Table ronde
L’installation de l’observatoire de l’économie de l’architecture1, lancé par le ministère de la Culture le 16 novembre 2021, et les objectifs qui lui sont associés ont réaffirmé la volonté de la part des politiques publiques de voir se développer des pratiques de recherche, de R&D ou d’innovation dans les agences d’architecture. Ces ambitions ont d’ores et déjà été formulées lors de la stratégie nationale pour l’architecture publiée en 20152. Les agences d’architecture sont invitées à adopter des logiques d’entreprises pour servir leurs évolutions et leurs pratiques en se saisissant des dispositifs de droits communs tels que le crédit impôt recherche ou l’accueil d’un doctorant en convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE). Comment les agences d’architecture se saisissent-elles de ces dispositifs ? Sont-ils appropriés aux pratiques et aux organisations des architectes ? Comment les politiques relatives à la recherche en architecture sont-elles reçues par le monde de l’architecture ?
Trois acteurs du monde de l’architecture, aux positions et postures différentes, ont été invités à venir discuter la place que peut ou doit avoir la recherche au sein des agences d’architecture en s’appuyant sur leurs propres expériences :
Cette contribution présente une synthèse de la table ronde et des échanges qui ont suivi.
Question 1 : Quelles sont les pratiques de recherche au sein desquelles vous êtes ou avez été impliquées ? Pouvez-vous les caractériser et les situer vis-à-vis de votre pratique en tant qu’architecte ?
Fanny Delaunay : Mes pratiques de recherche ont débuté dans le cadre d’un doctorat en CIFRE au sein d’une SCOP. Après un master d’urbanisme — je ne suis pas architecte, je suis assistante à maîtrise d’ouvrage en urbanisme —, je me suis inscrite une année en école d’architecture — licence 3 — et j’ai exercé en même temps en alternance au sein de l’Atelier 15. C’est dans cette double pratique, une pratique en agence et une pratique qu’on pourrait qualifier d’universitaire, complétée par une expérience de plus de dix ans en tant qu’animatrice en quartier politique de la ville, que mon sujet et ma posture de recherche se sont construits progressivement. La conjonction et la rencontre de ces trois mondes m’ont amenée à formuler une thèse autour des pratiques ludiques et des enjeux de la production urbaine sous l’angle à la fois de la ville durable, mais aussi comme une forme de l’actualisation de l’urbanisme sécuritaire.
Au sein de l’Atelier 15, j’ai eu une posture de praticienne. J’étais dans une logique de production et j’avais en charge différentes opérations. Il est difficile de segmenter les tâches en agences d’architecture et urbanisme, et peut-être encore plus au sein des petites structures, mais ça m’a permis d’ouvrir des terrains, d’accéder à des réseaux d’acteurs, de comprendre in situ des pratiques de conception et de là, de rejoindre une catégorie de travaux de thèse CIFRE sur les logiques de l’action. Cependant, au sein de l’Atelier 15, mes recherches, durant le doctorat ont finalement été assez peu mobilisées par manque d’opportunité en termes de marchés et de commandes. Aujourd’hui que nous accédons à de nouveaux marchés ils viennent construire une posture de praticiens réflexifs engagés sur le terrain de la recherche-action.
Finalement, j’identifie deux grands enjeux dans la recherche en agence d’architecture : le temps et la prise de distance nécessaire vis-à-vis de l’agence. La conjonction des temps entre la construction du projet de recherche et le calendrier des terrains est un vrai enjeu sur lequel je travaille aujourd’hui. Nous sommes en train de refondre les activités de l’agence pour que les choses se superposent. Concernant la prise de distance, après la thèse, j’ai poursuivi mon exercice au sein de l’agence et j’ai participé à d’autres projets de recherche dont notamment un poste d’ingénieur de recherche. Toutefois, c’est finalement en m’extrayant de cette posture d’agence et de praticienne, en m’éloignant des terrains et des réseaux qui étaient liés à l’agence, que j’ai vraiment pu asseoir une compétence scientifique et finalement une légitimité pour ensuite revenir avec cette casquette de recherche dans l’agence. Le temps de la thèse a donc été une opportunité pour moi de gagner en expertise et de comprendre le monde dans lequel j’allais évoluer que ce soit sous la casquette recherche ou praticienne.
Mais je me questionne quand même sur qu’elle est la différence entre recherche et innovation ? À la fois depuis le monde de l’agence et depuis le monde académique, je pense qu’on n’entend pas tout à fait les mêmes choses et donc nous, dans nos postures qui sommes un peu des deux, c’est parfois très compliqué à tenir notamment vis-à-vis de nos pairs qu’ils soient praticiens ou scientifiques.
Claude Valentin : Je poursuis sur un autre témoignage. Le mien concerne une expérience qui s’est étalée sur vingt ans. En réalité, à l’agence nous avons a vécu quatre expériences de recherche qui se sont cumulées à travers quatre cadres différents. La première est liée à la création d’une entreprise. En fait, les quatre sont liées d’où la nécessité des entreprises à structurer ce qui relève soit de l’innovation ou de la recherche. La notion est peut-être davantage définie à l’Association nationale recherche technologie (ANRT), dans l’organisme qui pilote les crédits d’impôt recherche. Le Manuel de Frascati3 définit également clairement ces différents termes (recherche et innovation).
