Une réflexion sur les stratégies de positionnement à l'œuvre au sein – et dans la définition – d'un champ urbain alternatif
Au lieu d’appréhender cette fraction engagée des cadres et « professionnels » divers comme des marginaux trahissant leurs propres intérêts catégoriels pour se constituer en avant-garde du prolétariat, ou en intellectuels organiques de la bourgeoisie multinationale, pourquoi ne pas l’analyser comme porteuse des intérêts, aspirations et projet d’une catégorie sociale se constituant en soi, et agissant pour soi, précisément à travers ces luttes et ces actions critiques qui sont autant de moyens pour elle de consolider son identité culturelle, et d’affirmer son assise sur la scène publique ? [Dagnaud, 1981, p. 385]
Les nouveaux professionnels décrits par la sociologue Monique Dagnaux mobilisèrent dès les années 1970 des éléments d’une idéologie de l’innovation sociale aujourd’hui très actuelle : expérimentations locales, gestion locale d’équipements, retour à une frugalité antique et au do-it-yourself, élargissement de la sphère de l’économie autonome, ou encore convivialité, créativité, participation, autogestion. Ces acteurs auraient largement participé de la transposition des revendications issues des mouvements sociaux dans la sphère institutionnelle. Proches à la fois du terrain, du savoir et du politique, et agissant comme médiateurs investis dans la transformation de l’action publique, ils se seraient ainsi façonné un nouveau champ d’action, résonnant avec celui de collectifs d’architectes (Macaire, 2012 ; Delprat, 2017 ; Chiappero, 2017 ; Hallauer, 2017 ; Atelier georges, Rollot, 2018 ; Rollot, Younès, 2019) dont il sera question dans cet article.
À partir d’un hors-champ de la production urbaine, un nouveau monde1 professionnel s’est construit en France dans les dernières décennies autour des pratiques des collectifs (Debarre, 2016), ayant constitué d’un « faire la ville autrement »2 un étendard de leur action. Sans rien enlever à l’engagement de ces acteurs, ni aux innovations dont ils sont porteurs, nous entamerons ici une réflexion sur certaines de leurs initiatives en termes de positionnement professionnel.
La réticence des architectes à évoquer la dimension stratégique et concurrentielle de leur activité est un fait connu (Biau, 1998). Cette tendance paraît amplifiée dans ce monde alternatif, fait de professionnels aux postures critiques, vivant d’activités s’appuyant sur des causes d’intérêt public. Dans le panorama des travaux publiés sur le sujet, souvent par des « acteurs-auteurs » ou des promoteurs de ces pratiques, les stratégies prennent la forme d’engagements éthiques et politiques, visant à « faire bouger les lignes » de la profession, de la mentalité des acteurs de la ville, ou encore des méthodes de l’urbanisme (Arab, Vivant, 2018) et de l’action publique. Or, non seulement les innovations de ces entrepreneurs de cause (Becker, 2010) semblent destinées au même monde de la fabrique urbaine dont ils se distancient — marqué par des logiques néolibérales (Biau, 2020 ; Pinson, 2020), par les impératifs du régime médiatique (Heinich, 2012 ; Darrieus, 2019), par la raréfaction de la commande publique et une compétitivité accrue dans l’accès aux marchés symboliques (Biau, 1998, 2020 ; Chadoin, 2014) —, mais ils sont soumis aux mêmes enjeux de distinction que leurs confrères aux pratiques plus conventionnelles.
Si certains ont mis en évidence la singularité des modes d’accès des collectifs à la commande3 (Macaire, 2009, 2012 ; Debarre, 2016 ; Gatta, 2018 ; Atelier Georges, Rollot, 2018 ; Carlini, 2019), peut-on relever des logiques récurrentes à l’œuvre dans ce monde alternatif, ainsi que dans sa définition ? À l’heure où ce monde intègre progressivement le système de la commande publique, en quoi se traduisent-elles et sur quoi agissent-elles ? Peuvent-elles nous informer plus largement d’une évolution des stratégies de positionnement des architectes ?
Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur les résultats d’une ethnographie multi-située, que nous avons menée entre 2016 et 2019 sur le territoire francilien, au plus près de groupes de concepteurs issus du monde évoqué, dont notamment certaines vedettes. Notre enquête montre que le positionnement de ces dernières passe par l’initiation de projets singuliers et composites, prenant la forme de dispositifs : des assemblages intentionnels évolutifs d’éléments hétérogènes, ayant une fonction stratégique concrète, recouvrant des objectifs implicites et explicites, internes et externes, et résultants de l’articulation de relations de pouvoir et de relations de savoir (Foucault, 1994 ; Agamben, 2007). Caractérisés par un même air de famille, ces dispositifs sont conçus par des groupes, aux différents stades de leur carrière, autour de représentations d’un faire la ville autrement en dialogue avec les évolutions du marché. Investissant différentes scènes — professionnelles, territoriales et médiatiques —, ces dispositifs conféreraient à leurs initiateurs une position de pouvoir symbolique, leur permettant d’agir sur les visions et les divisions à l’œuvre dans le monde en question (Bourdieu, 1980). En parallèle, ils leur permettraient d’acquérir une place centrale dans le monde associé au faire la ville autrement qu’ils cherchent à valoriser, et à conforter leur propre position dans un système de la commande et de la fabrique urbaine en mutation.
Ce propos sera illustré à partir de l’analyse d’un dispositif particulier que nous avons suivi, entre 2017 et 2018, au travers d’une observation participante. Dans un souci de focalisation sur les dynamiques régissant le dispositif, nous faisons le choix de conserver l’anonymat de ce dernier et des acteurs enquêtés. Le dispositif en question, initié par un collectif-agence d’architecture parisien que nous nommerons donc AB, se structure autour de la conception d’une exposition dans une ville étrangère, au sein d’un événement international de médiatisation de l’architecture. Faisant l’objet d’un concours organisé par différentes instances de l’État français, le commissariat de l’exposition est remporté par AB, avec une proposition portant sur le projet de tiers-lieux singuliers4, et sur le rôle des architectes dans leur conception. Menée aux côtés des architectes associés de AB ainsi qu’au sein du réseau d’acteurs établi autour du dispositif, notre observation a permis de suivre la conception de ce dernier, de l’émergence de l’idée à sa mise en œuvre, et de saisir son caractère multi-situationnel. Le dispositif se compose en effet d’une multitude de situations5 de projet, réunissant des acteurs divers autour d’une variété d’enjeux. Après avoir présenté AB, et au prisme de ses actions, nous allons donc explorer le contexte et les dynamiques qui régissent la construction du dispositif, les couches et les acteurs qui le composent, et les objectifs attendus et inattendus auxquels il permet de répondre, à l’échelle du monde qu’il convie et du groupe qui l’initie.
Le noyau structurant de AB est un duo d’architectes. Diplômés au début des années 2000, ils se font connaître initialement comme collectif, par des installations éphémères dans l’espace public réalisées avec la participation ponctuelle de professionnels issus de leur réseau d’amitié. Inclus dans le premier cercle des collectifs parisiens médiatisés, le duo se structure en SARL d’architecture après l’obtention d’un prix destiné aux jeunes architectes, reconnu par la profession et les maîtres d’ouvrage. Exclu de la vague de consécration française des collectifs d’architectes du début des années 2010, AB se repositionne peu après sur un sujet relevant d’un faire autrement dans la construction au moyen d’une exposition. Conçu pour un haut lieu de la culture architecturale française, ce projet lui permet de se fabriquer une nouvelle position de commissaire et d’expert-référent du sujet traité, tout autant que de « reprendre place » dans l’univers alternatif évoqué. Au moment de notre enquête, rejoint par un troisième associé, AB est une agence d’architecture reconnue dirigée par trois architectes quarantenaires, que nous appellerons ici « les commissaires ». Avec une vingtaine de salariés, et une activité principale de maîtrise d’œuvre d’équipements culturels, dont plusieurs tiers-lieux, ils bénéficient toujours de l’allure et de l’identité du collectif, ainsi que de la reconnaissance et de la solidité d’une agence.
