Les architectes-ingénieurs, une nouvelle élite des mondes de l’architecture ?
Le cas des double-diplômés de l’ENSA Nantes
La dernière décennie a fait l’objet d’un engouement amplifié des « doubles cursus » dans les écoles d’architecture françaises. S’il n’est pas aisé de retrouver les dates exactes d’instauration de chacun de ces bi-cursus, nous estimons que deux tiers d’entre eux ont été mis en place durant les années 2010. Pour l’année universitaire 2020-2021, nous avons recensé 36 doubles cursus1 dont les deux tiers sont transdisciplinaires2 et un tiers internationaux ou hybrides, c’est-à-dire les deux à la fois. Dans cet article, nous nous intéressons particulièrement au double cursus architecte-ingénieur qui constitue le plus ancien, le plus répandu et sans doute le plus prestigieux de ceux-ci. Quatorze des vingt-deux écoles proposent un tel cursus en partenariat avec une école d’ingénieurs permettant à leurs étudiants de suivre de manière plus ou moins intégrée les deux formations qui mènent à l’obtention décalée ou simultanée du diplôme d’État d’architecte (DEA) et du diplôme d’ingénieur3.
Un premier double cursus fut créé, dans le sens ingénieur-architecte, entre l’Ensa Lyon, précurseur en la matière, et l’École nationale de travaux publics de l’État (ENTPE) en 1990, puis avec l’Institut national des sciences appliquées (Insa) Lyon en 1992. La formation dans le sens architecte-ingénieur fut mise en œuvre respectivement en 1996 et en 1998. Un troisième partenariat fut conclu avec Centrale Lyon en 2002, dans les deux sens (Dufieux, Marcot, 2021). À l’exception de celui de l’Ensa Toulouse qui créa sa double formation en 1996, les autres partenariats sont plus récents. L’engouement ne se dément pas, puisque ces dernières années ont vu naître quatre nouveaux partenariats : Ensa Bretagne et Insa Rennes (2013), École spéciale d’Architecture (Esa) et École spéciale des Travaux Publics (2015), Ensa Montpellier et École nationale des Mines d’Alès (2018), Ensa Normandie et Insa Normandie Rouen (2020). Notre terrain d’enquête porte sur celui de l’Ensa Nantes, en partenariat avec Centrale Nantes, où la première promotion a été admise à la rentrée de 2008 et diplômée en 2014. Nous pouvons ainsi tirer un premier bilan de cette double formation.
Les écoles d’architecture, comme globalement l’ensemble des universités et des grandes écoles françaises, font des doubles cursus un des instruments d’un renouveau pédagogique significatif. Les bi-cursus transdisciplinaires viennent amorcer ou renforcer des partenariats en vue de la mutation organisationnelle de l’enseignement supérieur et de la recherche français. Les bi-cursus internationaux, quant à eux, viennent assurer une meilleure notoriété et visibilité des établissements français dans un contexte d’enseignement supérieur mondialisé (Horsch, 2021). Notons toutefois que les écoles n’ont pas attendu les injonctions politiques, comme la loi Fioraso (2013), un tiers des doubles cursus recensés à la rentrée 2020-2021 lui étant antérieur.
Pourquoi cet engouement relativement récent de la part des institutions, des bacheliers et des étudiants pour ces bi-cursus ? Les doubles formations seraient-elles un moyen pour les écoles d’architecture de reproduire une élite professionnelle jadis sacrifiée par la massification des effectifs ? S’agit-il d’un enjeu pour la profession afin de rester compétitive grâce à une double compétence « certifiée », sur le marché du bâtiment dont certaines missions échapperaient aux architectes formés seulement à l’architecture ? Les établissements proposant des doubles cursus permettent-ils d’offrir à leurs diplômés une plus grande diversité de débouchés ? Comment sont accueillis ces nouveaux profils sur le marché du travail ? Cette double culture est-elle pleinement valorisable dans les postes occupés par ces diplômés ?
