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Couverture de Les Amitiés en milieu rural (Gaëlle Espinosa et Claire Ribrault, 2024) Show/hide cover

De l’amitié vécue à l’amitié objet d’étude : des collégiens se posent des questions

Ce chapitre raconte la genèse du projet de recherche au cœur de cet ouvrage. Dans ce projet, mon rôle a été celui d’une médiatrice, et a consisté à amorcer puis accompagner la collaboration entre les différents acteurs : des collégiens et des enseignants, la chercheure Gaëlle, l’un de ses collègues chercheur Benoit Dejaiffe, une étudiante de deuxième année de master sciences de l’éducation inscrite à l’Université de Lorraine. Le terme médiatrice ne fait pas référence à une profession1, mais à un rôle bien particulier, propre au cadre dans lequel ce projet de recherche s’est déroulé : ce cadre est le Protocole des « Nouveaux commanditaires — sciences » (NC-S). Dans ce présent chapitre, je présente dans un premier temps ce cadre, et dans un second temps, la façon dont il a permis l’initiation du projet de recherche dont nous faisons le récit : ma rencontre avec les collégiens, l’expression de leur questionnement sur la construction des relations amicales au collège, conduisant à notre rencontre avec Gaëlle et au projet de recherche au cœur de cet ouvrage.

À l’écoute des curiosités citoyennes : le Protocole des « Nouveaux commanditaires — sciences »

Dans cette première section, je décris le cadre dans lequel la recherche participative s’est déroulée, à savoir le Protocole NC-S, cadre visant à permettre et stimuler des commandes citoyennes de recherche scientifique. Je commence par introduire l’histoire de ce Protocole et le contexte dans lequel il a été conçu. Le Protocole à proprement parler est ensuite présenté. Puis je développe la façon dont il a été mis en œuvre à travers une dizaine de démarches participatives. Je poursuis en approfondissant les fondements épistémique et politique du Protocole NC-S et termine enfin en discutant ses spécificités au regard d’autres approches de recherche participative.

De la commande en arts à la commande en sciences

En 1991, l’artiste François Hers conçoit et met en œuvre le Protocole des Nouveaux commanditaires, qui vise à ouvrir le champ de l’art contemporain aux citoyens, en leur permettant d’exprimer un besoin, un désir, d’une œuvre artistique, pour un groupe, un lieu. Ce protocole met en relation trois types d’acteurs : les commanditaires, qui sont les citoyens porteurs de la demande d’œuvre d’art ; les artistes, qui sont sollicités pour produire une œuvre d’art qui réponde à la demande des commanditaires ; et des médiateurs, qui recueillent, stimulent, légitiment les besoins des citoyens et les portent auprès d’artistes. Ce programme, mis en œuvre avec le soutien de la Fondation de France, a conduit à la création de plus de 450 œuvres d’art, principalement en Europe.

En 2012, le philosophe Bruno Latour, alors président du comité Culture de la Fondation de France, et bien au fait de la portée transformatrice du Protocole des Nouveaux commanditaires dans le domaine de l’art, suggère de transposer ce programme dans le domaine des sciences : chacun doit avoir la possibilité d’exprimer un besoin de connaissance et les scientifiques ont, entre autres, pour rôle de répondre aux besoins de connaissances de nos sociétés.

C’est l’Atelier des jours à venir, une coopérative d’intérêt collectif de recherche et d’enseignement qui a conçu puis mis en œuvre le Protocole des NC-S. L’Atelier des jours à venir est une petite entreprise que nous, quelques collègues et moi-même avons fondée en 2011. En 2012, elle est composée de deux salariés, médiateurs (Livio Riboli-Sasco et moi-même), deux enseignants, deux chercheures. Nous avons en commun un parcours de recherche en sciences naturelles (physique, chimie, biologie, philosophie de la biologie). Nous sommes, en outre, forts d’une longue expérience commune dans des cadres associatifs visant autant à renforcer la portée sociale de la recherche (ouverture des laboratoires parisiens aux lycéens de banlieue parisienne, festival de sciences grand public à l’École Normale Supérieure…) qu’à promouvoir des pratiques exigeantes, ne cédant pas aux dérives qui conduisent à la méconduite scientifique (création d’une association abordant ces enjeux, réalisation de formations doctorales sur le sujet). L’invitation faite par Bruno Latour à concevoir un protocole de recherche participative sur la base du Protocole des Nouveaux commanditaires, qui allierait utilité sociale, engagement politique et exigence scientifique, vient donc, à ce moment-là, à point nommé.

