La recherche au cœur de la pratique / la pratique au cœur de la recherche
Introduction
Je suis ingénieur civil architecte diplômé en 2001 de l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) et titulaire d’une thèse de doctorat en « sciences de l’ingénieur » portant sur les processus de projet en architecture en 2015 dans la même université.
Depuis le début de ma carrière académique en 2002, mon parcours m’a amené à combiner deux activités en parallèle : architecte au sein de mon agence et enseignant-chercheur au sein de l’université. Cette double activité m’a poussé dans ma recherche doctorale à exploiter ces deux champs et à chercher à y construire des interactions. Mon intérêt s’est porté sur la pratique du projet et plus particulièrement les processus de celui-ci. Comment la pratique professionnelle au sein d’une agence peut-elle fournir des outils de recherche « utilisables » dans le cadre de mon doctorat ? Comment ma recherche peut-elle avoir un impact dans le milieu professionnel ou dans l’enseignement ?
Ces deux mondes partageant la même préoccupation de comprendre, développer, faire évoluer et définir ce qu’est l’architecture semblent pourtant compliqués à réunir. Dans mon expérience personnelle de thèse, la méthodologie où j’engageais mon expérience professionnelle d’agence a été plusieurs fois questionnée : est-ce déontologique ? Est-ce que les résultats sont corrects et comment les vérifier ? Est-ce que la méthode est reproductible et les résultats identiques ? La méthode proposée est-elle du coup scientifique ? Dans quel champ méthodologique classer ma recherche ?
De cette situation personnelle particulière est né un groupe de recherche avec des collègues partageant cette « singularité » qui est de pratiquer le métier d’architecte, d’enseigner et de conduire des recherches académiques. L’article propose de cadrer une définition et de situer épistémologiquement la recherche pratiquée au sein du groupe, mais aussi d’illustrer les thématiques et les méthodologies développées par leurs membres où un lien indubitable entre pratique professionnelle et recherche est créé.
Contexte de l’enseignement de l’architecture (en Belgique)
En 2010, en Belgique, les instituts supérieurs d’architectures sont intégrés aux universités, ce qui a pour conséquence d’ouvrir ces écoles à la recherche académique. Une modification de paradigme s’opère. Là où dans les instituts supérieurs, « le projet » était au centre de l’enseignement et le professeur-praticien garant de son enseignement, à l’université, la place de la recherche devient prédominante.
Ce n’est pas le premier changement de paradigme dans la discipline de l’architecture et son enseignement. Le métier de l’architecte a été grandement bouleversé au début de l’ère industrielle avec la création des écoles d’ingénieurs. L’École Nationale des Ponts et Chaussées est fondée en France en 1747 par Jean-Rodolphe Perronet à la suite d’une ordonnance royale (Dupire, 1981). L’éclosion des écoles d’ingénieurs en France va fondamentalement bouleverser le monde de la construction. Selon Bélidor (Dupire, 1981), l’apparition du devis descriptif et du détail constructif entraînera la déresponsabilisation des artisans. L’organisation jusqu’alors corporative du chantier, caractérisée par une pratique constructive traditionnelle fondée sur l’expérience, l’habitude et le savoir-faire est remise en cause. Le centre décisionnel se déplace du chantier où les choix techniques étaient pris au fur et à mesure, à l’instance du projet élaboré par l’ingénieur avant la réalisation. L’ingénieur devient le garant de l’organisation pratique et concrète du chantier. On assiste donc non seulement à une dislocation du métier de l’architecte (séparation architecte-ingénieur) où certaines parties ne seraient plus de son ressort, mais aussi à celui de l’artisan. L’architecte semble dépossédé d’une partie de son savoir-faire et son champ de compétences se réduit considérablement.
