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Couverture Une profession, des architectes (Edul, 2024) Show/hide cover

Du cadre institutionnel à la redéfinition d’une écologie de l’expérimentation hors-norme

Quel rôle désormais pour l’architecte ?

Au cours des dernières années, le renforcement des exigences des réglementations thermiques et environnementales (RT 2012 et RE 2020) a entraîné une multiplication des protocoles de certification de performance dans le secteur du bâtiment. Ces protocoles ont pour objectif de promouvoir un modèle d’efficacité environnementale exemplaire et hautement normé, intégré à chaque étape de la conception des projets. Présentement, cette démarche exerce une influence considérable sur la pratique du projet architectural. L’idée de performance technique sous-jacente à l’imaginaire écologique normatif entraîne une stabilité sur la base de rapports mesurables et prévisibles (Supiot, 2015). De tels cadres normatifs, qui visent principalement à optimiser la performance énergétique de l’environnement bâti, acculent les architectes à concevoir d’emblée la spatialité de leurs projets, en fonction d’impératifs techniques imposés dans un souci d’efficacité. Cela confère un rôle important aux ingénieurs mais immerge la maîtrise des architectes dans un cadre de travail équivoque qui bouleverse les principes plus abstraits et conceptuels propres à l’architecture.

Le constat encore aujourd’hui de grands dérèglements écologiques1 amène pourtant à faire le bilan des effets d’un tel cadre écologique, lequel s’est installé dans le domaine de la construction depuis quelques décennies. Il en résulte que récemment, nous assistons à la consolidation des thématiques alternatives dans les médiations du domaine de l’architecture : la matérialité biosourcée, la réversibilité des bâtiments, la permaculture, l’architecture frugale et le vernaculaire. En ce sens, l’exposition « Matière Grise » organisée au Pavillon de l’Arsenal en 2014 sous le commissariat de l’agence « Encore Heureux »2 en témoigne. L’exposition dévoilait une série d’initiatives expérimentales s’éloignant des formes habituelles d’organisation en agence d’architecture (Chesneau, 2020, p. 488). Elles débouchaient sur la création de lieux d’action sociale, telles les associations collectives, animés par un intérêt commun pour des pratiques alternatives qui tendent à s’écarter des normes et des réglementations admises afin de les dépasser. Ainsi, le cycle de conférences « Hors la loi. Pour dépasser la loi » organisé à la Maison de l’Architecture Île de France en 2015 à l’occasion de la COP21 de Paris3 présentait une série de projets interrogeant les standards écologiques. Ces derniers, sont-ils alors à la hauteur des défis environnementaux, telle est la question ?

Ces questionnements, que nous trouvons aujourd’hui dans des pratiques spontanées profitent de plus en plus d’une visibilité accrue dans les protocoles institutionnels. En 2017, l’Atelier parisien d’architecture (Apur) publie le rapport « La ville autrement » qui esquisse une série de projets expérimentaux, urbains et architecturaux, en région parisienne. Avec le soutien des instances publiques, ces projets se caractérisent par l’intégration des initiatives et des acteurs inédits « s’éloignant des canons de l’entrepreneurialisme » (Rousseau et Beal, 2015, p. 2). À cheval entre l’action citoyenne et l’appareil des grands concours publics, ces actions expérimentales montrent une manière « alternative »4 de faire la ville. Les appels à projet urbain innovant (API), « Réinventer Paris » (2014-2016) et « Inventons la Métropole du Grand Paris » (2017), et les missions d’occupation temporaire, rendent compte des capacités d’innovation des collectifs citoyens. Le projet de la « Ferme du Rail », réalisé par l’association d’architecture Grand Huit dans le cadre de l’API « Réinventé Paris » 2014, et le projet d’occupation temporaire « Les Grands Voisins », piloté par Yes We Camp et par Plateau Urbain, à Paris entre 2015 et 2020 témoignent ce cette recomposition critique des protocoles de conception pour le projet architectural et urbain.

