Nombre d’oppositions traversent la formation des architectes français : enseignements dits de projet versus autres disciplines, visées professionnelles versus aspirations universitaires, théorie versus pratique pour l’enseignement de la conception, etc. Cela ne construit pas pour autant de fructueuses controverses, faute d’ancrages théoriques autant que d’échange d’expériences pratiques entre enseignants1. À l’inverse, certains thèmes font consensus, ce qui ne fait guère avancer le débat, faute d’interroger leur genèse et leurs fonctions sociales : le « projet » occulte ainsi la description de l’activité de conception2, la « pluridisciplinarité » devenue « interdisciplinarité » est convoquée sans que ses modalités d’acquisition soient déclinées, la « réflexivité » paraît plus incantatoire dans les programmes qu’opératoire dans ses usages, etc. La question « Comment préparer les étudiants […] en architecture à la pluralité des pratiques […] auxquelles ils pourront être confrontés ? » posée par un des quatre axes de ce colloque est donc d’actualité. Contribuer à l’instruire demande de s’arracher aux généralités pour s’attacher à des expériences pédagogiques très concrètes et à leurs relations à des travaux plus théoriques. C’est ainsi que j’ai choisi de me focaliser ici sur la notion de réflexivité, en présentant quatre de ces expériences. En préalable, je me référerai aux fondements théoriques de ces expériences, et je préciserai les raisons pratiques d’un tel « entraînement » à la réflexivité dans la formation aux métiers de l’architecture.
Repères théoriques préalables : de Schön à Bourdieu, des pistes pour architectes
Avant d’exposer comment entraîner des étudiants à la réflexivité pour qu’un jour ils l’exercent, et une fois admis que « La réflexivité ne doit pas être confondue avec la réflexion » (Coulon, 1987, p. 37), il importe de clarifier cette notion afin de disposer d’un outil intellectuel et professionnel pertinent. Le nom de Donald Schön (1930-1997) revient souvent chez les enseignants-chercheurs du champ Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine (TPCAU) des Ensa en quête de cadre. Cet ancien consultant devenu professeur de planification urbaine et de sciences de l’éducation au MIT, a proposé une alternative à la construction « purement » universitaire des savoirs, en montrant comment l’expérience professionnelle produisait elle aussi des savoirs permettant d’améliorer ou de renouveler l’action. Mais ce retour critique sur expérience qui définit Le praticien réflexif (1983) reste limité au vivier de problèmes rencontrés et identifiés, sans questionner la relation du professionnel à son objet, à quoi ma formation en sciences sociales m’a sensibilisé. Face à leurs approches différenciées3 et à la « polyphonie du terme » en sociologie (Sapiro, 2020, p. 718-720), je me référerai à Pierre Bourdieu (1930-2002), chez qui ce concept est très présent (Corcuff, 1995, p. 40). Bien que le terme proprement dit n’apparaisse que dans les années 1990 dans l’œuvre du sociologue, qui intitule Science de la science et réflexivité (2001) ce qui sera son dernier ouvrage, la posture réflexive est présente dès ses débuts en Algérie, comme le relève Loïc Wacquant en introduisant le séminaire qu’ils partagent sur cette question :
C’est en travaillant à analyser empiriquement, jusqu’au moindre détail, le réseau de toutes les correspondances et oppositions qui constituent la structure de la cosmologie kabyle, que Bourdieu fut conduit à théoriser la différence entre logique abstraite et logique pratique. Réciproquement, c’est seulement parce qu’il n’a pas cessé de se pencher théoriquement sur sa propre pratique en tant qu’anthropologue, qu’il a pu reconnaître et saisir tout ce qui la sépare de la pratique des agents ordinaires, c’est-à-dire de la sienne propre, lorsqu’il cesse de se comporter en analyste. [Bourdieu, 1992, p. 37]
Entre l’obsession des faits que l’on veut déchiffrer et l’attention à soi qui engage la vigilance à ce que l’on fait, « la réflexivité requiert moins une introspection intellectuelle qu’une analyse et un contrôle sociologique permanent de la pratique » (ibid., p. 35) et on peut y voir opérer « un principe qui mène à construire différemment les objets scientifiques » (ibid., p. 36) qui n’a rien à voir avec une quelconque réflexivité narcissique (Bourdieu, 2022, p. 45-59).
