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Couverture Une profession, des architectes (Edul, 2024) Show/hide cover

Être architecte en province, en 1895

La législation de la Troisième République, en autorisant les syndicats, favorise le développement professionnel des architectes avec l’essor de leur activité associative. À partir de 1889, les tentatives d’unification par un titre officiel, objectif des architectes provinciaux, se heurtent à l’opposition des sociétés parisiennes. Ce rapport de force entre la province et la capitale anime la création de l’Association provinciale des architectes, fédération de sociétés. Ce conflit se conjugue aux luttes des sociétés des élites parisiennes entre elles, entre tenants de la Société centrale des architectes et prétendants de l’Association des architectes diplômés ou de l’Union syndicale des architectes, pour le contrôle de l’enseignement de l’École des beaux-arts dont relève l’accès aux postes de fonction et à la commande publique d’importance.

Il en découle un débat professionnel associatif multipartite nourri par un ensemble de représentations composant une identité professionnelle sur laquelle s’accordent les architectes. La profession se structure autour de l’élite professionnelle et de la figure de l’architecte-artiste issue de la culture produite par les Beaux-Arts.

Pour comprendre ce procès de professionnalisation à la fin du 19e siècle, emprunter à l’histoire sociale la méthode prosopographique et la constitution de bases de données permet d’étudier le groupe socioprofessionnel des architectes en chiffres afin de mieux saisir les enjeux de ses différentes catégories. Cette approche sociale est d’autant plus nécessaire que les effectifs professionnels ont changé d’échelle au cours du siècle, changement que nous pouvons évaluer numériquement à partir du Second Empire grâce aux annuaires du Bâtiment, mais qui, vraisemblablement, s’amorce dès la monarchie de Juillet. Additionnée aux programmes d’équipements publics, la constitution des réseaux viaires et ferroviaires au cours du siècle joue un rôle majeur dans l’essor de la production architecturale, par-delà le désenclavement de la province, avec le développement de zones de villégiature notamment, ou de bassins industriels.

Cette contribution propose d’interpréter les enjeux des architectes provinciaux, à partir d’un portrait de la profession d’architecte en province au travers d’un effectif de 710 architectes, répartis sur quatre-vingt-un départements. Les résultats sont issus d’une première base de données recensant l’ensemble des architectes en exercice en 1895 en France, soit 4 780 individus, sur une population active totale de 18 467 338, soit 43 % de la profession est installée en province, 54,6 % dans la capitale et les communes limitrophes de la Seine. Chaque fiche individuelle comporte des sections aux informations approfondies — origine sociale, études et formation, carrière, vie privée, vie sociale, etc. — élaborée pour la thèse de doctorat (Rodriguez Tomé, 2008).

Nous avons choisi l’année 1895 en raison des débats qui animent alors la profession. Cette date coïncide en effet avec le vote à l’unanimité par les délégués des sociétés d’architectes présentes au Congrès de la Société centrale des architectes dont l’ensemble des sociétés de province, du texte déontologique des devoirs professionnels rédigé par Julien Guadet, à l’origine du premier code déontologique lors de la création de l’Ordre des architectes en 1940 sous le régime de Vichy, et reconduit après-guerre. 1895 est aussi la date à laquelle l’Amicale des architectes diplômés, qui réunit une élite méritocratique issue de l’École des beaux-arts, prend le nom de Société des architectes diplômés par le gouvernement (SADG) et que se révèle sa mutation en véritable association professionnelle, démontrant dès lors sa capacité à obtenir une reconnaissance propre à ses membres, de la part des professionnels, mais aussi des administrations.

En outre, le dénombrement de la population de 18961 est le premier à identifier les professionnels de l’architecture comme une activité à part entière sous la nomenclature 74.2.A, et cette classification n’est reconduite qu’à partir des recensements de l’entre-deux-guerres.

La France compte alors 12,5 architectes pour 100 000 d’habitants. C’est, à cette date, une activité essentiellement masculine, à l’instar des médecins ou des juristes : sur l’ensemble des praticiens répertoriés en exercice en 1895, aucune femme n’a été identifiée, ce que confirme le dénombrement de 1896.