Nous nous appuyons dans notre analyse sur un corpus de six entretiens effectués trois ans après l’obtention des deux diplômes. Nous avons également pu suivre l’orientation qu’a prise le début de carrière pour 90 % des diplômés de 2014 à 2019. La consultation des profils LinkedIn, site auquel 70 % des diplômés sont inscrits, croisée avec les sites internet des employeurs et des informations collectées via le réseau informel des diplômés nous ont permis de dresser un état des types, tailles et lieux des structures qui les accueillent4.
Une lente institutionnalisation de la double formation
Retour au « modèle polytechnique » ?
La séparation des corps et des institutions de formation des architectes et des ingénieurs au 18e siècle marque pour longtemps les relations entre les deux disciplines. Celle-ci étant bien documentée (Lipstadt, Mendelsohn, 1980 ; Picon, 1988 ; Epron, 1992 ; Marie, 2018), nous ne reviendrons pas sur l’histoire de ces rapports, parfois houleux. Aujourd’hui, dans un contexte où la maîtrise d’œuvre s’est davantage complexifiée avec l’arrivée d’une multitude d’acteurs, il est plus question de « coopération concurrentielle » (Chadoin, 2007), dans laquelle l’architecte a la charge de la conception du projet et de sa traduction spatiale, l’ingénieur de la mise au point technique, l’économiste de la maîtrise des coûts et le pilote du chantier de l’organisation du chantier. La coordination de la maîtrise d’œuvre, traditionnellement revendiquée par l’architecte en tant que « chef d’orchestre », est davantage contestée par le pilote de chantier et l’économiste, qui mettent en avant leurs savoir-faire dans ce domaine, que par l’ingénieur. La fabrication de la ville et sa production architecturale, urbaine et constructive voient les dissensions de deux figures professionnelles complémentaires et opposées, l’architecte et l’ingénieur, qui œuvrent ensemble pour garder les nouveaux professionnels à distance (Biau, Tapie, 2009). Le management du projet par de grands groupes de construction consolide progressivement la place prépondérante des ingénieries rendant le « traditionnel leadership » et la responsabilité de l’architecte moins évidente (Marie, 2018).
Dans ce contexte, le rapprochement des deux formations, historiquement séparées, redevient possible :
Le retour à une formation commune pour les architectes et les ingénieurs, ou, à défaut, une double formation ne serait-elle pas un moyen pour les architectes de ne pas renier la dimension artistique de leur travail à laquelle ils sont justement attachés, tout en leur offrant une voie possible pour sortir de l’impasse dans laquelle ils semblent engagés ? » [Lemoine, 1987].
Ces doubles formations architecte-ingénieur constituent une exception française : dans de nombreux pays, l’enseignement de l’architecture et de l’ingénierie s’est inspiré du « modèle polytechnique » français (Pfammatter, 1997), modèle jadis abandonné pour la formation d’architecte en France, à l’exception notable de l’Insa Strasbourg (Weber, 2013). Il constitue toujours la norme dans certains pays, qui, en donnant plus de place à l’enseignement scientifique et technique, ne rend pas nécessaire l’acquisition d’un double diplôme pour les architectes.
L’objectif des écoles : dépasser les figures archétypales de l’architecte et de l’ingénieur
Les objectifs affichés par les écoles quant au double parcours architecte-ingénieur sont clairs. Il s’agit de « dépasser l’opposition, désormais obsolète, entre les deux figures archétypales de l’architecte et de l’ingénieur »5. Ces diplômés, forts de leur double culture professionnelle, doivent agir comme ambassadeurs, médiateurs, experts pour des processus d’édification de plus en plus complexes et un nombre d’acteurs impliqués de plus en plus important. Ils doivent également contribuer à répondre à de nouvelles pratiques, de nouveaux marchés, sans pour autant grignoter sur les territoires classiques des deux métiers. Le vocabulaire employé sur les sites internet des écoles se ressemble : il est question de favoriser l’apprentissage du projet dans une dimension « transculturelle architecturale et technique », permettre de concevoir un projet dans sa globalité « grâce à l’association de ces deux cultures complémentaires » ou encore de « rapprocher deux mondes professionnels ». Le double-diplôme constitue ainsi une « forte valeur ajoutée incontestable sur le marché du travail » et favorise l’insertion professionnelle des double-diplômés, justifiant « l’investissement en temps et les efforts scolaires inhérents au double parcours »6. Il permet, selon les écoles, d’accéder à un large spectre des métiers du conseil, de l’assistance, de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre.
