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Couverture Une profession, des architectes (Edul, 2024) Show/hide cover

Enjeux d’une définition de la profession d’architecte dans l’entre-deux-guerres

La Société des architectes modernes au cœur des débats

Note : sauf mention contraire, tous les architectes cités dans cet article sont membres de la Société des Architectes Modernes

La Société des architectes modernes voit le jour en 1922, sous le nom de Groupe des architectes modernes (GAM)1. Cette organisation qui regroupe au début de son existence une cinquantaine de membres en comptera au total plus de deux cents. Par sa dénomination même, le GAM impose la figure de l’« architecte moderne », car c’est bien la première fois qu’en France, un groupe d’artistes choisit ce terme pour se désigner. Le Groupe fait ainsi émerger un nouveau profil de praticien, ce qui a comme conséquence d’influer sur l’organisation du corps professionnel des architectes. Se pose alors la question de l’identité de cet architecte moderne et de ce qui le distingue du reste de ses confrères. En raison de sa structure, la Société interroge aussi sur les stratégies mises en œuvre par ces architectes modernes afin d’obtenir davantage de reconnaissance et de favoriser leur accès à la commande. Constituée sur le modèle de la société professionnelle, on peut se demander quelle place elle entend prendre par ce mode d’organisation parmi les autres sociétés et comment elle entend faire entendre sa voix. Au travers de l’étude de l’histoire de la société et de la production écrite de ses membres, nous souhaitons ainsi rendre compte de l’impact de ce groupement professionnel sur la scène architecturale de l’entre-deux-guerres et sur l’évolution de la définition de la profession d’architecte.

La constitution du Groupe des architectes modernes : un coup d’état artistique

Le Groupe naît dans le contexte de la préparation de l’Exposition internationale de 1925. Le programme de l’Exposition avait comme ambition de faire triompher les formes modernes, consommant définitivement la rupture avec l’art officiel des architectes des Beaux-Arts. Afin de s’assurer de la réalisation de ces objectifs, quelques architectes décident de se réunir et constituent alors le Groupe des architectes modernes. Le GAM se dote d’un bureau et d’un comité. C’est Frantz Jourdain (1847-1935), architecte et surtout critique d’art, ardent défenseur de la modernité, qui prend la présidence, tandis que la vice-présidence échoit aux architectes Hector Guimard (1867-1942) et Henri Sauvage (1871-1932). Le choix de ces trois personnalités induit une filiation avec le mouvement de rénovation des arts du tournant du siècle connu sous le nom d’Art nouveau. Cette filiation est renforcée par la présence au sein du comité d’autres représentants de cette tendance comme Adolphe Dervaux, Pierre Selmersheim et Louis Sorel. Toutes ces figures sont issues du courant viollet-le-ducien de l’architecture, elles incarnent alors une certaine idée de rupture vis-à-vis de l’architecture officielle.

Le GAM introduit, au sein de la communauté professionnelle des architectes, une notion encore peu utilisée à cette époque celle d’« architecte moderne ». Le système de recrutement mis en place par le GAM pose alors question. Le Groupe ne définit pas ce qu’est un « architecte moderne » et les statuts de l’association précisent seulement que ne sont admis au sein du Groupe que les architectes « dont les tendances modernes ne font de doute pour personne ou qui en ont donné des preuves »2 . Les modernes doivent donc se reconnaître entre eux. Ainsi, le Groupe met en place un système d’entrée par cooptation. Pour adhérer au GAM, les candidats devaient être parrainés par deux architectes déjà membres du Groupe et fournir une documentation sur leur œuvre. Celle-ci était constituée d’une notice, de photographies et adresses d’œuvres exécutées ainsi que d’éventuels projets. Leur dossier est ensuite analysé par un rapporteur qui soumet ses conclusions au comité dont les deux tiers au moins devaient approuver la nomination. C’est par ce processus sélectif qu’en 1922 le Groupe compose une première liste restreinte de membres d’environ soixante-dix noms3. Par un recrutement cooptatif, le noyau dur du Groupe des architectes modernes — à savoir son comité de 1922 — se présente comme un bureau de contrôle en même temps que ses membres s’instituent en références exclusives et indispensables de la modernité architecturale. L’intention est claire : créer une nouvelle élite parmi les architectes. Le GAM parvient ainsi à atténuer, momentanément, la rupture traditionnelle entre architectes diplômés et non diplômés en créant une nouvelle division dans la corporation entre architectes « modernes » et « non modernes ».

