Show cover
Couverture Une profession, des architectes (Edul, 2024) Show/hide cover

Quand la recherche transforme la pratique : des temporalités, commandes et réseaux renouvelés

Nos structures binômes, l’agence et l’association Atelier et Collectif Fil, se sont montées autour de la volonté de trouver du sens dans notre pratique d’architecte et d’urbaniste, d’y insuffler notre vision durable du monde, et notre clé pour cela a été d’expérimenter. Nous avons exploré d’abord des alternatives à la pratique classique puis hybridé la nôtre. L’expérimentation et la recherche-action sont les mots que nous avons utilisés, au début sans connaître les débats internes dans le milieu scientifique et professionnel, puis en connaissant leurs contours et en confrontant nos pistes avec des praticiens et des chercheurs. L’architecture et plus largement la fabrique de la ville partagée, frugale et itérative — nos valeurs fondatrices — sont devenues trois axes de recherche. Dans cette perspective nous testons des démarches et outils pour impliquer les acteurs dans les projets, favoriser le réemploi, l’éco et l’auto-construction et transformer par étapes. Ce colloque est l’occasion de revenir sur une question récurrente et évolutive au sein de nos structures : comment la recherche interne à l’agence et l’association transforme-t-elle nos temporalités de projet, nos commandes, nos collaborations ?

Pour répondre à cette question, nous évoquerons d’abord les débuts de Fil en format associatif avec le Collectif Fil, et expliquerons ce que cela nous a apporté dans notre démarche de recherche en termes de partenariats et de méthode. Puis nous décrirons comment nous avons développé une part de recherche dans les projets, tant dans l’association que dans l’agence d’architecture créée par la suite, en affinant dans le même temps nos méthodes. Enfin, nous questionnerons nos stratégies actuelles et les limites que nous rencontrons dans la mise en place de la recherche en lien avec le projet.

Les débuts dans le milieu associatif

L’association Collectif Fil est née du souhait d’expérimenter des alternatives aux pratiques d’agences dans lesquelles nous avions travaillé. Nous ressentions un décalage avec les profondes transformations qu’impliquaient les enjeux sociaux et écologiques de notre société et les constructions qui y étaient réalisées. D’autre part, le temps accordé à la réflexion sur les contextes de projet y était très limité, contrairement à celui accordé en école d’architecture. La présence sur le terrain à l’écoute des usagers y était absente ou ténue, à l’inverse de celle initiée par des collectifs, notamment ceux réunis autour du réseau Superville1. Enfin, la recherche et l’expérimentation étaient manquantes en agence, et nous voulions lui donner une place.

Nous avons monté le Collectif Fil début 2013 sous forme associative afin de pouvoir réunir des personnes intéressées pour expérimenter de nouveaux modes d’élaboration et de réalisation des milieux habités, dans une démarche d’intérêt général. De plus, le statut associatif nous a permis de convier de nouveaux adhérents à participer aux projets et à leur mise en débat, ce qui était essentiel pour nous. Nous recherchions à favoriser une diversité des acteurs, et une pluridisciplinarité dans l’approche de la fabrique de la ville. L’association était ouverte à tous profils et non uniquement aux architectes, c’est toujours le cas aujourd’hui.

Une première recherche-action intuitive

Le premier projet de l’association, la Nizanerie — un espace extérieur partagé pour, avec et parmi les habitants dans la rue Paul Nizan à Nantes — est aussi celui dans lequel nous avions mis tous les questionnements liés à l’adaptation de notre pratique aux enjeux contemporains, et les avons mis à l’épreuve du réel. Si nous n’avions pas posé de problématique et d’hypothèses, elles y étaient contenues implicitement, de manière intuitive. Il s’agissait de tester l’intérêt de lier des actions concrètes (le « faire ») à la conception d’un projet, d’évaluer l’importance de lieux ressources et outils appropriés à la transformation d’un lieu, et enfin de voir la possibilité de construire en collectif avec des ressources locales et réemployées. Cela afin d’impliquer largement et sans distinction les usagers actuels ou futurs d’un lieu dans la transformation de celui-ci, de prendre appui sur l’architecture pour faire du lien social, d’adapter les projets au plus proche des besoins et de diminuer l’impact énergétiques des constructions.

La Nizanerie combinait un lieu de production de matière et de savoirs, une maison du projet et un espace de rencontre. Ce projet partait d’une autre question, qui venait d’une remise en question des commandes partagée par plusieurs « collectifs » à ce moment-là (Darrieux, 2014) : comment impulser des commandes plutôt que d’y répondre ?