En 2018, faisant suite à la loi LCAP5 qui avait introduit le « Permis d’innover »6, la nouvelle loi Essoc7 constitue une réponse aux revendications des pratiques informelles face aux normes dans le cadre institutionnel. Publiée le 11 août 2018, cette loi, autorisant le droit d’expérimenter, permet aux acteurs de la construction de déroger aux réglementations dès lors que leurs réalisations non conformes atteignent des résultats équivalents en termes de performance énergétique et environnementale. De ce fait, les architectes et d’autres acteurs de la construction devraient pouvoir légitimer d’autres méthodologies opérationnelles de travail différentes des normes conventionnelles. Celles-ci permettent de mieux contextualiser les problématiques écologiques par rapport à la réalité complexe du projet d’architecture, tant au niveau régional, national, qu’international.

Entre l’approche institutionnelle et les tactiques alternatives, une nouvelle voie se fraie un chemin : celle de l’intérêt pour l’expérimentation des dispositifs architecturaux hors-norme, tournés vers des solutions écologiques transgressives liées à l’usage alternatif des ressources matérielles et spatiales.

À l’aune de ces constats, que mobilisons-nous alors quand nous faisons référence au terme « hors-norme » dans la redéfinition de la pratique des projets ? Pour répondre à la question, cet article vise à parcourir les évolutions récentes du métier d’architecte dans le contexte de création des projets d’architecture. Surmontant l’opposition entre les notions de « norme » et de « hors norme » de l’approche institutionnelle et alternative, ce travail s’intéresse d’abord au soutien porté par l’État à l’implantation des dispositifs dérogatoires avec les lois Essoc et LCAP. Ensuite l’article analyse comment le fait de revendiquer le détournement des normes en faveur de la transition écologique dans le domaine de la création architecturale peut-il se consolider. Ceci devrait enfin faire de l’expérimentation hors-norme une base commune pour la construction d’une nouvelle approche écologique plus attentive aux questions locales en architecture.

Généalogie architecturale de la contestation des normes

En France, sur fond de la période révolutionnaire de Mai 68, un décret de loi relatif à l’organisation provisoire de l’enseignement met fin à la section d’architecture et à la formation académique du prix de Rome de l’École des Beaux-arts (Ensba)8 qui avait historiquement assuré l’incorporation des meilleurs élèves dans la commande publique. Pour comprendre la polémique actuelle autour des normes, il nous semble intéressant de rappeler quelques éléments clés de cette période effervescente.

Tout d’abord, parce que la fragmentation de l’École en Unités pédagogiques marque un point d’inflexion entre la contestation des normes techniques dominant la construction de masse pendant les Trente Glorieuses (Huet, 1974) et la consolidation des nouvelles institutions définissant un rôle plus critique et intellectuel pour les architectes. Au cœur du renouvellement, l’idée de favoriser des recherches alternatives en marge des procédés officiels favorise la recomposition culturelle du métier d’architecture autour de la démythification du grand récit de la modernité industrielle (Lyotard, 2016, p. 31). Dans ce contexte, l’adoption dans le milieu de création française de ces recherches « morpho-typologiques » des architectes italiens Aldo Rossi et Carlo Aymonino devient une source du renouvellement de la discipline architecturale à contre-courant de l’élémentarisme des règles esthétiques académistes.

Au cours de cette période, nombreux sont ceux qui, comme Bernard Huet ou Christian Devillers, font état d’une mutation majeure. Ces « morpho-typologies » vivantes présentent aussi une « indépendance relative vis-à-vis des règlements d’urbanisme », dit Carlo Aymonino9, dans la mesure où ils affirment un vitalisme social qui échappe à la contrainte normative. Au cours des années 1970, cette nouvelle méthode va véhiculer la « réintellectualisation » (Cohen, 2015, p. 173) de la discipline devant le mythe de l’architecture moderne et légitimer le questionnement des procédés de normalisation dans la fabrique de projets. Dans un éditorial intitulé « Dossier Rechercher Habitat » dans « L’architecture d’aujourd’hui » (1974), Bernard Huet considère que les protocoles expérimentaux labélisés par l’État sous l’égide de la normalisation technique depuis la Charte d’Athènes (1943) ont été « soumis aux impératifs de rentabilité des groupes financiers omnipotents et des industriels de la préfabrication lourde »10. Dès lors, Bernard Huet dénonce les démarches publiques qui ne promeuvent que des solutions ne prenant pas en compte « les effets sur l’environnement moins encore les désirs impératifs des habitants » (Huet, 1974, p. 1).

