Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’École des beaux-arts juge, selon Bernard Marrey, que « la construction [doit] être du domaine de l’entreprise, l’architecte devant se concentrer sur la seule conception » (Marrey, 2016, p. 105) et que l’industrialisation aurait encouragé une « dichotomie conception-réalisation » (Moulin, 1973, p. 77), certains architectes font le choix de se rapprocher d’entrepreneurs et d’industriels en vue de concevoir avec eux des systèmes constructifs leur ouvrant la voie de cette industrialisation. C’est le cas des architectes Fabien Vienne et de Pierre Lajus, dont la production de maisons industrialisées, conjuguant rationalité de conception, économie de construction et qualité des espaces, doit notamment sa réussite à une collaboration complice avec des charpentiers et industriels de la construction. Par leur posture professionnelle, les deux architectes auraient développé une capacité à faire de « l’architecture [une] création collective », tel que le défend Joseph Belmont dans son ouvrage éponyme (1970).
À travers les trajectoires professionnelles de Fabien Vienne et Pierre Lajus, l’enjeu de cette proposition est de saisir l’évolution des rapports entre le monde de l’architecture et celui de l’industrie. Ces exemples nous permettent de réinterroger aujourd’hui la capacité des architectes à dialoguer avec les professionnels de la construction, et de questionner la relation conception-production ainsi que le bien-fondé d’une ouverture de la formation, de la pratique et de la médiation architecturales. Les analyses développées ici sont issues de recherches menées dans le cadre d’une thèse en architecture (Scotto, 2022), visant à comprendre comment l’architecte, par l’appropriation et la mise à l’épreuve de ses outils de conception — plus spécifiquement celui de la trame — réinterroge les composantes de sa formation (officielle ou non), les modalités de co-conception avec des entrepreneurs et industriels, et le déploiement de ses missions (informatisation, médiation, etc.). À l’initiative de collaborations durables et fertiles avec des constructeurs qui partageaient leur vision de la production architecturale — hors des concours « conception-réalisation » — les cas de Pierre Lajus et Fabien Vienne nous permettent d’interroger les rapports entre architectes et industriels, et de révéler des démarches engagées et nourricières du processus de projet.
Croisant une approche biographique, tissant des liens entre trajectoires et postures professionnelles, et une approche analytique, éclairant la production architecturale qui en résulte, la méthodologie s’appuie sur un corpus d’entretiens — réalisés avec les architectes, leurs collaborateurs et les constructeurs1 — et d’archives (graphiques, écrites, bâties) produites par les architectes2. L’objectif de cette proposition est de faire la lumière sur la contemporanéité des questions et expérimentations portées par ces expériences, et de saisir comment elles peuvent éclairer nos manières d’envisager la formation, la conception, la production et la médiation architecturales.
En premier lieu, il s’agit d’initier nos réflexions sur les collaborations entreprises par les architectes Fabien Vienne et Pierre Lajus avec le monde industriel à la lumière de leur formation. Si l’organisation des réseaux d’acteurs de la fabrique de l’espace fait partie intégrante des coulisses du projet architectural, nous proposons de remonter à une temporalité antérieure : la genèse de la sensibilité des architectes à la co-conception avec des industriels.
Si Le Corbusier prend rapidement position au sujet de la formation des architectes, accusant les écoles d’être le « produit des théories du dix-neuvième siècle » (Le Corbusier, 1965, p. 131), synonyme d’une léthargie allant à l’encontre des progrès techniques d’une époque pourtant empreinte de modernité, plusieurs autres auteurs lui succèderont, parmi lesquels Jean-Pierre Epron (1997, p. 84) ou Georges-Henri Pingusson (2010, p. 7), dénonçant l’éloignement de l’enseignement en architecture de toute dimension constructive. Il est intéressant de remarquer que, dans le cas des architectes Fabien Vienne et Pierre Lajus, ce sont précisément ces carences pédagogiques qui, couplées à une inlassable curiosité, ont notamment déterminé leurs trajectoires dans le monde de l’architecture.