Le GAM se présente alors comme un véritable groupe de pression destiné à imposer certaines personnalités d’architectes dans le processus de commande de l’Exposition internationale. C’est notamment par l’intermédiaire de Louis Bonnier (1856-1946), directeur des services d’architecture de l’Exposition et par ailleurs membre du Groupe, que les architectes modernes parviennent non seulement à la commande, mais aussi à la direction de l’évènement. Les archives de Bonnier révèlent que c’est par l’entremise de ce dernier, proche de Jourdain et de Guimard, que Charles Plumet est nommé architecte en chef, Adolphe Dervaux, à qui l’on adjoint Ernest Herscher, architecte en chef de la section française et Charles Letrosne assisté de Jacques Bonnier architecte en chef de la section étrangère4. L’État-major de l’Exposition était ainsi constitué par des architectes d’une tendance plutôt assumée de la modernité architecturale et la voie semblait donc dégagée pour les modernes. Les membres du comité du GAM obtiennent la réalisation de constructions prestigieuses à l’Exposition : Pierre Patout réalise l’Hôtel d’un collectionneur, le Pavillon de la Manufacture de Sèvres avec André Ventre ainsi que la Porte de la Concorde, Louis Süe construit le Musée d’art contemporain tandis que les pavillons des ateliers des grands magasins sont confiés à Louis-Hippolyte Boileau pour Pomone et Henri Sauvage pour Primavera. Quant aux membres de la première liste, d’autres importants chantiers de l’Exposition leur sont attribués. Pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus emblématiques, la porte d’honneur de l’Exposition, près du Petit et du Grand Palais, est élevée par Henri Favier et André Ventre, le pavillon des renseignements et du tourisme par Robert Mallet-Stevens, la galerie des boutiques par Henri Sauvage, et le théâtre de l’Exposition par Auguste et Gustave Perret (Anonyme, 1926). En outre, l’Exposition de 1925 reste sans conteste la première exposition française d’ampleur internationale à offrir un renouvellement des formes aussi général.

L’architecte moderne : le maître d’œuvre et le technicien

Avant le GAM, l’Union syndicale des architectes français (Usaf), créée en 1890, avait été fondée avec le même objectif d’imposer un certain réseau et par là même une certaine idée de l’architecte et de l’architecture. Comme le démontre Denyse Rodriguez-Tomé (2008), l’enjeu de la création de l’Usaf est d’introduire un positionnement théorique renouvelant l’identité de l’architecte. Ce positionnement met en tout premier lieu l’accent sur la maîtrise technique de l’architecte sur les différentes étapes du chantier. Adhérèrent à l’Usaf, entre autres, Frantz Jourdain, qui devient par la suite président du GAM, ainsi que l’architecte Charles Genuys, professeur de plusieurs architectes du comité fondateur du Groupe — tels qu’Adolphe Dervaux, Hector Guimard ou encore Lucien Woog — ainsi qu’un membre éminent. Le GAM partage avec l’Usaf cette conception de l’architecte-constructeur qu’il oppose à celle de l’architecte des Beaux-Arts, figure éloignée des réalités matérielles du chantier et des besoins de l’époque, et à qui il dispute les commandes.

En 1929, Emmanuel de Thubert (1878-1947), secrétaire général de la SAM, inaugure un cycle d’interventions radiodiffusées des membres de la Société. S’expliquant sur sa conception de l’architecte moderne, il évoque trois personnalités qui font concurrence directe à l’architecte et au milieu desquelles ce dernier doit reconquérir sa place : l’ingénieur, bien sûr, mais aussi l’entrepreneur et en dernier lieu le décorateur (Thubert, 1930). Pour Thubert, ces trois personnalités ont « usurpé » — c’est le terme qu’il emploie — la place qui revient à l’architecte. Le métier d’architecte est donc bien une profession à part entière et l’opinion de Thubert reflète la vision ambitieuse de l’architecte moderne « dont l’action s’étend à la fois sur l’art, sur la technique et sur l’économie proprement matérielle » (ibid.). Selon lui, l’architecte maîtrise le chantier dans sa globalité et possède les compétences nécessaires pour cela : « il se préoccupe de l’emploi des matériaux ; il recommence d’inventer des formes décoratives ; il s’inquiète de nécessités utilitaires dont l’École, trop généralement, ne tient point compte » (ibid.). Malgré les évolutions constructives liées à l’industrialisation du bâtiment, Thubert prédit un long avenir au maître d’œuvre : « nous verrons donc, au cours de l’évolution constructive qui semble imminente, l’architecte poursuivre entre l’ingénieur, le décorateur et l’entrepreneur, cette coordination de toutes les activités du Bâtiment qui est son œuvre propre » (ibid.).