Nous pouvons faire un parallèle avec l’évolution récente des institutions d’enseignement de l’architecture en Belgique. En 1977 (loi du 18 février 1977), la formation architecturale devient un « enseignement supérieur de type long et universitaire ». Les écoles d’architecture se dissocient des formations artistiques dans lesquelles elles étaient imbriquées. Mais, n’intégrant pas formellement les universités, elles ne peuvent pas délivrer de doctorat et accéder à la recherche fondamentale. Cependant, au sein des universités, la formation d’ingénieurs-architectes peut le faire depuis 1878. L’idée de l’intégration des écoles d’architecture au sein des universités est présente dans le milieu politique à partir de 1986. À la suite de la Déclaration de Lisbonne (1997), le Processus de Bologne se met en place (1998-2020) dont l’un des objectifs est la compatibilité et la qualité de l’enseignement supérieur en Europe et qui débouche en 2010 sur la création de l’espace européen de l’enseignement supérieur (EEES). Dans ce cadre, les institutions doivent proposer enseignement et recherche en leur sein (conférence de Louvain, 2009). C’est donc logiquement à partir de 2010 que les écoles d’architectures belges sont incorporées dans les universités. Ce phénomène n’est donc pas isolé et propre à la Belgique, mais s’implémente dans toute l’Europe avec des nuances. Par exemple, la question de la recherche et du doctorat en architecture est apparue environ à la même époque en France avec le décret interministériel du 30 juin 2005.
En Belgique, le passage à l’université doit permettre plusieurs choses. D’une part, de faire évoluer la formation « professionnalisante » des écoles d’architecture vers un enseignement plus « universel » plus à même de répondre aux évolutions du champ architectural et de ses métiers. D’autre part, ce passage offre la possibilité de développer la recherche dans les institutions d’architecture. Parallèlement à la figure de l’enseignant « architecte-praticien », on commence à différencier le profil d’« architectes-critiques » (Genard, 2014) issus du milieu de la recherche. Deux profils semblent donc se mettre en place pour les enseignants d’architecture : ceux impliqués dans la pratique professionnelle et ceux issus du monde académique.
Cependant, pour accéder au titre de professeur d’une université belge, il faut être porteur du titre de docteur. Les professeurs récemment engagés dans nos universités sont donc actuellement principalement issus du milieu de la recherche et ne pratiquent pas ou plus le projet dans un univers professionnel. Or, les professeurs jouent un rôle crucial dans les universités belges : accès à certaines fonctions à responsabilité, budgets, engagements, etc.
Why would architects – professional architects, I mean – who are doing such a beautiful, useful and important work, which is very specific and has its own tools etc., why would they want or need to do scientific or academic research?” se demandait Pauline Lefevre lors de la conclusion de la conférence Practice In Research #02. Ce à quoi Robin Schaeverbeke répondait : “There are different answers to that. First, in order to maintain the academic position of practicing architects, they have to do it. It is also about the possibility of maintaining the position of being a practicing architect while engaging in academia. We need architectural faculties with diversity, including practicing architects. [Practices in Research, 2, 129-152, 2021]
Le groupe de recherche In Practice a pour objectif de promouvoir cette diversité des profils au sein des facultés d’architecture. Pour ce faire, le groupe propose des publications et conférences ouvertes aux architectes praticiens, qu’ils soient engagés dans une recherche académique formelle ou non. Par ailleurs, les projets de recherche doctorale qui se développent au sein du groupe tirent parti de la pratique architecturale des chercheurs, selon différentes modalités (ce qui sera explicité ci-dessous). Dans les comités scientifiques des différentes initiatives, le groupe intègre des profils académiques, des profils de praticiens et des profils mixtes.
In Practice : genèse et activité
À l’origine, In Practice était une série de conférences où des architectes étaient amenés à dévoiler leurs documents de travail et à raconter l’histoire du processus d’un projet. Ces conférences étaient suivies d’une conversation avec un panel. La discussion explorait la thématique de la pratique comme recherche/la recherche comme pratique. L’idée était d’ouvrir l’architecture aux modalités de la recherche. Ces conférences s’adressaient à la fois au grand public et au monde académique.
Suite à ces conférences, en 2019, Pierre Chabard (Ensa Paris-La Villette, Criticat) a été invité pour participer à l’écriture du livre Philippe Vander Maren et Richard Venlet : In Practice. En 2020, le groupe obtient un financement qui permet de transformer cette première expérience en une série, avec Raamwerk : In Practice – Lichetervelde Youth Centre publié en 2020, en collaboration avec Bart Decroos (UAntwerpen). Dans ce livre, des articles complémentaires sont intégrés pour apporter un autre éclairage sur le plan architectural, pédagogique ou épistémologique. Deux autres livres sont en cours de préparation : les architectes de Kofink Schels (Munich) avec Matthieu Wellner en 2021, puis les architectes de Dyvik Kahlen (Londres) avec Fabrizio Ballabio en 2022.