Contrairement à ce qui prévalait jusque-là, sous l’égide de l’analyse « morpho-typologique », la production de régularité spatiale s’associe plutôt à l’usage social des bâtiments, tout en générant des types d’architecture « théoriquement infinis11 » qui échappent au contrôle réglementaire des pouvoirs dominants. C’est ainsi que le recul de l’enseignement classique de l’École et des normes « mortifères » (Kroll, 2006) de la période de la Reconstruction va désormais doter l’architecte d’un rôle prédominant dans la production culturelle française. À son tour l’État, s’implique dans cette recomposition intellectuelle du métier en mobilisant des ressources publiques pour la recherche et l’innovation : Plan Construction 1971, Réalisations expérimentales (REX), entre 1971 et 1973, concours Modèle Innovation prolongent, entre 1973 et 195 et Programmes d’architecture nouvelle (PAN) entre 1972 et 1987 (Abram et Gros, 1983).

Mais alors qu’en 1973 le premier choc pétrolier mondial marque le point de départ d’une crise énergétique et environnementale globale pour le bâtiment, l’État renforce sa présence dans les politiques d’expérimentation, dans le but d’élaborer de premières réglementations thermiques. À partir de là, les pouvoirs publics vont fortement s’impliquer dans la réduction de l’impact énergétique des bâtiments, mobilisant des certifications de qualité, et « normes vertes » au service des premiers textes réglementaires. Désormais, la présence des domaines techniques de l’isolation, ventilation, mode de chauffage et des coefficients le calcul de performance deviennent également des enjeux de la conception architecturale. Ceci soulève la question de savoir dans quelle mesure l’évolution des priorités de l’État pour renforcer la performance technique du bâti coïncide avec les objectifs de refondation intellectuelle du métier d’architecture initiés sous le socle de Mai 68.

Cet élan de labélisation de l’État s’inscrit aussi au cœur des controverses concernant la forte présence des technocrates dans le domaine de la création architecturale et urbaine. En 1976, sous l’intitulé « Ne laissez pas faire ceux qui décident pour vous », soixante-dix jeunes architectes signent un manifeste dans le journal Le Monde12, dénonçant des protocoles institutionnels des plans d’occupation du sol (POS). Selon eux (parmi lesquels Jean Nouvel), ces procédés « technocrates » les écartent du débat urbain et sur le logement, en remettant « en chantier la réforme de la profession d’architecture » (Violeau, 2018). Le manifeste de « mars 1976 » réclame alors de faire l’architecture « autrement » (Violeau, 2018), en ouvrant le dialogue direct avec les habitants « qui vivent dans l’architecture » (Le Monde, 1976) au lieu d’appliquer des règles abstraites de zoning et densité édictées par des bureaucrates.

Au début, pendant les années 1980, le vote de la loi sur l’architecture de 1977 et le fort soutien public aux plateformes expérimentales REX voient le déclin de ces revendications et marquent une tendance vers une production architecturale qualitative. À cet égard, Antoine Grumbach (PAN 1975), Christian de Portzamparc (PAN 1975), Dominique Perrault (PAN 1982) et Jean Nouvel (REX 1985) rompent avec les stéréotypes de la production en série, en se réappropriant un contexte de création français qui dépasse les frontières13. Dans le domaine de l’énergie, le programme Habitat original par la thermique (HOT), entre 1975 et 1981, en partenariat avec le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) et le programme Habitat économe en énergie à l’horizon 1985 (H2E85), entre 1981 et 1985, affirment un contexte expérimental où l’architecte, en collaboration avec les bureaux d’études, a une influence déterminante sur le choix des éléments techniques (chauffage, isolation, etc.), et enfin sur le comportement énergétique de l’habitat.