On retiendra de ce premier caractère une exigence de méthode dont le sociologue déroule le programme en trois étapes : « J’ai rappelé que l’analyse réflexive doit s’attacher successivement à la position dans l’espace social, à la position dans le champ, et à la position dans l’univers scolastique. » (Bourdieu, 2001, p. 184). En d’autres termes (Sapiro, 2020, p. 718-720) il importe d’abord que le chercheur objective ses conditions de production et interroge d’abord ce qu’il a d’incorporé social (ses origines, ses héritages, ses dispositions, etc.) dans ce qu’il engage et développe. Le chercheur se doit ensuite d’exercer sa vigilance quant à son rapport au « microcosme » auquel il est rattaché et attaché, sa pratique s’inscrivant dans un champ (de forces, de luttes, d’influences, d’appartenances, etc.) disciplinaire, professionnel et institutionnel. La troisième étape de la réflexivité renvoie aux modes de pensée spécifiques, distancés et abstraits notamment, que les étudiants acquièrent et qu’ils risquent de penser universels et « de […] projeter inconsciemment dans l’objet étudié » (Sapiro, 2020, p. 719) ; c’est le biais intellectualiste, que Bourdieu emprunte à John Austin (scholastic bias) :
faute d’analyser ce qui est inscrit dans le fait de penser le monde, de se retirer du monde et de l’action dans le monde afin de le penser, le penseur s’expose à substituer, sans le savoir, son propre mode de pensée à celui des agents qu’il analyse et qui n’ont pas le loisir (ni, bien souvent, le désir) de s’analyser, et [il s’expose] à engager ainsi dans son objet le présupposé fondamental qui est inscrit dans le fait de le penser comme un objet, au lieu d’avoir affaire à lui, d’avoir quelque chose à en faire, d’en faire son affaire (prâgma). [Bourdieu, 2022, p. 54-55]
Le rapport que trop d’architectes entretiennent à une esthétique affranchie des contingences d’usages, mais qui va de soi pour eux, peut illustrer ce dernier propos et « la tendance des savants à penser les agents qu’ils étudient à leur propre image » (Bourdieu, 2022, p. 56).
Trois exemples montreront comment un tel programme peut interroger et enrichir la pratique des architectes. Lorsque l’architecte Georges-Henri Pingusson réalise 400 logements à Bures-Orsay à partir de 1967, il dessine volontairement des cuisines où prendre un repas est impossible. Il avance son souhait très philanthropique d’éduquer à l’usage de la salle à manger les locataires de ces logements sociaux, sans jamais interroger sa « position dans l’espace social », qui le conduit à transposer innocemment son mode de vie privilégié en proposition architecturale universelle. Lorsqu’en 1971 Renzo Piano et Richard Rogers rendent le concours du futur Centre Georges Pompidou, ils font fi d’un minutieux programme autant que des attentes patrimoniales, et ils installent un robot en plein Paris (Piano & Rogers, 1987). Comme Manet (Bourdieu, 2013) un siècle avant, ils s’affranchissent des règles du champ de la production architecturale pour déstabiliser les places acquises et les règles établies, et y tenter une percée, ce qui montre l’intérêt d’une analyse des « position(s) dans le champ » pour penser sa trajectoire professionnelle. Enfin, le Plan Voisin que Le Corbusier destine à Paris en 1925, illustre les effets et les méfaits de « l’univers scolastique ». L’ordre urbain qu’il promeut fait fi des significations et des usages déjà-là, ainsi que des réalités et des aspirations des populations concernées : l’architecte pense la substitution du centre ancien de Paris « comme un objet » qui traduit son seul « mode de pensée ». C’est ainsi qu’un présupposé de concepteur, que partagent d’ailleurs bien des contemporains de Le Corbusier, s’institue prescription universelle !