En parallèle, nous réalisions d’autres projets de co-construction sur le terrain et des concours comme Europan 12 « la ville adaptable », dans lequel nous avons élargi l’échelle d’analyse, tout en y injectant les enseignements de la Nizanerie en proposant des événements déclencheurs et conviviaux qui amorçaient des transformations du quartier par étapes et autour d’initiatives citoyennes.

De nouveaux acteurs associés : ceux du monde associatif et de la recherche académique

Ce démarrage associatif nous a permis de prendre connaissance d’un « autre monde », celui des associations de quartier et des groupes d’habitants. Ces interlocuteurs sont conviés à participer à la fabrique urbaine de manière ponctuelle lors de réunions. Nous avons remarqué dans nos projets de co-construction qu’ils apportaient une réelle connaissance du quartier et pouvaient être relais d’information et de mobilisation sur le territoire.

Souhaitant tester la position d’architecte-médiateur de terrain, il s’agissait pour nous d’apprendre de ces partenaires, et non de demander uniquement des avis. Volontairement, nous ne nous posions pas en « sachants ». Cela a pu déstabiliser les habitants et les acteurs plus institutionnels comme la société d’aménagement de l’île de Nantes. Nous-mêmes avons été bousculés, car nous ne savions parfois plus qui nous étions.

Ces partenariats nous ont aidés à inventer une nouvelle posture hybride entre l’architecte et le médiateur. Ils participaient à une redéfinition de notre rôle, en nourrissant notre réflexion dans et sur l’action, dans une démarche de « praticiens réflexifs » au sens de Donald Schön (1983). C’était une période riche de lectures en sciences humaines. Nous nous sommes également tournés vers l’anthropologue Jean-Yves Petiteau, chercheur au laboratoire LAUA de l’Ensa Nantes, qui nous a alimentés en partage de références et expériences, en plus de nous transmettre sa méthode des itinéraires.

Ces collaborations avec les associations de quartier et avec ce chercheur ont ainsi renforcé notre posture réflexive pour définir la pratique d’architecte-médiateur installé sur le terrain. Par ailleurs nous avons compris la richesse de ces partenariats pour alimenter le projet et avons continué à intégrer tant que possible ces acteurs dans la suite de nos missions.

Un nouveau rapport à la commande : être à l’initiative ou transformer la commande

De nombreux projets réalisés lors des deux premières années ont été déclenchés à notre initiative, financés par des appels à projets et subventions destinés aux associations. Ils ont été créés pour répondre aux questionnements de l’association ou d’acteurs du territoire, mais devaient rentrer dans les critères des financements. Cela a été favorable pour renforcer la démarche de recherche-action et sa méthode car nous gardions une liberté relative dans la définition des objectifs et des processus de projet.

Notons que les appels à projets et subventions fonctionnaient généralement par thématique (« culture », « jeune public », etc.) ou par localisation (à destination d’un quartier par exemple). Avec le complément d’autres aides (comme les contrats aidés, disparus aujourd’hui), ces financements permettaient une liberté d’intervention tout en restant faibles : la multiplication de petits appels à projets ne pouvait garantir la stabilité d’une structure. Aujourd’hui encore, l’association fonctionne de cette manière sur certains projets, même si ce mode se complexifie avec une demande systématique de co-financement par plusieurs institutions ou d’apport de fonds propres. Par ailleurs, ces financements permettaient de réaliser le projet et valorisaient partiellement la recherche, dans le sens où une évaluation des actions mises en œuvre était demandée, avec la production d’indicateurs d’évaluation et d’outils de recueil des données. Cette démarche est détaillée dans la partie ci-dessous.

Une autre possibilité pour tendre vers la recherche-action était de détourner légèrement les commandes qui venaient à nous, pour y ajouter un centre d’intérêt par rapport à nos questionnements internes. Par exemple en transformant l’animation d’un stand associatif en débat sur l’urbanisme du quartier, ou en proposant le réemploi d’éléments existants (caravane, poulailler) pour un aménagement paysager de camping, ou encore en intégrant des espaces communs appropriables à une commande d’un marché des meilleurs ouvriers de France.