Le premier projet de recherche s’est inscrit dans un programme européen nommé IST société de l’information. Depuis 1998, il existe des plans d’aide au développement auprès des PME et des organismes de recherche pour promouvoir des axes de développement. L’un d’entre eux portait sur « la nouvelle société de l’information » et nous avons pointé l’espace commercial comme étant un enjeu vis-à-vis des nouvelles technologies. Le projet était porté par l’Université de Bâle en collaboration avec des informaticiens et des experts de l’image 3D. Nous avons fait une proposition pour rejoindre l’équipe en duo entreprise d’agencement commercial et entreprise d’architecture. On a été accueilli à bras ouverts parce qu’on apportait une dimension très pragmatique pour l’expérimentation in situ de ces nouvelles technologies qui pouvaient — c’était l’hypothèse de cette recherche — soutenir le petit commerce déjà en souffrance à l’époque. C’est un cadre qui nous a apporté pendant trois ans des sommes d’argent assez importantes puisque le budget global était de 3 millions d’euros à partager entre les différents partenaires. Je parle d’argent, car le financement est aussi une grosse problématique dans la recherche.
Par la suite, nous avons développé des thématiques liées à nos pratiques constructives autour de l’usage des matériaux biosourcés. Nous nous sommes appuyés cette fois sur un crédit impôt recherche qui couvre 30 % des dépenses de recherche a posteriori. Là encore, la définition est extrêmement précise et doit permettre de distinguer un temps de conception, d’un temps de conception qui serait également un temps de recherche. Il y a tout un processus qui relève de la démarche scientifique et qui permet de produire, à la suite des expériences en projet, un rapport dans le but de valoriser le processus engagé et donc de valider le crédit d’impôt recherche. Il s’agit d’expliquer très concrètement le travail effectué : dans quelles conditions il a été fait, quels freins ont été surmontés, quels handicaps et quelles réponses, positives ou non, ont été apportées.
La troisième expérience s’est inscrite dans le cadre d’un appel à manifestation d’intérêt régional sur l’économie numérique. En nous appuyant sur l’usage du BIM, la maquette numérique qui était déjà utilisée au sein de l’agence, nous avons identifié un service qui peut être développé dans une agence d’architecture : la gestion du patrimoine. La maquette numérique permet d’intégrer un certain nombre d’informations propres à pouvoir anticiper les évolutions d’un patrimoine. Le service créé doit alors permettre d’élargir le spectre de la maîtrise d’œuvre en amont et en aval au cycle de vie du bâtiment.
Enfin, quatrième expérience, nous avons créé un contrat CIFRE sur cette thématique avec un chercheur qui est venu structurer ce projet.
Loïse Lenne : Pour ma part, les pratiques de recherche dans lesquelles j’ai été engagée concernent principalement une recherche de doctorat à l’Université Paris-Est financée par le ministère de la Culture, il s’agit donc du modèle académique et de ses exigences. Un temps long, cinq ans de recherche, pendant lesquelles, même si j’ai eu une pratique régulière de l’architecture, mon activité principale a été la recherche et l’enseignement. Pour moi, le doctorat a avant tout constitué une formation intellectuelle complémentaire de mes études, le temps de la construction d’une position critique vis-à-vis de la scène architecturale contemporaine, après quelque temps à exercer.
J’avais fait mes études au début des années 2000, à un moment où l’architecture mondialisée, réalisée par des architectes dits stars, était ce que l’on regardait, mais je ne m’y reconnaissais pas. À travers le doctorat, je suis allée à la source de ce que je voyais naïvement comme ce qu’il fallait combattre, et j’ai essayé d’étudier la visibilité, autant spatiale que médiatique, de certains projets. L’enjeu de mon travail, avec une visée de future praticienne, a été de prendre du recul sur les plans historique et théorique, pour comprendre le contexte dans lequel les architectes de ces productions travaillaient, et les processus de conception de ces architectes.
Donc, de fait, ma pratique actuelle en tant qu’architecte n’a pas grand-chose à voir avec les objets de ma recherche en doctorat, qui étaient des quartiers de tours de bureaux. Mais mes recherches ont véritablement nourri ma construction intellectuelle et donc nécessairement l’architecte que je suis aujourd’hui et mes méthodes de travail.
Pour autant, je crois profondément que recherche et pratique sont deux modes de participation à l’architecture distincts, très différents même si, bien sûr, ils peuvent être liés, en partageant des méthodes, voire des sujets.
Question 2 : Depuis que vous êtes engagés dans une forme de recherche, votre posture de recherche a-t-elle évolué ?
Fanny Delaunay : J’ai dit tout à l’heure qu’à l’agence on ne s’est pas vraiment saisi — et je dis bien « on » — de mes travaux de recherche, dans une pratique quotidienne de notre exercice. Mais pour autant, on est une structure profondément tournée vers de l’innovation, notamment sur les processus de montage d’opérations autour de l’habitat participatif ou sur des questions de matériaux biosourcés avec de la construction adobe. Nous sommes des architectes réunis dans une agence, mais elle doit se construire en fonction de chacun et en intégrant les intérêts individuels sur des questions de production architecturale et urbaine.
Depuis que je suis engagée dans la recherche, ma posture de recherche a évolué. Le grand enjeu a été finalement une mise à distance avec l’agence et les réseaux, les terrains, les modes de pensée, mais aussi les outils qui étaient propres à cette agence où il y a un vrai engagement sur une posture de l’architecte-urbaniste engagée. On lit régulièrement des articles scientifiques, on prend le temps du déjeuner pour faire des lectures commentées. Mais à un moment donné, ces outils se superposaient avec mes propres recherches et j’ai eu du mal à identifier ce qui était de l’ordre de mes idées et ce qui était de l’ordre des idées collectives mises en œuvre dans le cadre d’une société coopérative. Participer à des postdocs, être aux côtés de chercheurs universitaires dissociés de cette pratique, m’a alors permis de mieux comprendre les allers-retours et les porosités entre les outils qu’on peut mobiliser dans une pratique et les outils qu’on peut mobiliser au sein d’une recherche.