Tous les degrés de l’échelle sociale y sont représentés, depuis l’ex-entrepreneur illettré jusqu’au membre de l’Institut. [Courau, 1893, p. 15]

Considérée comme une profession méritocratique des plus ouvertes, les architectes sont issus des classes moyennes auxquelles elle permet une ascension sociale, mais à parts égales avec la bourgeoisie intellectuelle et économique. Les modes de formation sont multiples et hétérogènes : grandes écoles parisiennes, écoles régionales ou formation par l’apprentissage. La politique d’équipements des départements poursuivie par la Troisième République pourvoit une majorité de praticiens libéraux. Leurs revenus, leur rapport à des commanditaires appartenant aux différents types d’élites, leur assurent un statut qui les intègre sans conteste à la bourgeoisie. Les architectes veulent se démarquer des métiers manuels du bâtiment, et cet objectif de distinction alimente la mobilisation associative professionnelle.

Origines sociales et géographiques

Cette première partie, consacrée aux origines sociales et géographiques, sonde l’extrême hétérogénéité de la profession évoquée par les architectes eux-mêmes, et montre qu’elle n’est pas sans constantes observables chez d’autres professions intellectuelles et artistiques. Considérée comme une profession permettant d’accéder à une situation bourgeoise, les architectes se recrutent, certes, au sein des classes moyennes et des catégories intermédiaires, artisans, boutiquiers, employés, présentes pour 41 %, auxquelles elle permet une ascension sociale. Mais cette proportion est comparable avec la bourgeoisie intellectuelle (32 %) et économique (19 %), soit un peu plus de la moitié. C’est une carrière honorable, dans les représentations des classes bourgeoises, juste après la carrière des armes et le Droit. Rappelons que la petite bourgeoisie et les classes populaires constituant 87,2 % de la population active en 1872, les milieux d’extraction de notre échantillon d’architectes provinciaux se rattachent à des catégories intermédiaires décalées vers le haut, mais sont bien moins élevés, comparés aux hommes d’affaires, hauts fonctionnaires et universitaires parisiens en 1901, objets d’étude de Christophe Charle (1987). Dans les départements jusqu’aux grands architectes parisiens renommés, le recrutement est comparable à celui d’autres professions artistiques et intellectuelles, comme les peintres exposant aux Salons (Sfeir-Semler, 1992, p. 511). En province, les origines sociales des avocats stagiaires, inscrits au Barreau de Lyon de 1872 à 1899, presque exclusivement bourgeoises, reviennent amplement aux notables traditionnels : un tiers sont issus de la bourgeoisie commerçante et plus d’un quart de professions judiciaires et juridiques (Halpérin, 1992)2. L’ouverture, dans la seconde moitié du 19e siècle, des études notariales de la Haute-Garonne à d’autres milieux d’origine bénéficie aux propriétaires fonciers et aux commerçants (Barrière, 1997, p. 91)3.

Le pourcentage de fils d’architecte est peu élevé, par rapport aux processus « naturels » d’autoreproduction (Charle, 1987, p. 95-96). Il suggère le caractère vocationnel de la profession aussi bien que l’attrait que celle-ci possède : dans un siècle d’expansion du bâti, elle offre des possibilités lucratives, aussi bien qu’une position estimée et honorable. Il est aussi nécessaire de le rapporter à la croissance de la population professionnelle sur cette période, un véritable bond depuis la monarchie de Juillet et notamment sous le Second Empire, face à l’abondance du marché public et privé. Évaluée d’après les inscriptions relevées dans l’annuaire du bâtiment et des Travaux Publics4, la croissance de la population d’architectes de province entre 1858 et 1895 est d’environ 42 %.

