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Couverture Une profession, des architectes (Edul, 2024) Show/hide cover

Les sociétés d’architectes dans la première moitié du 19e siècle

L’organisation des architectes civils

À partir du décret Allarde, promulgué en 1791, l’État se retire progressivement de la protection du statut de l’architecte. En 1793, les architectes assistent à la disparition de l’Académie royale d’architecture et de l’administration des Bâtiments du Roi qui les distinguaient des métiers de la construction. Ils doivent maintenant se différencier des autres professions du bâtiment, expliciter quelles sont leurs compétences spécifiques tout en reconstruisant les institutions qui encadrent leur propre activité et leur formation (Epron, 1991, p. 24). Ces transformations, qui menacent la reconnaissance et la pérennité du statut de l’architecte, seraient des facteurs qui les conduisent à se fédérer. Ainsi, le 25 décembre 1811 la Société d’architecture est créée. Jusqu’en juin 1816, elle rassemble une vingtaine d’hommes. Une baisse de la participation met fin à ses réunions. Il faut attendre plus de vingt d’ans pour que des architectes se réunissent de nouveau au sein de la Société centrale des architectes (SCA) à partir de 1840.

Jean-Pierre Epron et Annie Jacques sont les premiers à s’interroger sur le rôle des sociétés professionnelles d’architectes, dès les années 1980 (Epron, 1987 ; Jacques, 1986). C’est à la fin de cette décennie que la première et unique analyse d’une société d’architectes est alors réalisée au travers de l’histoire de la Société des architectes diplômés par le gouvernement (SADG), créée plus tardivement, en 1877 (Dumont, 1989 ; Jouannais, 1992). Les travaux de Denyse Rodriguez Tomé (2008) ont également éclairé le rôle des différents groupements professionnels, notamment régionaux, qui se multiplient à la fin du 19e siècle comme l’Union syndicale des architectes français (Usaf) menée par Anatole de Baudot.

Les sociétés d’architectes affichent l’ambition de représenter la profession, ce faisant, elles contribuent à en définir les contours. L’analyse des règles, des compositions et des actions, des groupements d’architectes révèle les questionnements qui traversent l’ensemble de la profession dans la première moitié du 19e siècle. Ces réflexions s’inscrivent dans un travail de thèse qui retrace l’institutionnalisation de la profession d’architecte au travers des sociétés professionnelles entre 1791 et 1895.

Pour répondre à ces interrogations, nous nous appuyons essentiellement sur les archives peu exploitées de la Société d’architecture et de la Société centrale des architectes, conservées à l’Académie d’architecture à Paris. Nous mobilisons également des documents conservés aux Archives nationales.

Les architectes civils au cœur des sociétés professionnelles

Des conditions d’admission en faveur de l’architecte civil

La Société d’architecture et la Société centrale des architectes émergent à des époques différentes, pourtant elles ambitionnent chacune de réunir la même catégorie de la profession : les architectes civils. En 1814, la Société d’architecture clarifie ses conditions d’admission. En effet, l’article 11 de ses statuts désigne les bâtisseurs « exerçant ou professant essentiellement l’architecture civile »1. La liste des membres effectifs2 confirme la bonne application de cet article. Trois décennies plus tard, en 1843, la Société centrale des architectes souhaite réunir la même partie de la profession. Ce groupement met en place deux voies d’entrée, l’une par dossier et l’autre par « notoriété publique » (SCA, 1843). Cette dernière repose sur la reconnaissance des responsabilités au sein de différents services de l’État :

Auront droit à être admis dans la Société sûr la simple notoriété publique : 1- les architectes qui forment la section d’architecture de l’Académie royale des beaux-arts ; 2- Les architectes professeurs à l’École royale ; 3- Ceux qui composent le jury de l’École ; 4- Les architectes, membres titulaires et honoraires du conseil général des bâtiments civils ; 5- Ceux, qui à Paris ou dans les départements, remplissent les fonctions d’architectes en chefs ou adjoints, soit dans les bâtiments de la Couronne, soit pour un des ministères et pour des travaux exécutés à Paris ou dans les départements ; 6- Et enfin ceux qui sans se trouver dans une des catégories précédentes et ayant trente ans révolus, ont remporté à l’École royale d’architecture soit un premier ou un deuxième grand prix, soit le prix départemental, soit un accessit ou une mention au grand prix ou au prix départemental.3