Cette même année 1929, la SAM avait créé sa Commission d’examen des recherches et inventions du bâtiment qui avait pour objectif « d’examiner toute invention de matériel ou matériaux que lui présenteront les industries ou les laboratoires du bâtiment »5 . L’initiative est due à Georges Guët (1866-1936), architecte en chef des monuments historiques et membre de l’Usaf. Elle s’inscrit dans une perspective de concurrence des commissions techniques créées au siècle précédent par les grandes sociétés d’architectes d’alors : la Société centrale (SC), la Société des architectes diplômés par le gouvernement (SADG) et l’Union syndicale6. Depuis 1907, les deux premières partageaient aussi une série de prix commune et depuis 1922, une commission technique mixte. Ces entreprises avaient consolidé leur prépondérance et leur hégémonie sur la scène architecturale. La tentative de la SAM de constituer un autre bureau de contrôle technique est fort ambitieuse et laisse transparaître le désir de disputer le statut d’expert à ces deux importants groupements d’architectes. Cette tentative de concurrence s’inscrit par ailleurs dans une période de relatif déclin de la SADG, qui, comme le rappelle Marie-Jeanne Dumont, débute précisément avec l’Exposition de 1925 (Dumont, 1989). Il faut dire que la SAM a un fort potentiel. Plusieurs des membres de sa Commission sont des pionniers de l’utilisation des techniques et des procédés de fabrication nouveaux. Rompus aux chantiers, certains sont même auteurs de brevets d’invention comme Pierre Chareau, Georges Guët, Hector Guimard ou encore Henri Sauvage. Dans le cadre des travaux de cette commission, Marcel Porcher-Labreuille (1895-1986) propose alors l’apposition d’une estampille SAM pour les inventions ayant obtenu un avis favorable alors même que la Société centrale est déjà en train d’expérimenter cette idée.

Les directives énoncées à la première séance de la commission témoignent de l’ambition de la SAM :

M. PORCHER-LABREUILLE estime désirable que soient orientées les recherches des inventeurs. Il ne suffit point qu’ils connaissent les besoins de l’architecture. Il conviendrait encore qu’ils acceptassent les suggestions de l’architecte ; sinon, leur produit risque de ne point satisfaire au temps et aux circonstances7.

Constituée d’architectes qui, non seulement ont la compétence technique, mais possèdent cette sensibilité moderne particulière et ce souci de faire correspondre l’architecture aux besoins de leur époque, la SAM considère donc qu’elle est le groupement professionnel le plus à même d’évaluer les matériaux et procédés du bâtiment.  Un avis favorable de la Commission de la Société offre de fait aux entrepreneurs non seulement l’aval d’experts de la profession, mais aussi la plus-value de la réputation de « moderne », dont la SAM semble détenir la quasi-exclusivité parmi les autres sociétés d’architectes.

L’Architecte moderne, du maître d’œuvre à l’artiste

De fait, en 1930, la Société se soucie surtout de conserver à l’architecte moderne la mainmise sur le chantier en lui conférant le rôle d’arbitre des problèmes techniques. La rivalité, maintenant ancienne, mais toujours latente avec l’architecte des Beaux-Arts, l’amène à concentrer ses actions et réflexions sur les questions qui touchent les compétences techniques de l’architecte moderne et qu’elle considère comme faisant défaut à son rival. Ce positionnement, s’il ne va pas changer, va en tout cas tendre à se nuancer au tournant de la décennie 1930. Au cours de la soirée de la Salle Pleyel, l’architecte Henri Sauvage (1873-1932), vice-président de la SAM, fait une conférence à la suite de Le Corbusier — non-membre de la SAM. Il résume le combat mené par les architectes de la modernité contre l’ornement et le décor et en faveur du triomphe de la raison en architecture. Sauvage déplore qu’il ait eu pour conséquence de faire disparaître « le sentiment » de l’artiste et sa sensibilité : « c’est l’esprit de géométrie qui l’emporte, c’est la logique à outrance, c’est le refus de se laisser séduire par les suggestions de l’imagination, le refus d’obéir aux entraînements de la fantaisie » (Le Corbusier et al., 1931). Dans cette intervention, il n’est nullement question de l’architecte-technicien, mais c’est à la figure, menacée de disparition, de l’architecte-artiste que fait référence Sauvage. La manifestation, qui fut relatée, non sans embarras, par Pierre Vago, rédacteur en chef de L’Architecture d’Aujourd’hui, laisse transparaître l’émotion de la confrontation entre Sauvage et Le Corbusier. Elle manifeste surtout la scission qui s’est alors opérée parmi les architectes de la modernité et le changement de discours des architectes de la SAM face au clan corbuséen auquel elle dispute désormais le titre d’architecte moderne. Pour faire obstacle à une évolution de la démarche architecturale où l’économie deviendrait une donnée primordiale du projet, les architectes de la SAM tentent à la fois de consolider leur position de techniciens, mais aussi de mettre en avant le rôle d’artiste qui est le leur.

