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Couverture Une profession, des architectes (Edul, 2024) Show/hide cover

L’architecte n’a-t-il de légitimité qu’à travers la maîtrise d’œuvre ?

Si la reconnaissance du métier d’architecte en France s’exprime essentiellement par l’ouverture d’un chantier, en y privilégiant la taille et le prestige de son programme, quelle crédibilité et quelle légitimité, un architecte peut-il avoir lorsqu’il ne bâtit pas ?

Si Jean Nouvel « refuse d’être un architecte de papier » (Vab Reeth, 2020), ne pas construire, fait-il pour autant d’un architecte n’élaborant que de l’immatériel un non-architecte ?

À la question, « Profession ? Architectes », il me semble que deux panoramas s’offrent à nous. Sur une ligne de crête ténue oscillant tantôt entre un corporatisme avide de préserver ses prérogatives et tantôt une pensée utopique plaçant l’architecture comme l’unique discipline garante d’un cadre de vie de qualité, il me paraît opportun d’analyser froidement la place réelle qu’occupe l’architecture et les architectes aujourd’hui dans l’acte d’aménager.

Dès 2017, dans un article de l’AMC, Florence Contenay, inspectrice générale honoraire du ministère de l’Équipement et ancienne présidente de l’Institut français d’architecture, retrace avec justesse une double croyance. D’une part cette posture corporatiste qui malgré la loi sur l’architecture de 1977 n’a pas garanti une position dominante aux architectes dans l’acte de construire et d’autre part une pratique de l’architecture qui est certes l’affaire du ministère de la Culture mais « force est de constater que les déterminants et les circuits de décision sont ailleurs : principalement au sein du puissant ministère de l’Équipement, mais aussi de celui des Finances, à l’Intérieur, voire au ministère de l’Agriculture pour les bâtiments agricoles et au ministère de la Défense pour les constructions militaires. » (Contenay, 2017)

C’est dans cette compréhension plus large de l’aménagement qu’il est nécessaire de s’inscrire pour saisir que la simple idée de réduire l’architecte à sa seule capacité à dessiner et à construire ne permet plus aujourd’hui à une profession d’embrasser les grands enjeux de société à l’échelle d’un territoire et d’atteindre in fine la satisfaction d’une qualité architecturale acceptable dans l’acte d’aménager.

Aujourd’hui, s’interroger sur la profession des architectes, c’est ambitionner de comprendre le désir commun que porte ce groupe, de connaître la compétence spécifique qui l’unie et bien évidemment de déchiffrer la stratégie commune globale mise en œuvre pour atteindre ce but.

Produire une culture architecturale plus étendue est indispensable, mais inscrire les architectes, de la planification jusqu’à la construction, semble l’enjeu de la profession pour diffuser un savoir-faire et gagner en qualité. Une profession, des métiers.

1977 : Loi sur l’architecture, un socle d’argile

Nous, voici, le 3 janvier 19771, l’architecture vient d’être élevée en France au titre d’expression de la culture et au grade d’intérêt général (Lengereau, 2017). Cela fait maintenant trente ans que les cicatrices de la Seconde Guerre mondiale s’estompent grâce à une construction battant son plein. Les légitimes revendications des architectes portées depuis un siècle pour la reconnaissance de la profession dans l’acte de bâtir viennent enfin d’aboutir à une officialisation législative.

Les premiers espoirs en ce sens avaient été initiés sous l’égide d’André Malraux en 1969 avec le rapport Paira « Propositions pour une réforme de la fonction d’architecte ».

Mais c’est bien, d’une part la restructuration de la profession qui était en cours depuis mai 1968 avec la fin des Beaux-Arts et la création des Unités pédagogiques et d’autre part la nouvelle loi sur l’architecture rapportée par le sénateur Miroudot en 1973 introduisant la notion de « garantie de la qualité architecturale »2 qui confirment ainsi l’architecte comme acteur majeur de la construction. En ce jour de promulgation, l’architecture et les architectes semblent avoir été placés au centre de l’aménagement et de la construction du territoire.