Transposition didactique en Ensa et invention d’enseignements : quatre dispositifs
Désormais armé d’une définition reconnue pour sa rigueur scientifique autant que prometteuse quant à ses capacités opérationnelles pour des professionnels, il importe d’en préciser la transposition didactique en Ensa, en particulier dans le champ TPCAU, qui se limite généralement à sa dimension cognitive (savoirs et savoir-faire de conception) et que la réflexivité va transmuer. Je le ferai en présentant quatre dispositifs très différents, que les Ensa où j’enseignais m’ont permis d’expérimenter à différents moments de mon parcours d’enseignant-chercheur. J’emprunte le terme dispositif à André Green (2002)4, car il pose consubstantiellement les références théoriques et méthodologiques, ici la réflexivité définie par Bourdieu, et les supports et les situations matérielles, que je détaillerai. Je ne suivrai pas ces quatre dispositifs dans leur progressivité pédagogique, mais j’irai du plus individuel (dispositif 1) à celui qui laisse place à l’échange le plus collectif (dispositif 4).
Dispositif 1 : le cours magistral à partir des étudiants et après le studio de projet
De l’école primaire à l’enseignement supérieur français, le cours magistral reste une modalité pédagogique peu critiquée, son efficacité économique l’emportant sur son inefficacité pédagogique. Le constat du peu de traces laissé par les innombrables cours que chacun de nous a « suivi », et les résultats de recherches montrant qu’« Enseigner n’est pas apprendre » (Giordan, 1994) restent ignorés. Les Ensa n’échappent pas à cette cécité, et le cours de théorie de l’architecture et le studio de conception y sont trop souvent parallèles et étanches, en particulier pour faire face aux effectifs importants de Licence. Des amphis désertés, l’absence de réactivité des présents et des résultats d’examens en demi-teinte, répondent alors à ces enseignements frontaux, surplombants et peu attentifs à leur public5. Quelques expériences pédagogiques récentes confirment d’ailleurs la nécessité de réinventer le cours magistral. Nicolas Jounin construit une enquête de terrain qui rend les étudiants producteurs du savoir à acquérir, qui ainsi leur « apparaît comme une œuvre toujours inachevée à laquelle chacun est susceptible de participer » (2014, p. 229), alors que l’enseignant instaure un accompagnement ad hoc articulant le travail empirique et l’apport théorique. Des enseignants du champ Sciences et techniques pour l’architecture (STA) de l’Ensa de Paris-La Villette proposent des séquences différenciées afin de susciter retours et débats d’un cours à l’autre6. Pour ma part, la création de Paris Malaquais en 2000 me permet de prendre la responsabilité d’un semestre de première année d’environ 180 étudiants et du cours magistral correspondant (Hoddé, 2004). Je me souviens alors des travaux du didacticien André Giordan (1978) sur l’enseignement des sciences expérimentales. Ses enquêtes auprès d’apprenants d’âges très différents, mettent au jour la nécessité de déconstruire les croyances et les savoirs spontanés déjà-là avant toute tentative d’acquisition de nouveaux savoirs de type scientifiques. Il faut donc cerner et connaître les représentations des apprenants pour les aider à y renoncer, et ce n’est qu’alors qu’ils peuvent leur substituer des explications plus exactes scientifiquement et plus satisfaisantes pour eux-mêmes. Sans ces détours par les représentations préalables et ordinaires des apprenants, les nouvelles connaissances restent fragiles et instables, autrement dit elles ne sont pas acquises.