Les sociétés professionnelles d’architectes de la première moitié du 19e siècle sont l’œuvre des architectes civils, la partie de la profession ayant le plus pâti des changements opérés par les instances révolutionnaires. Ainsi, ces groupements apparaissent comme une réponse à la disparition des instances architecturales de l’Ancien Régime dont les fonctions n’ont été que partiellement réparties entre les nouvelles institutions (Picon, 1988, p. 292). Ces rassemblements répondent également à une nouvelle problématique née du croisement de trois phénomènes : l’élargissement de la clientèle (Callebat, 1998, p. 156), l’augmentation du nombre d’architectes et l’absence de législation défendant le statut d’architecte (Chafee, 1977, p. 65).

Les membres de la Société d’architecture et de la Société centrale des architectes

L’intérêt des architectes pour ces groupements augmente considérablement entre 1811 et 1844. Selon ses statuts, la Société d’architecture devait réunir entre 21 et 25 architectes, en réalité l’effectif oscille entre 18 et 204. La Société centrale, reprenant les grands principes de son aînée, réunit dès sa première année d’existence — à savoir en 1841 — une centaine d’hommes et cet effectif double l’année suivante. Toutefois, l’étude prosopographique des sociétaires relève une grande similitude de profils.

En analysant le parcours et la carrière des membres de la Société d’architecture, nous constatons que le bureau est particulièrement représentatif de la composition générale de la société. Il est composé de Pierre Vignon (1763-1828) au poste de trésorier, Antoine Vaudoyer (1756-1846) à celui de secrétaire. Quant à la tête du groupement, elle est confiée à Charles François Viel (1745-1819)5. Ainsi, elle rassemble des Parisiens âgés en moyenne de 55 ans qui travaillent principalement pour l’architecture civile. Pierre Vignon est l’architecte de l’église de la Madeleine, Antoine Vaudoyer celui du musée des monuments français et Charles François Viel est le responsable des hôpitaux de Paris. Ces trois hommes sont également actifs au sein du Conseil des bâtiments civils.

Le « noyau primitif » de la Société centrale des architectes, c’est-à-dire les 104 premiers membres, est composé d’architectes civils parisiens âgés en moyenne de 55 ans. Parmi ces architectes, 85 ont adhéré par « notoriété publique » (Epron, 1991, p. 193). Cet engouement est certainement le premier succès du groupement. Le plus jeune de ses membres à 26 ans et n’est autre qu’Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) qui est l’un des seuls à ne pas être formé à l’École des beaux-arts. Louis-Pierre Baltard (1764-1846) occupe la place de doyen. Quatre ateliers de l’École ont formé plus de la moitié d’entre eux : Antoine Vaudoyer, Hippolyte Le Bas (1782-1867), Charles Percier (1764-1838), Jean-Nicolas Huyot (1780-1840) et Debret (1777-1850). Cette homogénéité de formation témoigne du rôle joué par les filiations maître-élève dans la constitution des groupements professionnels du 19e siècle.

L’engagement du Conseil des bâtiments civils et de l’École des beaux-arts

La composition des deux groupements dévoile la présence de deux instances architecturales majeures : le Conseil des bâtiments civils et l’École des beaux-arts. Ces deux corps prennent également la tête des groupements notamment celle de la Société centrale. La première élection a lieu lors de l’assemblée générale du 31 janvier 1841, où 163 membres participent au choix de six architectes. Louis-Pierre Baltard devient le premier président de la Société, il est secondé par deux vice-présidents : Jean-Louis Grillon (1786-1854) et Abel Blouet (1795-1853). Les sociétaires élisent également Pierre-Charles Gourlier (1786-1857) au poste de secrétaire principal, Simon Claude Constant-Dufeux (1801-1871) à celui de trésorier et Albert Lenoir (1801-1891) comme archiviste. Ce bureau présente des liens forts avec ces deux institutions architecturales par la présence des professeurs de théorie et de perspective, Baltard et Constant-Dufeux, ainsi que Lenoir, archiviste de l’École depuis 1830. Quant au Conseil des bâtiments civils, il est représenté par Grillon, Blouet et Gourlier.