En effet, ce 3 janvier 1977, la France, le monde de la construction et les architectes observent avec satisfecit les évolutions opérées depuis 1945, époque à laquelle la France comptait 40 millions d’habitants, 2 millions de logements endommagés ou détruits et 40 % du parc considérés comme vétustes ou insalubres (Driant, 2012, p. 52).

L’effort de production a été colossal avec trois besoins à gérer de front : de nouveaux logements à construire pour une population augmentant, des logements détruits à reconstruire et des logements vétustes et insalubres à rénover. Trente ans plus tard, la France est passée de 12 millions de logements à quelques 21 millions. Les filières de la construction se sont organisées et fonctionnent à plein régime. Pour exemple, en 1953, l’État participe massivement au financement de nouveaux logements avec plus de 90 % de projets éligibles à des subventions publiques (Driant, 2012, p. 55).

L’État joue alors pleinement son rôle d’organisateur, de modernisateur et de maîtrise d’œuvre de ces différentes politiques. La création, le 14 février 1963, de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) (Bodiguel, 2006) renforce encore plus nettement cette omniprésence de l’État dans l’organisation opérationnelle. De façon concrète, les métropoles d’équilibres sont créées, des villes nouvelles sont imaginées, des nouveaux modes d’habiter sont plébiscités en périphérie des villes et l’idée d’environnement se matérialise par la création des premiers parcs naturels (Driant, 2012, p. 52).

Dans cette effervescence productive, les architectes réussissent en quelques années à trouver une place dans cette organisation. Deux approches semblent alors se dégager, l’une libérale avec une pratique en atelier pour qui la création de l’Ordre en 1940 a apaisé les dissensions éthiques entre concepteurs et constructeurs et l’autre institutionnelle avec l’instauration d’architectes de la reconstruction en 1944 (futurs urbanistes de l’État en 1962), la création d’un corps d’architectes des bâtiments de France en 1946 au sein d’un futur ministère des Affaires culturelles créé en 1959 et la constitution du corps des architectes conseils de l’État en 1950 (Genthon et al., 2013).

À cette époque, il n’existe aucun doute sur le fait que l’architecte quelle que soit sa posture est un maître d’œuvre qui dessine et construit. Durant la période des trente glorieuses, les architectes ne sont alors que le reflet de cette volonté de maîtrise totale de l’Homme sur la nature : faire pour répondre à des besoins quantitatifs.

Et pourtant, ce 3 janvier 1977, certains signaux auraient dû permettre aux architectes d’anticiper deux grandes mutations de la profession, l’impact de la refonte des études d’architecture et le début de la décentralisation.

Architecte : un titre professionnel ? Une mission d’intérêt général ?

Une nouvelle ère s’ouvre avec ces certitudes : le port du titre d’architecte, la signature obligatoire du permis de construire pour les constructions de plus de 170 m². L’avancée est telle à la fois pour l’institutionnalisation de la profession et pour la garantie de la qualité architecturale que la création d’un nouveau statut d’architecte au sein des Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) (Gaudin et Brien, 2007) nouvellement créés n’interpelle que faiblement sur le rôle du métier d’architecte.

Toutefois, des propos clivants marquent la fin de la décennie sur l’idée fort méprisante d’une hiérarchisation des statuts entre architectes concepteur-bâtisseur et architectes « hors maîtrise d’œuvre ». L’article de Christian Devillers dans le numéro 44 d’AMC en février 1978 résume à lui seul ces interrogations autour de cette nouvelle pratique architecturale, « Que ce qui appartient à César soit mis en forme par César et que ce qui appartient à Julot lui soit laissé. Il y a fort à faire » (Devillers, 1978, p. 8-9). L’architecte, selon ses propos, ne peut pas être un conseiller, un instructeur, un planificateur car il devient alors le « censeur de l’architecture et le gardien du bon goût » (ibid.).