C’est avec cette posture que AB se saisit d’un contexte de la commande architecturale et urbaine en mutation, où le champ de pratiques jusque-là couvert par les collectifs change de statut. Les appels d’offres pour la co-construction de l’espace public parisien (« Réinventons nos Places », « Reconquête de la Petite Ceinture », etc.), formulés par la Ville de Paris depuis 2014, hissent les pratiques des collectifs d’architectes en emblèmes (Biau, 1992) du réaménagement autre de lieux centraux de la ville. Ces pratiques s’hybrident et évoluent également au sein du marché naissant de l’occupation temporaire. Faisant l’objet d’une médiatisation croissante, ainsi que de décryptages et de codifications progressifs (APUR, 2017 ; IAU IdF, 2017, 2018), des projets temporaires à coloration alternative comme Les Grands Voisins, le 6B ou la Friche Miko sont érigés en modèles d’un nouvel urbanisme collaboratif et socialement engagé. Ensuite, les appels à projets urbains innovants (APUI), comme « Réinventer Paris », invitent un panel d’acteurs élargi à innover sur tous les fronts du projet, au sein de groupements pilotés par des promoteurs et des architectes. Portant sur des lieux publics ensuite cédés aux privés, ces APUI marquent la montée des experts et des assistants à la maîtrise d’ouvrage (AMO) sur des sujets d’innovation très variés. En 2017, l’APUI « Inventons la Métropole du Grand Paris » convie les pratiques et projets alternatifs des collectifs dans ce nouveau système de la commande publique au titre d’innovations. Si les commanditaires publics et privés souhaitent les intégrer dans leurs projets, parfois comme « facteurs différenciants » ou instruments de gestion et valorisation symbolique (Adisson, 2017), ils cherchent également à s’accompagner de tiers de confiance pour limiter la prise de risque liée à la mise en œuvre de leurs innovations.
AB, à ce moment, occupe une position singulière dans l’écosystème francilien de « l’alter-innovation », à l’intersection des milieux de la maîtrise d’œuvre, de la maîtrise d’ouvrage publique et privée, des collectifs d’architectes et des lieux alternatifs et culturels. Au moment où ces commandes se généralisent, où une critique émerge sur la nature de ces projets alternatifs et sur leur implication dans des logiques urbaines néolibérales (ibid.), AB décide donc de prendre la parole, par le biais d’un projet d’exposition, sur ce qu’il considère être « un vrai sujet », controversé et au centre d’intérêts multiples6.
Pour ce faire, dès la phase de candidature, AB invite les initiateurs et « porteurs » d’une dizaine de tiers-lieux français emblématiques – dont la moitié situés en métropole parisienne –, à s’associer au projet. Ces lieux hétérogènes, dont la sélection est justifiée par l’appartenance au réseau des commissaires7, incarnent une multitude de sujets innovants au centre du débat : communs urbains, expérimentation par le faire, urbanisme transitoire, programmation ouverte, co-production, lieux culturels, ferme urbaine, habitat coopératif, etc. Objet principal de cette exposition, ils investissent une scène majeure du débat architectural et urbain, « lieu d’exercice des rites et des mythes d’institution » (Cefaï, 2016, p. 50). Cette scène institutionnelle apparaît en effet comme une arène à partir de laquelle le dispositif se déploie, et le propos des commissaires est mis en scène et institué. En analogie avec le « dispositif rituel » théorisé par l’anthropologue Gérard Althabe, le dispositif qui nous occupe se construit autour d’un « mythe » instaurateur de sens, dont la reconnaissance commune « confère une forme à un champ social, dans un temps et un lieu donné » (Althabe in Augé, 1994, p. 106). Le mythe se façonne ici autour de la vision de ces tiers-lieux construite par AB dans le cadre de l’exposition. Renouvelant un répertoire discursif propre au monde alternatif étudié, leur propos érige ces lieux en exemples singuliers : de ce que l’architecte devrait produire (des lieux ouverts, avec un fort potentiel inclusif) ; de la manière dont l’architecture devrait s’exprimer (dans l’articulation entre les qualités existantes et un processus de transformation) ; du rôle que l’architecte devrait assumer (en agissant sur la conception des espaces mais aussi des situations)8. Fédérant les différents porteurs de projet autour de cette vision, AB se fait donc porte-parole d’une croisade collective, au moyen d’un dispositif dépassant l’échelle de la simple exposition.