Sur la base du Protocole des Nouveaux commanditaires tel que mis en œuvre dans le champ artistique, mon collègue Livio et moi-même nous mettons donc à l’écoute de curiosités citoyennes qui pourraient devenir des commandes de recherches. Nous faisons le choix de ne pas formaliser un appel à questions ou un processus de sélection, mais plutôt d’être attentifs aux curiosités, de les susciter, chez divers collectifs. Nous endossons ainsi la première fonction du médiateur : identifier, recueillir, légitimer toute question, quel que soit le collectif qui la porte et sa familiarité avec le milieu de la recherche scientifique. Progressivement, nous expérimentons quelques démarches et formalisons le Protocole des NC-S.

Le Protocole des « Nouveaux commanditaires — sciences »

Ce Protocole existe depuis avril 2017. Livio Riboli-Sasco et moi-même l’élaborons et le rédigeons. Le voici :

  • Origine : Cette démarche s’inspire du programme des Nouveaux commanditaires — art, mis en place en 1991 et soutenu par la Fondation de France, qui a abouti à la création de plus de 450 œuvres d’art dans huit pays européens, conçues dans un dialogue entre artistes et citoyens.

  • La Fondation de France est un organisme privé et indépendant, qui aide à concrétiser des projets à caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social ou culturel. Reconnue d’utilité publique, la Fondation de France intervient de deux façons : à travers ses propres programmes d’actions, et à travers les 808 fonds et fondations qu’elle abrite.

  • L’Atelier des jours à venir est une coopérative de recherche et d’enseignement. Elle réalise des formations universitaires et de la formation continue pour renforcer la réflexivité et la responsabilité des étudiants et des chercheurs scientifiques. Depuis 2013, elle développe le programme « Nouveaux commanditaires — sciences » (NC-S), avec le soutien de la Fondation de France.

Principe et contexte

Une démarche NC-S consiste en la réalisation de projets de recherche enracinés dans des questions de citoyens, et co-construits par les chercheurs et les citoyens.

Poser des questions ouvertes, qu’elles soient motivées par une curiosité ou un besoin, ne doit pas être le privilège des chercheurs. De plus, la co-construction de savoirs scientifiques par des chercheurs professionnels et des citoyens accroît la valeur d’usage de la science. C’est en participant à la construction d’un savoir scientifique et en mesurant ses forces et ses limites que les citoyens peuvent pleinement s’en saisir. La co-construction, par la multiplication des points de vue, amène aussi à tendre vers une plus forte objectivité2. Enfin, co-construire des démarches de recherche de façon réflexive et critique contribue à l’en-capacitation citoyenne de ceux qui s’y dédient.

Les démarches de recherche NC-S se définissent par

  • un questionnement issu des citoyens (ci-après les « commanditaires »),

  • la réalisation d’une recherche scientifique par des chercheurs professionnels, ancrés dans leur communauté, ses normes institutionnelles et épistémiques,

  • une collaboration avec les commanditaires tout au long de la recherche, bien au-delà de l’expression de la question,

  • une durée longue, non définie a priori, celle de la recherche authentique.

Dans le contexte actuel de la recherche, les démarches NC-S se heurtent souvent aux contraintes des cadres institutionnels. Aujourd’hui, tout au long de sa mise en œuvre, une démarche de recherche est évaluée par les institutions (unité de recherche, université, agences de financement…), qui en exigent une productivité forte, court-termiste, selon des formats académiques : ces exigences sont difficilement compatibles avec la réalisation d’une recherche en dialogue avec les citoyens. De plus, les démarches NC-S questionnent les normes de construction de savoirs : la collaboration avec les citoyens amène à questionner non seulement les priorités de questionnement, mais aussi les méthodologies habituelles. La mise en œuvre de chaque démarche nécessite donc de trouver, voire de créer, des cadres institutionnels respectueux de la place des commanditaires dans le projet, et d’accompagner les chercheurs à argumenter la pertinence sociale et épistémique de la co-construction.

Acteurs

  • Les commanditaires : Ce sont des individus, au moins deux, réunis par une curiosité commune et un intérêt durable pour la démarche de recherche à mettre en œuvre.

  • Les chercheurs : Il s’agit de chercheurs professionnels, c’est-à-dire que leur pratique de recherche constitue une activité professionnelle, même s’ils peuvent être dans une situation de précarité, sans poste permanent. Ils sont sollicités par les médiateurs, en fonction du questionnement exprimé par les commanditaires.