Un parcours d’études exigeant
Une formation d’excellence hautement sélective
Un peu moins de 400 étudiants se sont inscrits, depuis l’instauration du double parcours nantais en 2008, dans le cycle architecte-ingénieur (AI) et environ 140 dans le cycle ingénieur-architecte (IA).
En ce qui concerne la formation AI, on constate une augmentation forte sur les douze premières promotions : une douzaine d’étudiants inscrits en 2008-2009 pour une quarantaine en 2019-2020. Le nombre de diplômés, lui, reste pourtant stable depuis ses débuts, ne dépassant jamais la dizaine d’étudiants par an. Cet engouement d’inscription s’explique par le fait que ce parcours exigeant est perçu par les aspirants et leurs parents comme une formation d’excellence pouvant ouvrir à une diversité de débouchés et à une relative sécurité d’emploi. Selon les représentations qu’ils se font du métier d’architecte lors de leur orientation professionnelle, ils souhaitent « garder un maximum de portes ouvertes »7.
Le taux moyen d’abandon lors de la première année plus élevé chez les architectes-ingénieurs (69 %8) que chez les ingénieurs-architectes (53 %) peut s’expliquer par un processus de sélection différent selon l’école. À l’École Centrale, n’admettant pas plus de quinze étudiants par promotion, la sélection s’opère dès l’inscription tandis que celle de l’école d’architecture s’effectue lors des premières années d’études, puisque tout étudiant ayant rempli les prérequis d’admission au double-cursus (baccalauréat scientifique et mention bien ou très bien) est admis sur simple demande.
Pour les neuf premières promotions AI (n=200), seulement un tiers (32 %) des étudiants initialement inscrits sont allés jusqu’à la double diplomation et les deux tiers restants ont abandonné (68 %). Du côté des aspirants IA, les taux de diplomation et d’abandon sont inversés pour la même période (n=106) : un bon tiers a renoncé (38 %) tandis que deux tiers (62 %) ont obtenu leurs diplômes. Comme évoqué ci-dessus, l’École Centrale n’admettant qu’un nombre défini d’étudiants, le ratio entre inscrits et diplômés est relativement stable depuis l’instauration de la double formation. Le plus faible taux d’abandon des aspirants IA s’explique sans doute partiellement par leur capacit à faire face à de lourdes charges de travail auxquelles ils ont été habitués en classe préparatoire.
Les abandons se font essentiellement lors des trois premières années à l’école d’architecture (69 % en première année, 16 % en deuxième année et 14 % en troisième année) et à peu près à parts égales entre la première (53 %) et la deuxième année d’études (45 %) à Centrale.
La plupart des abandons sont dus — au-delà d’éventuelles difficultés économiques — à une charge de travail conséquente par la compression de l’emploi du temps que certains ne sont pas capables d’assumer.
Une formation qui attire les femmes
Force est de constater que les femmes sont majoritaires à rejoindre la formation AI (59 % contre 41 % d’hommes) ; ces taux correspondent presque fidèlement à la répartition femmes-hommes de la formation d’architecte. Elles sont nettement plus persévérantes que les hommes une fois engagées dans ce cursus contraignant : sur la période 2008 à 2017, il ressort que 68 % des diplômés sont des femmes et moins d’un tiers des hommes (écart de 37 points).
À titre de comparaison, 871 étudiants ont obtenu, dans la période considérée, le DEA, par rapport à 63 double-diplômés, c’est-à-dire un ratio de un à quatorze.
Du côté de ceux qui effectuent le parcours dans le sens IA, presque autant de femmes (49 %) que d’hommes (51 %) s’y inscrivent. Tenant compte du taux relativement faible des femmes dans les écoles d’ingénieurs (28 %9) et celui des femmes qui choisissent la spécialité génie civil (16 % en 2013) (Schmuck, 2014), le taux de 49 % paraît d’autant plus considérable10.