Le dispositif se compose d’une multitude de sous-projets, au sein desquels AB occupe toujours une place centrale de faiseur ou médiateur :
Conçu à partir d’un contexte particulier qu’il modifie en retour, le dispositif génère des effets externes et internes, explicites et implicites. Selon Marc Augé, le « dispositif rituel » d’Althabe serait opératoire à deux échelles : une échelle élargie, où il viserait « [...] à faire bouger ce que, en termes statistiques, on appelle l’état de l’opinion » (Augé, 1994, p. 100), et une échelle restreinte, celle du groupe d’acteurs directement concerné, où il participerait de la construction de positions et d’identités (ibid., p. 89). Si dans ce dispositif ces deux échelles coexistent et s’entremêlent, nous allons nous focaliser principalement sur l’échelle du monde conviée par le dispositif, ainsi que sur celle du collectif-agence AB et de sa propre pratique.
Le dispositif conçu par AB « joue de toutes les armes rhétoriques pour élaborer des images identifiantes » (Augé, 1994). Son inscription dans un événement médiatique de portée internationale, avec un fort écho à l’échelle nationale, en fait un instrument d’identification, de mise en visibilité et de distinction pour l’ensemble des acteurs impliqués. Le projet apparaît ici comme un puissant attracteur pour les tenants et les prétendants (Biau, 2000) de l’écosystème français – et tout particulièrement francilien – relevant de ces « nouvelles pratiques », qui se redéfinit dans cet espace-temps délocalisé, d’expériences et de mises en relation. En effet, le dispositif confère aux commissaires non seulement la possibilité de refaçonner l’image et l’identité collective de tiers-lieux déjà très convoités, en les représentant sur une scène médiatique institutionnelle, mais également de redessiner les contours d’un monde professionnel ainsi que ses hiérarchies internes, par inclusion et exclusion. D’une part, il sélectionne les tiers-lieux qui peuvent servir de modèle. D’autre part, avec l’ouverture du site de l’exposition à une programmation événementielle et du Lieu-tiers à des événements off, AB offre à d’autres acteurs un espace d’action privilégié, où inscrire et valoriser leurs discours et productions11. C’est le cas de différents acteurs professionnels et institutionnels invités par les commissaires, ou démarchant spontanément auprès de ces derniers pour soutenir ou être associés au projet. Issus ou souhaitant s’inscrire dans cette mouvance alternative, ou dans le nouvel écosystème de la commande qui l’intègre, ils exposent leur dire ou leur faire, ils convient à leur tour d’autres acteurs, et participent en retour de l’animation et du fonctionnement du projet. Cette démarche concerne également des acteurs à l’origine de nouvelles commandes et de financements : incarnant le rôle de mécènes, des grands propriétaires immobiliers, des promoteurs et des partenaires institutionnels investissent cet espace et intègrent cet écosystème, participant, par l’organisation de débats et d’événements, à la redéfinition du sujet ainsi que de leur propre image.