Lorsque la grande majorité des architectes est formée au sein de l’École des beaux-arts, Fabien Vienne suit les enseignements de l’École des arts appliqués à l’industrie de Paris de 1940 à 1944, où il apprend la conception et la fabrication de mobilier avant même de s’acculturer à l’architecture elle-même. S’il apprécie particulièrement les enseignements de géométrie descriptive et de perspective, déclic de son amour pour la géométrie dans l’espace, et ceux de sculpture, l’amenant à penser conceptuellement et concrètement le rapport à la matière et à sa transformation, Fabien Vienne garde un certain nombre de regrets de cette formation. À commencer par l’isolement de cette formation vis-à-vis du monde extérieur, faisant de l’école un univers relativement restreint et refermé sur lui-même. L’architecte raconte ainsi comment « à l’école on ne parlait ni de politique […] ni même d’art moderne »3, et comment les étudiants qu’ils étaient à l’époque n’avaient pas connaissance d’une figure aussi iconique que celle de Pablo Picasso. Quant à ses enseignants, à l’exception de Paul Prevost (géométrie) et de Jacques-Charles Zwobada (sculpture), Fabien Vienne les dépeint comme des « décorateurs »4, leur reprochant leur totale déconnexion avec les réalités constructives, et plus largement sociétales. À cela, il faut ajouter un contexte de Seconde Guerre mondiale, et des modes de communication et d’information moins développés qu’aujourd’hui, se limitant à la radio et à quelques journaux officiels, pour comprendre la quasi-inexistence de vie culturelle que relate l’architecte. La vie à l’école se résume alors au suivi des cours et au rendu des devoirs, fabriquant un enseignement qu’il accuse de chauvinisme et de rigidité, voire d’endoctrinement académique, éludant les questionnements relatifs à l’environnement politique, socioculturel ou économique d’alors. Ce n’est qu’au moment de la Libération (1945) que le jeune apprenti prendra conscience que le monde dans lequel il pensait avoir grandi n’est pas aussi stable que celui décrit par ses professeurs. Bien au contraire, sa complexe fragilité le rend à la fois inquiétant, puisque nouveau, et réconfortant, car synonyme d’un champ des possibles.
Le portrait que dresse Pierre Lajus de l’École des beaux-arts n’est guère plus flatteur. Selon l’architecte bordelais, l’apprentissage y est celui du dessin en architecture et non celui de l’architecture en tant que discipline. De fait, si l’art de la représentation est au cœur des enjeux pédagogiques, « aucune notion de l’architecture construite »5 n’y est dispensée. La notion de projet semble elle aussi totalement absente du cursus alors proposé, faisant la lumière sur des séances d’ateliers durant lesquelles les jeunes apprentis architectes copient les ordres de l’architecture classique ou « grattent » pour les étudiants des classes supérieures6. De cet apprentissage fragmentaire, Pierre Lajus retient néanmoins une éducation à la maîtrise des proportions et une familiarisation avec la hiérarchie des éléments programmatiques, déterminants dans la conception du plan. En revanche, aucun retour critique n’accompagne ces rendus, et seuls les partis de composition, prônant le plus souvent une symétrie absolue et une parfaite maîtrise de la technique du dessin, sont gages d’une notation avantageuse pour l’élève architecte. À l’École des beaux-arts, n’est pas bon architecte celui qui pense des espaces appropriés, mais celui qui excelle en dessin et qui a sagement intégré les schémas compositionnels des « anciens », comme aime à les appeler l’architecte. Tout comme Fabien Vienne, Pierre Lajus déplore ainsi la séparation de ces enseignements des savoirs techniques de la construction, mettant les étudiants dans la situation déstabilisante de ne pas saisir le sens de ce qu’ils manipulent. Enfin, le fonctionnement de caste qui y règne semble encourager, toujours selon Pierre Lajus, une immuabilité des questionnements et une ambiance corporatiste, rendant cette institution plus attachée à juger du bon goût qu’à traiter de problématiques financières, techniques ou sociales. Aussi, si l’architecte porte un intérêt notoire aux enseignements dans lesquels il apprend à relier dessin et réalisation, il déplore l’archaïsme d’un cours de construction traitant de techniques d’avant-guerre, niant le béton armé7 et s’inscrivant dans un décalage complet avec les avancées technologiques auxquelles il devra faire face au sortir de l’école. Finalement, Pierre Lajus se sentira en complète rupture avec cette formation dont il veut fuir les aspects « nuisibles », avec cette école qui « fabrique des gens [au] statut particulier, qui se considèrent comme une élite sachante »8.
Cette inadaptation des enseignements dispensés dans les écoles dans lesquelles ils sont formés aurait encouragé ces deux architectes à se tourner vers d’autres sources d’apprentissage, afin de mieux comprendre les questions restées sans réponses durant ce cursus « officiel ».