Deux nouvelles temporalités dans le projet

Les recherches de subvention nous ont conduits vers une logique d’évaluation de nos actions, car elle était demandée par les institutions. Cela nous demandait d’établir dès le départ un cadre et de développer une posture réflexive. Fin 2014, après deux ans d’intenses activités, nous avons réalisé une évaluation de celles-ci et avons ajouté une capitalisation pour prendre du recul sur tous ces apports. Voici une description de ces deux approches :

L’évaluation

Une évaluation est souvent demandée pour l’obtention de subventions au bénéfice de projets immatériels dont l’enjeu principal n’est pas uniquement l’objet construit mais également les dynamiques humaines qui se jouent dans le projet, comme l’appropriation et la gestion d’un lieu, ou encore la cohésion sociale d’un quartier. L’évaluation est un moyen d’acquérir des connaissances issues des projets, tout en étant sous-tendue par le besoin de rendre compte aux donateurs des fondations ou aux électeurs des collectivités, ainsi qu’aux personnes à qui les actions sont destinées2.

L’évaluation (…) s’intéresse aux résultats de l’action. Elle porte une appréciation sur ce qui s’est passé en établissant une comparaison avec ce qui avait été prévu et elle fait des propositions pour améliorer l’action3.

Les modes d’évaluation doivent être présentés dès le dossier de demande de subvention, avec l’écriture d’un cadre logique constitué des objectifs du projet, des actions prévues, des moyens (humains, matériels, financiers), des indicateurs d’évaluation (éléments quantitatifs qui permettent de juger) et des outils de recueil des données (moyens de collecte des informations). À la fin du projet une analyse est faite pour apprécier l’atteinte des objectifs et relever les résultats obtenus. Ces résultats peuvent concerner par exemple les impacts sur les comportements et /ou pratiques du public bénéficiaire, pour reprendre les termes utilisés dans le dossier de la Fondation de France, en les justifiant par des indicateurs et outils de recueil de données précis. Parfois l’évaluation comprend également, comme dans ce dossier, une analyse des conditions de mise en œuvre des actions, un retour sur les résultats non prévus, un retour sur les difficultés, les enjeux et enfin les recommandations.

La capitalisation

La capitalisation est une méthode pour « transformer le savoir en connaissance partageable » (Graugnard, Quiblier, 2006), très fréquemment utilisée dans les projets de développement4. Nous sommes partis de la méthode Centre international d’études pour le développement local (Ciedel5). Cette approche s’attache aux faits, aux compétences concrètes, à ce qui a été réalisé. Capitaliser, c’est transposer des savoirs implicites à des savoirs explicites. Autrement dit c’est passer de « puisque je fais, je sais faire » à « je sais faire et je peux expliquer comment je fais ». Ces savoirs servent d’abord à ceux qui l’ont produit. Ils peuvent ensuite être diffusés à des tiers si cela est souhaité.

D’un point de vue méthodologique, la première étape consiste à créer un cadre de référence à partir de l’objet de la capitalisation (objet qui peut être une action, une thématique ou une démarche). La démarche chronologique est souvent le cadre de référence le plus simple. Il s’agit ensuite de repérer les changements significatifs dans l’action menée, les faits internes ou externes qui ont influencé structurellement l’action, appelés les points d’inflexion. La troisième étape consiste à déterminer à partir de ceux-ci les savoirs créés et intéressants à conserver (« quelles sont les compétences que j’ai créées, qui me sont propres et qui sont intéressantes à conserver ? »6). Ce qui est spécifique — ce qui est utilisable uniquement dans certaines circonstances ou par la personne qui les a mis en œuvre — doit être différencié de ce qui est transposable et constitue un savoir fondamental. De même, il faut différencier les éléments empruntés et connus et les savoirs endogènes au projet. Les premiers sont des savoirs classiques et externes, alors que les deuxièmes sont créés par le projet. Enfin, il faut créer un modèle pour rendre le savoir réutilisable, transposable, identifier les alternatives et se donner les moyens de la diffusion.

Afin que la capitalisation soit plus ludique et la faciliter au quotidien, nous avons créé un jeu de cartes. Il s’agissait sur les cartes d’écrire d’abord les objectifs, les acteurs mobilisés, les actions, les médias utilisés. Ensuite, nous écrivions sur d’autres cartes les événements qui avaient fait infléchir le projet, les nouvelles cartes objectifs /actions / médias qui en découlaient, ainsi que les cartes « bottes » que nous avions créées pour l’occasion, à l’instar du mille bornes, pour décrire des comportements transposables ou spécifiques inventés pendant le projet ou réfléchis après coup lors de la capitalisation. Certaines cartes « bottes » étaient de nouvelles hypothèses à tester.

