Show cover
Couverture Une profession, des architectes (Edul, 2024) Show/hide cover

À la frontière entre conception et construction.

Quand des architectes, en prise avec la matière, redessinent les contours professionnels

Cette contribution vise à explorer les contours du groupe professionnel des architectes, en s’appuyant sur l’invitation de certains chercheurs à se poster aux frontières des professions, plutôt que sur ce qui en fait le cœur, pour observer les reconfigurations constantes qui s’y jouent1. Il s’agira d’articuler deux dimensions de la notion de frontières. Tout d’abord telle qu’elle est utilisée en sociologie des professions en vue d’observer les délimitations qui s’opèrent entre des groupes professionnels distincts (Mathieu et Roussel, 2020). Mais également à travers sa dimension symbolique comprise comme les « distinctions conceptuelles » par lesquels les acteurs font ou défont ces différences (Lamont et Molnar, 2002). Autrement dit, d’être attentif aux manières dont la frontière est négociée, maintenue, durcie ou bien remise en cause par les pratiques et les discours. Je propose, ici, d’éclairer plus spécifiquement les porosités à l’œuvre autour de la frontière professionnelle entre le groupe des architectes et ceux des constructeurs. Il s’agit de rendre compte des manières dont des architectes qui développent des pratiques à l’intersection de ces espaces professionnels distincts recomposent cette frontière, la traversent ou encore la subvertissent. Et ce que ces traversées impliquent en retour dans la définition des contours de ce groupe professionnel.

Si les professions d’architecte et d’entrepreneur ont longtemps été en concurrence directe tant une confusion régnait quant à leurs statuts respectifs (Decommer, 2021), elles sont aujourd’hui clairement délimitées. En Belgique, c’est la loi de 1939 sur la protection du titre et de la profession d’architecte qui achève le processus de distinction. Elle dote l’architecte d’un monopole d’intervention : le recours à un architecte est rendu obligatoire pour tous travaux nécessitant l’obtention d’un permis de construire. Dès lors, si les entrepreneurs ne peuvent plus investir les prérogatives qui sont devenues celles des architectes, la réciproque s’applique également : la profession d’architecte est strictement incompatible avec celle d’entrepreneur de travaux publics ou privés. Cette frontière professionnelle actée fait de l’architecture « un travail à distance de la matière » (Champy, 2011), puisque l’architecte a pour mission d’anticiper et de contrôler les travaux et non d’y participer.

Des chercheurs et chercheuses font cependant l’hypothèse que le domaine de l’architecture serait aujourd’hui concerné par un phénomène de revalorisation du « faire » (Lefebvre et al., 2021). Ce dernier s’inscrirait dans un mouvement plus large qui traverse nos sociétés occidentales qui se traduit notamment par la promotion du bricolage, du succès croissant du « do-it-yourself » et l’émergence du courant « maker » (Lallement, 2015 ; Berrebi-Hoffmann et al., 2018). À la suite de nombreux travaux qui traitent de la diversification des espaces professionnels investis par les architectes et renouvelant ainsi les pratiques architecturales (Tapie, 1999 ; Biau et al. 2013), nous proposons d’étudier ce que les espaces professionnels des constructeurs peuvent faire à celui des architectes, et des dynamiques professionnelles qui se jouent à leurs interfaces.

Dix situations de pratiques constructives, où des architectes belges se sont investis physiquement dans l’acte de construire, sont l’objet de cette étude. Le dispositif d’enquête a consisté en la réalisation de dix entretiens semi-directifs auprès des architectes concernés et d’une observation participante. Les modalités de ces situations diffèrent grandement pour constituer un échantillon varié de « manières de construire » dans le travail architectural. Sans viser l’objectivité, ce panel dessine néanmoins un spectre dans lequel les acteurs s’engagent dans une pratique en plus ou moins grande rupture avec cette frontière professionnelle. À la première extrémité se situent des architectes pour lesquels ces traversées sont de l’ordre du ponctuel. Ensuite, des architectes pour lesquels ces traversées sont constitutives de leur pratique. Enfin, des architectes s’affranchissent de cette frontière, délaissant leur titre pour investir d’autres métiers qui rendent pleinement possible l’association de ces deux mondes. Tout au long de ces trois moments d’analyse, nous allons identifier les enjeux à l’origine de ces pratiques et les identités professionnelles auxquelles elles renvoient.