Les métiers paternels qui participent, en quelque manière, à la production de l’espace, depuis les artisans des corps de métier de la construction aux fonctionnaires des Travaux publics et aux entrepreneurs, fournissent la proportion la plus élevée d’architectes, et donne un taux de reproduction de 43 %. La permanence d’un même secteur d’activité est nettement plus sensible que la transmission d’une agence proprement dite. Le terme d’entrepreneur recouvre des écarts importants de situations, d’un point de vue d’appartenance à la bourgeoisie et à sa culture. Le bâtiment, secteur à forte rotation de capitaux, produit de nombreux exemples d’ascension économique et sociale jusqu’au début des années 1880. Cependant, les entrepreneurs, issus des corporations et du compagnonnage, avec lequel le bâtiment entretient une relation préférentielle attestée (Beaune, 1991, p. 91), se différencient peu culturellement de l’ensemble des ouvriers artisans de ce secteur. À Paris au milieu du 19e siècle, la majorité des entrepreneurs sont d’anciens compagnons (Daumard, 1987, p. 133). Selon les statistiques du recensement des industries, en 1896, 85,55 % des entreprises du bâtiment comptent moins de dix salariés5. Sa très faible mécanisation est un autre trait structurel de ce secteur (Office du travail, 1895, p. 452).

À travers cette notion d’acteurs de la production de l’espace, les origines sociales des architectes, en cette fin de 19e siècle, livrent des caractéristiques générales d’une hétérogénéité moindre que prévu. Un équilibre existe entre les descendants des catégories intermédiaires, susceptibles d’évolutions favorables, et les héritiers des professions bourgeoises intellectuelles.

La répartition des architectes de notre échantillon à travers le territoire français, induit, en revanche, une différence entre les praticiens dont la famille est originaire du département d’exercice et ceux, un tiers, venus de régions plus ou moins lointaines. Mais les contextes régionaux influencent les déplacements, et si à Lyon, l’immense majorité des architectes sont nés à Lyon ou à proximité, dans l’Aisne, plus de la moitié d’entre eux sont venus d’ailleurs. Le développement phénoménal de la villégiature sur la Riviera semble avoir provoqué une augmentation des vocations professionnelles dans les Alpes-Maritimes à partir des années 1860.

Formations

Les voies d’accès à la profession sont, en province, multiples et de niveaux disparates. À côté des institutions parisiennes que sont l’École des beaux-arts (1817), mais aussi l’École centrale des arts et manufactures (1829), et la récente École spéciale d’architecture d’Émile Trélat (1867), la province possède ses propres organismes de formation.

L’École des beaux-arts de Paris demeure la voie royale de l’accès au métier, au regard de la surreprésentation de ses élèves dans notre échantillon (36,5 %), comparé à la proportion nationale, un peu plus d’un quart des praticiens de cette fin de siècle. La présence d’architectes, ingénieurs des arts et manufactures, sommités de la profession constituant près de 5 % de notre effectif provincial, invite à considérer l’École centrale comme centre de formation à l’architecture durant cette période.

Les filières d’apprentissage régionales sont loin d’être uniformes. Les trois Écoles des arts et métiers relaient, en province, un enseignement de la construction lié à l’ingénierie, que requièrent notamment les Services de travaux des villes. Institutions ancrées pour beaucoup dans les étapes historiques de regroupement corporatif local, les Écoles régionales des beaux-arts, fondées et dirigées par des figures aussi illustres dans le département que les professeurs des Beaux-Arts de Paris, dispensent des cours d’architecture, et, en même temps, créent un premier réseau socioprofessionnel qui perdure tout au long de la carrière. Par-delà cette qualité commune, leur niveau, leur taille et leurs moyens diffèrent considérablement selon leur situation géographique. Certaines reconduisent à leur échelle, le système Beaux-Arts, et sont à l’origine des écoles régionales d’architecture créées en 1903, quand d’autres ressortissent plus aux tentatives d’écoles professionnelles. Ces établissements ont formé au moins 16 % des architectes de province à cette époque, et la plupart des architectes élèves des Beaux-Arts ont suivi leur enseignement local avant de passer le concours d’entrée.

L’apprentissage au sein d’un cabinet d’architecte est un type d’études entériné par la tradition artistique. Cette formation « sur le tas » qui dure parfois plus d’une dizaine d’années, où l’architecte élève gravit des échelons de responsabilité, est une expérience commune à bon nombre de praticiens issus des voies académiques. L’héritage d’un maître local, de sa notoriété et de sa clientèle est de valeur pour débuter son propre exercice.