Adolescent, Fabien Vienne observe un père qui finit sa carrière comme directeur d’un institut — situé à Asnières — dédié à l’accueil et à la formation de personnes rencontrant différentes situations de handicap (cécité, surdité) au travail du bois, du fer, de la peinture, etc. Son temps libre, il le passe à fréquenter ces ateliers, à y fabriquer ses premiers objets et à faire éditer ses premiers meubles. Cette expérience marque le futur architecte, incarnant l’une de ses premières rencontres avec le « faire ». En plus de ses propres éléments de mobilier, qu’il prototype dans ces ateliers, Fabien Vienne apporte son aide au sein de l’atelier de menuiserie en participant à la réalisation de caisses d’emballage destinées à empaqueter les affaires de la famille au moment de la guerre. Père et fils partagent ce goût de la construction, passant leurs dimanches et jours fériés à réparer ensemble de vieux meubles achetés en lots à la salle des ventes de Paris, et qui prendront place dans la maison familiale. De là, naît un intérêt pour la manipulation des outils, des matériaux, et plus généralement pour les savoir-faire du bois. C’est donc au cœur de l’univers du mobilier et de la menuiserie que Fabien Vienne entame sa vie professionnelle, naviguant du monde de la décoration à celui de la fabrication industrielle de modèles économiques de meubles9.
En 1949, Pierre Lajus est admis à l’École des beaux-arts. Cette même année, il fait l’expérience, avec son groupe de scouts-routiers, d’un camp de retraite nautique au cours duquel il expérimente la navigation à bord d’une barque. À la suite de cela, ses camarades10 et lui découvrent les plans d’un modèle de kayak (Sergent) retraçant toutes les étapes de fabrication de ce biplace, composé d’une ossature bois habillée d’une toile peinte. Les jeunes scouts se lancent dans la construction de quatre kayaks rigides, dont ils réalisent les pièces dans le sous-sol de la maison Lajus11, achevant de les assembler dans le jardin familial. Pour le jeune bordelais, cet exercice est l’occasion de redécouvrir le matériau bois dans ce qu’il a de noble, avec des pièces particulièrement bien dessinées, et découpées dans un bois de très belle qualité. Habitué au bois de récupération, qu’il bricole avec son père rue Vautrasson à l’aide « d’outils mal affûtés et de pointes mal dimensionnées »12 , il savoure ici pour la première fois la manipulation d’outils précis et de composants bois aux finitions parfaites. À travers cette expérience de construction nautique, et grâce aux enseignements du scoutisme, l’apprenti architecte acquiert ses premières véritables compétences constructives. À ce sujet, Pierre Lajus écrira des années plus tard un texte retraçant cet épisode, et dont l’intitulé — L’école du kayak — montre à quel point il constitue une réelle phase « d’apprentissage de l’art de construire, qui allait déterminer durablement [sa] vocation professionnelle »13. Cette passion, menée en parallèle de sa formation en architecture, aura joué un rôle essentiel dans la constitution de la démarche de Pierre Lajus, posant les jalons d’une affinité toute particulière avec la construction bois, et initiant des réflexions relatives à l’intelligence des assemblages qui alimenteront sa manière de penser le projet d’architecture, et plus spécialement la maison industrialisée, sur le temps long.
Une fois lancés dans le monde des agences d’architecture, Fabien Vienne et Pierre Lajus sont tous deux les témoins des relatives lacunes techniques de leurs mentors et chefs d’agence respectifs14. Et puisqu’une fois n’est pas coutume, l’un comme l’autre profite des expériences singulières de chantiers et de rencontres avec des entrepreneurs spécialisés dans la construction bois pour apprendre auprès des ouvriers, charpentiers et industriels.
Dans un cas comme dans l’autre, nous pouvons dire que ce sont (entre autres) des rencontres avec des constructeurs qui ont infléchi les trajectoires des architectes Fabien Vienne et Pierre Lajus. Dès lors, il s’agit de comprendre dans quelle mesure de tels croisements ont pu nourrir, dans un premier temps, les projets sur lesquels architectes et industriels ont collaboré, et plus largement comment ces coopérations ont pu influencer leur approche de la conception architecturale.