Expérimenter l’architecture par la construction

Pour quatre des dix architectes interviewés, l’implication dans une activité de construction relève d’une expérience ponctuelle, voire d’une première dans leur pratique. Tous les quatre sont architectes libéraux, inscrits au tableau de l’Ordre, et expliquent avoir recours habituellement aux outils traditionnels de la profession : dessins, plans, maquettes, cahiers des charges, métrés, etc. Ici, c’est leur confrontation à une situation spécifique s’écartant des normes de production architecturale qui ont amené ces architectes à s’aventurer sur un terrain plus expérimental et à investir ainsi de manière très située le territoire des constructeurs.

Pour trois d’entre eux, l’expérimentation constructive a consisté en la fabrication de prototypes en vue de la mise en œuvre de matériaux non normalisés. C’est le cas de Paul2 pour un projet de pépinière d’entreprise. Les architectes ont participé au développement d’un matériau inédit : des blocs cyclopéens composés de morceaux de brique de réemploi liés par du ciment. L’ambition était d’obtenir un matériau tant « d’aspect paysager que solide et persistant », mais aussi de « réfléchir à un matériau qui ne soit pas trop une hérésie écologique ». Si la mise au point d’un matériau est usuellement du ressort de l’entreprise, ici elle s’opère de manière conjointe avec les architectes. L’industriel réalise un premier essai puis les architectes, avec l’aide d’un ami maçon, se lancent dans la confection d’une série de prototypes. Quelques seaux de briquaillons récupérés chez un démolisseur, des coffrages achetés dans un magasin de bricolage et une bétonnière permettent la réalisation de ces essais visant à déterminer la densité de briquaillons et la meilleure technique pour les incorporer au ciment. Sur la base des résultats obtenus, la production est lancée à plus grande échelle par l’industriel en phase de chantier.

Il apparaît bien difficile de classer ces pratiques de tel ou tel côté de cette frontière conception-construction, tant elles en brouillent la démarcation, se situant quelque part à son intersection. D’un côté, les architectes explorent des techniques de construction sous des contraintes variées, éprouvent de nouveaux outils et expérimentent à échelle 1:1, directement avec les matériaux et non des substituts comme c’est le cas dans la réalisation de maquette. De l’autre, ces prototypes visent aussi à anticiper et à prescrire le travail de construction. En cela, ils sont bien des outils du projet architectural (Simmonet, 2001). Ils se substituent aux détails techniques et deviennent des références concrètes et matérielles à partir desquelles s’organise l’exécution. Pour ces trois architectes, ces moments d’expérimentation se déroulent d’ailleurs dans leurs bureaux et non sur le chantier.

En ce qui concerne le dernier cas, la pratique constructive s’inscrit aussi dans cette même ambivalence. Pour Jules3, un jeune architecte, c’est « le contexte d’urgence » dans lequel se déroule un projet qui le conduit à appréhender une tout autre organisation de travail sur chantier. Trois mois seulement sont octroyés pour concevoir et construire un centre culturel. Ces délais ont fortement impacté la production graphique qui précède le chantier : le jeu de plan est peu détaillé, aucun détail technique n’est réalisé et le métré n’est pas accompagné de l’usuel cahier des charges. Pour « assurer sa réactivité » face aux aléas, l’architecte installe son bureau sur le chantier. Il s’agit de pouvoir anticiper les travaux juste avant leur réalisation, de faire les choix techniques et esthétiques directement sur place en négociation avec l’entrepreneur et les ouvriers. L’objectif commun de finir les travaux à temps brouille parfois leurs tâches respectives : les entrepreneurs se mettent à dessiner des plans et l’architecte prend part à de petits travaux. Il explique, par exemple, avoir participé à la démolition et avoir donné des coups de main pour décharger les livraisons de matériaux.

Ces pratiques de traversée de la frontière affectent-elles la manière dont ces architectes se définissent en retour ? Parce que ces pratiques constructives sont de l’ordre de l’occasionnel, ces quatre architectes maintiennent leur appartenance professionnelle : « ici dans mon atelier, on n’est pas du tout constructeur. Quand on me voit vider un seau de béton pour ce projet, c’est vraiment de l’anecdotique »4. Tous ajoutent d’ailleurs ne pas voir d’intérêt à subvertir davantage cette frontière. Trois arguments principaux sont revenus lors des entretiens. Ils rappellent tout d’abord l’interdiction légale de cumuler les statuts : « de toute manière la déontologie nous l’interdit »5. Ensuite ils légitiment aussi un « système des professions » (Abbott, 1988) où chacun possède son territoire de compétences, celui de l’architecte n’étant pas celui de la réalisation sur le chantier : « chacun son métier finalement »6. Enfin, alors que la profession est déjà touchée par une importante précarité, ces expérimentations constructives, en dépassant le cadre des missions allouées aux architectes libéraux, n’ont pas vraiment de système économique dans lesquelles s’insérer.

