Au cours de l’hiver 2020-2021, une série d’articles parus dans la presse (Le Monde, Campus, les Echos Start) et plus récemment dans le magazine L’Étudiant, a attiré l’attention du grand public d’une part sur les difficultés voire les maltraitances que connaissent les étudiants en architecture et d’autre part sur les désillusions des jeunes diplômés entrant dans l’exercice comme salariés en agence d’architecture. Dans les articles publiés sur ce sujet, nourris d’interviews avec des étudiants, des jeunes diplômés, des chercheurs et des enseignants de projet, c’est le hiatus entre le « rêve » alimenté dans les Écoles et la réalité du travail d’architecte qui est décrit1. Les témoignages évoquent la routinisation et la sous-qualification des tâches, des salaires de début de carrière très médiocres par rapport au niveau de diplôme obtenu, du surmenage, des humiliations, des comportements sexistes vis-à-vis des femmes tant dans les études que dans la pratique professionnelle. Ces déclarations corroborent l’enquête conduite par l’Union nationale des étudiants en architecture et paysage (Uneap) en 2017-2018 (5435 réponses au questionnaire) qui montrait le manque de sommeil, le stress, le mauvais comportement alimentaire des étudiants en architecture ainsi que leurs conséquences tant psychiques que physiques sur leur santé. Ces articles ont légitimement cristallisé le débat au sein de l’enseignement et de la profession architecturale et une Stratégie nationale pour le bien-être et la santé des étudiants en architecture a été formulée par l’Uneap pour une mise en œuvre progressive entre 2020 et 2025.
Pour autant, on note que la presse généraliste étudiante renvoie à une représentation très traditionnelle des études et de la profession, et à des faits qui auraient pu être pointés depuis des décennies. Quand ils évoquent la formation, en effet, les journalistes insistent sur la « charrette », dont l’origine autour de 1830 et les rituels depuis cette période et jusqu’à la première moitié du 20e siècle sont amplement retracés et illustrés sur le site web de la Grande Masse des Beaux-Arts2. Et dans leurs propos recueillis auprès de jeunes praticiens, il n’est question que de l’activité en agence, du travail sur le projet, et très secondairement du suivi de chantier. Ainsi ces articles témoignent-ils principalement des pratiques qui sont en correspondance avec la représentation des architectes et de l’architecture dans le grand public : une profession vocationnelle, enracinée dans la culture artiste, s’exerçant en agence et centrée sur le projet d’édifice.
La grande enquête sur la Culture architecturale des Français (Tapie et al., 2018) montre bien à la fois l’« indifférence à la cause architecturale » d’une majorité de Français (57 %), et un manque d’intérêt de nos contemporains pour l’activité des architectes, lié tout à la fois à « l’appartenance de l’architecture au monde de l’art, [aux] stratégies de rupture d’une certaine avant-garde consistant à se démarquer des conventions et des stéréotypes populaires, au prix d’inventions formelles incomprises », ainsi qu’à « leur goût prononcé pour la monumentalité et leur proximité avec le pouvoir » (Tapie et al., 2018, p. 117). Le même ouvrage situe les jeunes architectes par rapport à cette image de la profession et au fossé qui les sépare de la société contemporaine. Ces divers hiatus sont autant de facettes de l’écart en train de se creuser entre les réalités de l’exercice professionnel et la représentation canonique de l’architecte présente tant dans le grand public que dans une part importante du groupe professionnel lui-même. Il est maintenant acquis, dans les milieux professionnels de l’architecture et de la fabrication de la ville, mais aussi dans les cercles proches, que la pratique architecturale connaît une transformation profonde. Nous proposons ici de dessiner une approche de ces transformations en deux temps : tout d’abord, nous tenterons une synthèse des processus qui, au cours des 20 dernières années, ont recomposé le contexte de l’intervention des diplômés en architecture ; puis dans un deuxième temps seront évoquées les alternatives qui se dessinent dans les pratiques et les valeurs liées au métier, notamment chez les jeunes diplômés.