C’est alors que Fabien Vienne travaille pour le compte de l’architecte Jean Bossu (1912-1983) à La Réunion, au début des années 1950, qu’il rencontre Joseph Tomi (x-1956), charpentier et entrepreneur sur l’île, et son fils, Maurice Tomi (1924-1996), associé à l’entreprise familiale. En charge de suivre les chantiers réunionnais de l’agence Bossu15, Fabien Vienne met à profit cette expérience pour perfectionner ses connaissances en maîtrise d’œuvre auprès des ouvriers et pour saisir les rouages des réseaux d’acteurs locaux : élus, urbanistes, entrepreneurs16. Autant de paramètres qui semblent sensibiliser le jeune architecte à l’intérêt d’établir des relations de travail privilégiées avec l’ensemble des protagonistes de l’acte de bâtir. Plus de vingt ans plus tard, alors que Fabien Vienne est rentré en métropole et dirige la Société d’études et d’arts appliqués à la construction et à l’industrie (SOAA), Maurice Tomi le recontacte pour lui proposer de se lancer dans un projet un peu fou : le rejoindre dans ses ateliers17 pour revisiter ensemble le système modulaire et constructif Trigone, imaginé dès 1960 par l’architecte18, afin de l’adapter aux attentes des Réunionnais, et ainsi renouveler l’offre de maisons industrialisées en bois que l’entrepreneur propose sur l’île. À la tête d’une société qui produit industriellement des cases créoles depuis plusieurs années à La Réunion19, l’industriel dispose de la main-d’œuvre, des machines et des stocks de bois nécessaires à cette production, et persuade Fabien Vienne de réinventer à quatre mains un procédé combinant leurs compétences. L’architecte passe plusieurs mois sur place, repensant avec l’industriel les modes d’assemblage, les dimensionnements des éléments et les volumétries des espaces. Une démarche qui va jusqu’au prototypage de plusieurs versions antérieures au système final, le système EXN, dont l’acronyme est révélateur de l’ambition des deux hommes : imaginer X Éléments permettant N combinaisons spatiales.
En collaborant avec un industriel local, qui connaît parfaitement le territoire, le marché et les besoins des usagers, l’architecte réussit à réinterroger le système Trigone, initialement imaginé pour des logements de loisirs, afin d’en optimiser les coûts de fabrication et les possibilités programmatiques, typologiques et volumétriques. Parallèlement, le constructeur, profitant du regard neuf et extérieur de l’architecte, diversifie sa gamme de production et explore de nouvelles manières d’assembler, d’habiller et de gérer le montage des structures. Conscients que chaque chantier devenait, jusqu’alors, le lieu d’improvisations permanentes, entraînant une importante perte de matériaux et de temps, architecte et industriel se sont associés afin de perfectionner le système au point de rendre la mise en œuvre aussi simple qu’un jeu de construction, contrôlée dans ses moindres détails (nombre de pièces, d’ouvriers et d’heures de travail) depuis les ateliers. Capable de répondre au budget contraint d’une large part de la population, à la diversité de classes sociales et ethniques ainsi qu’aux modes de vie locaux, le système, qui a gagné en souplesse, polyvalence et évolutivité, devient rapidement une référence architecturale incontournable, que chaque Réunionnais peut pleinement s’approprier. Cette réussite doit également à la transparence des rôles que se sont mutuellement attribués Fabien Vienne et Maurice Tomi dans le cadre de ce projet, liés par un contrat qui les définit comme co-concepteurs du système EXN20. Loin d’être anecdotique, cette configuration statutaire assure à chacun d’eux une autorité égale sur le plan conceptuel et une répartition équivalente des royalties générées par le procédé, participant finalement de l’incroyable complicité de ce binôme influent, décrit par leur entourage comme un « duo de choc »21. Cette association marque un moment charnière du parcours de Fabien Vienne, formalisant une mise en application des ambitions d’industrialisation de la construction qu’il nourrit depuis des années.
L’année 1966 marque un tournant dans la carrière professionnelle de l’architecte Pierre Lajus. En effet, son amour du ski et de la montagne l’amène à envisager la construction d’un chalet familial à Barèges, dans les Pyrénées. L’architecte passera un an à consulter les entreprises implantées dans la vallée qui, avares de devis et de garanties, l’obligent à mettre son projet en suspens. L’été suivant, bien décidé à pouvoir loger sa famille pour la saison de ski à venir, Pierre Lajus change sa manière d’envisager le problème : il s’agit désormais de trouver, en premier lieu, l’entrepreneur qui voudra bien le suivre dans ses ambitions. Il se rapproche du charpentier A. Guirmand, qui les accompagne, lui et ses associés22, dans la réalisation de maisons de vacances et de logements HLM à Bordeaux. Les discussions avec ce dernier font entrevoir à l’architecte les avantages qu’il y aurait à réaliser le chalet non pas en éléments maçonnés, comme il l’avait imaginé au départ, mais en bois, à partir de composants préfabriqués. Ce projet, sans prétention particulière, devient en réalité une opportunité fantastique pour l’architecte de réfléchir à une industrialisation de la construction bois, appliquée au programme de la maison individuelle qu’il connaît si bien. Sous les conseils du charpentier, et au vu des contraintes particulières d’un site dont l’absence d’accès les oblige à monter les matériaux par une plateforme funiculaire, Pierre Lajus apprend à penser le projet sur la base d’éléments de taille réduite, « pré-découpé[s] et pré-étiquetté[s] »23. À l’occasion de cette expérience menée main dans la main avec le constructeur, l’architecte découvre la précision de fabrication et la rapidité de montage qu’autorise la préfabrication des éléments du projet. Plus largement, il y développe une expertise dimensionnelle reposant sur une conception des espaces de vie « à partir des équipements mobiliers, dont les dimensions s’inscrivent avec précision dans le canevas du système de la construction elle-même » (Lajus, 2011). Une manière de penser les espaces minimums à partir des usages et des modalités constructives que Pierre Lajus cultivera dans nombre de projets, et plus spécialement dans la Maison Girolle en Gironde, conçue en 1966 avec le même charpentier, et dont le chalet est l’une des sources d’inspiration directes24.