Dans leur ample participation à la production de l’espace, les compagnies ferroviaires font appel à des architectes pour édifier leurs gares. Les employés à la construction ferroviaire ont constitué un vivier de futurs architectes libéraux, dont la pratique a parfois commencé durant leur activité sur les rails. Près de 10 % des architectes observés ont débuté leur trajectoire dans les chemins de fer, débuts décisifs pour leur mobilité géographique, voire la délimitation de leur zone d’activité.

Non seulement les types de formations sont de niveau variable, mais les différences sont aussi notables entre certains architectes qui ont cumulé des études avec des apprentissages riches en expériences, relativement à ceux qui ne sont passés par aucune institution, et qui ne peuvent se réclamer d’un patron notoire. Pourtant, des carrières honorables, voire exceptionnelles, ont pu être effectuées durant cette période, par des hommes sans qualités autres que leur talent, et le capital social qu’ils ont su s’assurer.

Les voies de la réussite

Les différences d’origines et de formations induisent une première hétérogénéité de la profession, qui ne recoupent cependant pas forcément les chances d’accès à la réussite. Les indices que nous avons choisis pour déterminer le succès d’une carrière d’architecte s’inscrivent dans une appréhension qui englobe à la fois l’image que la profession se fait d’elle-même, libérale et artistique, privilégiant la qualité et le prestige à la quantité, et la situation acquise, qui est aussi déterminée par des facteurs économiques liés à la masse de production et à la valeur produite. La complexité des trajectoires entrave l’étude typologique, qui ne permet pas d’appréhender les passages d’un type à l’autre, ainsi que leur conjugaison. La hiérarchisation des carrières en cinq classes, fournie par le dictionnaire Charton de 1880, qui notamment différencie les « architectes administrateurs », de « ceux qui se livrent aux affaires », est loin de correspondre à ce que nos résultats affichent. Dans leur immense majorité, les architectes de province répondent à l’offre publique comme à une clientèle privée. Ils accèdent à un marché public d’équipements des régions, des écoles de hameaux aux facultés, entrepris sous le Second Empire et poursuivi massivement par la Troisième République et ses politiques en matière d’enseignement et de décentralisation.

Les divers types de carrières abouties relèvent plus de modèles théoriques que de catégories de praticiens, puisque pour mener à bien une pratique, les architectes choisissent rarement une seule voie.

Le premier facteur déterminant est fondé sur la reconnaissance par les pouvoirs locaux des qualifications des architectes, avec leur nomination à diverses fonctions : architectes municipaux directeurs des travaux des préfectures et capitales régionales, ou de plus modestes agglomérations, architectes départementaux dépendant du ministère de l’Intérieur par le biais des préfets, architectes inspecteurs du Service des édifices diocésains relevant du ministère de l’Instruction publique et des cultes.

Statuts hybrides, oscillant entre fonctionnarisation et libéralisme, 37 % de nos praticiens de province occupent, en 1895, une charge dans un service administratif d’architecture, plus de la moitié d’entre eux l’ont fait ou le feront durant leur carrière. À celle-ci s’ajoute le plus souvent un exercice libéral, en parallèle. Ces architectes de fonction sont une composante éminente de l’élite professionnelle, à leur échelle géographique.

Favorisant les contacts avec les représentants du pouvoir, ces postes officiels permettent de développer un marché public par-delà l’administration même de laquelle dépend l’architecte. Par ailleurs, la fréquentation des édiles, élus, préfets, voire évêques, accroît les possibilités de clientèle privée. Ces fonctions peuvent ainsi donner l’impulsion à une promotion sociale. Cependant, les différences de statut et de situations sont considérables, d’un service, d’une ville ou d’un département à l’autre, selon la taille des agglomérations, et surtout la dynamique de développement de la région.

