Au centre du champ que constitue l’architecture, la profession d’architecte se trouve aujourd’hui en pleine recomposition, notamment sous la pression de nombreuses contraintes tant « endogènes » qu’« exogènes » (Chadoin, 2017). Bien que cette recomposition ne soit pas un phénomène nouveau, son intensité et sa complexité, exacerbées par les multiples tensions qui la travaillent, ravivent la nécessité d’interroger ses enjeux historiques et contemporains. Le projet « Profession ? Architectes » entend participer à l’élaboration de ce questionnement, en s’inscrivant dans la continuité d’une historiographie de la profession tout en proposant un regard original sur ces enjeux1. Ce projet porte deux ambitions : examiner la diversité des formes de la pratique architecturale au regard de la pluralité des relations entre les acteurs d’un champ de l’architecture en recomposition ; et appeler de nombreux architectes et chercheurs à apporter leurs points de vue et leurs analyses. Tel a été le point de départ d’une série de conférences et d’un colloque qui ont été organisés à l’École nationale supérieure d’architure (Ensa) de Nancy en 2020 et 2021, dont cet ouvrage se veut être une synthèse. Ainsi, un cycle de cinq conférences a donné la parole à des spécialistes — Véronique Biau, Laura Brown, Olivier Chadoin, Maxime Decommer, Élise Macaire, Minna Nordström et Fabien Reix — reconnus pour leurs contributions relatives à l’histoire ou la sociologie de la profession d’architecte. En outre, une table ronde a réuni les architectes Fanny Delaunay, Loïse Lenne et Claude Valentin, qui se sont prêtés à un exercice réflexif sur la recherche au sein des agences d’architecture. Un appel à communication a également été largement diffusé afin d’ouvrir les réflexions à l’ensemble des disciplines attachées à l’architecture ainsi qu’aux acteurs du monde professionnel. Les 24 et 25 novembre 2021 s’est alors tenu à l’Ensa Nancy un colloque intitulé Métier, profession ou filière, entre permanence et instabilité des formes de la pratique architecturale : comment penser les liens entre les acteurs d’un champ de l’architecture en recomposition ? Les nombreuses propositions reçues ainsi que les échanges qui en ont découlé témoignent de l’intérêt actuel tant du milieu académique que professionnel pour les enjeux de la profession d’architecte.
Si l’étude de la profession d’architecte n’est pas un champ de recherche nouveau, elle a cependant longtemps été négligée par les chercheurs en comparaison à d’autres professions intellectuelles comme celles de l’enseignement (Charle, 1985 et 1994), de la médecine (Léonard, 1978 ; Faure, 1994) ou du droit (Royer et al., 1982 ; Karpik, 1995). Cette lacune tient à une tradition française. L’histoire de l’architecture a principalement été retracée à l’aide de monographies d’édifices ou d’études typologiques, et ce au détriment de la figure de l’architecte lui-même (Mignot, 2006). Dans les années 1970, la crise identitaire occasionnée par la division du travail et la mise en concurrence des activités de l’architecte, jusqu’alors « maîtres de l’œuvre » (Marquart et Montlibert, 1970), a fait évoluer la situation. Les débats sur la profession d’architecte — construction de la profession face aux ingénieurs, recherche d’une identité professionnelle, caractérisation de leurs spécificités, etc. — ont conduit les chercheurs à renouveler leurs approches et leurs méthodes de travail. La nécessité de redéfinir les contours de la profession a contribué au renouvellement de la recherche en histoire de l’architecture ; de l’analyse de l’édifice proprement dit à l’étude des pratiques.
