, notamment une ouverture vers une pluralité de pratiques. La focalisation sur la maîtrise d’œuvre elle-même est questionnée, quelquefois vue comme un cadre contraint. La représentation du spectre de la profession pourrait ainsi être élargie.
Selon les ADE enquêtés, la formation remplit globalement ses objectifs. Elle offre une approche pragmatique du métier : structurer un projet d’entreprise, monter en compétence dans une agence, se forger une pratique singulière et personnelle, se construire un modèle professionnel et un environnement de travail, notamment des collaborations professionnelles. En cela elle pourrait bien être un marqueur générationnel, « architecte DPLG » sonnant souvent dans les témoignages comme la marque d’un temps ancien. Les ADE apprécient la dimension de professionnalisation de la formation et demandent qu’elle soit renforcée. L’alternance est plébiscitée, entre un accompagnement pratique et intellectuel, du côté des Ensa, et une immersion dans l’exercice professionnel, source d’apprentissage expérientiel, du côté des structures d’accueil. La formation aide à forger un positionnement personnel et critique ainsi qu’une posture professionnelle et déontologique. Le cliché de « l’étudiant » peu mature qui s’engage dans une formation qui ne lui est pas adaptée, semble assez loin de celle de la majorité des jeunes professionnels que nous avons enquêtés.
À l’issue de ce travail, une question subsiste : que font les ADE qui ne passent pas l’habilitation ? Ces derniers représentent aujourd’hui plus de 40 % des effectifs de diplômés en master. Contrairement aux idées reçues, les titulaires de l’habilitation s’inscrivent finalement quasiment tous à l’Ordre si on compare les données des entrants et les effectifs habilités. Cette donnée est corroborée par le projet professionnel des candidats à l’HMONP. On peut donc avoir un suivi, via les données de l’institution ordinale, des modes d’exercice de ces personnes. En revanche, nous disposons de peu de sources sur les autres ADE. Les diplômés en architecture représenteraient près de 60000 individus soit le double des inscrits à l’Ordre9. Cette recherche donne quelques pistes : certains pourraient exercer la maîtrise d’œuvre (voire en nom propre…) mais sur des marchés non réservés aux architectes, notamment en dessous des seuils qui rendent obligatoire le recours à l’architecte, d’autres se dirigent vers la fonction publique ou des pratiques « alternatives » telles l’urbanisme transitoire, les démarches participatives, expérimentations dans l’espace public, etc. (Macaire, 2015). Mais un nombre important d’entre eux est très probablement salarié des entreprises d’architecture (Évette, 2019). Toutes ces personnes n’ont pas nécessairement besoin de porter le titre d’architecte pour exercer leur métier. Néanmoins, les données de l’Insee sur les architectes et les entreprises d’architecture interrogent : 60000 personnes se déclarent architectes libéraux et salariés (Voir : Enquête emploi en continu), et le nombre d’entreprises d’architecture est largement supérieur à celui enregistré par l’Ordre (dénombrement des entreprises10). Des individus dont des dirigeants d’entreprise se déclareraient donc « architectes » sans en porter le titre11. Si cela relève d’abord d’un principe d’autodéfinition (l’enquête emploi est basée sur du déclaratif), ce constat témoigne malgré tout de la manière dont les diplômés se sentent appartenir au corps des architectes. D’ailleurs, les ADE souhaiteraient que leur statut fasse l’objet d’une réflexion collective avec les partenaires de la profession, car ils souffrent d’être tenus en dehors du groupe professionnel. En effet, leur désir est de participer à la vie politique de la profession. Une discussion a été ouverte dans ce sens avec l’Ordre des architectes dont les ADE pourraient venir renforcer les rangs12. Une attention est également à porter à la place des femmes qui sont plus nombreuses à occuper des postes de salariés et à rester éloignées de la pratique en nom propre13.

Elise Macaire
Élise Macaire est maîtresse de conférences en sciences humaines et sociales à l’Ensa Paris-La Villette. Elle est membre du LET-Lavue et coresponsable du Réseau Activités et Métiers de l’Architecture et de l’Urbanisme (Rameau). Ses travaux portent sur le renouvellement des pratiques dans le champ de l’architecture, la profession d’architecte, les métiers et la démocratisation de l’architecture.
Minna Nordström
Minna Nordström est maîtresse de conférences dans le champ Ville et territoires à l’Ensa Paris-La Villette. Elle est membre du LET-Lavue et responsable de la formation à l’HMONP à l’Ensa Paris-La Villette. Ses recherches portent sur la profession d’architecte et leur formation, et sur la modification des pratiques professionnelles dans le contexte des Appels à projet dits Innovants.
Fabien Reix
Fabien Reix est maître de conférences en sciences humaines et sociales à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux. Il est docteur en sociologie et membre du laboratoire Pave. Ses travaux portent sur la sociologie urbaine, la sociologie des professions, l’entrepreneuriat et les méthodes visuelles. Il est aussi corédacteur en chef de la Revue française des méthodes visuelles.