Un autre enjeu est relatif à la manière dont on s’expose à la maîtrise d’ouvrage. Je m’étais d’abord positionnée dans une optique de professionnelle et aujourd’hui, je me positionne sur une stratégie de carrière plutôt scientifique. J’assois davantage cette casquette, je me présente et je conduis les études différemment. Je suis chercheuse, ça fait partie de mon identité et c’est également une forme d’engagement. Ma contribution permet aussi de transformer des milieux, notamment de sensibiliser des équipes techniques de collectivités où la formation est parfois réduite aux travaux scientifiques.
Claude Valentin : De notre côté, nous avons découvert très vite qu’il y a dans le monde socio-économique des entreprises, des milieux plus ou moins favorisés par la recherche. Nous faisons partie d’une catégorie d’entreprises — notamment les PME et les TPE — et d’un secteur — le bâtiment — qui ne connaissent pas très bien ces démarches d’aides financières alors qu’il existe depuis fort longtemps des budgets alloués pour promouvoir l’innovation et la recherche. Il faut aller dans le milieu industriel pour avoir cette culture de la recherche expérimentale ou dans l’industrie pure, automobile et autres. Nous nous sommes donc renseignés sur les techniques et les guichets financiers pour apporter une aide aux efforts que les uns et les autres font. En l’occurrence dans les agences d’architecture, je pense qu’il y a des viviers et une appétence à la recherche. Toutefois, il est nécessaire de structurer ces démarches, car concevoir, ce n’est pas rechercher et je vois un grand intérêt à la recherche au sein de l’entreprise en termes de structuration. C’est aussi une manière de structurer le développement architectural en aidant à la vision d’ensemble et, à long terme, à construire le développement d’une entreprise d’architecture. À l’agence, c’est grâce à la production de notre premier rapport pour le crédit impôt recherche que nous avons structuré notre manière de faire, de par les règles que l’on nous a imposées. Il faut avoir une vision claire des thématiques de recherche et qu’elles soient portées par une équipe. Parallèlement, nous identifions des faisceaux de projets qui ont un rapport avec les thématiques et sur lesquels nous allons pouvoir valoriser.
L’autre aspect est financier. Nous constatons également une évolution des aides. Elles étaient principalement tournées vers l’innovation technologique et, aujourd’hui, elles portent davantage sur les évolutions ou les innovations sociales, c’est-à-dire l’organisation d’une entreprise, le processus lui-même de construction en intégrant la dimension humaine ou managériale. L’innovation va de pair avec les moyens parce qu’en agence d’architecture, nous avons l’habitude de déployer d’énormes efforts et la recherche est une contribution à la connaissance. La recherche et ses résultats sont partagés, ce qui permet de dissocier l’intérêt direct de l’entreprise, de l’intérêt général du monde académique.
Loïse Lenne : Je peux réagir sur la question des financements, pour constater que le doctorat est un moment extrêmement privilégié qui permet cette construction de l’indépendance intellectuelle. Nous connaissons les problèmes des financements quasiment inexistants et de la précarité chez les doctorants, et je ne défends bien sûr pas cette situation, mais c’est un fait, durant la recherche de thèse, on fait le choix de se consacrer à cette construction. Il y a un engagement personnel que l’on décide de prendre, hors cadre la plupart du temps, même quand il en existe un.
Après le doctorat, c’est extrêmement difficile de retrouver ce temps lorsque l’on a une pratique professionnelle, par exemple d’architecte maître d’œuvre et d’enseignante. Il est alors souvent nécessaire que les temps consacrés à la maîtrise d’œuvre et la recherche se scindent en des périodes différentes. En tout cas, c’est ce qui s’est passé pour moi. J’ai vraiment eu une période où la recherche et l’enseignement étaient mon activité principale et aujourd’hui, c’est le plus souvent la maîtrise d’œuvre et l’enseignement. De fait, mes journées n’ayant que 24 heures, la recherche comme j’ai pu la pratiquer pendant le doctorat a nécessairement été considérablement réduite. Mais je n’exclue pas que la balance change dans le futur.
De plus, faire une recherche doit avant tout venir d’un besoin, qu’il soit le besoin d’une étudiante fraîchement sortie d’une école d’architecture qui a encore besoin de réfléchir avant de se lancer, ou qu’il soit le besoin d’une professionnelle qui doit en savoir plus sur un sujet ou de mieux comprendre comment elle se positionne dans sa pratique. C’est un rapport mouvant pour moi. On a cette chance en tant qu’architecte de pouvoir passer de l’un à l’autre et que les choses se répondent et soient utiles les unes pour les autres. Même si j’ai annoncé que je trouve ça extrêmement différent, je suis très convaincue de la possibilité de la recherche et de la pratique de se nourrir entre elles.
Question 3 : Comment votre relation à l’enseignement influe-t-elle sur votre rapport à la recherche ?
Loïse Lenne : La première question est à mon sens plutôt inverse : comment la recherche influence-t-elle l’enseignement ? Pour moi, c’était la première raison de faire de la recherche. Il était nécessaire de construire mieux mes positions et mes connaissances aussi pour pouvoir les transmettre.
D’un point de vue pragmatique, le fait qu’on se pose les questions de cette table ronde aujourd’hui est extrêmement lié — en tout cas en France, mais ça a été dit pour la Belgique plus tôt dans la journée — au statut des enseignants-chercheurs. Depuis la réforme licence master doctorat4 (LMD), on est de plus en plus poussés à avoir un doctorat pour pouvoir enseigner, ce qui est bien sûr une richesse formidable, mais comporte aussi plusieurs risques, comme celui de se priver de praticiens qui n’en ont pas, ou, et c’est plus prégnant encore, d’opposer les praticiens et les chercheurs. Cette opposition est ridicule, nous l’avons encore vu cet après-midi, mais elle existe véritablement dans nos écoles. Elle y crée beaucoup de problèmes, des recrutements à la construction des programmes pédagogiques. Elle est liée à une position particulière des écoles d’architecture5 que l’on souhaite protéger sans toujours savoir comment faire.