En 1983, dans son rapport de recherche au sein du ministère de l’Urbanisme et du Logement, Pascale Werner entrevoit cette évolution statutaire au sein des CAUE qui institutionnalise un nouveau métier d’architecte qu’elle définit comme « Les architectes aux pieds nus » et s’interroge sur la complémentarité des pratiques architecturales à mettre en œuvre plutôt que le développement d’une concurrence affaiblissant la profession.

Mais, le corporatisme soutenu par l’Ordre pour préserver le marché libéral au détriment d’une réflexion partagée de la place des architectes dans l’acte d’aménager induit finalement en 1982 la non-promulgation du décret (Giusti, 2016, p. 14-15) d’application obligeant la saisie des CAUE pour les permis de construire de moins de 170 m2. À vouloir réduire le champ d’action des CAUE, la profession s’est en définitive limitée dans sa capacité à influer sur sa discipline en dehors de sa sphère historique de pratique. Et pourtant comme le rappelle Florence Contenay (2017), anticipant sur la décentralisation, le CAUE, était l’enfant prodige de la loi de 1977.

Les querelles intestines de la fin du 19e siècle sont toujours sous-jacentes et la vision historique mais réductrice du code Guadet définissant les missions de l’architecte perdure et ne permet pas de définir une approche plurielle des métiers de la profession d’architecte :

L’artiste qui compose les édifices, en détermine les proportions, les distributions, les décorations, les faits exécuter sous ses ordres et en règle les dépenses. Par conséquent, l’architecte est à la fois un artiste et un praticien. Sa fonction est de concevoir et étudier la composition d’un édifice, d’en diriger et surveiller l’exécution, de vérifier et régler les comptes des dépenses. [1895, p. 288-289]

Ainsi, un siècle s’est écoulé, le nombre d’architectes a quasiment triplé (Ordre des architectes, 2020) entre 1970 et 2020 et la profession dans sa majorité continue à limiter la définition du métier d’architecte à l’acte de construire.

Et pourtant, à ce jour, la place, laissée vacante par les architectes sur la définition politique du cadre de vie et sur la genèse administrative d’un projet d’aménagement territorial n’est jamais abordée, celle même qui aurait pu être dévolue aux CAUE. Cette absence est comblée par de l’ingénierie urbaine portée entre autres par des bureaux d’études, des ingénieurs de la fonction publique et des régies des collectivités territoriales. L’absence quasi systématique d’architecte dans la définition même de ces besoins est un fait.

La loi sur l’architecture de 1977 est un trompe-l’œil pour la profession qui n’a pas souhaité muter pour renforcer sa présence en dehors de la maîtrise d’œuvre. En ce sens, le rapport de Yves Dauge en 2004 est impitoyable sur la manière stéréotypée de pratiquer l’architecture en France avec d’une part l’idée « illusoire d’un monopole en peau de chagrin » (2004) liée au permis de construire et d’autre part l’absence quasi systématique d’architecte dans les collectivités.

La culture de « l’atelier » (Bolle et al., 2020) et la loi sur l’architecture ont conduit les architectes, par cette éducation collective et cette formation repensée à placer l’architecte en tant que chef d’orchestre (Chadoin, 2019), capable de comprendre et de maîtriser la chaîne globale de l’acte de construire. Ces péchés originels ont façonné alors, depuis le début des années 1980, des architectes qui se sont structurés autour de l’idée que la profession était le centre incontournable de l’aménagement du territoire et que cette désignation de garant de l’intérêt général assurait à cette profession une place de choix dans l’élaboration du cadre de vie.

Cette auto-déclaration d’omnipotence des architectes s’est arc-boutée sur la sauvegarde d’un monopole et sur l’idée trompeuse que cette garantie influerait sur une bonne pratique architecturale.

C’est bien le concept « du faire » à travers la notion de « poiêsis » qui a irrigué la manière de travailler depuis 50 ans en confortant la maîtrise d’œuvre comme la seule pratique architecturale possible. Les architectes sans comprendre ou sans admettre qu’une autre organisation se structurait n’ont que très peu pesé sur les nouvelles politiques portées par un État stratège de l’aménagement territorial (loi littoral, loi montagne, logement social, parc naturel) et des collectivités territoriales s’appropriant à leur main le développement de leurs espaces et paysages.