Alors nous... récompensés de nos efforts pour un architecte qu’est-ce que ça veut dire ? Pour le même montant d’honoraire, je fais, “cool Raoul”, un cahier des charges pour décrire trois produits du commerce et pam ! Et ça roule quoi ! Voilà... alors où est la justice7 ?

Si ces pratiques constructives sont occasionnelles, elles révèlent néanmoins à quel point ces architectes sont soucieux et attentifs aux techniques, matériaux et assemblages qu’ils conçoivent et prescrivent. Ils ne craignent pas de prendre des risques, de s’écarter des chemins balisés de la production architecturale pour accompagner au plus près de leur réalisation des éléments qui comptent parce qu’ils présentent des avantages sur le plan environnemental par exemple. Les accompagner nécessite de s’aventurer de manière très située sur d’autres territoires professionnels et d’échafauder des approches plus expérimentales empruntées aux mondes des constructeurs.

Étendre la pratique architecturale à la construction

Contrairement aux précédents, pour les deux architectes dont il est question ici, les activités de construction sont constitutives de leurs pratiques professionnelles. Malgré l’incompatibilité statutaire, ils sont parvenus à infiltrer de manière pérenne le secteur de la construction : infiltrer signifie « introduire volontairement dans un autre groupe des éléments de son propre groupe dans un but subversif, de surveillance ou d’information »8. C’est bien avec des ambitions subversives que ces deux architectes franchissent cette frontière professionnelle, puisqu’ils partagent chacun à leur manière, l’ambition d’une refonte sociale de la profession. Tenir cette position nécessite de négocier finement avec le cadre déontologique qui régit la profession, frôlant parfois les limites de la légalité.

Dans les deux cas, ces architectes cherchent à inscrire leur pratique professionnelle respective dans un projet sociétal plus large. Pour le premier, il s’agit de réduire l’empreinte écologique dans le secteur du bâtiment par l’utilisation de matériaux biosourcés, locaux, low-tech et issus de l’économie circulaire. Le deuxième dénonce la marchandisation de l’ensemble des secteurs de la vie et prône un modèle fondé sur l’autonomie des individus et l’échange de services. Ces projets sociétaux les amènent à repenser le rôle et la fonction sociale de l’architecte. Tout en conservant les prérogatives habituelles de l’architecte (conception, réalisation du permis d’urbanisme, du dossier d’exécution et suivi de chantier), ils enjambent la frontière pour développer en parallèle une activité, moins commune, de construction. Ils y étendent leur territoire professionnel et investissent les modes de production qui lui sont propres. Ils prennent à bras le corps des questions relatives aux matériaux, à leur provenance, leur confection, leur mise en œuvre ou leur devenir futur ; ou des questions relatives à la production sur le chantier, aux personnes qui y participent, à la manière dont le travail est distribué, aux rapports hiérarchiques qui s’y installent, etc.

Dans le premier cas, un bureau d’architectes a développé, en parallèle de leur fonction de maître d’œuvre, une activité de fabrication de matériaux de construction en terre crue locale. Cette incursion sur un territoire professionnel qui n’est pas le leur, Owen, l’un de ses membres, le justifie ainsi :

On devait le faire [la production de matériaux en terre crue], parce qu’il n’y avait personne d’autre en Belgique qui savait ou voulait produire les matériaux locaux. Donc, nous, c’était à nous de le faire9!