Ces tensions ont fait beaucoup de mal en menant parfois à une confusion entre recherche et projet, tout le monde étant poussé à prétendre faire les deux en permanence. La recherche comme le projet ont beaucoup à y perdre voyant leurs sens, leurs méthodes singulières et leurs enjeux affaiblis, notamment parce que certains professionnels ont besoin, juste d’un point de vue de légitimité académique, de faire reconnaître du projet comme étant de la recherche, sans que cela soit fondé.
Pour moi, la recherche doit d’abord être pour l’enseignement, vers l’enseignement. Je ne me suis jamais sentie chercheuse sans être enseignante. Ça a toujours été deux pratiques intimement connectées. J’ai eu la chance, par exemple, d’enseigner l’analyse architecturale. C’est un outil assez caractéristique des architectes et de comment ils et elles peuvent se positionner dans la recherche en architecture, en mobilisant des outils de l’architecte en termes de dessin, mais aussi en termes de réflexion sur l’architecture et le projet, la compréhension de ces processus d’une façon différente de celle d’un historien ou d’un sociologue — tout en leur empruntant parfois aussi leurs outils.
Aujourd’hui, j’enseigne le projet, le lien avec la recherche en moins direct. En revanche, c’est une façon pour moi de rester alerte face à des questionnements contemporains — que je ne me poserais peut-être pas toute seule le nez dans le guidon à l’agence — ce qui crée des envies, des besoins de nouvelles recherches.
Claude Valentin : Pour nous, la question de la relation à l’enseignement est cruciale. Il est vraiment important que dans une école puisse être développé ce rapport de la pratique et de la réflexion. C’est le praticien réflexif qui est la clé de voûte : ne pas rester le technicien porte crayon d’une commande, mais pouvoir toujours maintenir un degré de distance pour interroger les techniques autant que les pratiques ou les processus de construction. Je pense que les laboratoires jouent un rôle extrêmement important dans la présence de la recherche chez les praticiens.
L’école de Nancy a eu l’avantage de bénéficier d’une culture de recherche. La question de l’expérimentation a toujours été extrêmement forte dans la pratique du projet, mais en même temps, il y avait un effort constant d’explicitation du processus. Je suis vraiment très reconnaissant parce que ce lien continue à se développer : la présence des laboratoires, des chercheurs, des jeunes chercheurs aujourd’hui continue à structurer cet enseignement.
Le troisième cycle est porteur aussi pour la profession parce que ce seront de futurs salariés, acteurs et architectes dans les agences. Il faut qu’on emploie ces docteurs et ces doctorants. Il existe des aides pour cela.
Fanny Delaunay : Pour moi, l’enseignement c’est la vraie possibilité d’une rencontre. L’enseignement permet de prendre le temps de poser à plat ce qui se passe dans la vie de l’agence, ce qui se passe dans les projets de recherche et de se poser la question de comment on souhaite le transmettre.
Je suis enseignante en sciences humaines et sociales et j’ai un profil un peu à part des autres enseignants parce que je continue à exercer des activités d’agence. Je me situe donc à ce carrefour, entre les enseignements de sciences humaines et sociales, notamment de sociologie ou d’anthropologie urbaine, et l’accompagnement des enseignants de projets. Je suis alors davantage mobilisée sur une compétence spécifique, sur les questions d’usage par exemple, mais aussi pour aider les étudiants à se positionner et à se construire une posture et une culture.
Les rencontres entre enseignement, recherche et vie d’agence se font aussi grâce à des appels à projets, cette fois-ci pédagogiques. Je pense notamment à des acteurs tels que les Parcs naturels régionaux (PNR) qui financent des ateliers hors les murs. Ce temps d’intensif permet à la fois de faire de la transversalité, mais aussi de croiser un acteur avec lequel je travaille, un client important de l’agence et donc de remobiliser ce réseau au service d’une pédagogie tout en continuant à essaimer des choses autour de l’urbanisme et de l’architecture, plutôt en milieu rural. Il permet donc aussi de rassembler des collègues enseignants autour de ces questions-là. Finalement, cette hybridation, elle se poursuit dans l’enseignement et je trouve que c’est toute la richesse de nos expériences avec une approche empirique très forte.
Question 4 : Comment pensez-vous que ces liens entre pratiques de recherche et pratiques professionnelles peuvent et doivent évoluer dans le champ de l’architecture ?
Claude Valentin : Les agences souffrent pour beaucoup par rapport à des enjeux à la fois structurel, mais aussi conjoncturel : le coût des matériaux, les changements de technologies, les normes, etc. Il me semble que l’agence a une posture assez spécifique et assez idéale par rapport à la recherche. Elle est entre deux mondes. Elle est entre le monde académique, monde professionnel, et le territoire en intégrant les usagers, les filières et les entreprises artisanales ou industrielles, car nous avons un rôle particulier dans l’exercice du projet. J’identifie une phase importante qui est celle de prescription. Ce n’est peut-être pas la plus glorieuse parce que c’est du CCTP (cahier des clauses techniques particulières), c’est du quantitatif, mais c’est un moment extrêmement stratégique dans l’histoire du développement du territoire, notamment pour orienter des filières ou des matériaux qui peuvent être utiles pour l’économie locale. Ce travail de prescription nécessite une structuration, en tout cas une intelligence particulière que la recherche peut apporter parce que seule, on n’y arrive pas. On est confronté à un arsenal réglementaire et des partenaires qui vont plutôt promouvoir les conventions et les habitudes, mais qui n’iront pas forcément vous entraîner en dehors des limites réglementaires. On est confronté à un accompagnement du changement sans en avoir les moyens. La recherche peut être un levier structurant. Pour moi, une agence d’architecture, c’est plus qu’une entreprise. C’est une cellule de R&D orientée développement et changement climatique, et toutes les thématiques auxquelles on est confronté. Je vois ça aussi dans le sens d’un mouvement, c’est-à-dire du monde académique vers le monde artisanal, comme un transfert technologique. On a la capacité de pouvoir, grâce à la présence et aux relations que l’on peut entretenir avec les laboratoires, les écoles, de pouvoir être un transmetteur des savoirs qui sont déjà existants chez les chercheurs en sciences appliquées, en recherche fondamentale ou en recherche appliquée. Nous pouvons aider à l’application ou à l’expérimentation au travers des bâtiments qui peuvent être isolés comme des lieux laboratoires eux aussi, des bâtiments démonstrateurs, des démonstrateurs à part entière que l’on peut sécuriser avec un processus de recherche à part entière.
