Il faut des architectes titrait, au début des années 1970, une publication de la Grande Masse1 avec l’ambition de faire mieux connaître la réforme en cours de l’enseignement de l’architecture aux principaux intéressés, étudiants et praticiens, mais aussi d’en préciser les attentes quant à l’évolution du rôle et de la pratique de l’architecte face aux enjeux de l’après reconstruction en matière d’environnement et de cadre de vie. Une mosaïque d’enquêtes, de synthèses thématiques et de reportages y esquissait de manière empirique un nouveau monde fondé sur une critique des représentations et des cadres institutionnels de l’exercice de l’architecture « paralysé » par son statut libéral. Au-delà d’une croissance revendiquée du nombre d’architectes en France, s’y affirmait la volonté de mieux préparer les futurs professionnels à un monde complexe et des modes d’intervention diversifiés, dans le cadre d’équipes pluridisciplinaires à l’écoute des « usagers » de l’architecture.
À Nancy, comme ailleurs, cette réforme s’est incontestablement traduite par une première diversification des profils et des parcours de nouveaux diplômés qui ont investi aussi bien le monde public, des Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) lorrains à l’Institut français d’architecture, que le monde privé, des entreprises du Bâtiment et travaux publics (BTP), à l’industrie des matériaux. Quant aux tenants de la maîtrise d’œuvre, elles et ils ont contribué en quelques années à renouveler en deçà du paysage architectural, celui des agences d’architecture de la région, par de nombreuses créations directes et une notable mixité. Ce renouvellement professionnel doit beaucoup à la direction pédagogique de Jean-Pierre Epron. Portée par une vision pluridisciplinaire ouverte aux débats, l’Unité pédagogique d’architecture (UPA) de Nancy est en effet devenue sous sa conduite, une décennie durant, un vaste chantier pédagogique fondé sur de multiples travaux de recherches dont l’écho est encore perceptible dans l’École nationale supérieure d’architecture de Nancy (ENSAN) d’aujourd’hui. A contrario, force est de reconnaître que ses propres travaux sur la déconstruction de l’exercice libéral n’ont pas connu de véritable continuité in situ. Reprenant la direction du Laboratoire Histoire Humanités Architecture Contemporanéité (LHAC) trente ans plus tard, Hélène Vacher, en historienne de la construction, a été la première à s’en étonner avant que la réception des archives de l’intéressé, ainsi que l’enchaînement d’une série de thèses consacrées à des pratiques architecturales contemporaines, alternatives ou novatrices ne changent la donne. Se sont ainsi dessinées simultanément, la genèse d’un nouvel axe de recherche consacré à ces pratiques et l’idée d’une publication consacrée au « métier », bientôt transformée en un projet de colloque, une première sur ce thème à Nancy.
Par-delà les écrits de Jean-Pierre Epron, l’inspiration est venue des recherches engagées depuis le début du siècle, et notamment celles inaugurées par Guy Tapie quant à l’impact du tournant néo-libéral et numérique sur la profession, relayées par les premières approches de la réforme de 2005 et de l’Habilitation à la maîtrise d’œuvre en son nom propre (HMONP). À la lecture et à l’écoute d’auteurs comme Véronique Biau, Olivier Chadoin, Maxime Decommer ou Élise Macaire, l’appel à contribution s’est orienté vers l’évolution des pratiques et des interactions au sein du champ architectural, tout en ouvrant la porte à l’histoire et aux acteurs. Parmi les thèmes suggérés ou apparus, profession et/ou filière, enseignement et recherche, identité et légitimité, diversité et représentation, plusieurs entrent en résonnance avec ceux abordés par la publication de la Grande Masse un demi-siècle plus tôt, à ceci près qu’il ne s’agit plus ici de porter des espoirs ou des revendications, mais de discuter à l’échelle hexagonale des résultats de recherches en bonne et due forme désormais engagées de longue date dans les écoles et depuis peu dans des agences d’architecture.
Si l’initiative conduite par Cécile Fries-Paiola, Mélanie Guenot et Mathilde Thiriet a porté ses fruits dès le temps du colloque en suscitant des contributions et des débats qui attendaient leur heure, son ultime étape lui donne une profondeur nouvelle en jetant les bases d’un état des lieux problématisé associant chercheurs et praticiens à un moment clef pour la profession dans son ensemble. Côté recherche, s’y affirme le dynamisme d’un véritable domaine tant du fait de la diversité des auteurs, entre chercheurs confirmés et relève montante, que de celle des productions entre synthèses et études de cas, essais et retours d’expériences. Côté pratique, s’y reflètent les tensions entre recherche et conception, mais aussi les capacités de résilience d’une profession dont les perpétuels ajustements font plus que jamais vaciller le totem du statut libéral. En ses actes, le colloque « Profession ? Architectes » livre ainsi, à tous les acteurs du champ architectural, et au-delà, un matériau renouvelé et une série de mises en perspective de la complexité que ces mêmes acteurs alimentent plus ou moins consciemment au quotidien… De quoi les inciter à mettre en œuvre une pensée réflexive, seule à même de leur permettre d’affronter les enjeux environnementaux et sociétaux qui nous interpellent tous plus que jamais.