De ses débuts dans l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac, qu’il intègre en 1961 et dont il devient associé en 1964, Pierre Lajus se souvient d’une production de maisons assez onéreuses qu’il assimile à des « exercices de style » (Lajus, 2008). Si ce type de commande auprès de leur réseau de connaissances dure un temps, les architectes se rendent vite compte que leurs ambitions les mènent souvent à concevoir des projets trop chers, dont ils ont du mal à gérer les devis et les entreprises avec lesquelles ils travaillent. Désireuse de créer un projet à mi-chemin entre la villa luxueuse et le cabanon de plage, l’équipe se met à rêver un modèle de maison populaire, dont il s’agirait de parfaitement maîtriser la réalisation. C’est ainsi que naît le modèle de la Maison Girolle — qui doit son nom à la rapidité de son exécution, leur assurant de pousser comme des champignons sur le territoire bordelais — que les architectes imaginent avec l’entreprise Guirmand, qui les accompagne dans la mise en place d’une économie optimale de la construction. Aux dires de l’entrepreneur, la manière la plus économique de produire ces maisons de vacances est de calibrer l’ensemble des plans sur les dimensions standards (sections, portées) des composants bois disponibles sur le marché. De là, naît la trame constructive et fonctionnelle de trois mètres commandant l’ensemble des modules du logement, si particulière dans la rythmique de façades qu’elle fabrique. Par sa rationalité, sa modularité et sa simplicité, la Maison Girolle connaîtra un franc succès, comptant à son actif plusieurs centaines de réalisations sur la côte aquitaine. Point culminant d’une relation entre architectes et constructeur fabriquée au fil des années et de commandes variées, la Girolle démontre combien la temporalité de telles associations revêt une importance primordiale dans la mise en œuvre et la réussite de projets collaboratifs et innovants. De cette expérience au plus près des acteurs de la construction, l’architecte Pierre Lajus dira qu’elle l’aura « mis en face de ce problème de construction économique pour un plus grand nombre [lui faisant] regarder d’un œil différent les gens avec qui les architectes avaient de très mauvais rapports, qui étaient les constructeurs comme Maison Phénix » (Lajus, 2008).
Comptant parmi les réalisations les plus populaires et emblématiques de la production de Fabien Vienne et de Pierre Lajus, ces projets illustrent combien ces collaborations avec des constructeurs furent riches d’enseignements et de renouveau conceptuel pour les architectes. Une immixtion dans le monde de l’industrie du bâtiment qui ne faisait en réalité que commencer.
Au-delà des collaborations qu’ils initient avec des entrepreneurs de la construction audacieux, Pierre Lajus et Fabien Vienne vont plus loin dans le lien qu’ils tissent avec le monde industriel, selon une appréhension élargie de la conception architecturale et des schémas d’acteurs réunis pour ce faire. De son côté, Pierre Lajus s’essaie à la collaboration avec un groupe d’échelle nationale : Maison Phénix. Fabien Vienne, quant à lui, envisage de faire tomber les frontières entre architectes et constructeurs en imaginant un statut commun à l’ensemble des concepteurs de l’espace : les « Modélateurs ».