Pourtant, depuis la création en 1980 de la première certification de performance thermique pour le bâtiment, la « Haute Isolation (HI) » (Simonin, 2020, p. 280), les protocoles de labélisation facilitent aussi la mise en application d’une sorte d’ingénierie écologique, ambigüe pour les architectes. Par celle-ci, « les industriels y voient le moyen de rendre obligatoire l’utilisation de leurs produits dans la construction ; l’État, quant à lui, dispose d’un moyen d’expérimenter des solutions techniques pour préparer des futures réglementations. » (Simonin, 2020, p. 280). Récemment, la consolidation expérimentale de normes de construction en amont des réglementations thermiques RT2012 et environnementales RE2020, constitue une mise en application de cette ingénierie. Finalement, il en résulte que la démultiplication de garanties normatives et de règles techniques s’avère souvent être un obstacle aux solutions écologiques en architecture (Ferrier, 2008).

Dans ce contexte du support des institutions à l’expérimentation en architecture, certains architectes questionnent encore aujourd’hui l’intérêt des plateformes expérimentales publiques (Bouchain, 2017). Entre le support libre à l’expérimentation des solutions inédites (« Nemaussus », Jean Nouvel, REX 198514) et un contrôle directif des innovations architecturales pour renforcer les exigences des futures réglementations (Plan Bâtiment Grenelle, 2010), les architectes demandent à ouvrir « une brèche sérieuse dans le bastion des routines administratives » (Huet, 1974, p. 1). Enfin, de nos jours, la distance historique qui sépare l’étude de ces procédés expérimentaux de l’initiative de l’État favorise l’opportunité d’analyser les nouveaux protocoles dérogatoires dans les lois LCAP et Essoc. C’est pourquoi nous sommes enclins à rechercher si cette nouvelle approche de dérogation aux normes fournit un instrument plus adapté aux besoins des architectes ou, au contraire, représente elle aussi une contrainte administrative pour la recherche de solutions écologiques

La loi Essoc, vers l’institutionnalisation de protocoles de création aux marges des règles constructives ?

Tout d’abord, force est de constater que le champ réglementaire courant en France est fortement prescriptif. Il affiche un ensemble de normes et de règles oscillant entre l’obligation et la recommandation, dont l’interprétation paraissait « moins souple » pour des architectes qui ne cessaient de « chercher à se libérer de son poids normatif » (Chesneau, 2020, p. 287). Le cadre d’application volontaire des normes est régulé par le Décret du 16 juin 2009 relatif à la normalisation, celle-ci est définie comme :

une activité d’intérêt général qui a pour objectif de fournir des documents de référence élaborés de manière consensuelle par toutes les parties intéressées, portant sur des règles, des caractéristiques, des recommandations ou des exemples de bonnes pratiques, relatives à des produits, à des services, à des méthodes, à des processus ou à des organisations15.

Mais il faut savoir que les normes techniques (françaises et européennes) sont établies par des instances privées16 et des commissions d’experts reconnues de la normalisation (Galland et Cauchard, 2014, p. 5). Notamment en France, l’Agence française de la normalisation (Afnor) a en charge la définition de la terminologie, des fonctions, des qualités et des paramètres officiels à respecter par les produits ou services, sous le contrôle et avec le soutien financier des pouvoirs publics17. La norme française (NF) émerge comme une spécification technique qui se veut universelle et démocratique visant le bien commun, dans l’idée d’une application répétée, continue et courante, dont le respect est recommandé, mais non obligatoire (Décret, 2009). Mais, comme nous avons pu le constater dans le chapitre précédent, l’assimilation des normes par les pouvoirs publics accroît l’ambigüité entre la définition de norme volontaire et règlement obligatoire.

Particulièrement, dans le domaine courant de la construction, les Documents techniques unifiés (DTU ou NT/DTU) constituent les normes officielles de référence technique, à l’égard des règles de l’art de la construction et des techniques traditionnelles (Carvais, 2020). Validés par la Commission générale de la normalisation du bâtiment, les DTU s’apparentent aux normes françaises (NF) depuis 1993. Leur application devient obligatoire dans les chantiers publics (AQC, 2020). Pour les autres cas, les NT/DTU sont en pratique également imposés contractuellement par la maîtrise d’ouvrage, par un assureur ou par un investisseur. Ils établissent le cadre normatif traditionnel ou courant auquel se rapportent les assureurs pour la prise en charge des indemnisations en cas de sinistre. Il en résulte là encore que l’application des normes volontaires révèle un scénario de prescription équivoque, dont l’application équivaut à une pratique contraignante (Carvais, 2020).