Malgré les divers « tournants » qui réorientent fortement la pratique architecturale au début des années 2000, et sur lesquels nous allons revenir, les bases de ce qui constitue aujourd’hui l’ossature de l’exercice de l’architecture sont issues de la fin des années 1970 et des années 1980. Ce sont en effet la loi sur l’architecture de 1977 puis la loi MOP3 de 1985-1993 qui traduisent en textes juridiques et réglementaires le pacte entre l’État et la profession dès lors que celle-ci est reconnue d’intérêt public :
L’architecture est une expression de la culture. La qualité architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du patrimoine sont d’intérêt public. Les autorités habilitées à délivrer le permis de construire ainsi que les autorisations de lotir s’assurent, au cours de l’instruction de ces demandes, du respect de cet intérêt [art.1 de la loi du 3 janvier 1977 sur l’architecture].
Une protection partielle de l’exercice, formulée par un seuil de recours obligatoire à l’architecte selon la surface et la fonction de l’édifice, vient compléter la protection du titre assurée par l’Ordre des architectes créé en 1940.
La loi MOP, quant à elle, participe pour la commande publique, mais dans des formes que le secteur privé a rapidement reprises à son compte, d’une rationalisation du système de production du cadre bâti : définition des prérogatives respectives des deux fonctions de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre, qui apparaissent alors dans le vocabulaire professionnel, placées en vis-à-vis. C’est aussi cette loi qui, en déclinant les modalités d’attribution des commandes publiques, confirme le rôle prépondérant de la procédure du concours pour désigner l’architecte dans les grandes commandes publiques. Dans les années 1980 et 1990, on estime (faute d’une centralisation des informations à ce sujet) à une moyenne de 1000 le nombre de concours publics d’architecture organisés chaque année, quantité pouvant aller jusqu’à 2000 en 1993. Avec les lois de décentralisation de 1985 et 1992, la commande publique se re-configure : les commandes issues des collectivités locales représentent désormais le double de celles de l’État en volume financier.
À la faveur d’un processus circulaire qui a fait fonctionner en boucle les politiques étatiques de désignation de l’architecture de qualité d’une part, les organes de la critique architecturale d’autre part et la désignation des architectes des réalisations de premier plan par des concours qui s’appuyaient fortement sur ces deux modalités de consécration enfin, ces années 1980-1990 ont été l’apogée de la pratique des concours et ont vu émerger un star-system d’architectes des grands édifices publics (Biau, 2020). Les Grands Projets du président Mitterrand, les politiques architecturales de prestige des maires de l’après-décentralisation et le recours intense aux concours publics d’architecture ont alors alimenté la critique architecturale autant que le débat citoyen. La médiatisation de ces grands projets, rencontrant un intérêt au sein des nouvelles classes moyennes, a valorisé le profil d’un architecte créateur, homme de communication, auteur d’édifices aux formes et aux styles spectaculaires.
Plus discrète était, au même moment, la structuration du milieu du bâtiment et des travaux publics, avec notamment l’émergence des « majors » (Vinci, Bouygues, Eiffage) qui se situent dans les cinq premières places au niveau européen et dans les dix premières au niveau mondial, en termes de chiffre d’affaires. C’était pourtant une évolution cruciale parce que ces entreprises, qui arrivent maintenant en tête au niveau mondial, sont puissantes et organisées. Comme le montrent divers travaux, ces « entreprises ensemblières » ne se cantonnent plus à la construction et à la promotion immobilière mais s’implantent sur toute la chaîne de production depuis l’aménagement, les réseaux et la fourniture d’énergie, l’exploitation immobilière, et jusqu’aux services urbains (Lorrain, 2002 ; Souami, 2017).
C’est à ce moment, et à l’observation de l’inversion des rapports de force entre les politiques publiques et les dynamiques du secteur privé, que l’on est tenté d’évoquer un « tournant néolibéral4 ». Pour les politistes et les géographes français qui ont travaillé sur la ville néolibérale (Pinson, 2020 ; Morange et Fol, 2014), on peut en identifier des traits caractéristiques dès les années 1980 : les concurrences entre les villes, le marketing urbain pour attirer les cols blancs et les activités à haute valeur ajoutée, la segmentation socio-spatiale et la gestion des villes à deux vitesses, par exemple. Mais dans cette période où les maires déclarent volontiers « gérer la ville comme une entreprise », la figure canonique de l’architecte-créateur est indemne et son alliance avec le monde politique est conservée (Biau, 1992). Du moins est-ce le cas pour une élite très resserrée, mais c’est cette élite qui sert d’étendard à la profession, en France comme à l’étranger.