Vis-à-vis de l’extérieur, le dispositif et le propos de AB participent donc de l’unification par l’image d’un espace hétérogène, constitué d’acteurs et projets aux enjeux et motivations divers et parfois en conflit. Par leur inclusion dans le dispositif, différents champs, acteurs et actions se fondent dans un même nuage idéologique, alternatif et éthique, où différentes frontières se brouillent : entre public et privé, entre citadin, professionnel et institutionnel, entre non marchand et marchand, entre alternatif et mainstream. Un nouvel espace de la commande se dessine ici, entre consensus et ambiguïtés12 : lui conférant une image identifiante, résultant de l’accumulation et de l’hybridation d’identités singulières, le dispositif participe à son façonnement, à sa justification et à sa légitimation.
Plus particulièrement, pour AB, le dispositif apparaît comme un véritable outil de positionnement professionnel, ainsi qu’un espace de fabrication et légitimation de compétences par le savoir, le faire-savoir et le faire. Premièrement, le projet lui permet de conforter sa position de commissaire d’exposition, consacrée par son insertion dans une instance majeure de la promotion architecturale. La direction de l’ouvrage associée, dont la participation de chercheurs vise à asseoir l’ambition théorisante et scientifique de la démarche, légitime ensuite sa position d’acteur de la recherche-développement en architecture13. Issue d’une vaste investigation effectuée auprès de spécialistes ainsi qu’au plus près des acteurs des lieux sélectionnés, cette fabrique de contenus permet donc à AB de se construire un nouveau savoir et une nouvelle expertise sur le sujet innovant de la fabrique des tiers-lieux.
Amplifiée par le pouvoir de la scène où se joue cette expertise, sa légitimation passe aussi par la fédération d’acteurs emblématiques de cette mouvance au sein du dispositif, où s’opère un transfert d’image et de capital symbolique. Réunir et représenter ces lieux et leurs initiateurs, les médiatiser vers l’intérieur et l’extérieur de ce monde, permet à AB, avec cette mise en situation, de devenir référent du sujet. Comme un « rite d’institution » (Bourdieu, 1982), le dispositif propulse le collectif-agence au-devant de la scène professionnelle, au rang d’élite de ce monde alternatif, au plus près des personnalités institutionnelles, politiques et privées de la fabrique urbaine ayant adhéré à son propos14. Cette expertise plurielle semble également permettre à AB de s’insérer dans de nouveaux interstices de la commande et du projet. Le pilotage des interventions d’acteurs des lieux et d’urbanisme temporaire au sein du dispositif, et les relations de confiance que cette expérience lui permet de construire, participent de la légitimation de la nouvelle position d’intermédiaire qu’il démontre ainsi assumer. Intervenant entre les maîtres d’ouvrage et ces groupes ou structures alternatives, dont la participation est de plus en plus demandée dans les entre-temps de la réalisation des projets, il peut coordonner et se faire « garant » de la mise en œuvre de leurs actions.
Le projet du Lieu-tiers conforte cette fabrique de la compétence : associé à des collectifs reconnus et expérimentés, AB fait ici l’expérience de la conception, du pilotage et de la gestion d’une occupation temporaire d’envergure, transposant dans la ville étrangère l’écosystème français et francilien des tiers-lieux alternatifs, du monde des collectifs et de ces nouveaux commanditaires. Si cette démonstration renforce le propos de l’exposition, elle a bien d’autres effets : d’une part, elle légitime la prise de parole de AB sur le sujet, vis-à-vis de l’extérieur et des porteurs des expériences célébrées par l’exposition ; d’autre part, par l’expérimentation de terrain, elle lui permet de se construire une position d’opérateur, et d’être ainsi inclus dans la sphère des porteurs des tiers-lieux célébrés par l’exposition. Cette nouvelle compétence, proche de la maîtrise d’ouvrage et associée chez AB à la maîtrise d’œuvre, apparaît comme un véritable atout dans un système de la commande en mutation, où la priorité semble se déplacer de la fabrication d’espaces publics à celle de lieux communs, et l’intérêt des commanditaires, des compétences de conception à celles de coordination et gestion.