Les hommes affichent un taux de réussite supérieur à celui des femmes (respectivement 69 % des inscrits contre 56 % des inscrites). In fine, sur l’ensemble des inscrits IA, les femmes représentent 44 % et les hommes 56 % des diplômés (écart de 12 points). Si l’avantage dans ce double cursus est en faveur des hommes, on notera que les femmes résistent bien à la pression de ces études exigeantes. Une analyse plus fine mériterait d’être menée pour comprendre les raisons qui conduisent ici plus de femmes à abandonner le double cursus ingénieur-architecte contrairement à celui architecte-ingénieur. Peut-on faire l’hypothèse que les femmes s’autorisent davantage à rompre avec la double excellence ? Il serait tentant de tirer un parallèle avec les normaliennes scientifiques et les polytechniciennes, pour qui l’abandon pourrait « être pensé comme l’expression de la plus grande liberté des filles par rapport au modèle masculin de l’excellence » (Ferrand, Imbert, Marry, 1996, p. 3). Mais cette hypothèse n’explique pas, d’une part, pourquoi les femmes de l’Ensa Nantes inscrites dans le double cursus sont nettement plus nombreuses que les hommes à s’y engager et, d’autre part, pourquoi elles y obtiennent de meilleurs résultats.
Les parcours d’insertion facilités par rapport aux « simples » diplômés
Des fonctions diversifiées dans des entreprises franciliennes ou étrangères
Si la diversité des débouchés pour les « simples » diplômés, affirmée par les établissements de formation, ne semble pas si opérante que prétendue en début de carrière (Horsch, 2021), ceux ayant une double formation profitent clairement plus d’une offre diversifiée de postes. Les double-diplômés sont globalement très mobiles, salariés dans l’immense majorité, peu intéressés par l’habilitation à la maîtrise d’œuvre en son nom propre (HMONP) et travaillent dans des structures de moyenne à grande taille.
Pour un tiers des double-diplômés, les structures les plus plébiscitées sont les entreprises de conseil, de programmation, d’assistance à maîtrise d’ouvrage. Il s’agit d’entreprises qui œuvrent, entre autres, pour le compte de la maîtrise d’ouvrage ou des collectivités qui n’ont pas ces compétences au sein de leurs équipes. Les diplômés IA sont plus nombreux (écart de -13 points) dans ce cas. Seulement un double-diplômé sur cinq (19 %) travaille en agence d’architecture, les diplômés AI sont, quant à eux, plus nombreux (écart de +17 points). Les entreprises générales attirent un diplômé sur cinq (20 %), avec peu de différences entre les AI et IA. Il s’agit notamment de postes de direction de travaux tous corps d’état. Plus globalement, on peut remarquer que plus de la moitié des architectes-ingénieurs travaillent dans la maîtrise d’œuvre de conception (agence d’architecture et BET, 54 %) ; ils ne sont qu’un quart (27 %) chez les ingénieurs-architectes. Ces données sont toutefois à relativiser dans la mesure où les diplômés peuvent vouloir expérimenter différents domaines en début de carrière.
La diversité des débouchés soulignée par les écoles correspond ainsi à la réalité d’une demande d’acteurs de la fabrique de la ville très variés.
Entreprise de conseil, AMO, programmation, maîtrise d’ouvrage…
25
38
33
-13
Agence d’architecture ou pluridisciplinaire
36
19
25
+17
Entreprise générale ou spécialisée du BTP
18
21
20
-3
Bureau d’études (structure, façade, thermique, environnement)
18
8
12
+10
Enseignement, recherche
0
6
4
-6
Collectivité, ministère
0
6
4
-6
ONG, association
4
2
3
+2
Total
100
100
100
Effectif
28
48
76
En analysant les structures d’accueil selon le sexe des diplômés, on peut remarquer de grandes différences dans les choix opérés ou les opportunités prises. Si les femmes plébiscitent d’abord les entreprises de conseil et d’assistance (40 %), puis les entreprises du BTP (21 %), les agences d’architecture arrivent seulement en troisième position (19 %). Quant aux hommes, ils travaillent, dans l’ordre, dans des agences d’architecture (33 %), suivies par des entreprises de conseil (24 %) et des entreprises du BTP (18 %). La maîtrise d’œuvre de conception (agence et BET) est ainsi plus une affaire d’hommes (écart cumulé de -21 points), le conseil et l’accompagnement celle des femmes (écart de +15 points).