Le processus de « néolibéralisation » semble s’enclencher un peu plus tard dans le domaine de l’architecture que dans celui de l’urbanisme et de l’aménagement. En 1992, quand le traité de Maastricht impose une gestion sévère de la dette publique, la commande publique d’architecture est drastiquement réduite. Alors qu’elle représentait près de 45 % du montant des travaux traités par les architectes dans les années 1980, elle tombe à 30 % en 1995 et à 26 % en 20185. Or, avec une maîtrise d’ouvrage privée qui est dorénavant la principale source d’affaires pour les architectes, les attendus par rapport aux concepteurs sont très différents : la gestion de projet se resserre autour de la maîtrise du risque économique et financier, la production du logement (qui compte pour 46 % du chiffre d’affaires des agences d’architecture en 2018) entre dans des logiques de financiarisation, notamment sous l’impact des dispositifs de défiscalisation qui font du logement un produit d’investissement locatif avant d’être un support d’usages et un lieu de vie.
Dans la gestion publique, les préceptes du New Public Management anglo-saxon s’imposent progressivement. En France, c’est la Révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007, prolongée par la Modernisation de l’Action Publique en 2012 qui en reprend les éléments de doctrine. Le New Public Management postule que le secteur privé est plus compétent, plus rapide, plus flexible que le secteur public ; il met au centre de son action la notion de « performance », et rend omniprésents des méthodes et outils comme la quantification, le reporting, les ratios, les tableaux de bord …
L’arrivée en France du dispositif des partenariats public-privé expérimenté en Grande-Bretagne sous la forme de la politique des PFI (Private Finance Initiative) dès 1992, par l’ordonnance de 2004 sur les contrats de partenariat, est très représentative de l’influence de ce mode de pensée sur la production des bâtiments publics. La conception se développe pour le consortium d’entreprises qui candidate pour le financement, la construction et l’exploitation de l’opération sur plusieurs décennies. Elle est prise dans des négociations qui tournent principalement autour de questions financières et assurantielles ; l’expression architecturale, l’insertion urbaine ne sont généralement pas les critères dominants dans le choix des projets. Les agences d’architecture françaises qui ont été parties prenantes de ces formes de contrats globaux ont d’ailleurs bien perçu à quel point les ressorts de la grande commande publique traditionnelle n’avaient plus cours dans ces montages. Les contrats de partenariat ne se développent pas beaucoup en tant que tels mais sous diverses formes, les principes du contrat global où les concepteurs sont associés aux entreprises se diffusent : avec les marchés globaux de performance pour les équipements, avec les conceptions-réalisations dans le logement social. Et pour les commandes publiques de moindre importance, les modalités de désignation des architectes sur la base du montant des honoraires plutôt que sur celle d’un projet se développent aussi, en France comme à l’étranger.
Simultanément, la lutte contre le changement climatique donne au cours de ces vingt dernières années beaucoup d’ampleur à de nouveaux registres d’action et d’évaluation de l’acte architectural. Elle ré-interroge à la fois les modalités, les échelles d’intervention, et les temporalités dans lesquelles sont pris les projets architecturaux et urbains. Le débat se tourne vers les usages et appropriations, la frugalité, les savoir-faire locaux et les circuits courts comme ancrages dans un territoire, le « déjà-là » comme ressource, le réemploi, les matériaux décarbonés, etc.
On voit à quel point tout ceci a remis en cause, non seulement pour les architectes eux-mêmes mais aussi pour leurs partenaires directs et pour la société dans son ensemble, la représentation canonique de l’architecte issue de longs siècles d’histoire : un architecte conseiller des puissants, auteur de grands projets publics, bénéficiant d’une autonomie comparable à celle de l’artiste dans son expression stylistique. Si on la résumait caricaturalement en une phrase, on pourrait donc dire que la transformation du statut des architectes au cours des vingt dernières années repose sur un mouvement qui a affaibli le statut privilégié qu’avaient les architectes depuis des siècles aux côtés des décideurs politiques et administratifs, dans la sphère publique, pour les placer aujourd’hui plus directement dans des dispositifs conduits par les logiques technico-économiques du monde de l’immobilier, dans la sphère privée.