Les livres reconstruisent une narration du processus de projet à travers les documents de travail et un texte. Ils s’adressent à un public intéressé (art/architecture) et se positionnent dans le domaine de la recherche. Par la documentation du processus d’un projet, ces livres ont différentes visées : rencontrer le grand public, montrer une réflexion sur le processus de projet (qui peut être la base d’un travail de recherche universitaire), être un outil d’enseignement (permettant de montrer des modes opératoires dans un processus de projet).
Je pense aujourd’hui encore que la recherche centrée sur le corpus que représente l’évolution d’un projet, sur son processus, relève sans aucun doute de la recherche scientifique. [Lamunière, 2018]
Poussé par la même conviction qu’Inès Lamunière et le travail de son laboratoire à l’ETH Zurich, et mu par la volonté que des croisements puissent s’opérer entre la pratique du projet dans le cadre d’une pratique professionnelle et la recherche universitaire, le groupe de recherche interuniversitaire In Practice a été créé.
Les membres du groupe In Practice ont en commun d’avoir une activité académique et une activité professionnelle en parallèle. Les agences qu’ils dirigent ou dont ils sont collaborateurs sont reconnues dans la communauté des architectes à travers des publications, des expositions, des prix, des concours gagnés qui démontrent la pertinence de leur travail. Ces agences sont établies, mais ouvertes au développement. Souvent, un domaine d’intérêt lié à la pratique peut être identifié, qui est le déclencheur de la recherche. Les activités de l’agence ne sont pas nécessairement limitées aux commissions de construction de bâtiment.
En plus des conférences et des livres, un colloque et un journal scientifique (double blind peer review) sont organisés annuellement sous l’appellation Practices in Research. La troisième édition a eu lieu le 21 octobre 2021. Le journal invite les architectes praticiens1 à explorer les relations entre leur pratique et leur recherche. L’accent mis sur la relation entre la pratique et la recherche en architecture peut conduire à un large éventail de contributions, telles que des considérations sur des processus de conception spécifiques, des enquêtes transversales, des réflexions épistémologiques, des considérations sur les outils et les médias.
Les publications des deux premières éditions de Practice in Research serviront de support à notre article.
In Practice : point sur la situation épistémologique, définition, méthodologie
Il s’agit ici d’essayer de situer les activités des recherches des membres du groupe In Practice dans le champ de la recherche architecturale sans pour autant ouvrir le débat épistémologique sur la recherche en architecture.
Comme indiqué précédemment, ce qui qualifie le groupe de recherche, c’est la double casquette de praticien (au sein d’une agence d’architecture) et d’académique (enseignant-chercheur) au sein d’une université et la volonté de créer du lien entre ces deux activités.
Dans son article « De la recherche à la pratique et vice-versa : le praticien-chercheur », Stéphane Hanrot montre à travers un schéma la distinction et les jonctions entre sa propre recherche scientifique et sa propre pratique architecturale (qui mène à la construction de projets architecturaux). Il évoque la porosité entre recherche et pratique et l’utilisation d’éléments communs aux deux disciplines (Hanrot, 2005).
De façon similaire, le groupe de recherche In Practice s’intéresse précisément aux interactions entre ces disciplines et plus particulièrement au rôle que la pratique professionnelle peut jouer dans un processus de recherche académique.
Si nous observons les termes utilisés pour qualifier les recherches liés à une pratique (architecturale, artistique ou autre), la littérature anglophone est plutôt foisonnante : practice-based research, practice-led research, practice as research, artistic research, creative research, studio-based research, arts based research, creative arts enquiry, art-informed research, creative practice research, performative research, performace as research, practice through research, research-trough-practice. En français, le terme « recherche-création » a pour sa part plusieurs acceptions (Paquin, Noury, 2018). Alain Findeli distingue par exemple la « recherche-création et la recherche-projet » (Findeli, Coste, 2007).