  • Les médiateurs : Ils appartiennent à une communauté académique, de façon à accompagner aussi bien chercheurs et commanditaires dans la co-construction de manière réflexive et critique. S’il y a un médiateur référent par démarche, ils peuvent intervenir à plusieurs, à l’image des collectifs de recherche.

Modalités de la co-construction

Les commanditaires expriment un questionnement, un besoin. Au cours du projet de recherche, ils ancrent la recherche dans leur vie, leur territoire. Ils contribuent ainsi à la pertinence de la méthodologie et à ce que la recherche produite fasse sens au-delà des seuls enjeux de production académique. Ils peuvent prendre part à une ou plusieurs parties de la réalisation du projet de recherche (sans porter pleinement cette réalisation).

Les chercheurscollaborent avec les commanditaires pour formuler une question de recherche commune, à partir de la curiosité ou des besoins exprimés. Ils sont à l’initiative de la définition d’une méthodologie de recherche. Ils sont responsables de sa mise en œuvre selon les critères de qualité de leur discipline. Ils inscrivent la démarche NCS dans la communauté académique : ils impliquent un réseau de collègues, mobilisent des financements.

Les médiateurs accompagnent l’expression d’un questionnement par les commanditaires. Ils sollicitent les chercheurs à impliquer dans la démarche. Ils s’assurent que la question reformulée avec les chercheurs répond au questionnement initial des commanditaires, notamment en explicitant les choix qui guident la reformulation. Ils accompagnent les chercheurs pour ouvrir leur démarche de recherche à la participation des commanditaires, et accompagnent les commanditaires à y prendre part. Ils accompagnent la réflexivité des acteurs de la démarche en s’appuyant sur des travaux d’études des sciences et des techniques.

Ces acteurs se rencontrent « en vie réelle », pour permettre une compréhension mutuelle des intérêts et positions de chacun. Chaque démarche est réflexive :le collectif prend régulièrement le temps de questionner les choix à faire, les modalités de collaboration, les productions, les positionnements respectifs des acteurs. Cela permet d’assurer une écoute sincère entre chercheurs et commanditaires, de partager les normes et contraintes des pratiques académiques, de prendre conscience des enjeux de pouvoirs liés aux savoirs et de la valeur épistémique qu’apporte la co-construction.

Productions

La démarche NC-S amène à construire et mettre en partage :

  • des outils et protocoles de recherche,

  • des récits de la démarche de questionnement mise en œuvre,

  • des récits de la connaissance obtenue, sous forme de publication dans des revues scientifiques et sous d’autres formes qui soient pertinentes pour la communauté de commanditaires,

  • des réflexions sur les postures de recherche mises en œuvre dans les démarches NCS,

  • une mise en action, une application de la connaissance.

Mise en œuvre du Protocole NC-S

Aujourd’hui, en 2023, une dizaine de démarches NC-S ont eu lieu ou sont encore en cours. Chacune a été mise en œuvre selon des modalités et une temporalité qui lui sont propres, ajustées au collectif menant la recherche et au type de recherche réalisée. Les lignes qui suivent donnent un aperçu succinct de l’ensemble de ces projets, par ordre chronologique.

  • 2012 : Dans la banlieue de Barcelone à Molins de Rei, des collégiens ont répondu à un concours de vidéos scientifiques, organisé par l’association La Mandarina de Newton. Livio Riboli-Sasco, alors membre du jury du concours, repère immédiatement leur vidéo, seule vidéo qui pose une question au lieu d’expliquer un phénomène : « comment la couleur des murs de nos salles de classe influence-t-elle notre apprentissage ? » Deux chercheurs en neurosciences se saisiront de cette question.

  • 2013 : À Marigny, petite commune de 800 habitants dans les Deux-Sèvres, je viens rencontrer un groupe d’habitants mobilisé autour des enjeux de biodiversité. Ce groupe s’était constitué en 2012 dans le cadre d’un programme de sciences participatives, « Mon Village, espace de biodiversité », porté par Sylvie Houte du Centre national de recherche scientifique (CNRS) de Chizé. J’invite alors les habitants à exprimer leurs questions, dans la perspective éventuelle d’approfondir l’une d’entre elles dans le cadre d’une démarche de recherche. Cette fois, pas de question préexistante, mais un intérêt pour un cadre qui permet de s’interroger, prendre du recul sur ses propres représentations et sur des actions collectives. Il faudra un an et plusieurs rencontres pour que le questionnement converge : « quels sont les moteurs de nos pratiques dans nos propres jardins, comment sommes-nous liés (ou non) à ces espaces de “nature” ? ». Plusieurs chercheurs, en géographie et sociologie notamment, travailleront sur ce projet.