Le retour aux sources primaires et le recours au genre biographique en histoire ont suscité un véritable engouement pour les études monographiques. Entre autres, nombreux sont ceux qui ont soutenu des thèses consacrées à la biographie d’architectes renommés (Pinchon, 1987 ; Minnaert, 1993 ; de Fougerolle, 1994 ; Texier, 1998) ou méconnus (Vitou, 1985 ; Léone-Robin, 1993 ; Callais, 2009 ; Montgolfier-Seznec, 2015) notamment sous la direction de Bruno Foucart ou de François Loyer. La redécouverte de l’architecture du 19e et du 20e siècles s’est traduite aussi par des expositions et publications monographiques (Foucart, 1980 ; Hamon, 1991 ; Bellanger, 1996). Dans l’intention de tirer de l’oubli certains bâtisseurs, les Éditions du patrimoine ont lancé les collections « monographies d’architectes » et « carnets d’architectes ». L’ensemble de ces écrits invite à découvrir des parcours de vie et des carrières d’architectes tant du 18e siècle que des 19e et 20e siècles. L’accumulation de ces histoires individuelles brosse un portrait du groupe professionnel, en explorant divers aspects tels que la figure de l’architecte-fonctionnaire du 19e siècle (Nasi, 2010), et l’itinéraire d’un architecte provincial du 20e siècle (Bolle, 2017). L’ensemble de ces écrits offre une vision d’ensemble des pratiques professionnelles. Au-delà des difficultés qu’elle soulève (Bourdieu, 1986 ; Dosse, 2005), la biographie est un exercice fécond qui permet de comprendre les actes individuels, les normes et les exceptions ou encore d’analyser le contexte, les réseaux et les structures sociales (Levi, 1989).
Les études monographiques ont rapidement été complétées par des ouvrages de synthèse sur l’histoire de la profession, ainsi que par de grandes enquêtes prosopographiques. L’approche prosopographique vise à travers l’observation de plusieurs trajectoires individuelles à dépasser les limites d’une approche centrée sur une unique figure et ainsi de faire progresser la compréhension d’un groupe bien défini, celui auquel les individus étudiés appartiennent (Lemercier et Picard, 2012). Elle permet d’étudier un groupe socioprofessionnel, d’en identifier les principales caractéristiques, d’en dégager les traits communs et les parcours exceptionnels, d’en comprendre la structure sociale ou encore d’en décrire le processus de professionnalisation. Dans l’intention d’écrire l’histoire sociale et culturelle de la profession, des chercheurs ont donc constitué des bases de données (Agorha), élaboré des dictionnaires d’architectes et rédigé des biographies collectives (Tomé, 2008).
Désormais, de nombreux ouvrages de synthèse retracent de manière approfondie l’histoire de la profession à travers les siècles. Jean-Pierre Epron a mené des recherches pionnières sur l’évolution de la profession, son institutionnalisation ou encore sur l’enseignement du projet (Epron, 1981 et 1993). Quelques années plus tard, Gérard Ringon a proposé une analyse des processus par lesquels la profession a construit son identité (Ringon, 1997). Puis, à l’initiative de Louis Callebat, un recueil d’articles a été publié, couvrant l’histoire de la profession de l’Antiquité grecque aux architectes contemporains (Callebat et al., 1998). Au-delà de cette approche historique globale, d’autres chercheurs se sont concentrés sur certains aspects plus spécifiques. Jeanne Laurent ou Amandine Diener ont écrit sur la formation des architectes (Laurent, 1987 ; Diener, 2022). Maxime Decommer a étudié les pratiques professionnelles des architectes à travers l’étude des structures et des lieux de travail (Decommer, 2017). D’autres chercheurs se sont attachés à restituer certaines carrières administratives tant par l’étude des services ou des corps (Guillerme, 1984 ; Leniaud, 1993 ; Bercé, 2000 ; Auduc, 2008 ; Château-Dutier, 2016) que par des biographies. Qui plus est, l’ouvrage Les architectes et la fonction publique propose différents articles qui dépassent la figure de l’architecte libéral en abordant les missions publiques que les architectes peuvent être amenés à assumer (Bruant, Callais, Lambert, 2022). Enfin, certaines études portent sur les associations et sociétés professionnelles dans lesquelles les architectes se reconnaissent entre eux et participent à définir leur identité professionnelle (Dumont, 1989).