Ainsi, ces deux institutions occupent un rôle prépondérant dans la constitution de ces sociétés professionnelles. Néanmoins, leur présence révèle l’absence d’une autre grande instance architecturale : l’Institut. Créée en 1795, elle est divisée en quatre classes à partir de 1803. La classe des beaux-arts rassemble trois sections : peinture et sculpture, architecture et musique (Leclant, 1996). Il faut attendre 1844 et l’élection au poste de censeur de Martin-Pierre Gauthier (1790-1855) et celle de Jean Jacques Huvé (1783-1852) à celui de vice-président pour observer l’investissement des académiciens. Les membres de l’Institut font preuve d’une certaine retenue, dont les raisons sont encore obscures, dans l’adhésion à la Société centrale contrairement à leurs collègues de l’École des beaux-arts ou du Service des bâtiments civils.

Le corps intermédiaire, la stratégie adoptée par les sociétés professionnelles

L’enracinement profond de ces membres dans les administrations chargées de l’architecture civile permet aux sociétés d’architectes d’adopter une « stratégie de corps intermédiaire » (Château-Dutier, 2016, p. 551). Elles se proposent comme de nouvelles institutions en contact direct avec les architectes et le gouvernement. Cette position entre profession et État est rendue possible grâce à la rigueur de leur organisation. En se construisant comme des groupes sérieux et réglementés, les Sociétés ont offert l’image d’ensembles solides, dignes de confiance. Cette position les pousse à développer des liens étroits avec le gouvernement afin de porter les préoccupations des architectes au cœur des instances décisionnaires. Cependant, cette relation avec l’État rend les groupements d’architectes particulièrement vulnérables aux instabilités politiques de la première moitié du 19e siècle. Les principales actions de la Société d’architecture sont représentatives de cette perméabilité au contexte politique.

Le rétablissement de l’Académie royale d’architecture

Les membres de la Société d’architecture déplorent la suppression des Académies royales et souhaitent leurs rétablissements. Le 27 mai 1814, une commission6 est chargée de rédiger une lettre à Louis XVIII7. Le 13 juin, une délégation est envoyée pour présenter les vœux des architectes au Roi. Certains membres regrettent d’avoir été insuffisamment consultés dans le choix de ces représentants. Vaudoyer précise que la Société n’a pas été libre. En effet, ils ont dû soumettre une liste de 24 architectes au duc de Duras (1771-1838)8. Les membres de cette liste sont répartis entre quatre catégories représentant les « instituts de l’ancienne Académie d’architecture et du Conseil des bâtiments civils », les membres du jury de l’École spéciale d’architecture, les architectes du gouvernement et les membres de la Société d’architecture9. Dans chacune de ces catégories se trouvent six hommes, chaque instance étant représentée de manière égale, parmi eux seize sont adhérents à la Société d’architecture. De cette première liste, le duc retire dix architectes de manière que chaque institution ne soit plus représentée que par trois hommes et il ajoute quatre architectes : Henry Trou, Senson, Pierre Clochar (1774-1853) et Maximilien Hurtault (1765-1824)10. Comme la Société d’architecture n’est pas satisfaite de ces modifications, elle réussit néanmoins à présenter à Louis XVIII dix de ses sociétaires et parvient à maintenir sa place parmi les instances architecturales « officielles ». Avec cette audience, la Société se place comme une institution équivalente à celle du Conseil des bâtiments civils et réalise un premier contact avec la nouvelle classe politique avec laquelle elle souhaite développer des liens afin de mener à bien ses actions11.

Des relations étatiques difficiles

À la suite de cette audience, et pour consolider ses rapports avec l’État, la Société d’architecture nomme une nouvelle commission de neuf membres12 chargée de contacter le ministre de l’Intérieur, Charles Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838). Sans réponse de la part du ministre, Vignon propose d’associer la Société d’architecture à une instance gouvernementale majeure : l’Institut. De son côté, Louis Pierre Baltard propose une autre approche : l’ajout du titre de « Royale » à la dénomination de la Société. Le projet de Vignon convainc le groupement, et la société décide de contacter la section peinture de la classe des beaux-arts. Le groupement devra patienter jusqu’en octobre 1814 pour que Vignon et Bélanger obtiennent une audience qui leur offrira « quelques espérances »13.