La figure de l’architecte-artiste revient ainsi au-devant des réflexions notamment au moment où se joue la question de la réglementation du titre d’architecte. La question de l’évaluation de la qualité d’artiste pose alors de nombreux problèmes aux architectes de la SAM qui en 1926, lorsque commence à être discutée la création d’un Ordre des architectes, n’avaient pas approuvé unanimement le projet. En effet, comment évaluer cet aspect de la pratique architecturale sans entraîner une nouvelle forme de domination d’une tendance architecturale sur les autres ? Dans les années 1930, lorsque les premiers projets de loi sont mis sur pied et que la Société est sollicitée pour donner son avis, le sujet semble tenir à cœur du comité. Guimard insiste en demandant s’il ne conviendrait pas que la Fédération fit « un plus grand état dans la rédaction de son texte, de la qualité d’artiste qui appartient à l’architecte ? Nous voudrions que les constructeurs auxquels sera concédé le titre d’architecte fussent des artistes »8. Auguste Perret (1874-1954), répondant à Guimard, considère cet aspect comme impossible à évaluer et appelle la SAM à approuver le texte sans plus tarder. Mais la discussion ne s’arrête pas là. Donat-Alfred Agache (1875-1959) tente alors une analyse plus précise de la situation : selon lui l’architecte se distingue de l’ingénieur en cela qu’il est un homme de synthèse. Allant du général au particulier, il possède une vue d’ensemble des problématiques du projet contrairement à l’ingénieur qui s’attache simplement à en résoudre un aspect. Lui emboîtant le pas, Gabriel Guillemonat (1866-1945) parvient à la conclusion que « c’est sur l’examen d’une composition d’ensemble » que doit donc se prononcer le jury de manière à différencier de quelle « famille d’esprit » relève le candidat9. Si le terme de « composition » ne se réfère pas à une théorie rigoureuse mise au point par les tenants des Beaux-Arts, il se rattache toutefois à une certaine approche du projet architectural propre à cette tendance et que les architectes de la SAM semblent finalement partager10.

L’architecte intellectuel

Parallèlement, un changement d’approche s’opère dans le rapport que la SAM entretient avec l’École des beaux-arts. Évidemment, les architectes de la SAM ne pouvaient faire l’apologie de cette institution qu’ils avaient si longtemps dénigrée. Aussi les indices d’un changement de ton sont-ils très subtils dans les discours. Le premier fait notable est l’article qu’Emmanuel de Thubert rédige au sujet de l’exposition des œuvres de Michel Roux-Spitz (1888-1957) à la Galerie d’architecture de l’Odéon en 1934. Rappelant que Roux-Spitz fut jadis Grand Prix de Rome d’architecture, Thubert indique qu’« il n’en est pas moins devenu un des meilleurs parmi nos modernes » n’oubliant pas ainsi d’afficher son implacable mépris pour l’institution. Cependant, il poursuit « j’apprécie de telles correspondances : elles viennent à l’appui de la tradition laquelle ne regarde pas que le passé ; mais aussi l’avenir — nova et vetera — ; de manière plus générale, elles rappellent combien la culture est nécessaire à l’artiste » (de Thubert, 1934, p. 258-259). Si l’École des beaux-arts demeure incapable, dans l’esprit de Thubert, de former des modernes, celui-ci semble lui concéder néanmoins la capacité à transmettre la connaissance, l’humanisme nécessaire à l’accomplissement intellectuel de la personnalité de l’architecte. La mise en avant des travaux de Roux-Spitz qui se manifeste aussi au travers des divers articles que Thubert consacre à cet architecte (de Thubert 1937, 1938), va de pair avec l’entrée dans la SAM à la même époque de plusieurs autres Prix de Rome : Eugène Beaudoin, Gaston Castel et Georges Letellié sont reçus en 1936. Avant cette date, Paul Tournon, Second Prix de Rome de 1911, avait pris place dans les rangs du comité devenant ainsi le premier lauréat du prestigieux prix à faire partie de l’organe directeur de la Société.