Aujourd’hui la recherche au sein des entreprises industrielles développe des process, des techniques, des panneaux, des murs, des éléments constructifs à part entière, doivent mettre dans la boucle les chercheurs architectes et les agences. Par leur vision architecturale sensible et globale à travers une pensée complexe ils pourront enrichir de sens et rendre les produits sur le marché très attractifs et plus pertinents. J’imagine en effet un lien plus actif et direct des agences d’architecture pour contribuer à l’évolution plus vertueuse des systèmes de production du bâti.
Dans l’autre sens, du territoire nous pouvons faire remonter des thématiques et des sujets qui, pour les laboratoires, peuvent devenir aussi des opportunités extrêmement intéressantes. Il y a un travail d’alimentation des problématiques rencontrées sur le terrain pour les faire remonter dans les laboratoires. Les agences peuvent jouer ce rôle-là, mais seules, elles sont un peu fragiles parce qu’on est des petites structures en général, elles sont peut-être à coordonner. J’y vois encore un autre aspect pour l’avenir, c’est de se structurer à l’échelle régionale. Comme Région Architecture l’a initié il y a quelques années encore pour coordonner les actions de recherche sur le terrain, pour partager peut-être des actions de financement, pour partager ponctuellement des chercheurs et des partenariats avec la banque des laboratoires. Bref, on est plutôt dans une vision partagée de la recherche à l’échelle du territoire.
Fanny Delaunay : J’identifie deux échelles, l’échelle de l’agence et la question des finances et du rapport au marché. Aujourd’hui, la difficulté que j’ai, c’est comment trouver dans les plateformes de marchés publics des projets qui viennent questionner un peu la commande et la forme produite. Il y en a certains qui sortent et ça s’appelle des niches. Donc, il y a un enjeu de venir se positionner sur ces niches au sein de notre agence. Je pense que c’est aussi le propre des petites structures, des niches scientifiques et des niches de pratique. Aujourd’hui, l’agence se structure d’une part autour des questions de repositionnement des équipements scolaires et des approches climatiques de l’urbanisme pour lesquelles je peux mobiliser complètement mes travaux autour de l’enfance. D’autre part, il y a un pendant sur la question des matériaux, notamment sur la terre crue et les constructions en adobe où les espaces scolaires deviennent aussi des espaces d’innovation. Sur ces sujets nous avons des commandes, mais cela suppose de cibler certains clients : les PNR par exemple, mais aussi le PUCA ou l’ADEME. Ma thèse CIFRE a permis de m’accompagner dans ce positionnement et d’accompagner le positionnement de l’agence sur ces questions.
D’autre part, la question du repositionnement des financements publics sur les agences interroge puisqu’elle implique une forme de privatisation de la recherche et donc questionne les perspectives de la recherche publique.
Loïse Lenne : Cette question touche à des sujets divers.
Tout d’abord, elle rejoint la précédente, car l’enseignement tient une place cruciale entre ces deux modes d’exercice, surtout l’on essaye d’arrêter cette opposition réductrice entre praticiens et chercheurs et si l’on fait l’effort de comprendre les deux domaines. Cet exercice intellectuel se développe dans l’enseignement, surtout pour les enseignants TPCAU6, « de projet », et ce sera de plus en plus une nécessité académique, enfin institutionnelle, de créer des profils de personnes qui sont capables de comprendre deux points de vue et leurs complémentarités. Cette première évolution positive est déjà en cours.
De plus, les architectes doivent se former, c’est une obligation et là aussi une chance. C’est essentiel de faire intervenir des travaux de chercheurs et de les lire pendant sa pause déjeuner comme Fanny l’évoquait, mais c’est un temps qu’on devrait savoir valoriser auprès de l’Ordre et d’autres instances. Il s’agit là d’être capable de mobiliser la recherche pour que les architectes assument véritablement leur position d’intellectuels avec un point de vue sur la fabrique de la ville.
Par ailleurs, je trouve enthousiasmant que l’architecture et les architectes soient des terrains pour des chercheurs d’autres disciplines, et cela engage plus encore à avoir des chercheurs architectes sur ces sujets. Il y a d’ailleurs un regard parfois admiratif des autres champs sur ce que sont capables de produire les architectes chercheurs, surtout parce qu’ils savent mobiliser le dessin et représenter spatialement leurs idées. Ils contribuent ainsi à améliorer la compréhension de notre milieu et participent à la diffusion de la culture architecturale. Un thème de recherche à mes yeux essentiel pour cela est celui des processus de conception, car c’est en les éclairant que l’on se rend capable de transmettre au sens large : à des étudiants, à des maîtres d’ouvrage, à des entreprises.
Enfin, une évolution a cours dans toutes les disciplines en ce moment, celle des recherches aux thématiques imposées, les projets ANR par exemple. Dans ce cadre, on ne touche pas à la privatisation qui a été évoquée, mais à une potentielle fermeture, ou à une possible instrumentalisation des sujets. L’indépendance du chercheur est remise en question, parce qu’il est captif de logiques financières, dans lesquelles on évolue nécessairement quand on est architecte et desquelles on aimerait bien sortir tout en continuant à gagner sa vie quand on est chercheur ou chercheuse.