Plutôt que de revoir leur ambition à la baisse et ainsi prescrire des produits étrangers, les architectes, ayant suivi des formations, décident eux-mêmes de prendre en charge leur confection. Cette approche, ils l’ont d’abord développée en tant que consultant sur les projets dont ils étaient aussi les architectes. L’entrepreneur en charge de la mise en œuvre des matériaux leur en sous-traitait la fabrication pendant le chantier, brouillant de ce fait la séparation des rôles et des responsabilités entre les deux parties. Si ce montage s’est avéré fructueux étant donné la relation de confiance et d’amitié qui les unissait avec les entrepreneurs (Jacquemin et Lefebvre, 2023), ils expliquent néanmoins en avoir éprouvé les limites. Conscients des potentielles sources de conflits d’intérêts, ils ont mené de longues recherches afin de pérenniser cette deuxième activité. Accompagnés d’avocats spécialisés, ils ont identifié dans la législation belge une « zone grise » concernant le cumul de ces statuts professionnels : « on peut légalement être un fabricant de matériaux et un bureau d’architecture ». Plutôt que de confectionner les matériaux directement sur le chantier, ces architectes ont fondé une société coopérative en charge de leur production et de leur vente. Ils définissent d’ailleurs leur structure comme un « hybride » au croisement de cette frontière entre conception et construction.

C’est un sacré défi de construire soi-même sa maison. C’est des gens qui vont passer de juste des consommateurs à des gens qui tout d’un coup ont une capacité à s’autogérer, et à gérer un projet qui n’est pas un petit projet. Mon but c’est de les rassurer, de les accompagner dans ce projet10.

Dans le deuxième cas, Martin, l’architecte auteur de la citation ci-dessus, a orienté tout un pan de sa pratique professionnelle autour de l’accompagnement à l’auto-construction. Comme l’a indiqué la sociologue Geneviève Pruvost, ce qui se joue à travers ces chantiers participatifs ou auto-construits, ce n’est pas tant la diminution des coûts de la construction, mais plutôt l’instauration d’un autre rapport au travail qui repose sur l’échange et les transferts de compétences (Pruvost, 2015). Dans un tel dispositif, les rôles du traditionnel triptyque maître d’ouvrage, maître d’œuvre et entreprise de construction sont pleinement reconfigurés. L’organisation du travail sur le chantier et la communication entre les différents participants ont pour vocation de dissoudre les hiérarchies. Les habitants, maîtres d’ouvrages, deviennent également entrepreneurs en réalisant eux-mêmes leur domicile. Les architectes prennent également part à l’exécution sur le chantier. Ils organisent aux côtés d’artisans du bâtiment, des formations de construction afin de transmettre les compétences nécessaires aux auto-constructeurs : « l’objectif c’est que les habitants puissent tendre vers l’autonomie ». Se dessine alors un espace où les frontières se brouillent entre concepteurs et constructeurs d’une part, entre professionnels et « profanes » de l’autre.

En auto-construction, puisque le maître d’ouvrage c’est aussi l’entrepreneur, je ne vais pas lui écrire quelque chose qu’il va s’imposer à lui-même. Donc je remplace le cahier des charges par des démonstrations, par des explications. Je vais venir sur place et je vais lui montrer comment construire et c’est bien plus intéressant.

Au cours de ces « chantiers-écoles », la fonction de l’architecte se voit profondément modifiée. Martin explique donc fuir « la position artistique et divine », « qui donne des ordres sur le chantier » pour adopter une posture qui se rapprocherait de celle du pédagogue. Il ne prescrit pas les ouvrages à réaliser, il accompagne les habitants en partageant avec eux ses compétences acquises en tant qu’architecte, mais aussi par son expérience d’auto-constructeur puisque lui-même a construit sa maison.

Si pour chacun des cas, ces architectes infiltrent de manière structurelle des territoires professionnels des constructeurs, ils expliquent pour autant « ne pas chercher à prendre leur place »11 selon une logique concurrentielle. Les entrepreneurs n’ont d’ailleurs pas perçu ces incursions sur leur terrain comme des menaces12. Ces architectes visent finalement davantage à réinstaurer des interactions entre les sphères de la conception et de la construction. Si ces actions ne sont pas sans heurts (avec des statuts aux marges de la légalité), elles ouvrent néanmoins de réelles perspectives politiques de transformation : la réinstauration d’une filière de matériaux alternatifs laissée en friche pour le premier architecte ; la réorganisation du travail sur chantier selon des rapports plus horizontaux entre architectes, entrepreneurs et maîtres d’ouvrage pour le deuxième.