Les services administratifs de l’architecture privilégient dans leurs choix, les architectes issus des écoles de la capitale, puisque plus de 51 % d’entre eux ont effectué leurs études aux beaux-arts, à l’École spéciale d’architecture ou à l’École centrale. Les administrations ont pu offrir une carrière à des architectes étrangers au département, notamment aux architectes issus des formations supérieures, 44 % des élèves des beaux-arts, 50 % des gadzarts, les deux tiers des centraliens. Les migrations d’élèves des beaux-arts d’origine modeste s’expliquent ainsi souvent par des nominations à des postes de fonction.

Le deuxième indicateur choisi est l’accès à une commande publique supérieure à cent mille francs. Ce seuil correspond aux édifices monuments des villes et départements, hôtels de ville et de préfecture, tribunaux, musées, théâtres, ainsi qu’à des programmes d’équipements importants, comme les hôpitaux, les collèges et lycées, les facultés, les prisons, les halles et marchés. Une commande d’un tel ordre est à la fois signe de prospérité et de renom. Ces programmes de prestige échoient à une élite professionnelle de 320 individus, dont 30 % d’entre eux ne sont jamais passés par des postes administratifs. La commande publique majeure s’ouvre donc non seulement aux architectes de fonction, mais aussi à des praticiens dont la caractéristique commune est d’être originaires du département, l’ancrage local prévalant.

Le troisième indicateur repose sur la production de châteaux, hôtels particuliers, villas, également établissements industriels et commerciaux, et la réponse à une clientèle privée composée de représentants des fractions possédantes, plus ou moins fortunées. Ces commandes dont le montant des travaux dépasse les 100 000 francs, consistantes par leur dimension, leur prestige, ou par leur accumulation, à une époque où la commande privée de province est moindre que dans la Capitale, sont le signe de réussite professionnelle, ainsi que d’agrégation aux élites. Véritables « architectes de famille », comme on dit « médecins de famille », certains de ces praticiens ont ainsi élaboré de concert, avec leur client, usines, commerces, immeubles de rapports, hôtels, châteaux, maisons de campagne et tombeaux. Cette clientèle favorise les architectes du cru. L’importance du capital social local démontre parallèlement qu’il n’existe pas véritablement de conflit de concurrence entre les élites professionnelles parisiennes et provinciales face aux marchés de prestige et lucratifs.

Les architectes qui cumulent la clientèle des élites aux plus prestigieuses commandes publiques forment un quart de notre groupe, notables de la profession qu’ils dominent d’un point de vue économique et social. C’est la force de leur réseau de relations de longue date, ancrées dans la région, qui joue le premier rôle dans l’œuvre prestigieuse et fructueuse de ces architectes triomphants en province. La part de la profession dont la notoriété est manifestée par une participation aux Salons et expositions, ainsi que par des publications, recoupe amplement, dans sa composition, les précédents critères de réussite.

Une implantation locale familiale, comme une initiation amorcée dans la région, pourvoient à un tissu relationnel qui rivalise, dans l’accès à la commande, avec les avantages sociaux, économiques et culturels. Les mieux dotés pour obtenir les marchés les plus prestigieux seront, en toute logique, les descendants des élites locales.

Taille des agences et disparité des revenus

La direction d’un cabinet libéral se fait relativement jeune, plus de 65 % des architectes ont réussi à être établi à leur compte à leur trentième anniversaire, c’est-à-dire, pour ceux qui ont suivi les voies académiques de la capitale, dès la fin des études. La croissance du marché de l’architecture durant la seconde moitié du 19e siècle, justifie la facilité de l’entrée dans l’exercice libéral, et annonce une certaine aisance de la pratique malgré la concurrence « illimitée » due à l’absence de titre ou de quotas professionnels. Les résultats du recensement de 1896 (ministère du Commerce et de l’Industrie, 1896) permettent d’évaluer, pour l’essentiel deux types de cabinets d’architecte, et une échelle de masse de production en conséquence : des patrons de un à quatre employés, soit 30 %, et 67 % de travailleurs indépendants.