À ce moment-là, l’évaluation et la capitalisation ont été pour nous des moyens de formaliser une prise de recul sur nos projets, et d’aller vers cette démarche de recherche-action qui nous tenait à cœur. D’ailleurs, sans avoir lu les Fondements de la recherche-action de Michel Liu (1997), nous nous rapprochions intuitivement des 3 phases décrites dans son ouvrage : l’étude de faisabilité lors de l’écriture et du montage du projet, la phase de réalisation avec un cadre de référence de la démarche et enfin la phase de restitution axée sur une « diffusion générante » pour que les connaissances générées par la recherche trouvent une place dans la pratique ensuite. Nous nous servons encore de ces deux méthodes, parfois en les intégrant directement aux phases de projet. Des projets du Collectif Fil ont fait l’objet également de capitalisations concomitantes pour produire des connaissances sur la préfiguration.

Ces débuts ont ainsi été un apprentissage des liens entre recherche et projet, avec la mise en évidence de nouvelles temporalités, commandes et réseaux d’acteurs qui se retrouvent dans notre montée en compétences sur la recherche aujourd’hui.

La montée en compétences sur la recherche

La définition de trois axes de recherche communs

En 2014, l’évaluation et la capitalisation des projets nous ont permis de prendre du recul vis-à-vis de deux années de pratiques et de nombreux allers-retours entre des hypothèses à tester et les expériences qui les accompagnaient. Ce travail a permis de poser ensuite les bases de trois axes thématiques qui nous portaient collectivement dans ces expérimentations : l’itération — ou comment transformer le projet par étape en intégrant et complétant les phases de projet — , la frugalité — ou comment être ingénieux et modeste dans la réponse adoptée, en s’appuyant sur ce qui est déjà-là et sur des techniques au faible impact environnemental — et enfin le partage — ou comment impliquer tous les acteurs du projet, même ceux qui sont hors des champs de consultation, en créant de nouveaux rôles et outils.

Par ailleurs, nous avons à cette période divisé notre structure en deux, en créant l’agence Atelier Fil en octobre 2014 suite à la poursuite du concours Europan 12 en étude de faisabilité pour la transformation d’un quartier dans une ville de la métropole nantaise. L’agence portait la maîtrise d’œuvre, parmi les autres acteurs, l’association gardait la possibilité d’agir entre les acteurs de terrain. Nous avions alors le souhait de ne pas limiter le lien entre recherche et projet au sein de l’association, mais de le retrouver dans les deux structures binômes. Ces trois axes étaient tout d’abord des valeurs portées par les deux structures, ils sont devenus des axes de recherche lorsque nous avons structuré notre recherche en 2020. De prime abord, ce lien entre recherche et projet semblait plus évident dans l’association, car la plupart de ses projets portaient sur la mise en lien d’acteurs, donc fortement ancrés sur le processus sans avoir pour finalité des objets construits. Il pouvait y avoir une réadaptation au fur et à mesure, donc une évaluation et une capitalisation intégrées aux phases de projet. Côté agence, nous devions faire avec le cadre de la maîtrise d’œuvre dans lequel le processus comme les phases de recul n’étaient pas spécialement valorisés. Cela a pu cependant être le cas avec des maîtrises d’ouvrage qui souhaitaient expérimenter et innover sur des projets, ou parfois dont les moyens financiers nécessitaient une telle démarche, notamment autour du réemploi. À l’agence, nous avons aussi porté une part d’expérimentation dans des commandes qui en étaient dépourvues, par exemple en proposant du réemploi pour des scénographies et la construction d’un accueil de loisirs, ou encore en ajoutant des appropriations par les habitants dans une mission de transformation des espaces publics d’un bourg.

Après ces années exploratoires, nous avons poursuivi les liens entre projet et recherche au sein des deux structures en les affinant. Deux démarches nous ont particulièrement apportées pour renforcer nos méthodes et en éprouver les limites : tout d’abord la recherche-action « Chantier Zéro Déchets » portée par l’association, ensuite la structuration interne pour répondre au crédit impôt recherche.