De la parcelle au territoire, la cohérence urbaine à l’épreuve de la décentralisation

Le Plan Voisin imaginé par Le Corbusier (Perelman, 2009, p. 42-43) à Paris en 1925 s’inscrit dans l’état d’esprit des grands travaux du Baron Hausmann et s’impose comme la référence ultime d’un urbanisme autoritaire qui reflète avant tout cette conception univoque et autocratique de l’aménagement.

Du Havre à Brasilia, l’architecte, avec sa sensibilité urbaine, artistique et humaniste dessine ainsi la « vision » du démiurge capable de « penser et faire » et définit dès lors l’objectif suprême : être un architecte bâtisseur.

Les reconstructions des deux Guerres mondiales et l’explosion démographique ont inévitablement renforcé cette idée d’une maîtrise totale du concepteur sur la ville. L’approche bilatérale renforcée entre le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre a permis de tels fonctionnements avec une certaine efficience opérationnelle.

Pourtant des infléchissements méthodologiques en France ont commencé à s’opérer par petites touches dès les années 1960, ce que la profession d’architecte n’a perçu que trop peu. Des mutations relationnelles entre utilisateurs, collectivités et État engendrent des modifications dans l’acte de bâtir, le partenariat s’impose progressivement et va rebattre les processus de construction.

En effet, la planification se détache progressivement de l’aménagement opérationnel. Les architectes deviennent alors les exécutants et les opérateurs des schémas directeurs d’aménagements précurseurs des futurs plans d’occupation des sols (POS) et plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUi). Les architectes, dans ces conditions, voient leur capacité à influer sur la planification territoriale s’amenuiser et sont de fait, cantonnés à s’exprimer sur un parcellaire défini au préalable.

Sur le terrain, dès 1970, l’approche descendante, particulièrement dans le cas de grands projets, est fortement contestée. Du Larzac à la ZAD de Notre Dame des Landes (Subra, 2017), c’est bien l’ensemble du processus décisionnel qui est remis en question. Du choix politique à la construction, l’architecte s’efface progressivement pour être un partenaire le plus souvent appelé en fin de réflexion.

Si aujourd’hui, les architectes sont si profondément absents de leur rôle d’organisateur territorial pourtant exprimé par la loi, c’est bien parce que les rapports institutionnels ont évolué et que l’État en tant qu’unique décideur a laissé progressivement sa place aux collectivités. La profession a, semble-t-il, imaginé à tort que les projets de qualité à la parcelle feraient sens à l’échelle territoriale ; idée forte intéressante de bottom-up. Mais elle n’a malheureusement pas anticipé la structuration descendante et emboitée des documents d’urbanisme.

Dès 1967, la grande loi foncière3 fait émerger les premières idées d’un urbanisme concerté. L’idée que l’État puisse déléguer et partager s’ancre peu à peu. La crise pétrolière de 1973 va accélérer involontairement ce mouvement de fond. Cette année-là, la production de logements en France atteint alors son apogée avec plus de 550 000 logements construits (Driant, 2012, p. 59). Dès lors la production de logements va décroître progressivement. Ce coup de frein marque la fin de la reconstruction et nécessite d’inventer de nouveaux équilibres dans l’acte de bâtir. L’interventionnisme de l’État doit-il alors muter ? Et comment l’organisation du système de production doit-il se restructurer ?

Pour la profession d’architecte, la loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 dite « loi sur l’architecture » vient construire ce nouvel ordre dans l’acte de bâtir. Mais, elle oublie invariablement que ce même 3 janvier 1977, le texte n° 77-14 sur la réforme du financement du logement est publié et conforte les premiers changements de posture étatique.