Rien de ce qui a été dit ci-dessus ne sous-entend qu’il s’agit d’un processus inexorable ou irréversible, ni d’un mouvement global s’imposant à la totalité des architectes. Le recul que l’on pourra avoir sur les conséquences de la crise du coronavirus dans les années à venir confirmera ou infirmera les hypothèses qui émergent sur une potentielle « fin du néolibéralisme » : une remise en cause de la mondialisation de la production de biens (au moins dans certains secteurs-clés), un changement dans les modes de consommation, un retour à une régulation plus forte des États; notamment en matière de protection sociale et de santé, etc. Plus proches de ce qui concerne la fabrication de la ville, on voit s’ouvrir des débats et des chantiers sur la qualité du logement, notamment celui qui est produit par la promotion privée, sur les modalités de coopération entre architectes et promoteurs privés en dépassant les visions essentialistes et les préjugés, ou encore sur la responsabilité sociale des architectes et les positions dans lesquelles ils sont les plus efficaces pour l’assumer.
La « coupe » qui a pu être faite par l’enquête Génération HMONP sur l’ensemble de la cohorte 2018-2019 des diplômés en architecture se destinant à l’Habilitation à l’exercice de la maîtrise d’œuvre en son nom propre (Macaire, Nordström et al., 2021) fournit d’intéressantes précisions à cette analyse des professionnalités qui se dessinent en cette période de recomposition de la commande et de la demande sociale en matière d’architecture6. Les aspects de cette enquête qui touchent aux représentations que se font les jeunes professionnels de la situation du milieu professionnel dans lequel ils entrent7, mais aussi à ce qu’ils disent de leur projet professionnel et des valeurs qui les animent, dessinent un portrait assez différent de la figure canonique de l’architecte-concepteur voire artiste présenté précédemment. On notera d’ailleurs, et cela donne davantage de poids à nos observations, que ce groupe se destine a priori à l’exercice indépendant de la maîtrise d’œuvre, la voie la plus « traditionnelle » d’entrée dans l’exercice, et que ce ne sont pas ceux qui s’engagent dans les profils de diversification qui sont les mieux représentés ici.
En premier lieu, sur une ligne « artistes versus managers » pour emprunter la formule à Eve Chiapello (1998), les jeunes ou futurs praticiens semblent se rapprocher du pôle entrepreneurial. Les jeunes générations formées à l’exercice professionnel par la HMONP se représentent volontiers comme « agents économiques », le modèle de l’entreprise d’architecture n’est plus tabou, la question du management est posée. Celle-ci passe notamment par la maîtrise du temps à passer sur les diverses tâches, sur la gestion des plans de charge pour éviter les « charrettes » dont il a été question plus haut, mais aussi par le souci d’organiser l’activité collective de manière à être attentif à chacun : « fabriquer une chaîne de compétences », « faire de l’agence un espace d’intelligence collective, de non-compétition ». Parmi les références évoquées, les collectifs associatifs et les SCOP (sociétés coopératives de production) sont très présents. Mais si la dimension fortement concurrentielle de l’activité est bien identifiée par ces nouveaux entrants, on lit aussi le souhait de voir la profession « se serrer les coudes » : battre en brèche les concurrences sur les marchés par davantage d’organisation en réseaux, adopter des positions collectives pour mieux faire connaître la plus-value de l’intervention architecturale, par des actions de l’Ordre ou d’autres organisations professionnelles, en France et à l’échelle européenne.