Intervention n° 1 (doctorante en CIFRE dans une agence d’architecture) : L’alternance entre phases de recherches et phases de pratique n’est-elle pas perméable ? Vous semble-t-il envisageable dans la pratique de continuer à développer des sujets de recherche qui vous tiennent à cœur ?
Loïse Lenne : Il y a probablement des façons de s’organiser différentes. Mais si on parle recherche académique, c’est extrêmement compliqué de mener les deux en même temps dans la même semaine ou dans la même journée. Le projet comme la recherche académique ont besoin d’un temps long qui s’accumule jour après jour. Donc non, je ne crois pas, mais peut-être parce que je n’ai pas encore trouvé la bonne méthode. En revanche, c’est certainement possible d’organiser des phases. D’ailleurs, beaucoup de jeunes architectes financent leur travail de doctorat ainsi, c’est-à-dire en faisant des phases de trois mois d’agence, trois mois de thèse.
Intervention n° 2 (enseignant-chercheur) : Les liens ou les envies entre la recherche et les pratiques en agence architecturale à tous les niveaux sont bien présents depuis un certain nombre d’années. Par contre, il y a quand même un énorme problème sur la manière dont, pour l’instant, la pratique d’agence est rémunérée à travers simplement une rémunération qui est basée sur un montant de travaux, ce qui ferme des possibilités autour de la recherche. Je pense que pour activer les croisements, y compris sur des questions SHS, qui sont globalement financées par des financements publics et plutôt sur des logiques de recherche fondamentale et universitaire, il faudra arriver à remettre en cause ce mode de financement des agences.
Claude Valentin : En effet, les agences aujourd’hui vendent des honoraires en pourcentage sur le montant des travaux et elles calquent leur processus de travail sur la loi MOP donc sans définition de recherche dans les attentes des marchés publics. Les processus de recherche sur le terrain ne sont donc pas reconnus pour l’instant officiellement. C’est une intention individuelle que les architectes prennent, mais il n’y a aucune commande qui est faite là-dessus. Personne ne nous demande rien en gros, donc c’est normal qu’il n’y ait pas de financement. Si la profession considère qu’elle a un rôle à jouer dans le changement, je ne vois qu’une solution, c’est une structuration régionale parce qu’il est plus intéressant de travailler en groupe collectif au niveau des laboratoires et au niveau des agences pour développer une stratégie pour qu’on puisse s’organiser, orienter et canaliser nos efforts, nos énergies, nos connaissances, nos moyens qui sont relativement faibles. Et peut-être, aller chercher des moyens financiers qui vont permettre à de jeunes chercheurs et à des laboratoires de structurer aussi leurs moyens financiers. Bref, c’est vrai qu’il y a une grande question parce qu’on n’est pas spécialement attendus. Il y a une méconnaissance du métier de l’architecte et encore plus de l’architecte intellectuel.
Loïse Lenne : Évidemment la rémunération des architectes est un problème. Mais il y a une différence fondamentale entre faire de la recherche et faire des recherches. Je ne sais pas si un maître d’ouvrage privé qui demande de réhabiliter son bâtiment a vocation à financer la recherche. Par contre, avoir davantage le temps de faire des recherches au sein du projet est nécessaire, c’est-à-dire en fait faire du projet, mais c’est vraiment très différent. Il y a également une confusion entre faire du projet pour les architectes et faire des projets. Les designers, les parfumeurs, les publicitaires, tout le monde fait des projets dans son travail, des projets de vie, des projets académiques, etc. En revanche, avoir plus de temps pour faire du projet permettrait de faire émerger des sujets et des envies de recherche. Par exemple, Patrick Rubin et son agence Canal architecture, ont décidé de valoriser un concours perdu, d’aller au-delà des recherches réalisées dans le cadre de leur projet sur le logement étudiant et de les publier.
Fanny Delaunay : Il y a aussi un enjeu relatif aux métiers de l’architecture, l’architecture ne se réduit pas au projet. À l’agence, nous réalisons des missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage et aussi des missions d’assistance à maîtrise d’usage dans le cadre de l’habitat participatif. Il s’agit d’interroger les processus de financement et les processus juridiques de la production du logement grâce à des financements privés et publics. Il n’est alors plus question d’honoraires sur des montants de travaux, mais des missions de conseil. Le chercheur praticien peut alors trouver une place.
Intervention n° 3 (enseignante-chercheuse, directrice de l’unité de recherche 1) : En vous écoutant, j’ai le sentiment qu’on parle de la recherche comme un état. On est recherche et on ne fait plus de la recherche. Comme si une fois qu’on a fait de la recherche, une fois qu’on a eu un doctorat, éternellement on est chercheurs à tous les moments de notre vie ce qui me semble terriblement faux. On a des creux, on a des moments où on ne fait juste rien. D’autre part en France, nous avons un modèle avec des structures publiques strictement dédiées à la recherche (CNRS, INSERM, IRD, etc.) qui n’existe pas dans beaucoup de pays. On a aussi de grandes entreprises, des entreprises de l’automobile ou l’industrie, qui ont les moyens de financer elles-mêmes des choses qui visent à l’innovation et qui visent à la commercialisation. Et puis, de l’autre côté, il y a ces agences d’architecture qui, pour la plupart en France, sont excessivement petites. Vous avez tous rapporté que pour faire quelque chose qui s’apparenterait à de la recherche, il faut aller chercher des financements, mais est-ce que finalement, les agences, à cause de leur taille, sont vraiment le lieu pour la recherche ?