Décloisonner la pratique architecturale, de la conception à la construction

De même que pour les deux précédents, les pratiques constructives sont aussi constitutives des activités professionnelles des quatre architectes dont il est question ici. Néanmoins, tous ont fait le choix de se détourner de la profession d’architecte pour s’aventurer sur d’autres territoires professionnels moins réglementés. Il s’agit par exemple d’aménagements intérieurs ou urbains, des projets d’architecture temporaire ou d’habitats légers. Ils optent aussi pour d’autres statuts de structure : l’association à but non lucratif, le statut d’entreprise ou la coopérative, et le plus souvent une combinaison de deux d’entre eux.

C’est ça le modèle qu’on veut lancer, c’est une entreprise qui peut faire, qui mêlent les deux [la conception et la construction] en symbiose vraiment, et pas de façon séparée13.

Ces territoires professionnels, parce qu’ils sont peu formalisés, sont des espaces privilégiés pour ces acteurs désireux de retisser des liens entre des activités de conception et de construction, d’ouvrir la pratique à d’autres modes d’action, à d’autres acteurs. Ces collectifs sont d’ailleurs tous constitués de membres pluridisciplinaires alliant des architectes, des designers avec des menuisiers, des charpentiers et d’autres encore.

Parmi les architectes diplômés du groupe, il n’y avait pas une envie folle de lancer une pratique d’architecture conventionnelle, même il y avait peut-être l’inverse je dirais, une envie d’explorer d’autres voies que celle-là. (…) Et, par contre, il y avait quand même une envie de pouvoir construire, ouais c’est ça sans doute, qui est lié un peu à cette envie de démontrer ce qu’il y a moyen de faire avec ce type de matériaux [de réemploi]14.

Dans leurs discours deux rapports se distinguent quant à la volonté de brouiller, voire d’abattre cette frontière entre concepteur et constructeur. Pour deux d’entre eux, concevoir et construire prend une dimension performative. Sous la forme d’une action directe, « construire, faire », ces pratiques participent d’une volonté d’agir plus concrètement et de renforcer leur autonomie quant aux enjeux qu’ils portent. C’est le cas de Nathan, auteur des propos ci-dessus. Il est membre d’un collectif pluridisciplinaire dont les activités sont multiples : la recherche, la médiation, l’accompagnement à la maîtrise d’ouvrage, la conception et réalisation d’aménagements intérieurs ou artistiques, ou encore la mise en place d’une filière de matériaux issus de la déconstruction. Si ces activités sont variées, elles sont en réalité toutes reliées par un même fil rouge, celui de faciliter le recours aux matériaux de réemploi. Pour le collectif, pionnier dans ce domaine, concevoir et construire des aménagements avec ces matériaux, puis, par la suite, développer une filière de matériaux de réemploi relèvent indéniablement d’une démonstration par le faire. Cette dimension, on la retrouve également chez Alice. Elle organise des ateliers participatifs dont l’objectif est de fabriquer avec les usagers et habitants du quartier de petits aménagements urbains. Lors des entretiens elle ne parle ni d’architecture, ni de construction, mais davantage de « faire ». Si, selon elle, la co-conception relève bien de la prise en compte des savoirs des habitants, c’est la co-construction qui permet « leur appropriation du projet »15. « Faire » participe à cette volonté d’ouvrir la pratique aux usagers, de « démocratiser l’architecture » (Macaire, 2015) en leur accordant une meilleure maîtrise de l’environnement urbain.

Pour les deux autres, concevoir et construire relève de l’ordre du « sensible ». Ils revendiquent chercher à retrouver du sens avec leur activité. Dans leur discours, cette quête de sens semble tant associée à l’épanouissement personnel procuré par les « bénéfices psychiques du travail manuel » (Crawford, 2009) qu’à l’exercice d’un travail jugé socialement utile et légitime vis-à-vis de la société. Le long des entretiens, le récit de leurs pratiques constructives est accompagné de la description de leurs attachements pour les matériaux, les outils et leur maniement. C’est le cas de Louis, membre d’un petit collectif investi dans la conception et la réalisation de projets de microarchitecture, allant de l’aménagement intérieur et urbain aux projets d’architecture temporaire. Et de Joyce, également architecte dans une petite structure qui croise architecture d’intérieur et menuiserie, où ils réalisent, en processus de co-design, des aménagements à partir de matériaux de réemploi.

Je trouve que personnellement juste savoir faire des choses de ses mains c’est aussi très important et souvent il y a une espèce de fracture entre la pratique intellectuelle et la pratique physique quoi. Et finalement, personnellement, c’est très agréable de réfléchir un peu à un truc et aussi d’être capable de passer de l’autre côté et le construire, on se sent plus compétent, enfin plus épanoui aussi16.