À travers ces différentes terminologies et leurs modèles, essayons alors de voir où les travaux du groupe In Practice se situeraient en s’intéressant à la distinction ou la confusion entre la pratique ou l’activité de conception et la recherche. Nous poursuivrons l’utilisation des termes anglophones dans notre description dont la littérature est plus fournie. Les distinctions ci-dessous ont été précisées en 2020 par Harold Fallon lors d’un séminaire avec des doctorants de la KU Leuven membres du groupe de recherche basée sur l’article de R. Lyle Skains (Skains, 2018).
PRACTICE AND RESEARCH - practice >< research
Un premier modèle est la distinction complète entre pratique et recherche, qui sont deux univers totalement étanches l’un par rapport à l’autre. Ce modèle ne concerne pas les travaux du groupe, qui vise justement à explorer les interactions entre les deux champs.
PRACTICE AS RESEARCH practice == research
À l’opposé, le second modèle est celui où il n’y a pas de séparation entre théorie et pratique. La connaissance est implicite dans le projet ou la création, il n’y a donc pas de nécessité d’exégèse théorique ou de réflexion rétrospective en dehors de cette pratique (Borgdorff, 2012). Ce modèle a connu un développement important dans le nord de l’Europe dans le domaine artistique, par exemple. Les travaux du groupe ne se basent pas sur cette approche, car sans distinction, les échanges sont impossibles.
PRACTICE-BASED / PRACTICE-LED
Ces termes semblent être utilisés de manière superposée et sont souvent interchangés. La pratique est engagée dans la recherche en tant que sujet et/ou en tant que méthodologie. « Ces catégories de recherche liée à la pratique [impliquent] l’identification de questions et de problèmes de recherche, mais les méthodes, les contextes et les résultats de la recherche sont alors fortement axés sur la pratique créative »2 (Sullivan, 2009, p. 48). « Les résultats de ces recherches sont destinés à développer la pratique individuelle et la pratique du domaine, à élaborer une théorie liée à la pratique afin d’acquérir de nouvelles connaissances ou de nouveaux points de vue »3 (Niedderer, Roworth-Stokes, 2007, p. 10 ; Sullivan, 2009, p. 48). D’autres proposent une différentiation entre led et based que nous pouvons utiliser : « Si un artefact créatif est la base d’une contribution à la connaissance, la recherche est practice-based. Si la recherche conduit principalement à une nouvelle compréhension de la pratique, elle est practice-led. »4 (Candy, Edmonds, 2018).
Ainsi, practice-led ferait plutôt référence à la pratique comme sujet, et practice-based comme méthode. Nous pourrions appeler la combinaison de ces deux modèles « research in architecture practice », où la pratique peut être à la fois le sujet et la méthode. Il va de soi que dans ce type de recherche, les sujets et les méthodes ne sont pas exclusifs : d’autres méthodes et sujets que la pratique peuvent être actifs dans la recherche à côté de la pratique.
ARTISTIC RESEARCH
Selon la Déclaration de Vienne, il s’agit d’un terme plus large, couvrant la pratique en tant que recherche, la recherche basée sur la pratique et la recherche dirigée par la pratique : « L’excellence de la recherche artistique est une recherche qui s’appuie sur une pratique et une réflexion artistique de haut niveau. Il s’agit d’une enquête épistémique qui vise à accroître les connaissances, la perspicacité, la compréhension et les compétences. »5 La recherche artistique n’exclut pas la présence d’un sujet ou d’une question de recherche externe à la pratique, et ne l’impose pas non plus. Ceci tend à regrouper les 3 termes décrits ci-dessus : practice as research + practice based + practice led. Le terme artistic research chapeaute ici les autres termes définis.
Les travaux des chercheurs du groupe de recherche In Practice se situent certainement dans une démarche practice based et/ou practice led. En s’appropriant une définition de Stéphane Hanrot (Hanrot, 2005), les recherches du groupe sont spécifiques ou « intradisciplinaires ». Elle ne revendique pas de méthodes extrinsèques ou pluridisciplinaires, mais emploie les moyens propres de l’architecture pour approfondir et élargir les connaissances architecturales, innover sur les dispositifs architecturaux, mais aussi sur les méthodes et les outils du praticien, et, enfin, évaluer la consistance des doctrines architecturales et de leurs artefacts en exploitant la pratique professionnelle du chercheur.