Aucune des actions menées par la Société d’architecture n’aboutit. Le groupement subit les changements de régime politique : fondée sous l’Empire en 1811, elle connaît la première Restauration en 1814, puis survit à l’instabilité des Cent-Jours avant de s’évanouir au début de la seconde Restauration. C’est certainement cette incertitude politique qui a empêché la Société d’affirmer son autorité auprès de l’État, lui-même instable, et donc d’œuvrer efficacement à la représentation des architectes. La Société centrale des architectes bénéficie d’un environnement politique plus stable lui permettant de développer un réseau fort et d’obtenir le soutien d’hommes politiques influents de la monarchie de Juillet.

L’exempte de la patente : le grand combat de la première moitié du 19e siècle

Enjeux de la patente

La patente est un impôt mal connu qui a pourtant régi l’organisation du travail en France pendant près de 180 ans — de 1791 à 1972 — et a permis l’ouverture du marché du bâtiment. Cette taxe fut également à l’origine de la crispation des architectes en remettant en question le caractère libéral de la profession. Mise en place en 1791 par le décret Allarde, la patente est un impôt dont le paiement permet à toute personne de développer une activité professionnelle indépendante et à but lucratif14. Puisque cette taxe s’applique uniquement aux activités spéculatives, les professions libérales en sont donc exemptées. Pourtant, les médecins, les avocats et les architectes y sont soumis en raison de la présence mêlée de commanditaires publics et privés. Pour les législateurs, leur clientèle privée les soumet inévitablement à la patente, tandis que ces professions considèrent que cet impôt ne peut pas leur être appliqué en raison de leurs activités publiques. Ces interprétations de la loi créeront des tensions entre les professions libérales et l’État tout au long du 19e siècle.

La Société centrale et la Société des architectes sont concernées par cette question, car la patente offre à quiconque la possibilité de se prétendre architecte, sans aucune autre exigence, ce qui constitue une rupture majeure avec le statut antérieur à la Révolution, protégé par l’Académie royale d’architecture et par le titre d’architecte du Roi (Callebat, 1998, p. 146).

La demande de la Société d’architecture

La Société d’architecture est interpellée par ces membres en mars 181615. Ces derniers demandent à la Société de contacter les pouvoirs publics au nom des architectes du gouvernement pour demander l’exempte de la patente. La Société charge Vaudoyer, Viel et Vignon de la rédaction d’une pétition adressée au ministre des Finances, Louis-Emmanuel Corvetto (1756-1821). La Société obtient pour simple réponse le relevé de l’enregistrement de la séance du Conseil d’État du 11 novembre 1815 qui entérine une différenciation d’imposition entre les architectes experts et les architectes du gouvernement, les premiers étant exemptés et les seconds imposés. Le groupe ne pourra pas réitérer sa demande, car il interrompt définitivement ces réunions le 28 juin 1816. Néanmoins, même si la Société d’architecture n’a pas pu ouvrir de dialogue avec le gouvernement, cette action témoigne de la première tentative collective de défense d’un statut particulier pour l’architecte au 19e siècle.

La victoire de la Société centrale

Il faut attendre la réforme de 1844 pour que la Société centrale des architectes reprenne le combat initié par la Société d’architecture. Dès février 1843, à la suite de la demande de Pierre Philippe Claude Chargrasse (1803-1895), une commission16 rédige les observations à transmettre au gouvernement qui sont publiées dans le bulletin de la société en 184417. Les rédacteurs soutiennent qu’avec l’application de la patente c’est la position sociale de l’architecte qui est en jeu. Ils rappellent le caractère libéral de la profession par l’appartenance de l’Architecture à la classe des beaux-arts de l’Institut :

Qu’y a-t-il enfin de plus libéral que les professions représentées à l’Institut ? Eh bien l’architecture a une classe à l’Académie des beaux-arts. Et il arrive par une bien étrange anomalie qu’un membre de l’académie qui produit ainsi la preuve la plus éclatante de la libéralité de sa profession soit soumis à une patente que l’esprit du législateur a toujours spécialement appliquée aux professions industrielles.18