Arrivés à ce point nous nous demandons si aujourd’hui effectivement la normalisation empiète sur un cadre favorable pour la création architecturale, très impliquée dans les démarches d’innovation et de transgression voulue de norme. En ce sens, quels mécanismes facilitant la possibilité de simplification dans l’application des normes, en pratique obligatoires, voire la favorisant l’innovation prévoit la normalisation ? En 2015, l’État lance le Programme d’action pour la qualité de la construction et la transition énergétique. Sous l’optique d’améliorer l’efficacité technique et énergétique dans la construction, le Pacte ambitionne « la mise à disposition d’outils pratiques18 » pour renforcer la compréhension et l’usage efficace des cadres normatif et réglementaire existants. La publication des manuels par l’Agence qualité construction (AQC), Bien choisir un produit de construction en 2020, Bâtiment : bien utiliser les textes de référence en 2022 participe à cette capitalisation des connaissances sur des modes normatifs en vigueur pour veiller sur l’innovation technique dans la construction. Dans le domaine du bâtiment, certains procédés techniques et produits de la construction ne sont pas, en effet, couverts par les normes ou NF/DTU, et font alors l’objet de procédures « dérogatoires » spécifiques assurant leur portabilité.

Les mécanismes les plus courants sont l’Appréciation technique d’expérimentation (ATEx), depuis 1982, et l’Avis technique (ATec) ou Avis technique d’application (DTA), depuis 201219. L’ATex constitue un avis détaillé d’un expert du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), qui valide une solution innovante sur une technique non courante et alternative à la prescription de la norme en usage. L’appréciation favorable du CSTB sécurise l’application de l’innovation en termes de responsabilité civile. Pareillement, l’Avis Technique (ATec) délivré par la Commission chargée de formuler les Avis techniques (CCFAT)20 permet aux architectes et à d’autres acteurs de la construction d’évaluer des produits et des procédés innovants considérés « non traditionnels » (Arrêté, 2012) dans le domaine du bâtiment et d’assurer son application. Récemment, l’émergence de nouvelles prestations d’évaluation supplémentaires, délivrées par le CSTB comme l’Enquête technique nouvelle (ATN) et l’Appréciation technique de transition (ATT) depuis 201521 renforcent le choix des dispositifs de simplification. Pour l’ensemble de ces protocoles, la dérogation aux normes volontaires devient aussi un dispositif de normalisation, tout en assimilant les innovations sur des techniques « hors-DTU » aux techniques traditionnelles vis-à-vis des assureurs et investisseurs.

Ces dernières années, l’État a également élaboré des dispositifs dérogatoires inédits au travers de la loi du 7 juillet 2016, relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine, dite loi LCAP (Art. 88), et de la loi du 10 août 2018, pour un État au service d’une société de confiance, dite la loi Essoc (Art. 49). Le protocole de la loi LCAP a été récemment testé dans l’Appel à manifestation d’intérêt, « Permis d’innover », conduite par le ministère de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, en 2018. Le « Permis d’innover » a autorisé, dans un cadre expérimental, de « déroger à certaines règles en vigueur en matière de construction dès lors que leur sont substitués des résultats à atteindre similaires aux objectifs sous-jacents aux dites règles » (loi LCAP, 2016). Les sept propositions lauréates de l’AMI22 ont mis en place de manière semblable une méthodologie expérimentale qui justifie des techniques non réglementaires aussi performantes que la prescription courante.

Grâce au cadre expérimental, des dynamiques multifonctionnelles et imprévisibles des contextes de recherche architecturale cohabitent avec l’application des standards techniques obligatoires et volontaires. Par la suite, en 2019 la loi Essoc a mis à disposition pour ces concepteurs un protocole de validation des Solutions d’effet équivalent (SEE) à la règle en vigueur qui interroge la mise en place des règles obligatoires du Code de la construction et l’habitation (CCH) et la possibilité de s’en écarter23.