Connaître les étudiants qui suivent ce cours magistral suppose ainsi d’encadrer moi-même un des (douze) groupes de studio du semestre, d’où je peux observer leur travail, difficultés, questions, représentations, erreurs, naïvetés, tâtonnements, raisonnements, trouvailles, etc. Je construis ainsi ce cours « associé » au studio en lui conférant deux caractères indissociables. D’une part il se place après le temps de travail spécifique au studio : il n’est donc pas construit a priori, mais il se fabrique de semaine en semaine en suivant ce que les étudiants font et disent. D’autre part il n’est plus top-down, mais bottom-up : il rompt donc avec une approche théorique déconnectée des étudiants pour partir de leur expérience, qu’il prend au sérieux7. À ce matériau apporté par les étudiants, j’ajoute des témoignages empiriques très diversifiés de professionnels (architectes et autres acteurs) et des références à divers travaux scientifiques sur la conception, afin d’assurer la montée en généralité que l’on attend de tout enseignement théorique. Mes collègues responsables des autres groupes de studio étant particulièrement attachés à la dimension collective de cet enseignement, ce cours leur est ouvert afin qu’ils puissent témoigner de leur expérience dans leur groupe et intervenir plus largement. Chaque étudiant peut ainsi dépasser l’expérience singulière (et limitée) du studio qui est le sien.
Par sa construction même, ce cours incite à la réflexivité, en montrant comment un savoir théorique se construit à partir des constats faits pendant le studio, de données empiriques sur des démarches d’architectes sans souci de doctrine esthétique, mais aussi de travaux scientifiques sur la conception. Il permet d’évoquer, par exemple, ce que les jugements individuels des étudiants doivent à leurs positions sociales, ou d’introduire le champ de la production de l’architecture dans lequel ils se situeront (en explorant ce qu’un édifice ou une œuvre doit à une position professionnelle, ou en se penchant sur les silences de la critique). Un tel cours permet enfin de traquer les présupposés que les étudiants partagent, et de les inciter à décrypter ce que tout cours induit et inculque à leur insu, comme par exemple l’usage de vues aériennes, l’implicite de la définition de « la qualité architecturale », l’évidence de l’expertise, la minoration des minorités, l’idéologie de l’innovation technique ou de la convivialité par l’espace, ou leur représentation des usages ordinaires dispensée de toute enquête de terrain. En questionnant les positions dans le champ social, professionnel et universitaire, on montre que la réflexivité n’était pas antinomique d’un contenu disciplinaire théorique, mais qu’elle le renforce et le met en discussion.
Dispositif 2 : du carnet de bord au « carnet de genèse », ou l’apprentissage du dédoublement
Rares sont les étudiants en architecture qui n’entendent pas parler, dès le début de leurs études, d’un « carnet de bord » à tenir pour témoigner de leur travail de conception. Ce carnet les accompagnera jusqu’au rendu final de leur projet, mais l’absence de consigne précise ne les aide ni à le construire avec méthode ni à en comprendre l’intérêt. Faire référence aux soixante-treize carnets datés de 1914 à 1964 que conserve la Fondation Le Corbusier (Lucan, 1987) ou aux presque 9 000 pages qui composent plus de 250 carnets tenus par Roland Simounet de 1961 à 1995 (Klein, 2014, p. 139-148) ne les éclaire guère plus, si on ne leur explique pas la relation entre ces carnets et l’œuvre. Le carnet de bord s’installe néanmoins comme routine dans les Ensa où il rassure tout le monde, sans pour autant contribuer à la formation du futur architecte.