En faisant connaître et reconnaître des pratiques et des projets qualifiés d’autres, ce dispositif permet de répondre à une multitude d’enjeux reliant, à la sphère du collectif-agence qui l’initie, celle du monde alternatif sur lequel il s’appuie, et du nouvel écosystème de la commande architecturale et urbaine où il s’inscrit. Il montre également les ressorts potentiels de l’engagement militant d’un groupe de concepteurs, en termes de positionnement professionnel dans un monde et un marché spécifique, et de l’assomption par AB de différentes postures et positions, pour atteindre des objectifs explicites et implicites. Illustrant « les vertus de l’indétermination d’être architecte » (Chadoin, 2013), le dispositif nous informe de l’intégration et de l’hybridation de différentes logiques d’action : celle de l’entrepreneur innovant, du militant, du concepteur, du créateur, du médiateur et du chercheur. Il met aussi en évidence des manières de « prendre place » qui se répètent dans le monde alternatif en question. Bien que ce positionnement par les dispositifs ne soit pas généralisable à l’ensemble des collectifs d’architectes, il a été le fait de plusieurs « prétendants » (Biau, 2000), ayant ensuite acquis une place centrale dans l’écosystème évoqué15. Au caractère globalisant et multi-situationnel, ces dispositifs réunissent : des dynamiques d’agrégation et de mise en visibilité d’acteurs ; une construction d’identité et de sens autour d’un sujet singulier et sa médiation ; la fabrication et légitimation de nouvelles compétences et positions. Alliant enjeux militants et professionnels stratégiques, ces dispositifs participent de l’évolution des représentations d’une idée de faire la ville autrement, des acteurs et des pratiques qui lui sont associés, ainsi que de leur place dans un système de la fabrique urbaine en mutation16.
Dans le contexte changeant qui secoue la profession (Atelier Georges, 2018, p. 6), la nébuleuse de réinventions propre à ce monde des collectifs se généralise et évolue sous l’effet de nouveaux entrants. Il nous semble donc intéressant de questionner si et comment les logiques qui sont les leurs infusent plus largement les positionnements des architectes. Le faire d’AB, notamment son fonctionnement entrepreneurial et ses positions d’expert et maître d’œuvre, illustre celui d’une agence, mais une agence qui se distingue des autres par des engagements, des expertises et des savoir-faire associés à un univers alter et engagé. Toutefois, le positionnement spontané de concepteurs sur de nouveaux sujets par le biais d’expositions, programmes de recherche et publications17 n’est pas de son seul fait et il semble en outre devenir aujourd’hui plus courant. Par-delà les logiques concurrentielles régissant le champ de l’architecture, cette tendance résulte d’une injonction croissante à l’innovation et à la recherche dans les agences (Duranel, 2019 ; Guenot, 2020) – notamment à une innovation sociale (Landon, 2022) et frugale – et de nouveaux appels à compétences (Claude, 2009) de la commande et de l’action publique. S’il est vrai que les « franc-tireurs » ou « prétendants » sont à l’origine des principaux mouvements au sein d’un champ professionnel (Biau, 2000), étudier les dispositifs qu’ils conçoivent pour s’y positionner peut aider à saisir certaines transformations qui le traversent. Or le dispositif est « toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux » (Foucault, 1994, p. 230).
Sara Carlini
Sara Carlini est titulaire du diplôme d’Etat d’architecte et doctorante sous la direction de Alessia de Biase au sein du LAA-Lavue (CNRS). Elle est également maîtresse de conférences associée dans les champs disciplinaires Villes et territoires et Théorie et pratique de la conception architecturale et urbaine à l’Ensa Paris-La Villette.