Intervention n° 4 (doctorante en sociologie) : Vous parliez de reconnaissance par les pairs en étant soit chercheur soit architecte, de la nécessité de devoir cloisonner, se positionner à un moment donné pour être reconnu et qualifié ou de chercheur ou d’architecte. Est-ce qu’on n’essaye pas de se mettre dans des catégories, alors que finalement, la question qui se pose ici : profession, point d’interrogation, architecte au pluriel, c’est qu’est-ce qu’on met derrière tout ça ? Des chercheurs, des architectes, un peu du projet, un peu des projets…
Intervention n° 5 (enseignante-chercheuse, directrice de l’unité de recherche 2) : Je pense effectivement en vous écoutant qu’il il y a peut-être une confusion entre, disons, des praticiens-praticiennes réflexifs et puis les chercheurs, les enseignants-chercheurs. Ce n’est pas pour rien qu’on est des enseignants-chercheurs. Si déjà, comme enseignants-chercheurs dans les écoles d’architecture, on arrivait à faire de la recherche… Faire de la recherche quand on fait de l’enseignement, c’est déjà énorme. Si en plus on a une agence, qu’on veut répondre à des marchés qui sont très codifiés, très structurés, faire de l’enseignement et faire de la recherche… Il y a peut-être un peu trop de volonté d’embrasser trop. Finalement un des problèmes de l’architecture, c’est que justement il y a cette articulation très forte entre profession et métiers. On s’imagine que la formation en architecture débouche automatiquement sur un certain type de pratique du métier, alors que, par exemple, quand on est anthropologue ou sociologue, on sait très bien qu’on peut avoir des accroches professionnelles très différentes et qui sont liées à des pratiques justement qui sont spécifiques. Vous avez parlé de l’admiration qu’on peut avoir par rapport à cette pensée graphique. J’aimerais que quand les architectes effectuent une recherche explicite, qu’ils explicitent ce qu’ils font. Comment est-ce qu’ils pensent graphiquement ? Ils ne le font peut-être pas tellement souvent. Finalement, il peut y avoir un côté un peu fétichiste où ils savent très bien faire de super PowerPoint, faire des trucs design super jolis, mais ils ne vont pas tellement déconstruire la boîte noire. Il y a aussi l’enjeu de la recherche en architecture d’expliciter cette pensée en action. Les agences peuvent s’associer avec des enseignants-chercheurs et travailler avec eux à expliciter les pratiques professionnelles.
Intervention n° 6 (enseignante-chercheuse 1) : Par rapport à cette question de pouvoir faire plusieurs choses à la fois, il y a un autre débat : c’est la question des disciplines. J’ai une formation d’architecte. J’ai fait une thèse en sociologie. Et maintenant, je fais quoi ? On est sans arrêt en train de devoir se définir, mais aussi en fonction des circonstances. La question de la définition quand on est dans plusieurs ou entre plusieurs catégories, elle se pose à tous les niveaux alors même qu’on a tendance à vanter justement des choses qui seraient à cheval comme la pluridisciplinarité. C’est très complexe parce que le cadre institutionnel nous demande sans arrêt de pouvoir clairement nous définir.
Intervention n° 7 (enseignant, praticien et docteur belge) : Je ne partage pas du tout votre avis. Au contraire on peut aussi envisager la recherche comme un projet. Dans mon agence, il y a 18 personnes qui travaillent, huit enseignants, cinq doctorats financés via l’université, dont deux qui sont terminés. Ces doctorats ont forcément un lien avec la pratique — même si l’un d’entre eux se consacre à l’histoire de l’architecture qui n’a absolument rien à voir avec la pratique ou avec des techniques qui sont dans la pratique. Cependant, le fait d’être praticien dans un bureau modifie fortement la manière dont la personne aborde son sujet. Je pense qu’il y a tout à fait des liens possibles et qu’il n’y a pas de cloison. Il n’y a pas de nécessité d’arrêter son agence pendant trois mois quand on veut travailler sur sa recherche. Les projets fonctionnent par phase et entre elles. On peut se remettre sur sa recherche si on en a une. Dans mon agence, tous les gens qui ont ce même profil ont été payés par l’État pour effectuer leur recherche et enseigner à mi-temps et l’autre mi-temps ils ont travaillé en agence. Je trouve terrible cette idée qu’on doit absolument enlever une de ces casquettes…
Intervention n° 8 (enseignante-chercheuse 2) : Il y a de la recherche en R&D et il y a de la recherche académique. C’est tout à fait autre chose. Il y a d’autres codes qu’on nous impose : le passage, par exemple, d’une thèse de doctorat, des publications dans des revues reconnues par nos pairs — des scientifiques avec des méthodes éprouvées, des chercheurs au sens académique. Nous avons beaucoup de débats au sein de notre laboratoire. Il y a des architectes enseignants praticiens qui souhaitent intégrer le laboratoire. On est très contents de pouvoir travailler avec eux, mais c’est toujours compliqué de dialoguer parce qu’ils ne comprennent pas nos méthodes. Nous, souvent on a été architecte, donc on sait ce qu’est leur métier même si on n’a pas autant d’expériences. Le compromis que l’on trouve, c’est de mobiliser leurs pratiques comme un terrain d’enquête, de mettre en lien nos méthodes de chercheurs en mobilisant leurs terrains de projets, de territoires, de projets localisés… On ne peut pas opposer les deux, mais, on ne peut pas dire que quand on fait de la recherche pour renseigner un projet d’architecture, c’est de la recherche au sens académique.
Intervention n° 9 (enseignant, praticien et docteur belge) : La question de la révision par les pairs est tout à fait discutable. Ce système-là mène aussi à des biais.
Intervention n° 10 (enseignante-chercheuse 3) : Je crois que le problème de scission entre la recherche académique, qui relève de l’université, et puis nos écoles qui y sont rattachées est un problème systémique franco-français, un problème de système et de structures.