Entreprise de conseil, AMO, programmation, maîtrise d’ouvrage…)
40
24
33
+15
Agence d’architecture ou pluridisciplinaire
19
33
25
-15
Entreprise générale ou spécialisées du BTP
21
18
20
+3
Bureau d’études (structure, façade, thermique, environnement)
9
15
12
-6
Enseignement, recherche
5
3
4
+2
Collectivité, ministère
5
3
4
+2
ONG, association
2
3
3
-1
Total
100
100
100
Effectif
43
33
76
Plus de deux tiers des entreprises (71 %) employant des double-diplômés sont des structures ayant plus de vingt employés, se distinguant de ce fait de la plupart des entreprises d’architecture qui sont majoritairement des très petites entreprises (TPE). Ainsi, 34 % travaillent dans des PME, 13 % dans des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et 23 % dans des grandes entreprises, notamment chez les trois leaders des entreprises de BTP, Bouygues, Eiffage et Vinci.
Ces PME, ETI et grandes entreprises étant installées surtout en région parisienne où l’activité du bâtiment est la plus forte, fait que presque la moitié des double-diplômés (47 %) s’y installent, en tout cas en début de carrière. Un diplômé sur cinq travaille respectivement à Nantes ou à l’étranger, les autres villes françaises jouent un rôle mineur. Les taux pour l’Île-de-France et pour Nantes sont ainsi inversés en comparaison avec les diplômés architectes, dont presque la moitié travaille à Nantes et un sur cinq en région parisienne (Horsch, 2021).
Seulement un double-diplômé sur dix (9 %) a effectué, au moment de notre enquête, son habilitation, taux qui peut bien sûr évoluer en fonction de l’orientation qu’ils souhaitent donner à leur carrière11. Ce faible taux n’est pas surprenant puisque les double-diplômés qui se destinent à des postes de conseil et d’assistance ou à la direction de travaux dans des entreprises générales ne voient pas l’intérêt d’être habilité pour l’exercice en leur nom propre.
Seulement une très faible part des double-diplômés (4,3 %) exercent, à ce stade, en libéral ou en tant qu’associé et ceci exclusivement au sein d’agences d’architecture. Le salariat est ainsi largement plébiscité en début de carrière.
Le double diplôme, un certificat pour l’embauche assurant des conditions statutaires favorables
Bien qu’il n’y ait pas de réseau d’alumni de double-diplômés formalisé à l’Ensa Nantes, faire partie des anciens est une forme de garantie pour les potentiels employeurs. L’association de deux établissements relativement prestigieux formant ensemble à une double culture apporte une légitimité certaine par rapport à quelqu’un de plus expérimenté, selon Aurélie12 :
Ma responsable m’a clairement dit qu’elle m’avait recruté parce que j’avais fait Centrale et archi, et que du coup elle n’avait aucun doute. Je pense que si je n’avais pas eu la double compétence, elle aurait peut-être pris quelqu’un de plus expérimenté.
Plusieurs double-diplômés évoquent également des conditions statutaires et salariales plus favorables à l’instar du Graduate program France13 mentionné par Manon14, que seules les grandes entreprises sont capables de proposer afin de fidéliser leurs cadres. Florent évoque le statut et le salaire associés à une école d’ingénieurs où « l’entreprise sait ce que tu vaux », tandis que la notion de créativité pour un architecte n’est pas, selon lui, valorisable par son diplôme ou par la réputation de l’école. « Tout est remis à zéro lorsque tu sors de l’école d’archi ». Interrogé sur sa situation professionnelle par rapport à ses collègues uniquement diplômés en architecture et plus largement par rapport à la profession d’architecte, Raphaël15 s’estime privilégié, ayant :
Pas mal d’amis de promo qui galèrent à trouver un bon boulot, intéressant et bien payé. Ils sont assez rares mes anciens potes de promo à avoir trouvé un boulot, qu’ils soient contents des projets qu’ils font, éviter d’être esclave de l’agence et avoir une rémunération honnête.