La Société centrale décide de jouer pleinement son rôle de corps intermédiaire et transmet ses observations directement au ministre des Travaux publics Jean-de-Dieu Soult (1769-1851) et à ses différents députés19. Grâce au recueil publié par Galisset (1845, p. 46-47), nous permettant de suivre les débats parlementaires, nous constatons l’efficacité de la stratégie déployée par la Société centrale. François Barrillon (1801-1871), Alphonse Taillandier (1797-1867), Jean Vatout (1791-1848) et Jean-Claude Fulchiron (1774-1859) prennent la parole pour défendre les architectes en mobilisant les arguments déployés dans les observations. Ces interventions l’emportent face aux vives contestations de Jean Lacave-Laplagne (1795-1849), ministre des Finances, et de la Commission du rapport sur les patentes menées par Ludovic Vitet (1802-1873). Les architectes obtiennent l’exempte de la patente avec 204 voix contre 60. Cette victoire est saluée lors de l’assemblée générale du 11 juillet 1844.

Après l’exempte, la nécessité d’un diplôme d’architecte

La nécessité d’un diplôme

Avec l’obtention de l’exempte de la patente, les architectes ont retrouvé l’honneur d’être considéré comme une profession libérale c’est-à-dire un groupe intellectuel, indépendant et désintéressé des affaires mercantiles. Pourtant, la patente était la seule protection législative du titre, avec sa suppression le titre d’architecte devient encore plus accessible. Le diplôme apparaît rapidement comme étant l’unique solution capable de contrôler la légitimité de ceux qui se prétendent architectes. Consciente de cet état, la Société centrale crée une commission pour l’organisation d’un diplôme d’architecte dès juillet 1844. L’étude des procès-verbaux des réunions du groupement témoigne de vives tensions au sein de la profession concernant cette question.

Toutefois, l’idée d’un diplôme d’architecte n’est pas inédite, elle anime les débats depuis 1837, moment où le ministre de la Guerre Simon Bernard (1779-1839), voulant offrir de nouveaux horizons aux ingénieurs, propose la création d’un nouveau corps d’architectes des villes et des communes, directement alimenté par l’École des ponts et chaussées20. Cette demande, remettant en cause la formation de l’École des beaux-arts en privant ceux qui en sont issus de perspectives professionnelles, soulève de nombreuses contestations. Le ministère des Travaux publics rédige un arrêté mettant en place un diplôme d’architecte21. Dans ce premier projet, l’École des beaux-arts attribuerait le diplôme, le jury serait composé uniquement d’architectes de l’Institut, de l’École des beaux-arts et du Service des bâtiments civils et l’État s’engagerait à employer pour ses ouvrages civils uniquement les possesseurs du diplôme. Ce projet n’entrera jamais en vigueur, car il est rejeté par le Conseil d’État le 20 mars 1840.

Les observations de la Société centrale

Les commissions de la Société centrale publient les résultats de leurs travaux intitulés « Observations concernant la création d’un diplôme d’architectes » dans le bulletin de 184622. Le groupement demande la création d’un diplôme obligatoire pour tous afin d’obtenir le titre d’architecte. Le candidat doit justifier de la maîtrise de connaissances spécifiques — comme le dessin, les mathématiques, la comptabilité et la jurisprudence, l’histoire et la théorie de l’architecture — et attester d’une expérience pratique. Ces connaissances nécessiteraient l’ouverture de nouvelles branches d’enseignement, mais n’obligeraient pas le candidat à suivre le cursus d’une école en particulier, permettant de ne pas exclure les ingénieurs.

Un jury composé uniquement d’architectes aurait la charge de vérifier les compétences du candidat. Contrairement au projet de 1840, la Société offre au gouvernement la maîtrise de la composition de ce jury. Elle précise simplement que les autorités publiques pourront trouver des hommes qualifiés dans la section d’architecture de l’Académie des beaux-arts, dans les membres de l’École des beaux-arts, au Service des bâtiments civils et au sein de la Société centrale des architectes.