Quand on répond à des concours ou à des projets de financement, on doit remplir des cases. Si on a tout simplement envie d’être créatif ensemble, on peut trouver des possibilités. Je suis convaincu que même une recherche académique, elle est créative. On a les mêmes fondements, notamment l’intuition du chercheur qui n’est pas très différente de celle de l’architecte qui cherche. Moi parfois, dans mon agence j’ai l’impression d’être à un moment donné historien, parce que je vais aux archives et que j’utilise des méthodes d’historien. Probablement pas de manière très académique, je n’ai pas la prétention d’avoir toutes les méthodes. Mais j’ai touché du doigt toutes ces méthodes et je les applique comme je peux. Je n’ai pas l’impression pour autant de trahir ni ma profession ni la mission que j’ai d’élever à un rang qualitatif les bâtiments que je produis.
Intervention n° 11 (enseignante-chercheuse, directrice de l’unité de recherche 2) : Il y a quand même une question. Ce n’est pas que la question de l’académisme ou de la révision par les pairs, il y a quand même une histoire de la construction scientifique. La créativité, l’inspiration, c’est important, c’est le monde de l’artiste. Ça fait partie de l’histoire de l’architecture et de la culture de l’architecture. Je crois que, justement, il y a un enjeu dans la recherche. Ce n’est pas que du formalisme. Si vous, les architectes, vous avez envie d’avoir une culture architecturale, c’est à ça que sert la recherche, c’est la construction entre des paires d’une autoréférence de ce que c’est que la culture architecturale. C’est important que chaque discipline, ou plutôt que chaque espace culturel cognitif soit autoréférentiel. Il n’a de comptes à rendre à personne d’autre que le travail qui est fait de réflexivité, d’observations, de discussions et de lectures réciproques, d’argumentation et de critique. C’est le processus de recherche qui va faire que moi je peux dire que je suis sociologue et d’autre anthropologue, etc. On s’inscrit dans une culture qu’on connaît, on a lu, on a critiqué.
Loïse Lenne : La visée est fondamentalement différente. On emploie les outils ou les méthodes des uns et des autres, oui, mais la visée de la recherche a un fondement, le terme n’est pas tout à fait juste, mais disons, désintéressé : je crée du savoir pour le donner aux autres. Quand je fais du projet, ma visée première, c’est de construire, ou de réhabiliter. L’agence est un lieu où l’on peut faire pas mal de choses, mais il n’en reste pas moins qu’à un moment, les deux pratiques divergent. C’est peut-être le même lieu physique, mais ce n’est pas la même lieu temporalité. Est-ce qu’enseigner, rechercher et pratiquer exactement en même temps, c’est possible ? En tout cas tout seul : non, je ne crois pas. La recherche comme l’enseignement reposent sur une personne en propre. Quand j’enseigne, je suis souvent seule face à mes étudiants. En revanche, à l’agence, Claude, si tu arrives à faire des choses, c’est aussi parce que vous êtes nombreux, il y a des tâches partagées.
Claude Valentin : Effectivement, le fait qu’on soit plusieurs dans une agence conforte la possibilité de faire le distinguo entre les différents moments nécessaires à la pratique du projet en tant que métier et la pratique de recherche en tant que chercheur entre guillemets. Il ne faut pas oublier que dans les recherches de développement expérimental, en réalité, ce qui est accordé dans la définition de ce secteur spécifique de la recherche, c’est que l’on a besoin de faire valider certaines étapes clés du travail proprement dit de recherche : des essais, des rapports, des relations spécifiques et ponctuelles avec des laboratoires et des chercheurs. C’est ce qui apporte une validité, une légitimité aux rapports que l’on va pouvoir écrire et remettre à l’instance qui va évaluer si le travail est effectivement une recherche. Ce n’est pas nous qui nous déclarons chercheurs. L’agence soumet son dossier et justement a une expertise, un espace expert. Cependant, il n’y a pas d’instance d’expertise architecturale. Aujourd’hui, le crédit d’impôt recherche, mon premier, a été validé par un chimiste. Les instances étatiques et régionales n’ont pas de lien et n’ont pas de structures visibles du côté de la discipline architecturale pour faire le relais et faire la validation de ce qui pourrait être pratiqué comme étant de la recherche dans les agences. On a d’autres professions qui sont autrement structurées et qui naviguent plus précisément. Je pense qu’il y a aussi une réflexion à avoir sur spécifiquement la recherche et développement sans états d’âme, parce que les architectes sont conscients de ne pas être des chercheurs, mais ils aspirent à la recherche avec l’espoir de pouvoir tisser des liens avec des chercheurs qui sont sur des problématiques qui peuvent avoir un lien avec l’action. Cette construction de l’échange et du partage de ce processus de travail dans lequel se côtoient le monde de la recherche sur la discipline et le monde professionnel, en tant qu’activité métier, est possible. C’est ce qui nous reste à faire et à construire. On l’expérimente comme on peut les uns et les autres, plus ou moins bien, plus ou moins clairement, mais c’est toute une structuration qui est en cours. On est conscient des faiblesses de l’intention et de la pratique telle qu’elle se fait aujourd’hui. On devrait gagner en scientificité. On devrait gagner aussi sur la différenciation entre métiers et pratiques de recherche à proprement parler. Je pense qu’on a tout intérêt à clarifier les compétences qui sont actives au même endroit, au même lieu, peut-être pas au même moment, mais dans un même espace où se côtoient des profils relativement différents.
Fanny Delaunay : Je pense que la présentation qu’on vient de faire est aussi révélatrice des écarts qui existent dans la manière de faire de la recherche en agence. Pour moi, l’agence, soyons clairs, c’est un accès au terrain, et à un moment donné, la production de savoirs se fait au laboratoire. Ensuite, je reviens à l’agence, avec éventuellement des savoir-faire, mais qui sont autre chose.