Qu’advient-il alors lorsqu’une loi légitime la dérogation aux normes comme une nouvelle norme de fonctionnement, la question mérite réflexion. Malgré ces efforts des programmes ministériels Pacte et Essoc pour une meilleure compréhension des cadres en vigueur, la diversification des voies d’action en architecture, en réponse directe aux problématiques environnementales, tend à s’écarter du contrôle des normes et des réglementations admises afin de les dépasser. Que l’on pense à la vitrine remarquable de projets dans l’exposition « Matière Grise » et dans le cycle « Hors la loi, pour dépasser la loi », signalés en introduction. Notamment le projet de la Grande Halle de Colombelles, livré en 2020 par l’agence Encore Heureux qui dévoile la validation par l’équipe de maîtrise d’œuvre (MOE) d’un « Lot 0 » des matériaux de récupération, inédit dans le cahier de charge initial du projet. Enfin, ces projets manifestent le dessein des architectes de reformuler des exigences réglementaires de performance, liées à une lecture efficace des données des contextes expérimentaux, sociaux et environnementaux en dehors des protocoles de dérogation officiels.

Le rôle de l’architecte dans la redéfinition d’une écologie de l’expérimentation hors-norme.

Se dessine également, […] une valorisation des “tactiques de résistance” évoquées par [Michel de] Certeau dans les Arts de faire : ruses, remplois, interstices, bricolages et braconnages — ces marges d’inventivité et ces stratégies de détournement, sitôt réinvesties dans la pratique même de l’architecte. [Violeau, 2004, p. 159]

Récemment se cristallise en France une véritable ambition de créer une architecture écologique différente en regard de cette ingénierie normative complexe. Cette nouvelle tendance cherche à faire basculer la prescription de normes dans une « approche performancielle24 » des projets, rendant compte de plusieurs voies exploratoires en parallèle, avec les mêmes objectifs de performance environnementale. Nous pensons à l’exemple d’expérimentation dans des contextes d’exception tel que le laboratoire social et écologique du « Hangar Zéro » au Havre de l’agence parisienne Archipel Zéro. Également, le projet de maison écologique inédite « Le Costil » au milieu rural en Normandie, livré en 2022 par la coopérative d’architecture Anatomies d’architecture ; et le projet de valorisation des matériaux de réemploi dans les façades minérales en béton sec damé — composé de 100 % agrégats recyclés de béton de démolition — imaginée par l’architecte Samuel Delmas pour le groupe scolaire à Châtenay Malabry (livraison prévue en 2023), rendent compte de cette tendance. Enfin, le projet de Canopé « Chaume urbain », réalisé en bois de réemploi et livré en 2020 par le collectif bordelais Moonwalklocal démontre la capacité des architectes pour réinventer des pratiques artisanales soutenables dans un contexte urbain.

Si bien que ces tactiques collectives « disparates quant à leur objectifs et la nature des ressources municipales utilisés » (Beal et Rousseau, 2015, p. 2) ne s’opposent pas au contrôle public (Atelier Georges Rollot, 2018), elles demandent pourtant des reconfigurations des rôles, davantage de souplesse entre le savoir-faire institutionnel traditionnel et les compétences plus improvisées des concepteurs occasionnels et des habitants. De nouveaux modèles de gouvernance de projets, « en réinvention permanente » (Rollot, AtelierGeorges, 2018, p. 7), souvent enrichis par la force de l’inattendu, font du dépassement des conventions et des codes un support pour la pratique des projets. Ces pratiques questionnent souvent la mise aux normes en vigueur (PLU, CCH, NF/DTU) des projets innovants pour accélérer les phases opérationnelles (Moreau, 2017, p. 65). En ce qui concerne l’intérêt de cet article, nous nous demandons enfin si cette innovation polyforme valide aussi ses propres procédés dérogatoires en marge des Atex, Atec et SEE.