L’amélioration des méthodes de recherche-action

Un projet phare a permis d’affiner le processus de recherche-action en 2017–2018 : le projet « Chantier Zéro Déchets, des Ressources à Bricoler pour le quartier » porté par le Collectif Fil et proposé dans le cadre d’un appel à projets sur l’économie circulaire de la Caisse des Dépôts. Il s’agissait d’interroger la faisabilité du réemploi de déchets de construction neuve, par la recherche et l’action. Plus précisément, le sujet était celui de la mise en lien des acteurs concernés par ce réemploi. Alors que la Caisse des dépôts invitait à des projets « innovants et expérimentaux » et sélectionnait les projets sur des critères comme la reproductibilité de la démarche, le Collectif Fil a proposé une recherche-action.

Pour ce projet, plusieurs stratégies ont été mises en place concernant les acteurs :

  • parmi les deux porteuses de projet, une personne portait la casquette « action » et une autre celle de la « recherche » afin de faciliter la prise de recul ;
  • un conseil scientifique dit « mini » se réunissait tous les mois, il était constitué de Tibo Labat, un spécialiste du réemploi, et de Maud Nÿs, doctorante membre du Collectif et de l’atelier Fil pour aider à la méthodologie de recherche ;
  • un conseil scientifique dit « maxi » s’est réuni à la fin du projet, incluant le Conseil Scientifique (CS) mini et deux intervenants spécialistes du réemploi (Julie Benoit de Bellastock et Stefan Shankland).

Concernant le protocole de recherche, il a été défini en amont des actions avec la doctorante du CS mini, qui a intégré les réflexions portées par des colloques comme celles des rencontres doctorales de Marseille en septembre 2015 auxquelles elle avait participé avec le support de sa thèse et du jeu de capitalisation du Collectif Fil (Collectif, 2015). Ces journées interrogeaient les liens entre la pratique du projet et la recherche en catégorisant le projet en tant qu’objet d’études de la recherche, le projet en tant que production de connaissances, le projet en tant que dispositif dans un protocole de recherche. Cette dernière catégorie était rapprochée de la recherche-action des sciences humaines7 dans l’appel aux doctorants, et était précisée ensuite par Stéphane Hanrot dans les actes par un rapport au projet comme instrument de recherche, qui « demande (…) au chercheur de préciser la nature du projet qu’il met en œuvre, les consignes aux auteurs et les conditions de vérification des connaissances qui seraient issues de ce protocole. » (Collectif, 2017, p. 9).

Partant de ces considérations, nous avons compris que ce que nous appelions des recherches-actions n’en étaient pas complètement par rapport aux réflexions en cours dans notre discipline, elles s’en rapprochaient sans en avoir toute la méthode. S’il y avait une évaluation des résultats, il manquait la mise au point d’un protocole, ainsi que la description des conditions et consignes de l’expérience. Par ailleurs, nous avons cherché à problématiser davantage nos recherches-actions, avec une problématique et des hypothèses à tester.

Dans le livrable de Chantier Zéro Déchets (livret « La démarche », p. 21)8, nous avons ainsi défini la recherche-action :

Nous considérons le projet comme étant un dispositif dans un protocole de recherche, dans lequel sont énoncés :

  • une problématique et des hypothèses à tester, en lien avec le sujet de recherche et son orientation,
  • les conditions et les consignes de l’expérience, qui traduisent les enjeux de recherche dans le cadre d’une action,
  • les résultats de l’expérience, comprenant l’évaluation de l’expérience, l’analyse de celle-ci et les nouvelles orientations dégagées des hypothèses testées.

Les trois ateliers tests de cette démarche — appelés « Ressources à bricoler » ou « RAB »  — croisaient trois échelles d’interventions et mélangeaient les divers acteurs associés. Ainsi, ces trois RAB « Récré/Chantier/Quartier » apportaient de la matière à cette recherche-action, ils étaient analysés avec des évaluations et capitalisations à chaque fois en CS mini. Une publication conséquente a suivi ce travail et a été diffusée largement, elle est toujours disponible en ligne9.

Cette expérience nous a permis de transformer profondément notre pratique. D’un point de vue des temporalités, nous avons intégré un protocole de recherche en amont. Du côté des acteurs nous avons testé une casquette spécifique de recherche au sein de notre équipe et mesuré l’importance des conseils scientifiques. Concernant la commande, la réponse à l’appel à projets Caisse des Dépôts a été transformée pour se rapprocher d’un appel à recherche-action.

Rentrer dans les cases de la R&D ?