Durant une année creuse comme 1895, la grosse agence de Alphonse Gosset à Reims effectue pour 190 596 francs de travaux, pour lesquels il aurait donc perçu 9529,80 francs d’honoraires, les deux années antérieures bien plus fastes, 37 500 francs annuels, entre 15 000 et 27 000 francs les autres années6. La position privilégiée de Jean-Baptiste Martenot architecte de la Ville de Rennes lui octroie 12 000 francs annuels (Viellard, 1978, p. 126). En revanche, la quantité de chantiers d’architecture religieuse exécutés par François Poisel dans la Marne, si elle se démarque largement durant la période 1850-1890 avec soixante-six opérations, se compose de petites interventions7. Notre propre calcul à travers l’exemple de la production de Gustave Eugène Dupont, architecte de l’arrondissement de Vervins de 1873 à 1893, attribue entre 3500 et 5000 francs d’honoraires annuels environ à un architecte courant la commande de mairies-écoles8, représentatif d’une part conséquente de la profession dans cette France encore largement rurale, en demandes d’équipements. On pourrait alors, en se référant aussi aux catégories d’élites déterminées précédemment, estimer les revenus moyens annuels de la profession en province dans une fourchette allant de 3 000 à 8 000 francs, compte tenu de fortes fluctuations selon les années.

De la sphère privée à la vie publique

Observons maintenant ces deux sphères de conduites sociales, privée et publique, face immergée et face éclairée du degré de réussite professionnelle. Les architectes de province montrent une propension à entremêler les différents pôles de leur existence, le domicile accueillant la pratique professionnelle comme le foyer, la sociabilité de leur couple alimentée par la fréquentation des commanditaires, leur clientèle étayée et élargie par leur participation aux sociétés locales, légitime ce choix.

Les choix matrimoniaux reproduisent le modèle bourgeois classique, caractérisés par des unions avec des professions libérales diversifiées à une époque où ces dernières constituent un vivier de représentants des pouvoirs locaux, qui prévalent sur l’endogamie. On compte aussi de multiples exemples d’unions avec les classes des nantis. Elles visent à accroître le capital social et à s’intégrer aux élites locales.

Les styles de vie attestent d’une insertion dans le monde intellectuel, par une adhésion massive aux sociétés savantes et artistiques, qui s’assortit à l’intense vie associative entre architectes. L’entrée en politique confirme l’assimilation de la profession, gratifiée des palmes académiques ou de la Légion d’honneur, aux nouvelles élites intellectuelles.

L’engagement politique des architectes va dans le sens de l’orientation régionale : catholiques à l’ouest, radicaux à l’est, une majorité de républicains. Ils s’accordent ainsi avec les élites locales dont la commande procède. Les quelques élus au niveau national, toutefois, appartiennent tous à la gauche. Les groupes de gauche, républicaine ou démocratique, puisent leurs représentants dans la profession d’architecte, à l’instar des autres professions libérales.

Les honneurs posthumes reçus par bon nombre d’architectes sont l’écho de cette présence notable sur la scène publique.

Sociétés professionnelles

L’augmentation massive du marché des équipements des communes des départements, liée à la législation républicaine sur les libertés syndicales, conduisent, dans un mouvement général de professionnalisation, les architectes à s’organiser en province en de multiples sociétés professionnelles locales. Ces organismes ont dessein à se désigner aux multiples instances du département, de la préfecture jusqu’au moindre conseil municipal, ainsi qu’à tenter de protéger de concert leurs intérêts dans leur rapport avec la maîtrise d’ouvrage publique locale, dont dépend la pratique d’une large majorité.