Le détour par la critique génétique (de Biasi, 2000) s’est alors imposé. Cette branche de la critique littéraire apparue dans les années 70 reconstitue avec minutie les étapes d’écriture d’un roman en se centrant sur ses traces et en établissant une sorte de dialogue virtuel entre son auteur (Zola et Flaubert furent les premiers étudiés) et des chercheurs qui interrogent son processus d’écriture. Cette mise en tension de l’auteur et du chercheur permet d’échapper au soliloque de l’architecte face à son carnet de bord. Une première étape est ainsi franchie puisqu’il faut être deux pour que le carnet de bord devienne, ce qu’en référence à la critique génétique, j’ai appelé « carnet de genèse ». Encore faut-il apprendre aux étudiants à se dédoubler, puisqu’ils devront tenir seuls ce carnet à deux voix : celle de concepteur au fil de l’eau et celle d’observateur aux aguets. Le support matériel simple pour cet apprentissage m’a été fourni par Stéphane Beaud et Florence Weber (1997, p. 94 et suiv.) confrontés à la formation à l’enquête d’étudiants en sciences sociales. Pour les aider dans la prise de distance avec les évidences et illusions des explications spontanées, ils leur demandent de tenir un « journal de terrain » sur deux pages en vis-à-vis. Le temps direct de l’enquête, consigné sur la page de droite, constitue le journal d’enquête, alors que les questions et analyses qui font retour sur ce matériau sont réservées à la page de gauche, qui constitue le journal de recherche. Un support matériel des plus simple, qui repose sur le va-et-vient entre l’enquête et son questionnement, invite ainsi à la réflexivité.
Le carnet de genèse des étudiants en architecture, hybride de la critique génétique en littérature et du journal de terrain ethnologique, prend ainsi forme : la page de droite prend note des étapes de la conception, alors que celle de gauche, provisoirement laissée blanche, invite les étudiants à la revisiter, à l’interroger ou à l’analyser. En consultant ces deux pages, l’enseignant peut à son tour attirer l’attention de l’étudiant sur sa capacité réflexive, en lisant la page de gauche, mais aussi les traces du projet qui sont à droite. L’enseignant peut dès lors accompagner l’étudiant dans « une analyse et un contrôle […] permanent de la pratique » (Bourdieu, 1992, p. 35). Il peut l’aider à se demander ce que ses actes doivent à sa position et à ses dispositions sociales, ce qu’ils doivent au champ de l’architecture avec, par exemple, ce qu’il se représente de ses doctrines ou de ses luttes de pouvoir, et enfin il peut l’aider à comprendre le risque de se penser comme concepteur et expert d’un espace devenant progressivement abstrait, qui peut conduire à perdre de vue les logiques concrètes et les catégories ordinaires des habitants présents ou futurs. Avec un tel carnet de genèse, ce n’est plus seulement le projet que l’on voit bouger, ce sont les étudiants eux-mêmes, que l’on voit certes s’interroger sur leur rapport spontané au problème qui leur est soumis, mais aussi questionner leur lien à ce qu’ils apprennent et deviennent. Au carnet de bord, dont les attendus pédagogiques n’étaient pas formulés et qui laissait les étudiants livrés à eux-mêmes, se substitue le carnet de genèse qui clarifie un enjeu théorique et propose un support pratique.
Dispositif 3 : la réflexivité improvisée face à la conception en direct
En rejoignant mon premier poste de titulaire, à l’École d’architecture de Nantes en 1994, je suis invité à reprendre un enseignement de troisième année (Pasquier-Merlet & Pinson, 1994) ; le projet de maison individuelle que les étudiants (par groupe de trois) ont à y faire n’a pas pour point de départ un programme distribué par les enseignants, mais un « client » qu’ils se donnent au préalable, après une enquête de terrain par exemple, ce qui est plus motivant pour eux. En accord avec l’équipe, nous décidons d’aller plus loin : un « client », constitué de trois étudiants, demandera à un architecte, constitué de trois autres étudiants, de concevoir sa maison (Hoddé, 1998). L’enseignement se centre ainsi sur l’échange client-architecte afin de voir comment une demande devient une proposition architecturale, ce qui comble trois manques récurrents dans le cursus des étudiants : l’usage (qu’un client impliqué est plus à même d’exiger), l’écoute (une qualité professionnelle passablement rare, passant ici sous contrôle collectif) et la dimension interactive de la conception (qui implique a minima deux acteurs). Cet enseignement se réfère donc à une modélisation de la conception (Conan, 1990) qui ne limite pas l’activité de projet à sa dimension cognitive, mais qui introduit le jeu des interactions sociales et professionnelles qui permettent au projet de se réaliser. La conception ne se réduit plus à une habileté de papier échangée entre étudiants et enseignants, mais sa dimension relationnelle s’invite avec la mise en situation de deux protagonistes en interaction, le client et l’architecte.