Clarisse16 qui, au moment de se réinstaller dans l’Ouest, pensait revenir vers la maîtrise d’œuvre, s’est vite ravisée :
Les conditions de travail en agence d’archi… enfin, en gros je travaillerais autant ou plus mais je serais moins payée. Et moins bien traitée. […] j’ai l’impression que c’est dur de valoriser son double diplôme en agence [d’architecture], parce que la conjoncture est telle qu’il y a beaucoup d’agences qui n’ont juste pas les moyens de payer correctement leur archis.
L’engouement des double-diplômés pour les entreprises de bâtiment, de conseil, d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) ou de programmation au détriment des agences d’architecture, particulièrement chez les femmes, peut ainsi s’expliquer par les meilleures conditions de travail attendues dans ces structures, mais aussi par un exercice plus large de leur double compétence acquise.
Des profils davantage adaptés aux entreprises de conseil, d’assistance qu’aux agences d’architecture
Selon les acteurs professionnels, « Ces profils double cursus sont attendus sur le marché du travail. En effet, les thèmes attachés au développement durable sont trop complexes et interdépendants pour qu’ils soient encore abordés “à l’ancienne” avec l’architecte et l’ingénieur développant chacun dans son coin17 ».
La demande de ces nouveaux profils hybrides semble cependant beaucoup plus forte chez les acteurs du conseil immobilier, d’AMO, de programmation — constitués eux-mêmes de profils d’horizons variés — que dans les agences d’architecture. Les missions que ces entreprises sont amenées à réaliser sont facilitées par la présence « d’individus à la frontière de plusieurs univers professionnels, qui sont reconnus et légitimes de part et d’autre de la frontière » (Blanc, 2010). Les profils disposant d’une double culture et capables de traduire, coordonner, dialoguer, transposer, expliciter, arbitrer, synthétiser correspondent ainsi particulièrement à ces entreprises. Manon pense être « plus à l’écoute des demandes des architectes alors que mes collègues [ingénieurs], c’est un peu quelque chose qui les dépasse et qu’ils ne comprennent pas trop. Et puis le double cursus, je le vois plus comme une capacité de dialogue avec toutes les professions. »
La connaissance de la culture professionnelle de chaque métier et de son vocabulaire associé est vue comme un véritable atout :
Le double cursus m’a permis d’utiliser un langage approprié en face de chaque intervenant. Je définis souvent mon métier comme traductrice entre le discours et les demandes de l’architecte et les impératifs et contraintes liés au chantier.
Les grandes structures semblent davantage faciliter la valorisation du double diplôme. L’entreprise d’aménagement d’aéroports dans laquelle travaille Raphaël regroupe la conception architecturale et les études techniques en une même entité pour favoriser les collaborations et une approche pluridisciplinaire. Ayant débuté en tant qu’ingénieur structure pour dimensionner la façade du projet d’un aéroport en Amérique du Sud, il continue aujourd’hui à travailler sur ce projet en tant qu’architecte. Il concède qu’il s’agit d’une entreprise « très ingénieur » où la relation au monde de l’architecture est, selon lui, assez rude et où sa double diplomation lui permet d’être pris au sérieux.
Les agences d’architecture semblent non seulement moins attractives pour les jeunes, mais également moins structurées pour accueillir des professionnels à la double compétence, bien que leur rôle de traducteur puisse s’avérer très utile pour l’échange avec les différents acteurs du projet. Certains jeunes s’imaginent pouvoir travailler sur un projet à la fois en tant qu’architecte qu’ingénieur, raison pour laquelle Romain a postulé dans une agence pluridisciplinaire. Mais l’organisation de la structure de l’agence l’obligeait à se spécialiser au lieu d’avoir un regard transversal. « Donc en fait, je me suis vite retrouvé à être assez bridée dans ce que faisais parce que j’étais très spécialisé. Moi j’avais plutôt envie d’adopter une vision plus large ». Il précise par ailleurs qu’en quatre ans de pratique professionnelle dans deux agences nantaises, il n’a jamais pu conjuguer les deux disciplines au sein d’un même projet. Au moment de l’entretien, il est associé d’une agence d’architecture où il peut, pour la première fois, choisir ce qu’il souhaite faire sur chacun de ses projets. Il quitte cependant son statut d’associé en 2019 pour redevenir salarié dans une association qui accompagne les acteurs dans les transitions que le BTP doit opérer et dans laquelle sa double culture est sans doute un important atout.