En effet, ce texte structure les prémices d’un État se dégageant de l’opérationnel. D’une part, la simplification des financements aidés et d’autre part la possibilité d’un prêt conventionné accordé par les banques démontrent que l’État s’inscrit maintenant dans une démarche partenariale. C’est bien un changement de paradigme du fonctionnement institutionnel avec la création de l’aide personnalisée au logement (APL) et le prêt à l’accession à la propriété (PAP) qui font passer l’enjeu du logement, d’une logique gérée par un acteur unique, à des intérêts multiples, privés et individuels.

Mais c’est concrètement en mars 1982 avec les lois Defferre4, sur la décentralisation que les services de l’État, actent les premiers transferts de compétence. Cela aboutira dès 1983 à un portage progressif de l’urbanisme par les collectivités décentralisées.

Cette grande réforme des institutions avec la décentralisation des services de l’urbanisme aboutit en 2014 avec la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (Alur) à déléguer les compétences de planification aux collectivités locales. À ce jour, la planification urbaine à travers le plan climat-air-énergie territorial (PCAET), le schéma régional d’aménagement de développement durable et d’égalité du territoire (Sraddet), le schéma de cohérence territoriale (SCoT), le plan local d’urbanisme (PLU), le PLUi et le plan local de l’habitat (PLH) est portée par des collectivités qui projettent, dessinent et structurent leurs territoires. L’État, en tant que législateur fixe d’une part le cadre juridique du droit de l’urbanisme dans l’intérêt général et garantit d’autre part l’application des textes lors du contrôle de légalité mais ne structure plus à tort ou à raison un aménagement opérationnel global et équilibré.

Dans ces conditions, si l’architecture se résume à la capacité d’un architecte à élaborer un projet sur une parcelle, alors nous observons que les projets sont posés les uns à côté des autres sans cohérence et sans plus-value territoriale. Si l’architecture était proposée comme la condition sine qua non de l’aménagement territorial, de la construction de la ville et garant plus généralement de la qualité du cadre de vie, il ne serait pas remarqué une telle uniformisation de l’architecture, une telle dégradation des paysages et une telle ségrégation urbaine. L’absence des architectes dans les instances territoriales et étatiques participe de ce manque et réduit de fait le poids d’une profession compétente capable de répondre à ces enjeux.

En un siècle, de la main de Le Corbusier dessinant et décidant pour une ville entière avec le Plan Voisin à l’expérience co-construite et partenariale des Grands Voisins (2020), l’intervention architecturale a évolué et voit son processus d’accompagnement complètement remanié. Le temps où l’architecte pouvait dessiner, piloter et construire sans concertation est révolu. Construire est devenu plus complexe et ces mutations organisationnelles nécessitent une coordination avec des intermédiaires capables de penser les rapports humains, les stratégies administratives et les qualités spatiales bien en amont du projet architectural. La profession d’architecte n’aurait-elle pas intérêt à s’inscrire dans ces différentes séquences immatérielles et matérielles à travers un socle commun et partagé lors de la formation ?

Une formation plurielle pour des architectes sans profession

Depuis 50 ans, la profession a subi de profond bouleversement. La suppression du numerus clausus en 1981 a entraîné une augmentation de nouveaux praticiens faisant passer le nombre d’architectes d’environ 10 000 en 1975 à plus de 29 000 en 2019 (Ordre des architectes, 2020).

En 2020, l’Ordre national des architectes a répertorié d’une part 2445 étudiants diplômés d’État (DEA) et d’autre part 1430 ayant obtenu l’habilitation à la maîtrise d’œuvre à son nom propre (HMONP). Le nombre d’inscriptions au tableau de l’Ordre cette année-là s’est élevé à 1213 architectes (ibid., 2020).

Il est donc terrible d’observer que l’obligation ordinale résultant des articles 9 et 10 de la loi n° 77-2 prive la moitié des étudiants formés (DEA et HMONP) du titre d’architecte et que ces anciens élèves en architecture ne peuvent défendre ouvertement et légitimement leurs compétences au service de l’architecture.