In Practice : recherches
Dans ce chapitre, nous nous intéressons plus particulièrement à la place de la pratique professionnelle dans les différentes recherches doctorales des membres du groupe. Vu l’absence d’un cadre méthodologique établi et stable au niveau institutionnel concernant l’intégration d’une pratique architecturale professionnelle dans le champ de la recherche académique, les doctorants doivent veiller à préciser leur position et leur démarche de façon individuelle. Il en résulte une intéressante diversité d’approches que nous proposons d’observer au travers des quatre questions suivantes.
Dans quelle mesure la pratique professionnelle du chercheur est-elle engagée en tant que sujet dans la recherche ?
Dans quelle mesure la pratique professionnelle du chercheur est-elle active en tant que méthode dans la recherche ?
Dans quelle mesure la recherche s’adresse-t-elle à un sujet qui se situe en dehors de la pratique professionnelle du chercheur ?
Dans quelle mesure la recherche se développe-t-elle selon des modalités issues d’autres champs disciplinaires que la pratique architecturale ?
Nous pouvons nuancer les réponses comme suit : dominant, significatif, équilibré, ponctuel, négligeable.
Au regard de ces questions, nous pouvons en préambule situer les différents modèles de recherche en lien avec une pratique architecturale que nous évoqués plus haut. Dans « Practice and Research », la recherche est totalement indépendante de la pratique. Les questions 1 et 2 sont négligeables, 3 et 4 sont dominants. Dans « Pratice as Research », la pratique est le sujet et le vecteur de la recherche. 1 et 2 sont dominants alors que 3 et 4 sont négligeables. Pour une recherche « Practice-led », la recherche s’intéresse à la pratique en tant que sujet plutôt qu’en tant que méthode. 1 et 4 seront dominants. C’est l’inverse qui se produit pour la recherche « Practice-based », qui utilise la pratique comme un outil, mais pas comme le sujet. 2 et 3 sont dominants.
Enfin, dans les projets de recherche portés par le groupe In Practice, c’est-à-dire dans le modèle « Reserach in Architecture Practice », nous combinons les deux approches « Practice-led » et « Practice-based ». 1, 2, 3 et 4 sont variables, selon un équilibre à établir pour chaque projet.
Sous forme synoptique, nous pouvons reprendre ceci dans un tableau (noir = dominant, blanc=négligeable, gris = équilibré) :
La recherche emprunte d’autres champs disciplinaires
Practice and Research
Practice as Research
Practice-led Research
Practice-based Research
Research In Architecture Practice
Nous proposons ci-dessous une analyse plus fine de différents doctorats terminés ou en cours selon cette même grille. L’objectif est d’observer les récurrences ou les variations que ce modèle permet.
Metarbitrariness ? AgwA, an architecture of practice, H. Fallon, RMIT, 2012
Le sujet de la recherche s’attarde à comprendre et à décoder une pratique professionnelle dont le chercheur est un des associés. Le chercheur reconstitue d’une part des processus de projet de son agence, leur mode de représentation, les opérations architecturales en jeu et d’autre part sur une période donnée, il compare les méthodologies des projets et retrace des liens entre eux.
Des documents architecturaux à propos de projets en cours ou passés sont produits dans le cadre de la recherche, explorant des sujets précis (structure, implantation, processus, règles de composition, etc.). Les projets en cours s’alimentent des résultats de la recherche et les questionnent en retour : en tant que projets, ils alimentent donc également la recherche, au contraire d’une recherche qui se limiterait à analyser un corpus architectural donné.
Le sujet principal est la pratique architecturale du chercheur, néanmoins l’œuvre littéraire de Francis Ponge est impliquée dans l’étude de façon ponctuelle. Elle révèle certains mécanismes de la pratique, et en retour, la recherche sur cette pratique offre une lecture différente de l’œuvre littéraire en question. Cette réflexion reste cependant périphérique au cœur du travail.
Si la recherche se développe principalement par les moyens de la pratique, une lecture assez poussée a été faite de la littérature de et à propos de Francis Ponge, qui transparaît dans la recherche par une sélection de passages et de réflexions du chercheur. On se situe ici ponctuellement dans les champs théorique et littéraire.
Concrétion, Abstraction, lecture et production du projet d’architecture par immersion, Vandenbulcke B., UCLouvain, 2015
Si le sujet du doctorat s’intéresse à l’œuvre de trois architectes externes à la pratique du chercheur, l’intérêt porté par le chercheur à ces pratiques et le regard qu’il porte sur ces dernières (concrétion) provient de sa pratique. En filigrane, on pourrait estimer que le travail de recherche établit un prisme qui révèle des traits de la pratique du chercheur.
