Des non scientifiques sont-ils légitimes à avoir des questions à valeur scientifique ? Des enfants et des adolescents ont-ils des questionnements auxquels les sciences n’ont pas encore apporté de réponses ? Et des adultes ? La culture scientifique est-elle uniquement faite de savoirs éprouvés ou en expérimentation, au mieux constatables par les non scientifiques ? Les sciences comme expérience sont-elles possibles ? Une expérience des sciences peut-elle permettre une meilleure compréhension de la méthode scientifique et développer une culture d’un savoir mieux partagé ?
Ces questions nous amènent à nous interroger quant aux sciences en régime démocratique et à nos modes de production de savoir qui puissent allier le droit de chacun à participer à la vie culturelle. À cette fin, il est nécessaire de se rappeler que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 comme le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1965 affirment dans leur article sur les droits culturels que chacun d’entre nous est libre de prendre part et de participer aux progrès scientifiques et aux bienfaits qui en résultent.
Pour autant, comment faire ? Pour cela nous savons que la question des droits culturels nous amène à réfléchir à la mise en œuvre du droit d’accès et du droit de pratiquer de chacun. Mais surtout à nous mettre à l’épreuve sur le droit de contribuer de chaque individu. En effet, la question du droit de participer à des activités culturelles nous oblige à observer la mise en œuvre de trois droits : accéder, pratiquer, contribuer. C’est avec ce dernier que se situe le point de bascule des sciences, qui trouvent leur place et leur rôle dans la construction d’une confiance propre à la réussite démocratique. La formule « prendre part librement à » est mise à l’épreuve par cette question de la contribution, à son consentement comme à sa reconnaissance. Comment chacun d’entre nous peut-il trouver une place, sa bonne place, et faire reconnaître son expertise de ce qui le concerne ? Et inversement reconnaître l’expertise de l’autre, en particulier d’un chercheur, comme complémentaire et légitime à la sienne ? Enfin, comment lier les expertises afin d’en faire une expérience collective et un processus de création contemporaine ?
La commande scientifique présentée ici et portée par les collégiens de Montreux-Château est parmi les premières expériences de l’application du Protocole des nouveaux commanditaires1 dans le champ des sciences.
Lorsque le philosophe et sociologue des sciences Bruno Latour avait proposé en 2012 de tester ce Protocole sur la question de la commande scientifique, enthousiasmé par l’idée, j’ai aussitôt approuvé et réfléchi à des moyens de l’appliquer. Évidemment, la première étape, comme une vingtaine d’années auparavant pour l’art, était de trouver des médiateurs. C’est-à-dire des experts des sciences, des experts de la recherche et de ses modes de production qui pourraient s’approprier et expérimenter cette proposition ; des experts des sciences capables de se penser en producteurs de questionnement, d’évaluer la valeur des questions au sein des savoirs existants et de construire un rôle de producteur de recherche en trouvant chercheurs et laboratoires qui pourraient s’emparer du questionnement de non scientifiques. Bruno Latour avait proposé de tester cette transposition du Protocole avec le groupe de chercheurs de la coopérative l’Atelier des jours à venir qu’il venait de rencontrer. C’est ainsi que mes premiers contacts avec Claire Ribault et Livio Riboli Sasco se sont créés.
La deuxième étape était bien sûr de trouver des groupes et des terrains d’expérimentation. L’idée d’aller vers des personnes socialement éloignées des codes et des légitimités scientifiques pour vérifier la proposition du Protocole dans les sciences est apparue comme une évidence. D’un côté, j’ai accompagné l’émergence d’une commande dans un quartier de Belfort, en mettant en contact un groupe d’habitants avec les médiateurs de l’Atelier des jours à venir, de l’autre est apparue cette opportunité de répondre au collège de Montreux-Château et à sa situation.