La mise en concurrence des acteurs du monde de la construction, la structuration de la profession face aux ingénieurs et aux entrepreneurs ou encore la protection du titre ont donné lieu à de nombreux débats et publications. Avant tout, il est question de conserver les privilèges acquis — protection d’un titre, d’un territoire d’exercice et d’une légitimité2 — dont l’existence est remise en question par les politiques européennes et françaises en faveur de la libre concurrence mais aussi du fait des nouveaux enjeux sociétaux et des nouvelles politiques qui s’imposent à la conception architecturale. Le cadre et les conditions d’exercice des architectes se transforment, le nombre d’acteurs impliqués dans le cadre de la production bâti croît et de nouvelles missions donnent lieu à de nouveaux processus de professionnalisation — économiste, paysagiste, assistant à la maîtrise d’ouvrage, etc. De fait, les architectes sont amenés à se (re) positionner vis-à-vis de ces experts — dont une certaine part a été formée en Ensa mais ne sont pas inscrits au tableau ordinal — pour défendre leur position et conquérir de nouveaux marchés. Cela soulève la question de savoir si, à l’échelle de la profession, la pluralité des missions et des positions prises par des diplômés des Ensa sert ou dessert la profession et le travail professionnel3 des architectes.
La définition de l’identité professionnelle des architectes est un enjeu de longue date. L’étude conduite par Raymonde Moulin publiée en 1973 pointe l’incapacité des architectes à arrêter la nature de leur « compétence spécifique », excipée par chaque groupe professionnel pour défendre ses intérêts et faire prévaloir ses normes et références spécifiques (Moulin, 1973). Pour justifier leur rôle, les architectes s’appuient sur leur capacité à réaliser « certains types d’opérations intellectuelles » qu’ils précisent en faisant davantage appel à des qualités et un ethos professionnel partagé plus qu’à des activités précises (Montlibert, 1995, p. 6). Par-là, ils misent sur un système de valeurs, celles d’une profession libérale — l’adhésion à des valeurs (Savatier, 1947), celles d’une activité intellectuelle, indépendante et désintéressée, attachée à un individu (intuitu personae) — ainsi que sur l’importance accordée à la « tâche de création » et au « projet » (Montlibert, 1995, p. 57 ; Chadoin, 2016, p. 28). Il en découle une figure historique stéréotypée de l’architecte maître d’œuvre qui se confronte aux réalités des pratiques, à l’émergence de nouvelles missions et de nouveaux métiers en amont et en aval des études de conception et donc à de nouveaux jeux de concurrence (Chesneau, 2018, p. 25). Pour Raymonde Moulin et son équipe, « l’éclatement de la mission d’architecte et l’atomisation de la profession appellent, en contrepartie, le renforcement du discours totalisant » (Moulin, 1973, p. 246).
Par la suite, dans les années 1990, face à la diversification des modes d’exercice de la profession, Guy Tapie décrit « un pluralisme identitaire [qui] éclot sous l’effet du nombre et de la diversité des systèmes d’action dans lesquels l’architecte est engagé » (Tapie, 2000, p. 306). Selon Florent Champy, les évolutions que rencontrent les architectes — fragmentation de la mission traditionnelle, poids croissant des contraintes — peuvent entraîner le risque d’une déprofessionnalisation (Champy, 1999, 2001 et 2002). A contrario, Olivier Chadoin associe aux architectes une capacité à se repositionner, permise par l’absence de consensus concernant la nature de leur compétence et un « travail social spécifique ». Le sociologue voit ainsi en l’indétermination des vertus et propose de saisir la profession non plus à travers l’étude de ses contours identitaires, en référence au modèle classique de la forme professionnelle, mais d’étudier la profession dans sa dimension active, économique et relationnelle (Chadoin, 2017, p. 85). Enfin, dans son ouvrage, Les architectes au défi de la ville néolibérale, Véronique Biau identifie une série de défis qui s’imposent aux architectes aujourd’hui. Face aux nouvelles conditions de leurs pratiques, « leur identité traditionnelle de créateur doit [notamment] s’accommoder de plus en plus d’une logique dominante de productivité » (Biau, 2020, p. 234). In fine, la profession d’architecte, à travers les multiples aspects évoqués, continue donc d’être un objet de recherche fécond et nécessaire comme l’atteste l’ouvrage récemment publié d’Olivier Chadoin, Sociologie de l’architecture et des architectes, dans lequel il propose une synthèse critique des apports de la sociologie quant à l’architecture et aux architectes (Chadoin, 2021).
Le projet « Profession ? Architectes » s’inscrit dans la continuité des recherches précédemment mentionnées. Son objectif est d’examiner les pratiques professionnelles des architectes à travers leurs relations interprofessionnelle, intraprofessionnelle ou encore pédagogique. L’argumentaire, diffusé en novembre 2020, comprend quatre axes de réflexions.