Deuxièmement, ce sont des valeurs liées à la responsabilité professionnelle et à la compétence qui sont exprimées. L’architecte est « le sachant », le « traducteur », le « garant de la mémoire urbaine » ; pour quelques-uns d’entre eux il est aussi le rempart contre les logiques de marché, tout du moins celles qui nuiraient à la qualité architecturale et urbaine, aux paysages. Dans les statistiques nationales sur les diplômés en architecture, il apparaît que 22 à 35 % d’entre eux, — selon les formations prises en compte —, se sont dotés d’une formation complémentaire à celle en architecture. 6 % des interviewés dans l’enquête Génération HMONP envisagent ou ont déjà engagé une activité de recherche (faire une thèse, avoir une activité R&D à l’agence) et/ou d’enseignement. Cette génération partage aussi le souhait de continuer à se former tout au long de la vie : 72 % des répondants estiment indispensable de pouvoir continuer à apprendre, soit par des formations classiques, soit par des expériences complémentaires. Les centres d’intérêt sont divers : autres aspects de la maîtrise d’œuvre comme l’urbanisme, le paysage, la scénographie, ou encore la gestion de projet, l’éco-construction, etc. La matérialité, la mise en œuvre dans sa dimension manuelle prennent chez beaucoup de jeunes diplômés en architecture une dimension nouvelle. Un nombre non négligeable d’entre eux ont suivi à un moment de leur parcours une formation artisanale en menuiserie, charpente, matériaux bio-sourcés, sanctionnée ou non par un diplôme, assortie ou non d’une pratique stable. C’est l’expression d’une « éthique du faire » (Lefebvre, Neuwels & Possoz, 2021), « une attitude qui se place à la croisée des connaissances des matériaux, du savoir, de l’apprentissage et de la société ».
Enfin, un ensemble de valeurs associe le souci des équilibres environnementaux et des situations locales à un engagement humaniste vis-à-vis des usagers, citoyens et clients. Pour cette génération, et cela s’applique aussi bien aux Franciliens qu’aux diplômés des régions, l’ancrage territorial de la pratique est primordial : « il faut aimer le territoire sur lequel on intervient ». Cette recherche d’ancrage relativise les cadres métropolitains et urbains au profit du péri-urbain, du littoral, de la montagne, des centres-bourgs et des espaces ruraux. Bien que conduite avant la crise sanitaire, l’enquête marque clairement la perception, par les candidats à l’habilitation, de dynamiques d’ouverture dans les espaces moins denses, entraînant d’autres opportunités d’intervention, d’autres modalités de « faire sens », d’autres alliances, notamment avec les élus. Cette tendance va de pair avec une posture d’écoute déjouant les attitudes surplombantes : en se projetant dans leur future activité, nombreux sont ceux qui souhaitent réaliser des projets de petite taille attentifs aux usages : « des architectures silencieuses », « un urbanisme et une architecture des petites choses ». La confiance est au cœur de leurs aspirations, celle du client qu’il s’agit de rassurer, que l’on se doit de conseiller au mieux de ses intérêts, mais aussi celle des partenaires du projet dont les acteurs du chantier par rapport auxquels on veille à son vocabulaire et à ses attitudes physiques. Cela fait écho aux observations de Guy Tapie quand il note que dans l’esprit des jeunes architectes, la finalité sociale domine par rapport à la prestation de services marchands et que pour plus des deux tiers d’entre eux, cette fonction n’engendre pas nécessairement d’activité de construction et d’aménagement. De même, les jeunes architectes n’ont pas la prétention de créer une œuvre architecturale et s’accommodent de ne pas laisser une trace dans l’histoire de la discipline (Tapie et al., 2018, p. 142).
Dans le travail de Bettina Horsch sur la socialisation et l’insertion professionnelle des étudiants architectes (Horsch, 2021), une référence très forte à la vocation est relevée dans les propos des étudiants, notamment parmi les plus jeunes d’entre eux : « Il faut être passionné pour faire ce métier » est une opinion souvent émise par les candidats aux Écoles d’architecture. Sans doute la proximité traditionnelle de l’architecture et des métiers artistiques évoque-t-elle « l’idée de mission, de service à la collectivité, de don de soi et de désintéressement [dans ces métiers qui] requièrent une forme d’ascèse, un investissement total dans l’activité comme une fin en soi, sans recherche de profit temporel » (Gisèle Sapiro, 2007 citée par Bettina Horsch).