En effet à la même époque, j’avais transformé le dispositif d’intervention culturelle en collèges du Conseil général du Territoire de Belfort dont je dirigeais les services Culture. Après une première génération du dispositif, nous venions d’entamer une nouvelle étape que nous avions basée sur notre travail en cours sur les droits culturels associés aux acquis d’une ingénierie culturelle que nous pouvions tirer de l’expérience des Nouveaux commanditaires en arts. Comment écouter et formuler une problématique culturelle au sein d’une communauté éducative et aider à formuler un processus de réponses ? Cela avait conduit à une transformation de notre dispositif « Cultures Collèges ». Un dialogue s’ouvrait avec chaque collège qui en était demandeur pour déterminer avec eux quelle problématique culturelle ils souhaitaient résoudre. Le dialogue ouvert avec l’équipe de direction et pédagogique du collège de Montreux-Château avait amené à formuler leur problème d’être un collège considéré comme « rural », hors de la couronne urbaine de Belfort, dont les très bons résultats scientifiques chez leurs élèves étaient méconnus ou éclipsés. Problème culturel, car au final, l’établissement se trouvait avec une image incapable de rendre compte de cet aspect positif du collège, ou simplement face à une société incapable de lui reconnaître ces deux particularités, « rural » et performant scientifiquement. En dehors d’être enfin un moyen d’agir sur la question de la culture scientifique que nous n’arrivions pas à faire émerger depuis six ans dans les projets aidés, cela m’a permis de repérer un vrai point de transformation à tenter par la création scientifique. Ce dialogue m’avait permis dans la deuxième phase, celle de construction de réponses au collège avec des structures culturelles, d’exposer cette expérimentation qui s’ouvrait avec les Nouveaux commanditaires dans le champ des sciences. Après un exposé assez complet de la méthode en arts et des attendus en sciences, l’équipe pédagogique validait l’idée de se lancer dans l’expérience.
La phase suivante, et qui s’ouvrait, devenait celle de comment faire émerger une question pertinente scientifiquement et faire communauté avec. Un point important dans les Nouveaux commanditaires sciences est de faire réaliser qu’il est légitime de se poser des questions, et que par ailleurs certaines ont des réponses, d’autres non, et qu’il est toujours temps dans les deux cas de se les approprier. Se poser une question est légitime, l’exposer tout autant. Et souvent, elles offrent plusieurs réponses et plusieurs chemins qu’il convient de partager. C’est ce travail que la médiatrice sciences a fait avec les élèves du collège. J’ai souvenir d’une réunion d’évaluation intermédiaire du projet un an après qui avait fait exposer par la professeure d’allemand que les élèves avaient totalement intégré leur droit au questionnement des savoirs et qu’ils l’interrogeaient sur le pourquoi des déclinaisons dans la langue allemande. J’ai souvenir que les élèves seraient restés sans réponses, mais surtout du témoignage de la force du pouvoir de questionner le savoir qui le rend certainement plus fort et plus désirable… Mais bon, le sujet étant resté sans réponse, il est fort à parier que les déclinaisons allemandes sont de fait restées hors du champ du désir…
Le processus des Nouveaux commanditaires aura joué à plein régime durant cette presque décennie de mise en œuvre. Les élèves se sont passé le flambeau, les grands frères et grandes sœurs incitant les nouveaux à s’investir dans le groupe. La question a évolué, passant de l’interrogation légitime de l’intolérance à la différence à la question de la constitution des groupes amicaux et donc d’une interrogation adolescente sur leur propre socialisation. Plusieurs chercheurs ont fait le chemin vers ce collège « rural » et j’ai observé avec plaisir deux professeurs de sciences, non humaines, porter fortement la démarche et s’investir dans l’expérience et le travail des chercheurs. Des élèves devenir observateurs de leurs pairs et au final amener une équipe de direction à saisir leur question et les résultats préliminaires de manière à s’interroger sur la constitution des classes et leurs effets sur la socialisation de leur communauté. Un chemin où, seul et en commun, chacun aura contribué à découvrir ce qui constitue les bases de notre socialisation et surtout vécu la force « de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté (…) et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent »2.
La science est une expérience, et c’est une bonne nouvelle pour la démocratie et la production des savoirs.