Le premier axe interroge la formation. Celle-ci représente un enjeu important pour la reproduction du corps professionnel, en tant que lieu où s’exerce un contrôle du droit d’entrée ainsi que la socialisation des architectes. Les rapports entre formation et exercice professionnel ont toujours suscité des débats — des réformes de l’enseignement de 1863 et de 1968 jusqu’aux récentes grèves des écoles d’architecture en 2020 et 2023. Tantôt, il s’agit de critiquer le contenu de l’enseignement jugé dépassé, de pointer la dichotomie entre les savoirs et savoir-faire dispensés et les réalités des pratiques ; tantôt, il est question de la relation entre les écoles d’architecture et l’université. L’étude des relations enseignants-étudiants, inter-enseignants ou institutionnelles donne à voir la manière dont est pensé, conçu et discuté l’enseignement dispensé aux futurs architectes, et de fait les débats internes à la profession relatifs aux évolutions qu’elle rencontre.
Dans un deuxième axe, il est question d’interroger les relations internes au groupe professionnel afin d’avoir une meilleure compréhension des modes de régulations de la profession, des différentes postures des acteurs de l’architecture vis-à-vis de l’hétérogénéité du corps et de sa réception par la profession. En raison de leurs doctrines, de leurs postures ou de la diversité des trajectoires et des missions qu’ils entreprennent, les architectes ne constituent pas un groupe homogène4. Les réactions d’architectes au projet d’ouverture du tableau de l’Ordre des architectes à d’autres exercices que la maîtrise d’œuvre, porté par Christine Leconte, présidente du Conseil national de l’Ordre des architectes (CNOA) depuis 2021, mettent en évidence les dynamiques de repli du corps autour de sa figure traditionnelle.
Par ailleurs, les architectes n’exercent pas de façon isolée. Ils sont amenés à collaborer avec un nombre croissant d’acteurs impliqués dans le processus de production architecturale et urbaine. Ils doivent associer ces nouvelles expertises à leur travail et aussi se positionner par rapport aux nouveaux métiers ou professions. Face aux ingénieurs et aux entrepreneurs, les architectes ont formulé certaines revendications pour obtenir le monopole de l’architecture, en invoquant des savoirs et compétences spécifiques. Entre protection d’un territoire, transformation des pratiques et conquête de nouvelles missions, le troisième axe a pour objectif d’analyser les relations entre ces différents agents.
Enfin, le quatrième axe de réflexion porte sur les relations entre les architectes et la recherche. Les politiques encouragent les rapprochements entre sciences, techniques et société. Les politiques publiques relatives à la recherche architecturale ont certes permis à des initiatives fertiles d’émerger ou de se concrétiser, mais elles ont également nourri les controverses. La recherche en architecture n’a pas attendu son institutionnalisation pour faire être porteuse d’une riche production. Les postures hybrides, mêlant productions écrites et pratiques architecturales, ont longtemps été un trait d’architectes consacrés. La diversité des travaux et l’institutionnalisation de postures nouvelles intégrant la référence universitaire — doctorat en architecture, le statut d’enseignant-chercheur, doctorat par la validation des acquis de l’expérience (VAE), etc. — impliquent une remise en question des productions antérieures comme à venir et des spécificités de la recherche architecturale.
Au-delà des axes proposés dans l’appel à communication pour le colloque, les propositions reçues et les différentes conférences ont permis de redessiner les contours actuels des questionnements sur la définition et de la constitution de la profession d’architecte comme corps professionnel, à travers les relations entre les différents acteurs d’un champ de l’architecture en recomposition. En effet, la sélection de communications et de conférences, qui ont été ici traduites en contributions, permet de faire émerger trois axes de réflexion présentés au travers des trois chapitres de cet ouvrage.