La méthodologie développée dans la recherche s’appuie sur l’expérience de praticien du chercheur et sur la possibilité de reconstruire des narrations de processus de projets de façon « post-opératoire ». Au lieu d’une analyse archéologique de processus de projet, il propose dans sa thèse de re-constituer des fragments possibles d’un processus de projet pour décrire, illustrer, rendre partageable des modes opératoires de projet possibles. Pour réaliser ceci, il établit des documents d’architecture avec le savoir-faire et le regard du praticien.
Le sujet qui est au centre de la recherche est la compréhension, dans les processus de conception, du lien entre « abstraction » et « concrétion » au travers de l’œuvre de trois architectes contemporains. La recherche s’intéresse à l’apport conceptuel de la question constructive dans un processus de projet.
La thèse développe un corpus historique et théorique explicite et situe la recherche dans le champ de la recherche par le projet. Le chercheur déploie pour ce faire les moyens propres à ces champs disciplinaires.
Réinventions territoriales au travers des pratiques cartographiques, Pigeon V., ULiège, 2022
La chercheuse développe un travail cartographique qui est connexe à sa pratique d’architecte-paysagiste. On pourrait faire le même constat que dans le cas ci-dessus, mais ce lien n’est pas explicité. Dans son introduction, elle montre une carte de sa pratique de paysagiste. C’est le seul lien explicite avec sa pratique professionnelle. Dans le cadre de son travail de recherche, Virginie Pigeon a recréé un cadre similaire à celui de son activité de paysagiste au sein de l’agence Pigeon-Ochej. À travers des commandes réelles et des « clients » qui financent partiellement sa recherche, elle crée des cartes spécifiques répondant à une demande locale permettant d’alimenter sa réflexion théorique sur la cartographie du paysage.
Les pratiques cartographiques sont le sujet de sa recherche. Plus particulièrement, elle s’intéresse dans ces pratiques à la compréhension du paysage et les interactions entre les êtres vivants et l’espace. Elle interroge la question du « commun » à travers la cartographie.
La recherche est ancrée dans la théorie du paysage et de sa représentation cartographique. Elle balaye de façon exhaustive le domaine de la cartographie du paysage pour y inscrire sa recherche cartographique.
Remarquons que la notion de « pratique professionnelle » devient ici subitement sujette à réflexion. On pourrait considérer que la pratique cartographique vient élargir la palette de la pratique paysagère de la chercheuse en tant que praticienne. Dans ce sens, sa « nouvelle pratique » est bel et bien le sujet de sa recherche, et cela viendrait inverser les réponses données, par exemple comme suit 1. Dominant, 2. Significatif, 3. Ponctuel, 4. Équilibré. Cependant, dans ce cas, on s’attendrait à ce que l’activité de cartographie soit clairement contextualisée parmi les autres activités de la pratique professionnelle, ce qui n’est pas le cas.
SUGIBERRY : In the beginning, Oyakodon, Berry J., KU Leuven (2020-)
Bien que la recherche soit presque intégralement située au sein de la pratique professionnelle du chercheur, elle n’en est pas vraiment le sujet. La pratique est plutôt utilisée pour explorer des notions particulières et pour en affiner le sens et l’usage. La nature de sa pratique professionnelle en tant que sujet n’est pas interrogée.
Le chercheur saisit les opportunités des projets de sa pratique professionnelle pour explorer des aspects de son sujet de recherche. Les projets sont considérés comme des expériences de recherche de façon très directe. Cela leur confère une double nature : d’une part, les projets sont des réponses concrètes à des situations précises pour des clients particuliers, et d’autre part, ils ont ce statut expérimental. Notons aussi que le chercheur engage les résultats d’ateliers pédagogiques dans sa recherche.
La recherche se concentre sur la notion de la paréidolie6 et de son lien avec l’architecture, et plus particulièrement dans la question des formes constructives propres aux matériaux. Sa recherche est une étude thématique par le projet (ceux de sa pratique professionnelle et ceux de ses étudiants à travers les ateliers qu’il donne).