Leurs assemblées affirment la sociabilité entre professionnels, et 72 % de nos architectes des départements sont membres d’associations professionnelles dans ces années. Leur mode d’action dans la défense des intérêts professionnels locaux, pour laquelle elles se sont constituées, resserre les rangs de ces praticiens rivaux dans l’accès à la commande. Elles jouent, de surcroît, un rôle dans la carrière des architectes provinciaux, bien plus nécessaire qu’aux architectes parisiens. Cercle social supplémentaire, être admis au sein de la société professionnelle locale procède d’un moyen d’élargir son réseau relationnel. Touchant aussi bien aux questions de pratique constructive que de législation du travail, établissant des tarifs d’honoraires, la vie associative constitue un centre de perfectionnement technique et culturel comme un lieu d’entraide. En outre, ces sociétés composent des groupes d’influence locale, de longue date parfois, car l’existence de certaines de celles-ci précède de plusieurs décennies la loi Waldeck-Rousseau de 1884 sur la liberté d’association. Comme de véritables petits clubs, elles se posent en arbitre de l’enseignement artistique régional, et allouent des récompenses aux élèves des écoles de dessin professionnel9. Se réunissant au moins tous les deux mois, les sociétés offrent des banquets annuels auxquels sont conviés des représentants des pouvoirs locaux. Sont prévues régulièrement des réunions conviviales avec les sociétés d’autres départements voisins, donnant là aussi matière à des banquets et réjouissances confraternels, qui enrichissent la constitution des réseaux. Le mode d’admission par cooptation sous-tend une sociabilité professionnelle préalable. Les bulletins des sociétés et leurs publications, transmis aux sociétés correspondantes, provinciales et parisiennes, participent aussi à la diffusion des travaux de leurs adhérents, au sein d’abord de la communauté professionnelle.

Au regard de leurs activités, de leurs revenus, de leurs mariages, de leurs styles de vie, les architectes de province font partie intégrante de la bourgeoisie, mais à des niveaux très variables, qui n’entravent pas une cohésion d’ensemble. Celle-ci trouve sa source dans le partage, en fin de compte, de clientèles de types similaires, puisque ressortissant aux élites et non aux classes populaires. La tension interne au groupe, par ses différences de situations et l’absence d’un type de formation unique, est contrebalancée par le rapport de tous à une clientèle exclusivement issue des strates supérieures de la société qui entraîne le sentiment d’appartenir au même monde.

Tous niveaux confondus, ils ont accès à une commande publique, prestigieuse ou simplement fonctionnelle, qui conditionne leur pratique, et pour laquelle la concurrence des fonctionnaires des services viaires, conducteurs des Ponts et Chaussées ou agents-voyers, aux capacités de constructeurs, devient une cause de lutte et de rassemblements associatifs.

À l’heure où les docteurs en médecine obtiennent le monopole de l’exercice de leur art10, la visée d’un diplôme officiel d’architecte semble une quête de statut, une reconnaissance de la qualification spécifique de la profession dans son caractère libéral attaché à l’intérêt public, jusqu’aux bâtiments des plus petites communes. Le système de « sociétés corporatives n’admettant dans leur sein que des architectes ayant fait leurs preuves de manière à inspirer confiance au public » (Garnier, p. 142) proposé par l’élite professionnelle, pourvoit un temps à la distinction de l’architecte, ainsi qu’à sa protection.

Dans les années suivantes, la volonté de l’Association provinciale de décentraliser l’enseignement supérieur de l’architecture constitue un enjeu crucial. Le projet s’appuie sur la naissance des universités modernes, dans un mouvement global de la politique républicaine, d’essor de la démocratie locale11.

Références
  • Archives départementales de la Marne, Fonds Sainsaulieu, 19 J 135.
  • Archives départementales du Nord, s. d., fonds des édifices départementaux (1800-1952), 4 N 8 ; 4 N 10, architectes agrées des communes et du département, 1890-1904.
  • Barrière Jean-Paul, 1997, « Notaires des villes et des champs. Les origines sociales d’une “profession” au XIXe siècle. », Le Mouvement social, n° 181, octobre-décembre, p 73-104. DOI : https://doi.org/10.3917/lms.1997.181.0073.
  • Beaune Jean-Claude, 1991, « Migration, mobilité géographique et professionnelle dans les professions du bâtiment et des travaux publics », dans Crola Jean-François, et Guillerme André (dirs), Histoire des métiers du Bâtiment aux XIXe et XXe siècle, Paris-La Défense, Plan Construction et architecture, p. 89-112.
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  • Garnier Charles, 1889, « Congrès international de 1889 », Revue générale de l’architecture et des travaux publics, vol. XLV.
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  • Viellard Jean-Yves, 1978, Rennes au XIXe siècle : architectes, urbanisme et architecture, Rennes, Thabor.