La première partie, intitulée « Esprit de corps », revient sur les modalités, les enjeux et les objectifs de la construction d’une unité professionnelle et sur les différents positionnements d’architectes pris vis-à-vis d’une figure traditionnelle. Dans un premier chapitre, ce sont différentes modalités de construction de l’identité professionnelle au regard de la constitution d’une unité professionnelle qui sont explorées. Au 19e siècle, les sociétés professionnelles sont des associations corporatives au sein desquelles les architectes participent à défendre leurs intérêts et définir leur identité professionnelle. Sarah Blouin retrace les origines et les objectifs de la Société centrale, une association très élitiste qui a joué un rôle primordial dans l’histoire de la structuration professionnelle des architectes du 19e et du 20e siècle. Denyse Rodriguez Tomé s’attache à restituer les échanges voire les conflits qui existent entre les différentes sociétés professionnelles à la fin du 19e siècle, ce qui éclaire les débats autour de la professionnalisation. Quant à l’étude de Lena Lefranc-Cervo, elle présente un groupe d’architectes « novateurs » réunis au sein de la Société des architectes modernes. Dans le contexte de l’entre-deux-guerres, ils défendent une posture alternative à celle de l’architecte officiel. Ces trois contributions montrent comment les interrelations entre différents profils d’architectes, représentés par différentes sociétés professionnelles, ainsi que les relations entre ces sociétés et l’État, ou encore entre les architectes et d’autres acteurs de l’architecture ont contribué à définir la figure professionnelle de l’architecte.
Le second chapitre se concentre plus spécifiquement sur des débats autour de l’identité professionnelle, toujours à partir des relations entre différentes figures d’architectes ou des relations entre différents groupes professionnels. Sara Carlini étudie les stratégies de positionnement d’architectes qui militent pour faire bouger les lignes de la fabrication urbaine en s’investissant au sein de nouveaux dispositifs. Quant à Jean-Matthieu Houppe, il propose une réflexion sur la légitimité de l’architecte non-bâtisseur et sur sa nécessité pour œuvrer en faveur de la qualité du cadre bâti — architecte des bâtiments de France, architecte-urbaniste de l’État, etc. Enfin, Véronique Biau offre une synthèse des processus qui ont recomposé le contexte de l’intervention des diplômés en architecture. Elle présente également l’évolution des pratiques et des valeurs liées au métier notamment chez les jeunes diplômés. Dans ce second chapitre, les interrelations au sein du champ de l’architecture sont toujours au centre des questionnements, dans une perspective plus contemporaine. Aujourd’hui, des architectes remettent en question les limites de leurs prérogatives, et affirment la nécessité de pratiques en dehors d’un strict cadre de maîtrise d’œuvre : explorer d’autres marchés, revenir aux missions de garant du cadre bâti, ou encore affirmer un positionnement engagé au regard du monde néolibéral contemporain. Ainsi, au travers de ces différentes figures et postures, l’identité professionnelle des architectes évolue.
La deuxième partie de l’ouvrage intitulée « Jeux de concurrence » aborde les interrelations entre les acteurs du champ de l’architecture sous un angle différent. Elle se penche sur les figures d’architectes qui ont noué des relations particulières avec d’autres types de pratiques professionnelles ou qui pratiquent eux-mêmes l’architecture dans une perspective élargie. Le premier chapitre explore les liens entre les architectes et le monde de la construction et de l’ingénierie, quant au second, il explore les liens entre le monde de la recherche et de l’innovation. En effet, la production architecturale et urbaine ne peut être exempte d’une action collective. Les architectes doivent collaborer et, en tant que mandataires, ils ont souvent la charge de l’organisation globale du processus de production et des échanges entre les acteurs concernés. De plus, la protection octroyée aux architectes leur réserve, depuis 1977, une part importante des missions de maîtrise d’œuvre, à l’exception principalement des maisons individuelles et de l’architecture agricole. Toutefois, la réglementation propre à la profession leur ferme l’accès à d’autres tâches, comme la promotion immobilière, et freine le développement de sociétés pluriprofessionnelles puisqu’au minimum 50 % des parts d’une société d’architecture doivent être détenues par un architecte. Malgré la réglementation, les limites entre les différentes professions impliquées dans l’acte de bâtir sont parfois poreuses. Le premier chapitre illustre les rapports que peuvent entretenir les architectes avec le monde industriel, les ingénieurs et les pratiques constructives. Manon Scotto analyse des relations complexes entre des architectes et des industriels de la construction des années 1970, en étudiant les parcours de Fabien Vienne, Philippe Vuarnesson et Pierre Lajus. Sophie Jacquemin traite la différenciation entre les activités de conception et de construction par l’observation de la pratique d’une dizaine d’architectes belges investis dans l’acte constructif. Enfin, Bettina Horsch se saisit du double cursus architecte-ingénieur dispensé au sein de l’Ensa Nantes et à Centrale Nantes pour analyser les parcours, de la formation à leurs insertions professionnelles, des étudiants qui l’ont suivi. En filigrane, la question de la définition du cadre de la profession et des compétences spécifiques portées par les architectes et reconnues par la société reste prégnante.