La question de la culture de l’architecte est une revendication essentielle partagée par les membres de la SAM qui en font régulièrement allusion dans leurs interventions où leurs écrits. Gabriel Guillemonat avait affirmé, au cours d’une intervention radiodiffusée en 1930 : « une culture générale est souhaitable à n’importe quel artiste ; elle est nécessaire à l’architecte » (Guillemonat, 1930, p. 6-7). Il n’avait par ailleurs pas manqué, tout au long de cette réflexion théorique sur la concordance de l’architecture avec les autres arts, d’y démontrer sa vaste culture musicale. Plus tardivement, en 1938, Mallet-Stevens réaffirmait, à l’occasion d’une discussion du comité sur la formation de l’architecte, la nécessité de choisir les futurs architectes au sein d’un milieu cultivé11. En 1936, la SAM propose à l’un de ses adhérents de la première heure, l’architecte Georges Chedanne (1861-1940), de patronner l’exposition que l’architecte organise au Salon des artistes français intitulée La Rome Antique. Ce projet formé par le comité d’associer le nom de la SAM à une manifestation d’un ancien Prix de Rome, organisée qui plus est au sein du traditionnel bastion de l’Académie que constituait ce Salon, peut paraître surprenant. L’entreprise de reconstitution de Chedanne, qui se présente sous la forme de vues de Rome mises en situation à l’époque flavienne, est comparable à un envoi annuel réglementaire d’un pensionnaire de l’Académie de France. Le critique d’art Jean Favier qui relate l’exposition dans La Construction Moderne met l’accent sur le travail d’érudition de Chedanne qui a mis « à contribution les récits laissés par Stace, Martial, Pline, Tacite, Suétone » ainsi que les « bas-reliefs et médailles anciennes » (Favier, 1938, p. 504). Les archives attestent bien que l’architecte accepta dans un premier temps la proposition du comité, mais dans une lettre de 1937 Auguste Bluysen (1868-1952) apprend à Perret que l’intéressé s’est finalement « dégonflé »12. L’emploi de ce terme indique que le projet avait pris l’allure d’un véritable défi, suffisamment important pour que Chedanne ait finalement préféré revenir sur ses engagements. Si les vues réalisées par l’architecte modernisent la restitution traditionnelle des monuments antiques, en variant les angles de vue et en y insérant des personnages, cette initiative peut aussi être interprétée comme une volonté de la part de la Société d’investir le terrain officiel en s’appropriant ses méthodes et ses objets d’étude. Par ce projet de patronage, la SAM tente aussi de valoriser les aptitudes à la recherche de l’architecte, à travers la mise en relation et l’interprétation de sources historiques et artistiques, à la fois littéraires et archéologiques. L’architecte moderne, plus qu’un artiste devient un savant.

La République de la modernité

Cette dimension intellectuelle de la pratique architecturale s’affirme plus concrètement au moment où se prépare la future Exposition internationale de 1937. À l’instar de celle de 1925, les architectes de la SAM cherchent à se positionner sur le devant de la scène architecturale pour l’organisation de l’Exposition. La Société entame alors des pourparlers avec son ancien collaborateur de 1925, la Société des artistes décorateurs (SAD), afin de mettre en place un comité d’étude. Au cours de cet échange, Frantz Jourdain en profite pour réaffirmer l’identité d’intellectuels des architectes :

les diverses manifestations de l’art bien loin d’avoir des origines distinctes procèdent d’une « conception cérébrale » qui est « commune » à toute l’époque. C’est pourquoi la poésie, la musique, la danse, la mode, le cinéma devront, dans l’exposition qui est en projet, trouver leur place auprès des arts décoratifs et des arts plastiques, et avec eux, l’architecture13.