La philosophie et la théorie de l’architecture sont convoquées pour cerner la notion de Paréidolie, mais cette dernière est surtout explorée au travers de projets. C’est que le sujet n’est pas tellement la notion en tant que donnée théorique, mais plutôt en tant que déclencheur possible d’une attitude architecturale.
Conclusion
Un travail similaire a été réalisé pour les doctorats suivants (dont le détail n’est pas repris dans le présent article) :
T. Ooms, Yard & World : to draw a distinction : an architectural inquiry into the liminal, KU Leuven, 2024 ;
S. Schenk, A practice of perception and imagination, KU Leuven (2020-) ;
S. Cools, Revalue, KU Leuven (2021-).
Nous pouvons reprendre les résultats de ces analyses sous forme synoptique dans un tableau.
La recherche emprunte d’autres champs disciplinaires
Metarbitrariness ? AgwA, an architecture of practice
Concrétion, Abstraction, lecture et production du projet d’architecture par immersion
Réinventions territoriales au travers des pratiques cartographiques
SUGIBERRY : In the beginning, Oyakodon
Yard & World : to draw a distinction : an architectural inquiry into the liminal
Schenk hattori, a practice of perception and imagination
Revalue
Légende :
dominant
significatif
équilibré
ponctuel
négligeable
Les variations importantes que comporte ce tableau nous montrent que la pratique professionnelle de l’architecture peut être engagée en tant que sujet et/ou en tant que source méthodologique, à côté d’autres champs disciplinaires et d’autres sujets. Il semble que tous les rapports, équilibres et accents soient possibles. Il en ressort qu’il sera important pour les doctorants de préciser soigneusement la nature de ces équilibres. Une manière de procéder peut être de relever l’un ou l’autre projet de recherche référentiel pour situer une démarche, sans doute tout en précisant les nuances et les différences notables.
Nous voyons aussi que tous les travaux convoquent soit un sujet, soit un autre champ disciplinaire. Cette incursion, dans la théorie, l’histoire, la philosophie… montre la position prise par le praticien-chercheur par rapport à sa pratique professionnelle. La pratique n’est pas la recherche, elle en fait partie.
Les thèses produites et en cours contribuent à construire un lien entre « théorie, recherche et pratique » en se fondant sur une démarche scientifique adaptée à la discipline. (Hanrot, 2005) Elles peuvent avoir des outputs théoriques comme opérationnels.
1Nous utilisons l’appellation « architecte-praticien » pour nommer les architectes qui ont une pratique professionnelle indépendante dans le domaine de l’architecture.
2« These categories of practice-related research [involve] the identification of research questions and problems, but the research methods, contexts and outputs then involve a significant focus on creative practice ».
3« The outcomes of such research are intended to develop the individual practice and the practice of the field, to build theory related to the practice in order to gain new knowledge or insight ».
4« If a creative artefact is the basis of the contribution to knowledge, the research is practice-based. If the research leads primarily to new understandings about practice, it is practice-led ».
5« Excellent Artistic Research is research through means of high-level artistic practice and reflection. it is an epistemic inquiry, directed towards increasing knowledge, insight, understanding and skills ».
6La paréidolie est la tendance humaine à percevoir des objets et des motifs dans un stimulus visuel ou auditif aléatoire (Bednarik, 2016 ; Melcher et Bacci, 2007)
Borgdorff Henk, 2012, The conflict of the faculties: perspectives on artistic research and academia, Amsterdam, Leiden University Press. DOI : https://doi.org/10.26530/OAPEN_595042.
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Vial Stéphane, 2015, « Qu’est-ce que la recherche en design ? Introduction aux sciences du design », Sciences du design n° 1, p. 22-36. DOI : https://doi.org/10.3917/sdd.001.0022.
Benoît Vandenbulcke
Benoît Vandenbulcke est ingénieur civil architecte diplômé de l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) en 2001. En 2006, il co-fonde AgwA architectes à Bruxelles. Il a été enseignant et chercheur à LOCI (UCLouvain) où il a terminé sa thèse de doctorat en 2015 s’intitulant Abstraction, concrétion : lecture et production du projet d’architecture par immersion. Il est actuellement professeur à la faculté d’architecture de l’université de Liège et co-fondateur du groupe de recherche inter-universitaire In Practice.