À vouloir exclusivement circonscrire le métier d’architecte à la maîtrise d’œuvre, la profession se coupe des grandes décisions de l’aménagement des territoires et de la construction des politiques publiques liées à son champ d’activité. Aujourd’hui, la profession d’architecte pense pouvoir révolutionner l’habité et l’urbanité à travers son unique intervention parcellaire.

Dans ce sens, la tribune des directeurs des écoles d’architecture en décembre 2022 est symptomatique et décline à nouveau cette fameuse ligne de crête entre utopie et corporatisme en inadéquation avec la réalité des modes de faire (Collectif, 2022). Arguant d’une part « du rapport immédiat de l’architecture aux enjeux contemporains et d’autre part de la dévalorisation de la reconnaissance de l’architecte », les institutions pédagogiques souhaitent à dessein replacer l’architecture et l’architecte au centre des grands enjeux de société sans pour autant proposer de nouvelles postures permettant à la profession de comprendre comment l’aménagement du territoire s’organise et quels leviers prioritairement il est nécessaire d’activer outre la simple maîtrise d’œuvre.

Pourtant depuis 1968, l’évolution de la formation est manifeste, d’un propos académique au sein des Beaux-Arts à une approche pluridisciplinaire au sein des Unités pédagogiques en architecture, les programmes ont été entièrement remodelés intégrant des enseignements ouvrant vers des cours de sociologie, de géographie, d’arts plastiques (Feltesse, 2013). Cette ouverture pédagogique a invité à des pratiques nouvelles, à une posture de non maître d’œuvre et les CAUE qui ont été inventés à la fin des années 1970 offraient alors une nouvelle opportunité d’être un architecte qui ne construit pas. La loi d’orientation foncière de 1967 avait déjà interrogé ce statut d’architecte planificateur avec la création des premières agences d’urbanisme proposant une réflexion nouvelle sur les modes de faire de l’aménagement territorial.

Mais la pratique de l’atelier a persisté dans l’imaginaire remplaçant les maîtres par des praticiens issus d’un parcours professionnel uniformisé, élitiste, pro-maîtrise d’œuvre selon le modèle, vainqueur Europan, album des jeunes architectes, agence libérale, enseignement au sein des Ensa, architecte conseil de l’État et membre de l’Académie qui a renforcé in fine l’archétype de l’architecte constructeur. Et combien de volontaires pour combien d’élus ?

Depuis les réformes engagées en 2005 avec l’intégration des Écoles nationales supérieures d’architecture (Ensa) dans le système universitaire, le rapport Feltesse relatif à l’enseignement et la recherche en 2013, le lancement d’une Stratégie nationale pour l’architecture (SNA) avec 30 mesures en 2015 et finalement la réforme de 2018 relative aux établissements et au statut des enseignants (Hurard et Paumier, 2020), il semble que l’environnement des études d’architecture a subi une deuxième mutation structurelle. La création d’une HMONP n’a-t-elle pas renforcée l’idée que construire est le propre de l’architecte ? Dans ce nouveau cadre, quelle sera la légitimité institutionnelle offerte à ces non maîtres d’œuvre qui commencent à accéder au marché du travail ?

Le modèle de la « preuve par 7 »5, démarche expérimentale d’architecture, d’urbanisme et de paysage initiée par Patrick Bouchain, Grand Prix de l’urbanisme en 2019, démontre bien qu’il ne suffit pas d’être inscrit à un tableau d’ordre professionnel pour être un activiste de l’architecture. Les partenariats ministériels et les enjeux du temps long, de l’expérimentation, et du partage sont autant d’approches à forts potentiels qui incitent à penser qu’il est possible de faire autrement pour atteindre ce but de qualité.

Les derniers rapports, Sichel (2021) sur la rénovation thermique des logements et Rebsamen (2021) sur la relance durable de construction de logements, sont les révélateurs de l’absence d’architectes dans ces réflexions. L’indifférence portée aux architectes à propos de la planification urbaine au sens large démontre globalement le faible intérêt porté à l’architecture et renforce un peu plus l’idée que la profession d’architecte pour faire respecter l’article n° 1 de la loi sur l’architecture de 1977 doit accepter une définition plus large du métier d’architecte.