Fort de sa collaboration avec un constructeur, de son expertise du programme de la maison individuelle et de ses missions d’architecte-conseil pour les Pyrénées-Atlantiques, Pierre Lajus est amené à croiser le chemin du géant national Maison Phénix. Invité à la Convention nationale organisée par la société en juillet 1979, l’architecte y livre une conférence dont l’intitulé ne peut être plus clair : « Nous sommes tous des architectes ! ». Derrière cette formule se cache la conviction intime selon laquelle chaque protagoniste de l’acte de bâtir (géomètre, commercial, administratif, usager) opère, parfois inconsciemment, mais néanmoins systématiquement, des choix architecturaux. C’est donc en se présentant comme « Artisan et Mandarin à la fois » (Lajus, 1979) que l’architecte inaugure son discours. « Artisan » en ce qu’il exerce dans une agence d’échelle modeste, essentiellement reconnue pour son travail sur les maisons individuelles, « Mandarin » par son rôle d’architecte-conseil pour le département des Pyrénées-Atlantiques. Deux activités qui l’ont amené à entretenir des rapports étroits avec Phénix Aquitaine. Deux qualificatifs qui illustrent particulièrement la coloration de sa posture professionnelle, en prise avec les réalités d’une commande populaire comme celle de la maison individuelle, nécessairement en dialogue permanent avec les particuliers, les municipalités et les constructeurs. À cette occasion, Pierre Lajus fait (à nouveau) la critique de la formation des architectes de sa génération, non préparés, de son point de vue, à l’écoute et au dialogue avec les clients, concluant, non sans humour « [qu’] on ne pouvait pas faire à la fois le Prix de Rome et le nivellement d’une maison » (Lajus, 1979). Il n’en fallait pas plus à Maison Phénix pour engager la création d’une cellule de recherche interdisciplinaire25 destinée, entre autres, à promouvoir la qualité architecturale au cœur des réflexions de l’entreprise. La cellule Racine, acronyme pour « Recherche architecturale pour la construction industrielle dans un nouvel environnement », est née. En guise de modalités d’action, la cellule mise sur les échanges entre les acteurs de l’administration, de l’industrie, de la conception architecturale et les habitants, par le biais de colloques, débats et sessions de sensibilisation. Dans le cadre de cette dernière mission, et après avoir mesuré les besoins et attentes de l’entreprise et de ses personnels, Pierre Lajus imagine un contenu de formation au double format, basé d’une part sur des séances de séminaire balayant certaines notions fondamentales de la culture architecturale, et d’autre part sur des visites d’opérations de logement remarquables sur lesquelles il s’agit de formuler une analyse critique. Et si l’architecte bordelais s’associe à Maison Phénix dans le cadre spécifique de ce groupe de recherche, il participe également, en partenariat avec l’entreprise, à plusieurs concours organisés pour repenser la maison innovante des années 1980, imaginant à cette occasion deux modèles : la Maison Phébus (1980)26 et la Maison R5 (1983). Le premier d’entre eux, est l’occasion pour l’architecte de consolider sa maîtrise du plan en L — ici complété par une serre habitable — et de l’usage de la trame, mais aussi et surtout d’établir « une étude des possibilités de positionnement de la serre, d’agrandissement de la maison en fonction de l’orientation sur la parcelle et de mitoyenneté dans un contexte urbain groupé » (Floret, Scotto, 2020). Ce livrable devient le moyen d’expliquer aux membres de Phénix comment orienter certains de leurs choix architecturaux, et de leur faire entrevoir dans quelles mesures leur clientèle pourra s’approprier ces espaces. Quant au projet de Maison R5, ainsi nommé pour faire écho à la polyvalence d’une Renault 5, il est plus une vitrine pour l’entreprise, désireuse de faire passer le message selon lequel elle s’adresse à un public large, qu’une véritable remise en question de leurs principes de production. Aussi, bien que l’architecte ait appris de ces tentatives, notamment en essayant de faire évoluer des systèmes constructifs préexistants, aucun de ces modèles ne verra le jour. Ainsi, là où l’architecte avait entretenu une collaboration fructueuse avec le charpentier Guirmand, le bilan de son association à Maison Phénix semble plus mitigé, en partie à cause d’une divergence de temporalités et d’échelles de leurs enjeux respectifs. Toutefois, nourri de cette expérience dans le cadre de laquelle il a su dépasser les critiques portées par ses confrères à l’égard du constructeur, Pierre Lajus participera à la création du réseau Avec27, destiné à consolider les liens entre architectes et industriels autour d’une conception commune des composants du bâtiment.