Quant au second chapitre, il présente deux évolutions soutenues par les politiques publiques et qui offrent aux architectes la possibilité de dépasser certaines limites que rencontre la profession. Tout d’abord, Hector Doccaragal Montero s’intéresse au caractère opérationnel de l’appareil législatif qui cherche à valoriser les dispositifs dérogatoires dans le cadre de la pratique des projets d’architecture, au regard de la transition énergétique et en réponse à la (sur)normalisation de la production bâtie. Ensuite, il est question du développement de la recherche en architecture en lien avec les besoins et les pratiques professionnels. Benoît Vandenbulcke s’appuie sur une série de travaux en cours, complétée par ceux du groupe de recherche In practice, pour recenser et comparer différentes méthodologies qui engagent le projet comme outil dans un contexte académique. L’Atelier Fil s’est prêté à un exercice réflexif en retraçant comment la recherche menée au sein de deux structures, l’agence et l’association qui le composent, participent à transformer les temporalités des projets, les commandes et les collaborations. Dans le prolongement de cette contribution, un exercice semblable a été proposé à Fanny Delaunay, Loïse Lenne et Claude Valentin dans le cadre d’une table ronde intitulée « Les agences d’architecture sont-elles de nouveaux lieux de recherche(s) ? ». Une transcription synthétisée des échanges qui se sont tenus donne à voir le partage d’expérience de deux architectes et une urbaniste aux parcours différents ainsi que leurs positionnements relatifs au développement de la recherche en agence d’architecture. Au travers de ces différentes contributions, la recherche apparaît comme un exemple de pratiques qui participent aujourd’hui à la recomposition du champ de l’architecture. Ses enjeux sont multiples, ils sont à la fois institutionnels (doctorat en architecture, statut d’enseignant-chercheur en Ensa), financiers (modalités de financement des thèses et des recherches en architecture en particulier en agence), mais aussi d’une grande portée politique, avec des répercussions importantes sur les questions environnementales (modalités de production de l’architecture) et sociales (organisation des agences, modalités de rémunération des architectes). Le champ de l’architecture se recompose aujourd’hui du fait notamment de dynamiques portées par les architectes et/ou par des politiques publiques. Malgré les engagements des uns et des autres dans le portage de ces évolutions, qu’elles soient réactionnelles à une évolution du contexte environnemental et socio-économique, ou anticipées pour développer une capacité d’influence plus importante sur ce même contexte, les contributions nous montrent qu’il convient de ne pas oublier le rôle de la société dans son ensemble, qui s’incarne notamment au travers de la maîtrise d’ouvrage ou des usagers, dans la possibilité et la rapidité de ses évolutions.