Les enjeux des métiers de l’architecture hors maîtrise d’œuvre ne sont jamais abordés. Il est depuis un siècle toujours question d’une approche bipartite entre les pro-conception et les pro-construction. La compréhension du milieu dans lequel les architectes doivent intervenir ne fait pas sujet. L’indifférence et le mépris d’une profession pour ces anciens élèves et pour les architectes sans maîtrise d’œuvre, qui prônent pourtant la qualité architecturale sans fard et le gâchis d’une profession qui abandonne la moitié des personnes qu’elle forme, doivent nous réinterroger sur la qualité qui définit l’architecte.

Il est urgent que les architectes au sens large, quelques soient leurs postes puissent à travers l’ensemble de leurs interventions diffuser leur savoir-faire et valoriser leur vision transversale et intégratrice de l’architecture. L’école, par son organisation et son enseignement, doit articuler l’ensemble de ces politiques pour former des professionnels capables de répondre aux questions contemporaines de la société et de replacer ainsi l’architecture au centre du débat.

En juin 2015, sans pour autant avoir eu gain de cause dans la future loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP)6, l’Ordre des architectes défend cette approche à travers ses propositions pour le plan SNA dans lequel il prône le renforcement de la place de l’architecture dans l’administration auprès des services de l’État et des collectivités territoriales grâce à un élargissement du champ d’intervention des architectes.

Il n’est pas satisfaisant aujourd’hui, alors que les besoins de qualités architecturales, paysagères et environnementales sont avérés, que la moitié des étudiants des écoles d’architecture ne puissent, pour des raisons purement administratives, ne pas porter le titre d’architecte. La gestion de cette question sémantique serait un premier pas pour que ces anciens étudiants qui, quand ils seront identifiés comme architectes, puissent légitimement porter l’intérêt général de l’architecture.

Mais avant cela, la profession dans toute sa diversité devra définir la spécificité du métier d’architecte hors champ de la maîtrise d’œuvre.

Être architecte, une foi partagée ?

Si le métier d’architecte semble inextricablement associé à la notion de bâtir, il n’est en revanche quasiment jamais fait mention de la spécificité du travail d’architecte, de la manière singulière de réfléchir, de la façon dynamique de comprendre son environnement, de la force de savoir dessiner et représenter le futur, de la capacité à innover et de l’aptitude à faire des choix imaginatifs dans une démarche itérative.

En juin 2021, un échange informel s’est tenu au sein du CAUE des Côtes d’Armor autour de la question des qualités propres au métier d’architecte avec ou sans maîtrise d’œuvre :

L’architecte serait là pour porter un récit, raconter une histoire avec ses sensibilités. A la fois détesté et admiré pour cette prise de position subjective, cette démarche partiale entre intuitions et analyses multifactorielles est le fruit d’une éducation collective construite au sein des écoles d’architecture. Cette méthodologie s’inscrit également dans une capacité à faire et défaire, aucune solution n’étant parfaite, l’idée du « pas de côté », remettant en cause ; elle est une obligation pour saisir la complexité du projet. Zoomer et dé-zoomer, ces échanges incessants entre les différentes échelles, du détail aux territoires sont des qualités travaillées et très probablement exclusives aux architectes.

Pour autant, outre ce non partage au sein de la communauté de travail, la réflexion d’une spécificité liée au métier d’architecte n’est pas vierge d’intention et à travers son essai, Sociologie de l’architecture et des architectes, le sociologue Olivier Chadoin esquisse les différentes approches existantes et rappelle bien à travers le titre d’un des chapitres que « définir la compétence » est « un enjeu professionnel » (2021, p. 167).