Pour répondre à cette question, voyons encore un exemple remarquable qui se démarque des routines expérimentales proposées par l’État et opte pour la médiation directe entre les acteurs locaux comme garant de l’intérêt commun du projet. Nous pensons au projet d’habitat participatif de l’association Chamarel les Barges, l’association Habicoop et l’agence d’architecture d’Arketype Studio, livré en 2017 à Vaulx en Velin. Ce projet met en exergue une imagination sociale inattendue pour la construction en chantier participatif des maisons écologiques en bois-paille très différentes des productions standardisées. La validation par le bureau de contrôle du matériau paille comme isolant en façade toute hauteur pour ce projet (R+4), suppose non seulement une transgression inventive des règles professionnelles de construction paille (CP2012)25, mais aussi la validation d’un procédé expérimental valable pour d’autres opérations26. Par ce biais, le jeu de la transition écologique s’opère dans des phénomènes créatifs ponctuels à l’écart des conventions et des normes.

« Dans l’ordre du normatif, le commencement, c’est l’infraction », écrivait Georges Canguilhem (Canguilhem, 1966). Une norme, selon la pensée de ce philosophe médecin, suppose toujours d’autres régularités possibles de la régularité de fonctionnement qu’elle-même détermine. Sous cette nouvelle optique, au-delà de la solidité apparente de ce que signifie l’idée de performance inscrite dans l’imaginaire normatif, « il existe, souterraine mais tenace, une socialité multiforme qui se vit dans un tragique plus ou moins conscient » (Maffesoli, 1979, p. 14). Nous constatons en effet que, pendant la réalisation des projets, les hésitations, les anecdotes inconscientes, les négociations tacites, les appréciations changeantes et les pratiques hors-norme dévoilent leur pertinence opératoire pour atteindre des objectifs rationnels (Latour et Woolgar, 1996). Dans ce contexte, dans la mesure où ces complexités des chantiers innovants d’architecture, plus difficiles à mesurer par les analyses traditionnelles (Pacte et Essoc), ne sont pas prises en compte, est mise en cause l’efficacité de l’approche institutionnelle de simplification des normes dans le domaine de la création architecturale.

In fine, sur fond de ce terrain vital d’application des normes, la synchronisation des questions écologiques traditionnelles infuse des dynamiques contradictoires des projets qui ne font pas appel aux dispositifs institutionnels pour la dérogation. Sur fond de ce contexte, la consolidation d’une expérimentation hors-norme, favorisée aussi par la loi Essoc, peut devenir une opportunité pour repenser le rôle de l’architecte. Celui-ci couramment tenu de fonctionner dans la réalité des contraintes normatives qui marginalisent son rôle naturel de « chef d’orchestre » (Violeau, 2018) trouve l’occasion de ne plus laisser « faire automatiquement ceux qui décident27 » pour lui. Délivré des contraintes dogmatiques, l’architecte, en tant que médiateur à l’écoute des usagers, de la nature et d’une diversité inattendue, peut mieux accompagner la transition écologique. La participation des architectes à la rédaction de règles professionnelles, tels que Benoît Rougelot, pour la construction en paille, et d’Hervé Potin, pour la construction en chaume, témoigne de la polyvalence professionnelle et la capacité inventive du métier28 vis-à-vis des normes.

Nous voilà bien en pleine révolution écologique et sociale, et suivant la piste de l’expérimentation hors-norme opérée par les pratiques alternatives remarquables, la capacité des architectes pour imaginer des liaisons écologiques inédites « entre l’homme et l’habitat, entre le site, le climat et la ville » (Manifeste Mars 1976) peut favoriser ce champ d’expérimentation en cours de structuration. Pour la consolidation du terrain, les erreurs de conception et les tentatives de dépassement critique des normes, souvent liées aux particularités imprévisibles de contextes d’expérimentation participent déjà à la validation de nouvelles normes et pratiques soutenables, vivantes et efficaces vis-à-vis de grands défis environnementaux en cours. Selon le sociologue Henri Maffesoli, « la vie donc n’est qu’une suite d’“essais-erreurs”, d’expériences, d’attitudes hors norme assurant, sur le long terme, sa solidité et sa perdurance » (Maffesoli, 2003, p. 177). En regard de ce propos, ce terrain d’expérimentation « hors-norme » certifie enfin sa capacité pour consolider des solutions d’architecture soutenables au-delà de nouvelles exigences validées par la nouvelle RE 2020.

Références
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