Ce projet est transmis aux ministères de l’Intérieur, des Travaux publics, de l’Instruction publique, de la Justice et des Cultes ainsi qu’à celui des Finances23. Le ministre de l’Instruction publique Narcisse Achille de Salvandy (1795-1856) et le ministre des Travaux publics Hippolyte Paul Jaÿr (1801-1900) présentent leurs appuis24. Si le gouvernement soutient la direction choisie par la Société centrale, celle-ci ne fait pas l’unanimité. Contre toute attente, elle rencontre l’hostilité du Conseil des bâtiments civils. Le 29 avril 1846, Blouet, Huvé et Gourlier, tous trois membres actifs de la Société centrale, expriment leur désaccord : « à leur regret, et contre leurs opinions, la Société s’est prononcée pour un diplôme obligatoire pour tous les architectes et qu’elle regardait comme devoir être exigé pour pouvoir porter ce titre. » (Château-Dutier, 2016, p. 553-554)

La décision ministérielle

Le 20 décembre 1847, le ministère des Travaux publics rédige un projet d’ordonnance conforme aux orientations du Conseil des bâtiments civils25. Le diplôme deviendrait obligatoire uniquement pour les architectes exerçant l’architecture civile, il ne serait délivré qu’à ceux ayant suivi le parcours de l’École des beaux-arts. Les architectes de province devraient suivre un architecte diplômé puis faire reconnaître leurs savoirs théoriques devant un jury composé de professeurs de l’École. Une fois ces étapes passées, l’élève serait rattaché au Service des bâtiments civils pendant au moins une année, puis il pourrait obtenir le diplôme en passant devant un dernier jury composé de deux membres du Conseil des bâtiments civils et de trois architectes désignés par le ministère des Travaux publics.

Cette ordonnance exprime la victoire de la vision du Conseil des bâtiments civils. Ce dernier est assuré de la présence de deux de ses membres dans le jury, il a obtenu un diplôme obligatoire seulement pour les architectes civils et surtout il a affirmé la place de l’École comme seule formatrice des architectes. Le projet de la Société centrale, beaucoup plus ouvert, notamment à d’autres formations, n’a donc finalement pas convaincu les autorités publiques. Néanmoins, ce projet ne pourra jamais être appliqué, car deux semaines après la rédaction de cette ordonnance la monarchie de Juillet est remplacée par le gouvernement provisoire de la Deuxième République. Il faudra attendre 1867 pour qu’un diplôme d’architecte soit véritablement mis en place.

Conclusion

Dans la première moitié du 19e siècle, les architectes civils se réunissent au sein de sociétés professionnelles afin de défendre leur statut. Depuis la Révolution de 1789, les architectes ont perdu toutes les instances qui leur garantissaient un statut social privilégié. Cette dégradation est accompagnée par des changements législatifs dont le paroxysme est atteint avec l’amalgame réalisé entre la figure de l’architecte et de l’entrepreneur dans le code de 1810. Face à cette déstabilisation du milieu de la construction, les architectes s’investissent dans une forme de sociabilité nouvelle : les sociétés.

Au sein de ces groupements professionnels, les architectes cherchent à reconquérir l’accès à la commande étatique qui leur était acquise sous l’Ancien Régime tout en délimitant les contours d’une profession en pleine mutation. Pour se faire, ils adoptent la stratégie du corps intermédiaire leur permettant de recueillir les demandes de l’ensemble des architectes et de les transmettre aux instances gouvernementales. Cette position particulière permet aux sociétés d’architectes de tisser des liens étroits avec l’État. Ces relations constituent la force de ces groupements, mais également leur faiblesse, car à chaque changement de régime ils seront systématiquement défaits. L’instabilité politique du premier quart du 19e siècle est la principale cause de l’échec de la Société d’architecture. À l’inverse, la Société centrale des architectes profite d’un climat politique plus stable lui permettant d’étendre son réseau. Grâce à cet enracinement dans les instances étatiques et aussi dans la profession, la Société centrale des architectes obtient l’exempte de la patente et réussira à faire entendre la voix des architectes concernant l’instauration d’un diplôme.

Les sociétés professionnelles d’architectes ont joué un rôle majeur dans la reconnaissance et la définition de la figure de l’architecte. Les débats internes de ces sociétés, notamment concernant le caractère libéral de l’architecte, entrent en résonnance avec les interrogations actuelles. Aujourd’hui, l’architecte voit sa pratique sans cesse questionnée par l’émergence de nouveaux acteurs du bâtiment et cadres législatifs. L’étude des réactions de la profession au 19e siècle met en perspective les questionnements actuels de la profession.

Références
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