La troisième et dernière partie intitulée « Perspectives » a une visée prospective. Le cadre de la production bâtie connaît de profondes transformations et les architectes doivent s’accommoder de ces évolutions comme des logiques socio-économiques dominantes. Pour faire face à ces changements, ils disposent de certains avantages — tels que la fermeture d’un marché ou une formation indépendante — et de spécificités qui peuvent apparaître comme des freins — tensions internes au groupe, agences d’architecture majoritairement de petites tailles, etc. Les différentes contributions de cette partie esquissent ainsi des possibilités envisageables, souhaitables ou nécessaires, pour les pratiques professionnelles des architectes, et plus largement pour la composition du champ de l’architecture. Le premier chapitre interroge d’abord la préparation à l’avenir des futurs professionnels, puisqu’il est question de penser la formation en adéquation avec les spécificités et besoins de la profession ainsi qu’en fonction des défis qu’elle doit surmonter. Pour Rainier Hoddé, cela passe par une invitation à développer la réflexivité chez les futurs architectes. L’auteur revient sur différentes expériences d’enseignement au sein desquelles les pratiques pédagogiques ont été conçues au prisme des exigences du travail réflexif, en proposant aux étudiants des écoles d’architecture un « outil d’autonomie intellectuelle ». La nécessité d’un caractère professionnalisant est également abordée, notamment avec l’exigence d’une sixième année pour l’inscription à l’Ordre des architectes, l’Habilitation à la maîtrise d’œuvre en nom propre (HMONP), mise en place en 2007. Élise Macaire, Minna Nordström et Fabien Reix ont été chargés par le ministère de la Culture de produire une étude sur cette formation, spécifiquement sur la manière dont les détenteurs d’un diplôme d’État d’Architecte la perçoivent et s’y engagent. Ils rendent ici des éléments de conclusion sur l’évaluation de la formation. Enfin, Laura Brown montre, à travers une approche qualitative et quantitative, le passage d’un modèle professionnel traditionnel à un modèle professionnel international. En lien avec les parcours et les expériences de formation des architectes rencontrés, elle interroge une diversité de profils d’architectes exerçant à l’étranger, et la façon dont leurs diverses pratiques questionnent leurs positionnements par rapport à une vision archétypal de l’architecte libéral.
Le second chapitre offre des pistes pour penser la profession d’architecte, et plus largement l’architecture, ainsi que leur avenir, potentiel comme souhaitable, au regard des enjeux du monde contemporain. Marie Trossat, à partir des enjeux de la définition de l’architecture comme discipline, propose une façon de repenser ce que pourrait être une éthique de la pratique architecturale au prisme de la notion d’« habitabilité ». Quant à Olivier Chadoin qui clôt cette dernière partie, il propose de renverser la perspective sur l’appréhension de la profession d’architecte, en interrogeant « l’état de cette profession à partir de l’analyse de ce qu’elle fait et non plus de ce qu’elle devrait être ». À partir de l’analyse des pratiques professionnelles, il souhaite mettre en évidence les manières dont les architectes se positionnent par rapport à la concurrence. Ainsi, leur stabilité en tant que profession, à laquelle les architectes se réfèrent aujourd’hui davantage dans leur « forme symbolique », dépend finalement de leur instabilité qu’ils doivent à une adaptation incessante aux contraintes. Par ailleurs, Olivier Chadoin décrit les mouvements qui affectent actuellement l’espace de la maîtrise d’œuvre, les grandes transformations que connaît la profession d’architecte. Il pose la question de l’identification des forces et des capacités de positionnement des architectes dans la production architecturale et urbaine, au regard des nombreux défis auxquels ils doivent faire face aujourd’hui.
In fine, cet ouvrage aborde, à travers les dix-huit contributions proposées, quelques-uns des enjeux qui travaillent aujourd’hui la profession d’architecte, et la façon dont celle-ci ne cesse de se recomposer et de se redéfinir au prisme de ses relations avec l’ensemble des acteurs investis dans l’acte de bâtir. Les pratiques émergentes (Carlini), qui redéfinissent le cadre d’action des architectes (Jacquemin, Houppe), ou plus largement un positionnement social ou éthique (Biau, Brown) démontrent la capacité de la profession à s’adapter à un contexte mouvant, en tentant de développer de nouvelles prises sur celui-ci et en cherchant notamment de nouveaux positionnements par rapport à des pratiques et compétences connexes (Scotto, Horsch). Au-delà des enjeux de la définition de l’identité professionnelle des architectes aujourd’hui (Chadoin), ou par le passé (Blouin, Tomé, Lefranc), c’est sur l’architecture comme champ, et comme discipline de recherche et d’innovation (Doccaragal, Vandenbulcke, Atelier Fil, Trossat), sur laquelle se fondent des espoirs pour alimenter les pensées et les actions dans un monde en profonde transformation environnementale, sociale et économique. La formation semble désormais jouer un rôle majeur dans l’accompagnement de la profession face à ces adaptations (Hoddé, Reix). Ainsi, les différentes réflexions proposées dans cet ouvrage invitent les lectrices et les lecteurs à explorer les pistes qui s’ouvrent à une profession d’architecte, dans la volonté et la nécessité de se (re) positionner au travers de la diversité de ses pratiques dominantes et marginales, orthodoxes et hétérodoxes, historiques et émergentes.