Ces quatre architectes expliquent leur réorientation par un rejet du modèle professionnel de l’architecte libéral. En plus d’être qualifié de « frustrant » du fait de sa lourdeur administrative, il est décrit comme en décalage avec les enjeux sociaux qui lui sont pourtant inhérents, délaissant trop souvent les usagers et les habitants : « pour réaliser un espace, il faut aussi un travail social à côté, et ça, c’est trop souvent mis de côté par les architectes »17. Le schéma hiérarchique dans lequel elle s’inscrit vis-à-vis des entrepreneurs et corps de métiers est aussi décrié par ces acteurs à la recherche de modèles plus collaboratifs et horizontaux : « il y a aussi vachement un rapport conflictuel entre l’ouvrier et l’architecte, ce [son désir de se réorienter] n’est pas complètement déconnecté de ça »18. S’ils rejettent le modèle professionnel, tous vont quand même décrire leur pratique comme ayant trait à l’architecture.

Ce décloisonnement de la frontière professionnelle est aussi significatif dans la manière dont ces acteurs se définissent. Seul Nathan rejette le qualificatif d’architecte et se présente comme un membre d’un collectif pluridisciplinaire. Il est intéressant de noter comment les trois autres hybrides leurs identités professionnelles en articulant ensemble les deux faces de la frontière : « une sorte d’architecte-artisan »19  pour Louis, des « concepteurs-fabricants d’espaces »20 pour Joyce ou encore « des facilitateurs de la conception à la réalisation »21 pour Alice.

Conclusion

Pour conclure, nous souhaitons explorer rapidement les engagements qui sous-tendent de manière transversale ces traversées de la frontière professionnelle entre architectes et constructeurs. Ces pratiques contribuent-elles aux changements de valeurs dans le domaine de l’architecture ?

Une certaine figure de l’architecte est tenue pour responsable des crises sociales et environnementales qui traversent la profession et plus globalement le secteur de la construction (Hallauer, 2017). Cette figure relève de l’identité dominante telle que façonnée en relation avec la réalisation de bâtiments neufs et plus spécifiquement ceux relevant de marchés publics (Moulin et al., 1973). Ici, le projet serait « un acte descendant, surplombant, de domination des éléments » (Rubin, 2020, p. 78) qui ne prend que trop peu en compte le milieu (D’Arienzo, Younès, 2014) dans lequel il s’inscrit : ses usagers, les bâtiments et matériaux existants, ou les savoirs et savoir-faire des constructeurs réduits au rôle d’exécutant.

Les architectes rencontrés ici ont tous en commun de redessiner les contours de cette figure professionnelle pour être en prise avec les enjeux contemporains. Ces trois formes de traversées déclinent, au travers de différents degrés d’incursions, différentes conceptions du rôle de l’architecte ou plus généralement de la pratique architecturale. Les premiers révèlent une figure de l’architecte plus soucieuse de l’ensemble des dispositifs qui touchent la réalisation de l’architecture : le chantier, les matériaux, la manière de les mettre en œuvre et les travailleurs. Pour accompagner, au plus près, les éléments architecturaux « qui comptent », ils font le choix de s’aventurer sur des terrains plus expérimentaux. Ils revisitent alors la fonction de concepteur-prescripteur en empruntant les outils et les méthodes des constructeurs.

Les deuxièmes enjambent la frontière professionnelle. Aux côtés de leurs fonctions plus traditionnelles d’architecte (de la conception au suivi le l’exécution), ils développent en parallèle des activités dans le secteur de la construction. Cette combinaison d’activités situées de part et d’autre de la frontière leur permet d’opérer des reconfigurations conséquentes dans les modes de production de l’architecture, en lien avec les convictions sociales et environnementales qu’ils portent.

Enfin, les derniers s’écartent de ces deux modèles en rejetant plus frontalement le modèle professionnel de l’architecte au profit d’une pratique décloisonnée de l’architecture. Ils s’efforcent de rompre cette frontière professionnelle en développant des structures pluridisciplinaires et visent ainsi à ouvrir la pratique architecturale aux autres acteurs : usagers et constructeurs notamment.