Une autre démarche nous a donné l’espoir d’un renforcement entre projet et recherche, en présentant cependant plus de limites que de transformations : le Crédit Impôt Recherche. En 2020 nous avons souhaité prendre appui sur le CIR pour structurer notre recherche et trouver un moyen de la valoriser dans l’agence et l’association. Nous souhaitions diffuser plus largement en interne et externe les connaissances apportées par les projets expérimentaux, tout en ayant un financement pour cela. En effet, la recherche en lien avec le projet implique de programmer des moments de recherche hors de la commande initiale, sans cependant que ces temps soient financés. Sans financement, nous n’avions pas ou très peu de possibilité de réunir rétrospectivement les projets, de publier et diffuser les connaissances acquises. L’expérimentation ne sortait pas du cadre du projet et de ces porteurs et porteuses. Le retour de la docteure Maud Nÿs à l’agence après sa thèse en 2019 nous y a aidés, car nous étions plus armés en termes de langage et de méthodologie. Le CIR impose néanmoins un cadre très spécifique. La définition de la recherche y est celle de la recherche et développement, et diffère de la classification faite sur les liens entre projet et recherche précédemment évoquée au sein des Rencontres doctorales en architecture (objet d’études, production de connaissance, dispositif dans un protocole de recherche). Avec le CIR, il faut parler de recherche fondamentale, de recherche appliquée ou de développement exploratoire10. Il faut spécifiquement y déterminer des incertitudes scientifiques et techniques (appelées également verrous et freins rencontrés) et la contribution scientifique, technique ou technologique. Par ailleurs, l’instruction du dossier est réalisée par le Service des Impôts des Entreprises auquel est rattaché la structure. En effet, le dossier peut être examiné par le ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’innovation (Mesri) ou aux Délégations Régionales Académiques à la Recherche et à l’Innovation (Drari), mais cela n’est pas automatique et n’a pas été notre cas. Le dossier n’est ainsi pas forcément étudié par une personne formée en architecture, ni ayant suivi un troisième cycle recherche11. Cela oblige à rédiger des dossiers à la fois généraux sur les questionnements et pointus sur les apports de la recherche, démarche peu évidente lorsqu’il s’agit de changements de pratique et non de produits.

Un des nouveaux acteurs rencontrés à ce sujet a été un bureau d’études spécialisé sur ces dossiers, pour nous aider à en comprendre les codes. Cela nous a entraînés à faire une mise en perspective conjointe des projets de l’agence et de l’association. Nous avons dû nous adapter cependant au cadre CIR et réfléchir en termes de verrous et de contributions apportées, plutôt qu’avec des hypothèses à tester et des consignes d’expérience.

Face à ce constat, nous avons rapidement cherché à avoir d’autres retours de chercheurs du Centre de recherche nantais architectures urbanités (Crenau) à l’Ensa Nantes et l’une des remarques des deux chercheurs intéressés portait sur le besoin de dégager plus clairement les hypothèses de recherche, alors que cela n’est pas demandé dans le CIR. Il y a donc une adaptation entre ces deux mondes : les méthodes de recherche définies dans le CIR n’étant pas identiques à celles définies dans une recherche académique et vice-versa, les praticiens comme les chercheurs doivent se former à cette approche pour pouvoir passer d’un monde à l’autre.

Cette demande de CIR nous a motivés à réunir rétrospectivement les apports des projets expérimentaux réalisés, d’utiliser un autre vocabulaire de recherche que celui de la recherche architecturale, et nous a amené à collaborer avec des chercheurs d’un laboratoire proche pour structurer notre recherche. D’un point de vue des temporalités cette rétrospection nous a permis également de mettre en évidence en interne trois types de lien entre le projet et la recherche pour lesquels des protocoles peuvent être définis : la recherche en même temps que le projet, la recherche-action avec des appels à projets spécifiques, la recherche rétrospective après le projet.