Florent, travaillant dans une agence d’architecture angevine, espère pouvoir allier davantage les deux métiers.
J’aimerais bien faire des projets et être l’ingénieur structure, et pouvoir fusionner carrément les deux, et qu’il n’y ait pas de distinctions. Je pense que c’est envisageable, mon patron n’est pas contre, donc on va peut-être développer cela à l’agence .
L’hybridation des deux compétences est pourtant entravée par la division du travail de la maîtrise d’œuvre instituée par la loi relative à la maîtrise d’ouvrage public (MOP), qui donne :
Une définition législative du projet d’architecture qui semble reconnu par les différents acteurs professionnels, y compris dans le cadre des marchés privés. Mais celle-ci n’aboutit, sur le terrain, qu’au renforcement du découpage des projets, des pratiques et des responsabilités. [Marie, 2018]
Conclusion
L’Ensa Nantes, en partenariat avec Centrale, et plus largement les autres écoles partenaires remplissent leur « contrat » en apportant aux diplômés une interconnaissance de cultures professionnelles distinctes et une valeur ajoutée sur un marché de travail concurrentiel. Elles tentent de les préparer aux métiers en mutation et contribuent au dépassement des figures traditionnelles de l’architecte et de l’ingénieur. En instaurant la double formation, les établissements renforcent les opportunités de débouchés à la fois sur le marché de travail français, où ces profils hybrides sont plébiscités par les acteurs du conseil et de l’assistance, et sur le marché étranger où le modèle polytechnique est la norme. Le manque de référentiel commun régissant les modalités d’admission et d’enseignement ne semble pas entraver la qualité perçue par les potentiels employeurs, l’image de marque de deux établissements prestigieux contribue à légitimer une embauche.
De l’instauration du double cursus nantais en 2008 jusqu’au moment de notre enquête, une moyenne de sept étudiants architectes-ingénieurs sont diplômés par an. Si la formation est ouverte à tous les admis à la formation initiale ayant un baccalauréat scientifique et une mention bien ou très bien, les abandons sont fréquents, particulièrement lors des deux premières années de formation, en raison d’une charge de travail conséquente que tous les aspirants n’arrivent pas à honorer. Le taux d’abandon est plus faible du côté de l’école Centrale, puisque les étudiants sont sélectionnés lors de l’admission et non au fur et à mesure de leur avancement dans le cursus18. Si les femmes du cycle architecte-ingénieur arborent le même taux d’inscription que dans la formation initiale d’architecte, elles sont plus nombreuses que les hommes à obtenir la double diplomation, renforçant le constat général que les femmes réussissent globalement mieux leurs études supérieures et, in fine, possèdent dans certaines filières un capital scolaire plus élevé que les hommes.
La diversité des débouchés offerte aux double-diplômés est réelle. En début de carrière, ils sont très majoritairement salariés dans des entreprises de moyenne à grande taille, en Île-de-France et à l’étranger, exerçant dans le domaine du conseil, de l’assistance à maîtrise d’ouvrage et de la programmation. L’agence d’architecture est moins plébiscitée, notamment par les femmes et par les ingénieurs-architectes. À ce titre, il n’est pas étonnant que peu de double-diplômés aient obtenu, à ce stade de leur carrière, leur HMONP. D’une part, les conditions d’exercice en agence sont perçues comme moins favorables, d’autre part la double compétence n’est pas facile à conjuguer dans des structures soumises à la division des tâches de la maîtrise d’œuvre. Les agences ne semblent ainsi pas capables de tirer entièrement parti de la double culture des jeunes, tandis que leurs capacités de dialogue, de synthèse, de médiation font d’eux des « traducteurs » appréciés par les entreprises de conseil, d’expertise, d’assistance, de maîtrise d’ouvrage, elles-mêmes constituées d’acteurs de divers horizons.