Mais la profession a-t-elle déjà déterminé collectivement ces invariants qui la définissent hormis le fait de construire ? Et les architectes à travers la loi de 1977 ne sont-ils pas finalement plus largement les garants d’une qualité environnementale, paysagère et architecturale ne limitant pas leurs compétences à une signature sur un acte d’urbanisme ?

Être architecte aujourd’hui, c’est viser cette excellence qui a été définie par la loi et il est temps de structurer la stratégie pour y parvenir. Si être architecte, c’est avoir la capacité de valoriser un territoire à travers un projet spatialisé tout en intégrant une multitude de contraintes, en faisant foi de créativité, en proposant et défaisant dans un processus long, alors oui, l’architecture prend tout son sens. Cependant, pour répondre pleinement aux grands enjeux sociétaux de notre temps ; dérèglement climatique, perte de biodiversité, population vieillissante, patrimoine délaissé, inégalité sociale et territoriale et démocratie menacée, les architectes doivent s’inscrire sur l’ensemble de la chaîne décisionnelle de l’aménagement du territoire.

En effet, les architectes doivent certes renforcer leur spécificité de chef d’orchestre de la construction mais ils devront fortement développer leur place au sein des nombreuses institutions pour produire les documents cadres du développement du territoire valorisant l’architecture. Il est indispensable d’imaginer une corporation au service de l’architecture avec des pratiques complémentaires indivisibles.

Aujourd’hui la diversification des métiers d’architecte n’existe pas hors du cadre ordinal d’un point de vue purement légal. Les métiers « connexes » au champ de l’architecture ne peuvent se présenter en tant qu’architecte à part les quelques fonctionnaires et enseignants inscrits à l’Ordre. Pour autant, avoir le droit de porter le titre d’architecte, c’est pouvoir exprimer pleinement sa légitimité pour imposer l’architecture comme intérêt général.

N’oublions pas que le métier d’architecte n’est finalement qu’un moyen au service d’un but à savoir la qualité architecturale et que le carcan institutionnel actuel le limitant essentiellement à la maîtrise d’œuvre ne répond plus aux enjeux contemporains d’une demande plus sociale, plus écologique et structurellement plus démocratique.

La culture commune construite au sein des écoles nationales d’architecture est une chance et si comme le dit Christine Leconte, présidente de l’Ordre national des architectes, il faudra « moins construire » et « apporter plus de matière grise, utiliser moins de matière première » (2019), la période semble alors propice à des réflexions ne limitant plus seulement la définition de l’architecte à la seule qualité de maître d’œuvre mais bien à l’ensemble des professionnels participant à ces réflexions.

Et il apparaît évident à l’aune de l’aménagement des 50 dernières années que l’architecte tel qu’imaginé en 1977 n’est en aucun cas le seul responsable de l’aménagement du territoire et que pour s’assurer d’une qualité architecturale, paysagère et environnementale, il serait juste que les « non architectes » formés au sein des écoles d’architecture puissent pleinement participer à cette volonté de qualité.

Les besoins actuels dans l’aménagement territorial qu’il soit métropolitain ou rural se tournent inéluctablement vers cette pluralité du métier d’architecte. Mais quelles sont les compétences de chacun ? Quelles sont les complémentarités envisageables ? Quels sont les réseaux à structurer ? Comment s’intégrer aux institutions ?

Si ces questions avancent les bases d’une refonte de la stratégie globale de la profession pour inventer une synergie au seul bénéfice de l’architecture, les architectes ne doivent faire qu’un pour maîtriser l’ensemble de la chaîne décisionnelle. Afin de s’assurer de la qualité et de l’amélioration du cadre de vie, l’invention d’un nouveau statut unique d’architecte « universel » ne formaliserait–elle pas l’union de la profession autour de l’architecture ?

Dans une certaine mesure, le plaidoyer de l’Ordre national des architectes, « Habitats, Villes, Territoires. L’architecture comme solution », publié en mars 2022 esquisse les complémentarités des métiers de l’architecte et dévoile à la fois les objectifs que la profession souhaite atteindre et la stratégie à mettre en œuvre pour favoriser la qualité du cadre de vie.

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