Limites de la R&D et réorientations

Cette tentative nous a confrontés aux limites de ce financement et de la recherche orientée R&D. En effet, nous avons reçu un refus écrit de notre dossier CIR pour les deux structures, motivé principalement par le fait que nos axes de recherche étaient déjà pratiqués par d’autres acteurs de l’architecture ou d’autres domaines et que nous ne mettions pas en avant des procédés techniques particuliers. Ces explications ne nous ont pas convaincus et ne nous ont pas aidé dans l’amélioration de nos méthodes de recherche. En nous renseignant auprès d’autres agences pratiquant le CIR, nous avons l’impression que les dossiers présentant des techniques constructives sont plus facilement appréhendés et acceptés. Dans le même temps, nous voyons que les articulations entre projet et recherche sont de plus en plus interrogées dans les Ensa et rencontres scientifiques, mais remarquons aussi que la R&D est généralement associée par les chercheurs et enseignants aux matériaux et systèmes constructifs, en lien avec la définition du développement expérimental du CIR et du Manuel de Frascati12, associé à des prototypes et installations pilotes13. C’est par exemple le cas de l’axe « Matières à expérimentation » du laboratoire LéaV à l’Ensa Versailles et de l’axe « Architecture, environnement et cultures constructives » du laboratoire Architecture territoire environnement (ATE) de l’Ensa Normandie. Dans le dossier consacré au CIR par la revue D’Architecture no 262 en mai 201814, les exemples présentés étaient également orientés techniques et produits : la mise au point de cheminées de ventilation naturelle (agence ANMA) ; des façades béton accueillant le vivant (agence Chartier Dalix) ; un ouvrage d’art en BFUP et pré-contrainte (agence AAPP) ; la culture de microalgues en façades (agence XTU), des équipements énergétiques (Pascal Gontier). Le terme « expérimentation », a lui-aussi une forte « focale sur la manipulation de la matière », tel que le décrit Jean-Baptiste Marie en résumé de l’ouvrage Architecture et expérimentation (2020).

Utilisant pourtant les mêmes termes, nous nous retrouvons ainsi parfois en décalage. Nous avons par exemple gardé le terme expérimentation dans le sens premier d’expérimenter — « éprouver, apprendre, découvrir par une expérience personnelle »15. Même si la technique constructive en fait partie, nous orientons nos recherches sur des changements de commandes et de pratiques dans leur ensemble, avec la mise en lien entre les acteurs concernés et la création de nouveaux outils d’implication et de conception, et cela paraît difficile à valoriser en R&D. C’était pourtant un des axes promus par Éric Alonzo dans ce même dossier consacré au CIR. Nous nous demandons quelle place est réellement réservée à la création de nouvelles démarches de projet et de nouveaux outils pour l’architecte.

Ce refus du CIR a fortement ralenti la structuration interne de la recherche dans nos deux structures, car étant donné leur taille il reste difficile de trouver le temps nécessaire à celle-ci. Nous persévérons néanmoins à porter la recherche au sein des projets, même si cela doit être plus ponctuel. Cette tentative et nos expériences passées nous orientent vers d’autres pistes déjà testées partiellement, comme les appels à projets de recherche-action du PUCA pour lesquels nous avons par deux fois postulé avec une équipe de recherche en y trouvant une belle complémentarité. Le fonctionnement par appel à projets était une des premières pistes de l’association, il est aujourd’hui réactivé. À l’Atelier Fil, motivés par l’expérience accumulée grâce à des projets en réemploi, nous réalisons une recherche a posteriori orientée sur la capitalisation de ces projets, complétée par des expériences et documentations externes. Par ailleurs, une recherche a été commandée pour une tiny house en chaume, afin de mettre en perspective ce projet au vu des enjeux de l’habitat léger, artisanal, accessible. C’est une recherche qui se déroule en même temps que le projet et nous permet de tester un premier protocole de recherche par le projet. Côté Collectif, une maison d’édition maison a été créée en janvier 2020 pour diffuser des connaissances, sous le nom « Les chercheur·euses »16. Quatre livrets ont été produits, dont un sur la préfiguration et un autre sur la cour partagée.

La participation à des colloques est essentielle à nos yeux pour confronter notre approche à celles d’autres architectes et chercheurs. Nous complétons cette prise de recul avec des rencontres interdisciplinaires et professionnelles, pour constamment nous nourrir et prendre du recul sur notre pratique. Nous sommes nous-mêmes des profils hybrides soit de formation, soit dans nos pratiques à côté de l’association et de l’agence (dans l’enseignement, dans des projets exploratoires et associatifs). À l’échelle de nos structures, la question du financement reste un frein, que ce soit pour des projets dans lesquels la recherche n’est pas demandée dès le départ ou pour la participation à des rencontres scientifiques. Loin de nous résigner, nous cherchons des moyens pour mettre en place cette recherche en lien avec le projet, et notre double structure est un outil pour cela.