Une telle situation était profondément déstabilisante pour les étudiants : plus de programme prédéterminé et rassurant, mais une demande qui se cherche, des interlocuteurs qui ne sont plus les enseignants mais des pairs-clients, et l’obligation de proposer un projet autant que de comprendre comment d’autres duos architectes-client s’y prenaient pour produire le leur ! Chaque séance de studio commençait par deux ou trois échanges architectes-clients tirés au sort, donc non préparés, que les autres étudiants du studio devaient observer afin d’appréhender les interactions des participants et la dynamique demande-projet. Une fois chacun de ces courts échanges en direct terminés, on pouvait y revenir, questionner les protagonistes, rembobiner la séquence si besoin, etc. puisque chacun et chacune avait observé l’échange et consigné ses remarques. Une telle situation constituait un réel support de réflexivité pour les étudiants. Comme avec le carnet de genèse, ils devaient revenir sur les processus de conception, mais à la différence du carnet de genèse, ils étaient sollicités en direct et non en différé, oralement et non par écrit, et pour une production de pairs et non pour la leur. Tout cela les aidait à moins s’identifier à leur travail, ce que parachevait la dimension collective de ces retours, puisque ce qui se passait résonnait avec leur propre démarche tout en leur étant en partie commun. Ils pouvaient en quelque sorte partager leur expérience de la réflexivité. L’enseignant lui-même les y aidait, puisqu’il ne jouait pas seulement son rôle traditionnel de critique du projet, mais il participait à la prise de conscience de l’interaction. Dès lors il invite à revenir sur ce qui a été dit, montré, échangé, il relève ce qui échappe et appelle chacun à faire part de ses remarques, à dire ce qu’il a entendu ou cru comprendre. Il aide à l’exercice de la réflexivité non en feuilletant un carnet de genèse, mais en interrogeant une situation quasi simultanée, en « piégeant » l’improvisation par des arrêts sur image. Il peut, à partir de ce que tout le monde a eu sous les yeux, appréhender les rapports sociaux effectifs entre étudiants, (parfois particulièrement visibles), leur relation au champ professionnel (leur culture de la conception, leurs filiations stylistiques, les savoir-faire qu’ils mobilisent, etc.), et enfin les dissonances liées à leur futur métier qui pense la vie ordinaire pour les autres sans toujours les entendre (usages minorés, conduite du dialogue avec les clients, etc.). Cette situation sera appelée à évoluer vers la discipline de l’écoute par excellence, la psychanalyse, puisqu’un clinicien sera sollicité. Il insistera alors sur le rôle du sujet, qui semble parfois si démuni ou si peu à l’écoute, ou il fera admettre l’irrationnel présent à chaque séance, mais que l’on refuse de voir. Il saura montrer qu’un autre type de réflexivité est possible, ce qui enrichira l’approche théorique de P. Bourdieu.
Dispositif 4 : la tablée, ou l’expérience de la réflexivité entre pairs
Dans les trois cas que je viens d’évoquer, l’enseignant est très présent. Il replace, dans son cours d’amphi, des démarches de conception à première vue singulières dans des mouvements et des questionnements plus larges. Il est entre l’étudiant et son double, lorsqu’il feuillette et questionne le carnet de genèse. Il est un observateur particulièrement « armé » pour interroger l’échange qu’improvisent des étudiants autour d’une demande de maison individuelle. Il restait à imaginer une situation où l’enseignant ne serait, provisoirement, ni présent ni interposé, afin de laisser aux étudiants la liberté d’exercer « leur » réflexivité. Ce sera la « tablée ».