Fabien Vienne va peut-être encore plus loin dans la volonté de dissoudre les frontières entre les acteurs impliqués dans la conception et la fabrique de notre environnement bâti, urbain et paysager. En effet, une note retrouvée dans les archives de l’architecte témoigne de son projet de fonder un organisme qui réunirait différents professionnels de la création pour penser collectivement les espaces de demain : la Société française des modélateurs28. Ici, le terme « modélation » est tantôt associé à celui de modelage, et donc à la notion de « mise en forme », tantôt à ceux de module, modalité ou modèle, à rapprocher de l’idée d’une reproduction en série des éléments de l’architecture. Dans ce cas, le concepteur prend position en faveur d’une approche centrée sur les techniques industrielles de la production du bâti, envisageant pour ce faire le regroupement de Modélateurs venus de tous horizons disciplinaires (modélateurs de l’industrie, du territoire, du bâtiment, etc.), du moment qu’il s’agit de « professions se rattachant à la technique des formes » (Vienne, 1964). L’architecte va jusqu’à faire le parallèle avec l’Union des artistes modernes (UAM) en évoquant l’éventualité d’une Union internationale des modélateurs (UIM), censée faire lien entre ses différents membres29. De cette proposition, nous retenons le désir d’ouverture à l’adhésion de plusieurs catégories de concepteurs afin de ne pas isoler l’architecte dans la tâche créative de la fabrique spatiale, et la volonté de « dépasser le cadre matériel de l’objet [pour revendiquer une] notion philosophique et morale » de l’architecture, témoignant de l’engagement intellectuel et presque politique du concepteur. Fabien Vienne s’amuse ainsi avec des terminologies telles que modules et modèles, au cœur d’un jargon architectural devenu courant, auxquelles il semble vouloir redonner une certaine unité intellectuelle. La maîtrise technique sert d’enjeu charnière pour l’architecte dans sa vision de la profession, autour de laquelle il souhaite fédérer toute une génération de concepteurs. Un certain engagement social est également défendu ici, la modélation permettant, selon lui, de penser les formes de manière économique et donc accessible à toutes et tous. L’idée est celle de proposer un schéma organisationnel différent entre les acteurs du projet, prônant habituellement un certain séparatisme des architectes vis-à-vis des autres penseurs de l’espace. À l’inverse, la modélation propose d’envisager la conception de notre cadre de vie non pas comme une addition des compétences, mais plutôt comme une synthèse de celles-ci, que Fabien Vienne, et les modélateurs plus largement, qualifient de « pensée modale ». Ce Centre de la modélation, faisant l’objet d’une publication dans le Journal officiel de la République française de juin 1964, définit son principal objectif comme celui de « dégager une méthode de pensée commune aux disciplines relatives à l’organisation formelle des créations humaines »30. Finalement, aux qualificatifs d’architecte ou de designer, « rattachés pour lui à une vision Beaux-Arts de la discipline architecturale ou à une approche mercantile et fondée sur le marketing du design » (Dousson, 2020, p. 78), Fabien Vienne préférera celui de modélateur.
Le récit de ces deux histoires, similaires et pourtant singulières, nous permet d’interroger les contours de la formation des architectes, les modalités de leur collaboration avec des constructeurs et leur immixtion dans le monde industriel. De ces expériences, nous héritons une production architecturale, mais également une invitation à mesurer la contemporanéité des questions posées : renouveau de la pédagogie, temporalités et conditions des associations interprofessionnelles, enjeux d’une médiation élargie, etc. Relativement aux trois parties de cet article — formation, collaboration, interprofessionnalité — l’enjeu est d’éclairer nos pratiques actuelles en regard de ces trajectoires.
En premier lieu, ces exemples soulignent le bien-fondé d’un lien permanent des écoles (d’architecture en ce qui nous concerne) avec le monde extérieur et avec une diversité d’acteurs : professionnels, usagers, élus. À en croire Jean Prouvé, la formation de l’esprit créateur se forgerait dans l’atelier tout autant — sinon plus — que sur les bancs de l’amphithéâtre. Peut-être s’agirait-il de sensibiliser, plus encore que ce n’est le cas, les étudiants-architectes au monde professionnel par le biais d’une formation en alternance ou de stages plus fréquents, et d’encourager une porosité entre école et lieux d’une mise en pratique de l’architecture (agences, entreprises, communes). Les besoins actuels d’une pédagogie en architecture s’inscriraient, dès lors, en prise avec la réalité des réseaux d’acteurs réunis autour du projet architectural, urbain et paysager. Si les écoles d’architecture ont progressé dans l’initiation des étudiants aux dimensions constructives, opérationnelles et organisationnelles du projet, ces enseignements ont encore tendance à rester exceptionnels par leurs formats (workshops) ou leur décorrélation de l’exercice de projet mené en atelier. L’un des enjeux ne serait-il pas de faire de la relation de l’architecte aux acteurs du projet une condition omniprésente et courante du processus de conception architecturale, et donc de celui de la formation des architectes ? Dans cette optique, l’ouverture culturelle de l’étudiant — arts, cultures constructives, dynamiques territoriales et politiques, etc. — apparaît comme fondamentale. À ce titre, ces analyses illustrent combien la formation hors des murs de l’école s’avère utile et fertile pour forger l’approche de l’architecte, comme c’est le cas des voyages, lectures, rencontres, et plus largement de l’ensemble des pérégrinations opportunes dans la construction d’un regard critique, sensible, curieux.