La figure de l’architecte-ingénieur institutionnalisé émerge alors, capable de faire face à des projets de plus en plus complexes, intégrant un nombre d’acteurs de plus en plus important. S’ils ont une longueur d’avance sur les « simple-diplômés », ils sont finalement peu nombreux à pouvoir se prévaloir de la double compétence, les exigences de la formation étant telles que peu d’aspirants ont la capacité d’aller jusqu’au bout. S’agit-il alors de la fabrication par les écoles d’une nouvelle élite basée sur une double sélection et contribuant à redorer le titre symbolique de l’architecte, bien qu’associé à celui d’ingénieur honni ? Il faudra sans doute attendre encore quelque temps pour tirer des conclusions définitives.
1Le recensement a été effectué à partir de la publication Les études supérieures d’architecture et de paysage en France du ministère de la Culture, édition 2020-2021, et complété par des recherches sur les sites web des écoles et universités. Il est à noter que les informations sur les modalités de formation sont assez disparates sur les sites – elles vont d’une simple mention à une brochure très complète – ce qui a nécessité de contacter la scolarité de certaines écoles par courriel et par téléphone.
2Il s’agit de bi-cursus architecte-ingénieur, architecte-urbaniste, architecte-designer, architecte-historien, architecte-paysagiste et architecte-manager.
3En proposent un double cursus les écoles d’architecture de Paris-Belleville, Paris-Est, Paris-La-Villette, Bretagne, Clermont-Ferrand, Lyon, Marseille, Normandie, Toulouse, Montpellier et Nantes auxquelles il convient d’ajouter l’Insa de Strasbourg et l’École spéciale d’architecture (école privée).
4Bien que leurs profils ne semblent pas toujours à jour, ils contiennent des informations utiles dans le cadre de notre enquête. Le nombre n’étant pas suffisamment élevé (90 % de 86 diplômés = 77 individus), nous n’avons pas pu appliquer simultanément la variable du genre et du sens de la formation (architecte-ingénieur ou ingénieur-architecte).
5Livret de l’étudiant de l’Ensa Nantes.
6Citations issues des présentations sur les sites web des écoles proposant un double-cursus architecte-ingénieur.
7Citation issue d’un des entretiens semi-directifs effectués dans le cadre de ce travail (cf. sous-chapitre Le double diplôme, un certificat pour l’embauche assurant des conditions statutaires favorables).
10Nous n’avons pas pu obtenir les chiffres de répartition genrée au sein du cursus d’ingénieur à l’école Centrale.
11À titre de comparaison, environ 60% des diplômés d’État d’architecte obtiennent leur habilitation.
12Il s’agit de prénoms d’emprunt pour les diplômés cités.
13Il s’agit d’un CDI intégrant un parcours de 32 mois au sein de différentes entités d’une entreprise générale du bâtiment.
14Travaille, au moment de l’entretien, dans une entreprise de construction en tant que directrice de travaux.
15Travaille, au moment de l’entretien, chez un aménageur d’aéroports.
16Travaille, au moment de l’enquête, dans une entreprise de programmation.
17Plaquette d’information du double cursus ENTPE/ École d’architecture de Lyon. François Pradillon, responsable du pôle projets à l’AREP, filiale de SNCF Gares et Connexions.
18Notons que des changements d’admission des architectes-ingénieurs à l’école Centrale sont intervenus au moment de la révision de cet article. Si les étudiants ayant validé les enseignements nécessaires du cycle licence et master d’architecture ainsi que le cycle préparatoire scientifique d’ingénierie, ils étaient admis d’office à l’école Centrale pour poursuivre le cycle ingénieur. Dorénavant, l’école Centrale, suivant une décision unilatérale, impose une jauge limite à l’entrée en cycle ingénieur dépassant le nombre d’aspirants. L’Ensa Nantes, soucieux d’assurer à tous les candidats ayant les prérequis mentionnés ci-dessus une place en école d’ingénieurs, a ainsi conclu un partenariat avec l’école Polytechnique de Nantes afin d’augmenter le nombre de places disponibles.
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Bettina Horsch
Bettina Horsch est maîtresse de conférences à l’Ensa Nantes / Nantes Université, docteure en sociologie et chercheuse au laboratoire AAU (CNRS, MC). Ses travaux s’intéressent aux pratiques professionnelles des architectes, ses conditions d’exercice et d’apprentissage, sa pluralité des positions, ses modes de transmission.