Elle s’inspire librement de « l’enseignement mutuel », qui proposait une alternative à « l’enseignement simultané » dans lequel un maître enseigne simultanément à des élèves divisés en classes, selon le modèle qui inspire toujours l’école primaire française d’aujourd’hui et qu’avait formalisé le fondateur de la congrégation des Frères des écoles chrétiennes, Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719). On doit à Anne Querrien (1976) la redécouverte de l’enseignement mutuel qui s’étend en France entre 1815 et 1830 :
Ce n’est pas son âge qui qualifie l’élève, mais la qualité et la quantité de son savoir dans une discipline précise ; il est entendu que ce ne sont pas nécessairement les mêmes qui sont les meilleurs dans toutes les disciplines. L’élève-moniteur a pour mission de faire apprendre les autres. L’apprentissage, discipline par discipline, est considéré comme la mission de l’institution scolaire et non le fait qu’on se tienne les bras croisés pendant six heures comme dans l’école des Frères des écoles chrétiennes où l’apprentissage n’est qu’un bénéfice secondaire. L’école mutuelle c’est un principe d’entraînement collectif vers l’apprentissage.
L’école « mutuelle » relaie et démultiplie ainsi le travail du maître en s’appuyant sur les élèves les plus avancés qui enseignent aux autres. Une telle organisation en groupes sans cesse recomposés permet à un seul maître de faire travailler jusqu’à 250 enfants, et l’auteure affirme, au vu des archives :
que la méthode mutuelle apprend les rudiments [scolaires] en deux ans alors que la méthode des Frères des écoles chrétiennes les apprend en six ans, et que dans le temps qu’il reste (à partir de 1842 l’école est obligatoire pour les futurs ouvriers) ils apprennent l’histoire, les sciences et des tas de choses qui font qu’ils ne sont plus des ouvriers dociles mais des agitateurs.
Cette dernière remarque explique selon l’auteure le combat mené par la monarchie de Juillet contre cette école.
L’efficacité dans les apprentissages, la construction de la confiance en soi, le pouvoir d’interagir donné aux élèves, ou encore l’appel à plus d’autonomie et à moins de soumission à l’autorité professorale, peuvent inspirer un beau programme d’enseignement de la conception en Ensa en imaginant un cadre délibératif collectif propre aux étudiants, donc sans les enseignants. On sait en effet que la présence même d’un enseignant, fût-il le moins autoritaire, constitue un centre d’attention, voire un facteur de tension, qui peut limiter la liberté de parole des étudiants, et la tablée répond à cette objection. Elle est constituée de quatre à huit étudiants qui peuvent, dans un premier temps en l’absence de l’enseignant, s’expliquer leurs projets et échanger des critiques, préparant ainsi ce qui s’adressera, dans un second temps, à l’enseignant et à l’ensemble des étudiants du studio. La tablée permet à une parole hésitante et en quête d’elle-même de s’élaborer en étant à l’abri provisoire de tout jugement de l’enseignant, voire de toute autocensure. Ainsi se construit une confiance en soi qui prépare aux échanges plus formels et plus intimidants qui suivront avec les étudiants du studio et l’enseignant. Comme dans le dispositif précédent, la dimension collective permet d’enclencher une posture réflexive, mais elle est ici plus sécurisante puisque l’enseignant ne s’adresse plus à un étudiant, mais au petit groupe qui constitue une tablée. Cette sorte de protection de l’étudiant par la tablée permet de gagner en liberté de parole et en disponibilité d’écoute. L’enseignant lui-même s’est déplacé, et il devient une fois encore celui qui peut interroger ce que les étudiants n’ont pas abordé ou ce dont ils ne (se) rendent pas compte, c’est-à-dire leurs relations à ce qu’ils conçoivent, selon le programme déjà évoqué supra.