Dans l’un des articles de presse évoqués en introduction, on pouvait lire en effet : « C’est un métier prenant, une discipline créative. Les projets nous habitent toute la journée. On est architecte 24 heures sur 24 » (Marciano dans Les Echos Start, oct 2020).
Face aux évolutions que l’on a dessinées ici, on peut se demander si cette représentation du métier va elle aussi se transformer. D’autant plus que, comme le montrent les sociologues, les jeunes générations développent un autre rapport au travail : « Les jeunes recherchent une cohérence entre le travail et la vie en termes de sens et de valeurs, ce qui les amène, relativement souvent, à préférer l’insécurité dans un emploi qui a du sens plutôt que la stabilité dans un travail qui n’en a pas » (Méda, Vendramin, 2010). Les auteurs décèlent chez les jeunes une « conception polycentrique de l’existence » caractérisée par la recherche d’un équilibre entre les différentes sphères de la vie quotidienne (travail, famille, loisirs, etc.). Une réponse au questionnaire de l’enquête Génération HMONP illustre clairement cette attitude : « J’aimerais travailler et avoir une vie de famille, et ne pas être bouffé par le boulot d’architecte car ce n’est qu’un travail ». Mais c’est encore une posture assez hétérodoxe.
En revanche, ce qui ressort massivement de ces diverses approches est la re-définition, encore largement implicite, de ce qu’est « faire de l’architecture » dans le sens d’un élargissement des cadres de représentation de l’utilité sociale des architectes. Les jeunes architectes se définissent de plus en plus comme des professionnels qui ne sont pas uniquement en charge de la construction neuve ou de la réhabilitation d’édifices :
Cette ouverture s’accompagne d’un intérêt marqué pour la pluridisciplinarité : travailler en coworking ou à proximité d’autres professionnels du cadre de vie, exercer divers types de maîtrise d’œuvre (urbanisme, scénographie, paysage), intégrer un économiste ou un bureau d’études technique (BET) dans sa structure. C’est aussi ce que l’on comprend du souhait d’exercer simultanément plusieurs activités, pluri-activité non pas subie mais revendiquée sous le terme de « slasheur » avec la valeur que représente la circulation entre plusieurs de ces positions : maîtrise d’œuvre, recherche et enseignement, conseil et expertise, fonctions de représentation de la profession mais aussi activités manuelles, intervention artistique, animation socio-culturelle, participation à la construction, etc.
Et dans les mémoires de fin d’HMONP analysés, alors même que leurs auteurs se préparent à exercer à titre indépendant, il est fréquent de lire un questionnement sur l’étroitesse du cadre « loi MOP » et de l’activité « en agence » pour traiter de problématiques urbaines et sociales qui mobilisent ou devraient mobiliser selon eux les architectes : l’hébergement des migrants, l’urbanisme transitoire ou l’intervention fine en milieu rural par exemple.
En termes de politiques de régulation et d’orientation de la profession, les conséquences sont multiples. L’Ordre se questionne sur la représentation des diplômés en architecture n’exerçant pas la maîtrise d’œuvre, sur la féminisation de la profession, sur les contenus de la formation permanente, sur l’accès aux marchés dans leur diversité, etc. Il y a aussi un sujet de démographie professionnelle. Les chiffres seraient à affiner mais ils expriment la faible densité d’étudiants en architecture et de professionnels en France par rapport à ses voisins européens8. On pense à la formule prêtée à Joseph Belmont : « En France, il y a trop d’architectes pour ce qu’ils font, mais pas assez pour ce qu’ils ont à faire » (Dauge, 2004).
Véronique Biau
Véronique Biau est architecte-urbaniste en chef de l’État, Habilitée à diriger des recherches en aménagement-urbanisme, docteure en sociologie et chercheure au LET-Lavue (CNRS et Ensa Paris-La Villette). Ses travaux portent sur les processus et les acteurs intervenant sur la fabrication des espaces architecturaux et urbains, notamment sur la transformation des situations de projet et sur les nouvelles professionnalités des architectes. Publication : Les architectes au défi de la ville néolibérale aux éditions Parenthèses en mai 2020.