D’autre part, les collaborations initiées par Fabien Vienne et Pierre Lajus avec des entrepreneurs montrent l’importance du soin accordé aux relations entre les différentes parties prenantes du projet, d’autant plus dans le cadre d’une expérimentation — constructive, organisationnelle, spatiale, etc. — qui nécessite confiance, dialogue et mutualisation des compétences entre les partenaires. Une relation qui se tisse sur le long terme, à l’échelle de plusieurs projets, et participe pleinement de la réussite des projets. Les échanges constants entre les partis leur assurent de se sentir pleinement acteurs du projet et impliqués dans les prises de décisions. Le processus créatif porté conjointement a mené, dans les cas qui nous intéressent, à un résultat architectural pertinent : efficience industrielle du procédé, qualité des finitions, cohérence entre les choix structurels et spatiaux. Plus largement, une telle dynamique fait évoluer les pratiques conceptuelles de l’architecte, élargissant le spectre des enjeux qu’il aborde et lui assurant de décentrer sa focale habituelle. En ce sens, ces exemples interrogent l’abandon d’une configuration où l’architecte dessine en amont, avant que l’entreprise n’exécute, pour tendre vers des modalités plus souples selon lesquelles le professionnel est initiateur d’idées porteuses pour le projet comme c’est le cas des binômes Lajus-Guirmand et Vienne-Tomi. Dès lors, la phase de conception constitue un formidable lieu de rencontre intellectuelle où « les affinités personnelles interviennent dans les relations entre les différents partenaires, architectes et entrepreneurs surtout » (Moulin et al., 1973, p. 47) et où disparaissent les « parasites entre créateurs et exécutants » (Prouvé, Huber, Steinegger, 1971, p. 20). Les conditions nécessaires à la « compréhension mutuelle » et à « l’estime réciproque » (ibid.) de ces acteurs reposeraient sur une juste définition du rôle et statut de chacun, et des contours de leur coopération (statut de co-concepteurs, équité des royalties, savoir-faire, etc.).
Enfin, lorsque Pierre Lajus participe à la création d’une cellule d’assistance architecturale auprès d’un groupe de construction national, puis d’un réseau destiné à faciliter les échanges entre architectes et industriels, le Bordelais esquisse en réalité une ouverture des modalités de la pratique architecturale. Une pratique où la médiation avec un public non expert tient une place centrale, et où il s’agit pour l’architecte d’expliciter ses missions, d’en faire la pédagogie, et de les porter conjointement avec les acteurs concernés (commerciaux, usagers, géomètres, etc.). Non formés à l’architecture, ces protagonistes ont une voix qu’il s’agit d’entendre, d’accompagner et de potentialiser. Parallèlement, lorsque Fabien Vienne imagine le statut de modélateur, commun à l’ensemble des concepteurs de l’espace, des arts et de la technique réunis autour la création de nos espaces de vie (designers, urbanistes, paysagistes, industriels, etc.), la question qu’il soulève est peut-être encore plus large : qu’en est-il du statut d’architecte ? À prôner l’interdisciplinarité, s’agirait-il, plutôt que de protéger le titre d’architecte, de tendre vers une acception du statut de concepteur, avec l’objectif de veiller collectivement à garantir la qualité des architectures, quartiers et paysages dans lesquels nous vivons ? C’est en tout cas la question que pose Fabien Vienne. Par rebond, cette première interrogation en soulève une autre : l’architecte est-il nécessairement maître d’œuvre ? De la même manière que l’architecte n’est pas seul à œuvrer à la fabrique des villes et des territoires, ses compétences peuvent être mises en œuvre à travers une large diversité de casquettes : architecte-médiateur, artiste, journaliste, enseignant, chercheur, industriel, élu, etc. Encore faudrait-il que cet exercice pluriel soit reconnu, notamment par l’Ordre des Architectes lui-même.
Loin de vouloir engager des réponses univoques, nous désirions, par cette proposition, faire la lumière sur les questions, pistes et apprentissages que nous lèguent les expériences de Pierre Lajus et Fabien Vienne.
Manon Scotto
Manon Scotto est titulaire du diplôme d’État d’architecte et docteure en architecture. Elle est ingénieure de recherche et médiation à l’Ensa Paris-La Villette. Dans le cadre de son doctorat, elle s’est intéressée aux processus d’appropriation et d’usage de la trame comme outil de conception du projet par l’architecte, plus spécifiquement dans le cadre de la conception et de la production de maisons industrialisées en France dans la seconde moitié du 20e siècle.