C’est bien l’idée d’une république de la modernité que la SAM tente d’instiller dans le programme de l’Exposition. S’il s’agit de rassembler artistes et architectes au sein d’un projet mettant en avant l’intellectualité des professions artistiques, il s’agit aussi d’exclure les groupements que la SAM n’estime pas en mesure de conduire le projet moderne à bien. En effet, le premier bureau du comité d’étude pour l’Exposition n’inclut au départ aucun représentant désigné comme tel de la Société des architectes diplômés et de la Société centrale14. Ce comité est même présidé par Frantz Jourdain, Louis Bonnier étant nommé premier vice-président et Adolphe Dervaux, Joseph Hiriart, Paul Follot, et François Carnot vice-présidents supplémentaires15.

Cette idée d’une République de la modernité se précise à l’occasion des projets de réforme des statuts de la SAM. Ces initiatives sont à attribuer à l’architecte Auguste Bluysen qui prend la présidence de la Société à la mort de Frantz Jourdain. En 1935, Bluysen évoque le possible élargissement de l’adhésion de la SAM à des personnalités du monde artistique autres qu’architectes. La SAM « ne se considère pas comme complète dans son recrutement actuel et a décidé de l’étendre à ses frères en pensée, pour se donner avec eux un rôle plus grand que l’étude des questions purement professionnelles »16  affirme Bluysen. Il précise son idée dans la lettre finale :

Il n’y a pas que les architectes qui soient des modernistes. Des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des ingénieurs, des hommes de lettres — voire des journalistes et des politiciens — concourent au mouvement mondial d’art moderne qui ne comprend pas que l’architecture, mais que celle-ci englobe et doit englober17.

Résumant l’idéologie directrice de la SAM, il ajoute : « Être “moderne” c’est, pour nous, une complète façon d’être, de vivre et penser, (…) dans un vaste champ qui, en passant par tous les évènements journaliers peut aller de l’ART jusqu’aux mythes philosophiques et sociaux »18. L’emploi de l’expression « frères en pensée » révèle bien la dimension intellectuelle de la modernité. Il s’agit donc d’une idée qui dépasse les notions mêmes de discipline artistique ou de profession. La modernité est un concept général qui rassemble les protagonistes de tous horizons. Ce projet humaniste ambitieux révèle l’attachement de la SAM à l’idée d’une certaine supériorité de l’architecture sur les autres arts.

Conclusion

La Société des architectes modernes est une association professionnelle singulière qui tente d’officialiser un petit groupe sélectionné de professionnels issus d’un milieu non officiel. L’organisation en société professionnelle pour structurer ce groupement est déterminante et signe leur premier pas vers la reconnaissance de leurs membres. C’est aussi par cette structure que le GAM, s’il ne l’invente pas, donne en tout cas corps à la figure de l’architecte moderne. En opposant à l’architecte officiel, diplômé et couvert d’honneurs et de titres, la figure de l’architecte moderne, c’est aussi une nouvelle figure idéale d’architecte que le GAM fait émerger. De ce point de vue, le Groupe opère un tour de force, une sorte de « coup d’état architectural », qui débouche sur la déstabilisation des forces en présence et génère une nouvelle cassure dans la corporation. La victoire du Groupe, surreprésenté à l’Exposition de 1925 en est la démonstration. Durant toute son existence, c’est sa vision de l’architecte moderne que la SAM cherche à imposer sur la scène architecturale. Souhaitant prendre sa place parmi les autres groupements professionnels, elle va, tout au long des années 1920 et 1930, participer à la construction d’une nouvelle figure de professionnel qui s’oppose de prime abord à une conception traditionnelle de l’architecte beaux-arts. L’architecte moderne de la SAM est aussi un technicien et la Société insistera toujours sur ce point. Mais elle tendra aussi à valoriser progressivement l’aspect artistique de la profession et l’image d’homme de l’art accompli dans un contexte de modification des structures de la pratique architecturale et de la réglementation du titre d’architecte. Mais au-delà de la simple corporation des architectes, pour la SAM, l’architecte moderne appartient à un autre corps qu’elle définit elle-même, celui des modernes, qui ne comprend pas seulement la corporation des architectes, mais tous les acteurs de la modernité. Loin d’une vision sacralisée de l’architecte-artiste ou de celle réductrice d’un architecte ingénieur, c’est une définition particulièrement exigeante de la profession qu’elle propose. Plus qu’un maître d’œuvre, l’architecte moderne, à la fois technicien, artiste, savant, et intellectuel domine la communauté des modernes.

Références
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