Si l’architecte, devenu un concepteur-prescripteur, ne pouvait investir pleinement l’ensemble des enjeux économiques, sociaux et environnementaux de sa pratique (Lloyd Thomas, 2006). Ces architectes en empruntant, même ponctuellement, de nouveaux cadres d’action aux constructeurs, ouvrent de réelles perspectives politiques de reconfiguration de la pratique architecturale.

Références
  • Abbott Andrew, 1988, The System of Professions: An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago Press. DOI : https://doi.org/10.7208/chicago/9780226189666.001.0001.
  • Abbott Andrew, 1995, « Things of Boundaries », Social Research, vol.62, n°4, p. 857-882.
  • Arienzo Roberto d’ et Younès Chris (dirs), 2014, Recycler l’urbain : pour une écologie des milieux habités, Genève, MétisPresses.
  • Berrebi-Hoffmann Isabelle et al., 2018, Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, Paris, Seuil, 2018.
  • Biau Véronique et al., 2013, « L’implication des habitants dans la fabrication de la ville, métiers et pratiques en question », Cahier Ramau, 6, Paris, Éditions de La Villette.
  • Champy Florent, 2011, Nouvelles théorie sociologique des professions, Paris, Presses universitaires de France, 2011.
  • Crawford Matthew, 2009, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte.
  • Decommer Maxime, 2021, « L’institutionnalisation de la profession d’architecte », dans Chesneau Isabelle (dir.), Profession Architecte, Paris, Eyrolles, p. 79-87.
  • Hallauer Edith, 2017, Du vernaculaire à la déprise d’œuvre : urbanisme, architecture, design, thèse de doctorat en urbanisme, Université Paris-Est.
  • Jacquemin Sophie et Lefebvre Pauline, 2023, « Des collaborations entre architectes et entreprises, ou quand le projet vise d’abord une technique constructive », dans Aletta Luciano (dir.), Co-concevoir en architecture. Formes de collaboration et hybridations de savoirs, Ensa Versailles, Actes de la journée d’étude « Co-concevoir en architecture. Formes de collaboration et hybridations de savoirs » (organisé le 16 octobre 2020), LéaV/Ensa Versailles, mis en ligne le 21 novembre 2023, p. 44-53.
  • Jeanpierre Laurent, 2010, « Frontière », dans Christin Olivier (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, p. 157-169.
  • Lallement Michel, 2015, L’Âge du Faire : hacking, travail, anarchie, Paris, Seuil.
  • Lamont Michèle et Molnár Virág, 2002, « The Study of Boundaries in the Social Sciences », Annual Review of Sociology, 28, p. 167-195. DOI : https://doi.org/10.1146/annurev.soc.28.110601.141107.
  • Lefebvre Pauline, Neuwels Julie et Possoz Jean- Philippe (dirs), 2021, Penser-faire. Thinking-Making. Quand des architectes se mêlent de construction. When Architects Engage in Construction, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles.
  • LloydThomas Katie, 2006, Material Matters: Architecture and Material Practice, London, Routledge. DOI : https://doi.org/10.4324/9780203013625.
  • Macaire Elise, 2015, « Collectifs d’architectes. Exprimer la coproduction de l’architecture », Lieux communs : Les Mondes de l’architecture, Cahiers de LAUA, n°17, Ensa Nantes, p. 165-186.
  • Mathieu Lilian et Roussel Violaine, 2020, « Au-delà de la métaphore : penser les frontières », dans Id. (dirs), Penser les frontières sociales : Enquête sur la culture, l’engagement et la politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, p. 5-24. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pul.28646.
  • Moulin Raymonde (dir.), 1973, Les Architectes. Métamorphose d’une profession libérale, Paris, Calmann-Lévy.
  • Pruvost Geneviève, 2015, « Chantier participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste », Sociologie du travail, vol.57, n°1, p. 81-103. DOI : https://doi.org/10.1016/j.soctra.2014.12.006.
  • Rubin Patrick, 2020, Transformation des situations construites, Paris, canal architecture.
  • Schaut Christine, 2019, « Des murs et des passages. Une approche socio-anthropologique de la frontière » dans Delmotte Florence et Duez Denis (dirs), Les frontières et la communauté politique : Faire, défaire et penser les frontières, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, p. 33-55. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pusl.3072.
  • Simonnet Cyrille, 2001, L’Architecture ou la fiction constructive, Paris, Éditions de la Passion.
  • Tapie Guy, 1999, « Professions et pratiques, la redistribution des activités des architectes », Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n°2/3, éd. du Patrimoine.