Une pratique transformée par la recherche : des temporalités, commandes et réseaux renouvelés

Notre approche des liens entre recherche et projet a été progressive, formée par des allers-retours entre notre approche de départ — née du souhait d’être des praticiens réflexifs qui expérimentent — et les cadres et outils de la recherche en architecture ainsi que ceux des dispositifs de financements. Nous avons appris de ces différents mondes et éprouvé des décalages, parfois des limites. La recherche en lien avec le projet n’est pas définie et en participant à sa définition, nous avons rencontré des différences sur le sens des mots et des méthodes, et avons tâtonné, échangé, diffusé, pour inventer cette manière de faire recherche et projet.

Cet apprentissage d’une recherche liée à la pratique a fait apparaître de nouvelles temporalités au sein du projet et des structures, nous a fait tester des commandes et financements spécifiques pour la valoriser et nous a positionné dans de nouveaux réseaux d’acteurs.

Concernant les temporalités, nous avons vu au cours de l’article que nous avions deux nouvelles phases qui pouvaient être ajoutées en aval des phases classiques de projet, celles de l’évaluation et de la capitalisation. Le renforcement méthodologique de la recherche-action nous a conduit à ajouter une autre phase en amont de certains projets, celle de la définition d’un protocole de recherche. Enfin, nous avons réussi à avancer sur nos questionnements de recherche grâce à des moments spécifiques hors projet, qui ponctuent les activités de l’agence.

Concernant les commandes, nous avons pu aménager des temps de recherche en lien avec les projets lorsque ces derniers étaient à notre initiative et que nous avions attribué une part de financement à la recherche. Parfois nous avons détourné la commande pour en intégrer. Nous avons également répondu à des appels à projets de recherche-action ou pouvant s’en rapprocher. Enfin, nous avons essayé d’utiliser le crédit impôt recherche pour structurer et valoriser une recherche en interne rétrospective sur plusieurs projets, nous en avons cependant éprouvé les limites.

Enfin, la mise en lien d’une recherche avec le projet a renouvelé les réseaux d’acteurs dans lesquels nous étions présents. Cela s’est fait tout d’abord avec le monde de la recherche académique, en missionnant les chercheurs ou en les invitant sur les projets, ou encore en les conviant à une prise de recul sur notre structuration interne de recherche. En lien peut-être moins direct mais également fécond, le réseau des acteurs de terrain (associatifs, habitants, services techniques) a été une source d’apprentissage et de recul sur notre pratique et nos questionnements de recherche. Enfin, nos profils hybrides et notre souhait d’interdisciplinarité ont participé à transformer notre pratique, dans une approche de réflexivité.

Références
  • Aubert Pierre-Marie, 2014, « Projets de développement et changements dans l’action publique », Revue Tiers Monde, 2014/4 (no 220), p. 221-237. DOI : https://doi.org/10.3917/rtm.220.0223.
  • Collectif, 2017, Quels rapports entre recherche et projet dans les disciplines de l’architecture, de l’urbanisme, du paysage et du design ? Actes des Rencontres Doctorales 2015, Ensa Marseille et BRAUP, Ensa Marseille.
  • Nÿs Maud, 2015, « Penser et faire le projet-processus : une recherche entre trois postures », Rencontres doctorales en architecture 2015, p. 191-202
  • Darrieux Margaux, 2014, Dossier Collectif d’architecte, AMC no 232, avril, p. 63-73
  • Fonds de promotion des études préalables, des évaluations et des études transversales (France), 2014, La capitalisation des expériences — Un voyage au cœur de l’apprentissage, Paris, F3E, coll. « Repères sur ».
  • Graugnard Gilbert, Quiblier Véronique, 2006, Introduction à la capitalisation d’expériences, F3E/CIEDEL.
  • Liu Michel, 1997, Fondements et pratiques de la recherche-action, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales ».
  • Marie Jean-Baptiste (dir.), 2020, Architecture et Expérimentation, Rouen, ATE / Éditions des Méandres.
  • Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, 2020, « Guide du crédit d’impôt recherche ».
  • Sjöblom Stefan, Löfgren Karl, Godenhjelm Sebastian, 2013, « Projectified Politics, Temporary Organisations in a Public Context », Scandinavian Journal of Public Administration, 17 (2), p. 3-12. DOI : https://doi.org/10.58235/sjpa.v17i2.15739.
  • Schön Donald, 1994 [éd. orig. 1983], Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel [The Reflective Practitioner], Montréal, Les Éditions Logiques.
  • Véran Cyrille, 2018, « Crédit impôt recherche : qu’est-ce que la recherche en architecture », D’Architectures, n° 262, p. 55-75.