  • 2013 : C’est le projet présenté dans cet ouvrage qui est initié au collège de Montreux-Château, en Territoire de Belfort.

  • 2014 : D’une part, à Secundo Torrão, quartier informel situé en face de Lisbonne à l’embouchure du Tage, Livio Riboli-Sasco initie une démarche NC-S avec les habitants qui portent la question suivante : « la mer va-t-elle envahir notre quartier ? ». Ce projet débouchera sur une recherche portant sur la morphodynamique du littoral à cet endroit et la découverte d’un type de vague particulier. D’autre part, à Belfort, je rencontre un groupe d’habitants d’un quartier d’habitations à loyer modéré (HLM), préoccupés par le vieillissement, les maladies neurodégénératives et les problématiques d’entraide dans leur entourage. La recherche sera menée par deux sociologues.

  • 2016 : Au Pays basque, sur l’initiative d’une jeune chercheure docteure en linguistique, un collectif d’orthophonistes se constitue et Livio et moi accompagnons la formulation d’un questionnement sur les troubles du langage chez les enfants bilingues (français-basque). En Isère, une coopérative d’autoconstruction de machines agricoles demande que soit menée une recherche sur la politique de la machine agricole, demande qui sera saisie par un collectif de sociologues et d’historiens.

  • 2017 : La municipalité de Bidart (Pays basque) sollicite L’Atelier des jours à venir pour mettre en place un questionnement sur la notion de patrimoine. Ce projet sera accompagné par Livio et une nouvelle médiatrice qui nous rejoint à l’Atelier, Maria Pothier.

  • 2019 : Un collectif dans la Creuse s’intéresse à l’arrivée du loup. Enfin, le Planning familial de Sud Ardèche se mobilise pour commanditer une recherche sur le sujet de la sexualité chez les enfants prépubères, commande qui est actuellement suivie par Maria Pothier.

Si chacune de ces démarches a suivi le Protocole NC-S, la mise en œuvre du Protocole a pris une forme très différente d’une démarche à l’autre. Concernant la co-construction de la recherche, les commanditaires ont parfois été associés à la conception de la méthodologie de recherche et à la collecte de données (p. ex. les orthophonistes sur le projet de linguistique ou l’association d’habitants sur le projet sur les jardins). Parfois, ils ont seulement pris part à la collecte de données (p. ex. les habitants du quartier informel près de Lisbonne sur le projet de morphodynamique du littoral). Parfois encore, la recherche a pris des formes non académiques, comme le projet sur l’entraide avec des habitants âgés et/ou en situation de handicap dans un quartier socialement défavorisé de Belfort : la recherche sur l’entraide a pris la forme de marches bimensuelles et d’ateliers d’écriture. Les collectifs de commanditaires ont eu une taille variable, allant de trois à une trentaine de personnes. Dans les collectifs de commanditaires « scolaires » (Montreux-Château et Molins de Rei, plusieurs « générations » de commanditaires se sont passé le relais). Les âges des commanditaires vont également de douze ans (Montreux-Château) à plus de quatre-vingts ans (Belfort). Les chercheurs commandités ont parfois travaillé seuls, en binôme avec un collègue, ou ont constitué une équipe de recherche incluant plusieurs collègues et étudiants. La plupart des rencontres entre commanditaires et chercheurs ont eu lieu « chez » les commanditaires, c’est-à-dire dans des établissements scolaires, dans des centres socioculturels, au domicile des commanditaires, dans des mairies, etc. Les fréquences des rencontres ont varié selon les projets et selon les étapes des projets : la plupart du temps les rencontres ont eu lieu tous les deux à quatre mois, mais ont parfois eu lieu une fois par semaine (sur un mois et demi) ou une fois par an. Enfin, les productions issues de ces démarches incluent bien entendu des publications scientifiques, mais également des formes non académiques (bande dessinée, vidéos, émissions de radio, livrets illustrés…). Le Protocole a ainsi permis d’ajuster les modalités de sa mise en œuvre à chaque collectif, tant en termes de lieux, de temporalité que de modalités de co-construction. Chaque démarche a ainsi été une rencontre, où des relations se sont tissées et ont constitué la base de projets de recherche qui ont pu durer plusieurs années.

Des fondements épistémique et politique du Protocole NC-S

Construire de la connaissance scientifique, c’est faire un « récit rationnel du monde » (Haraway, 1988/2007). C’est donc contribuer à la façon dont on perçoit le monde, dont on se le représente et dont on s’y positionne, dont on le saisit, individuellement et collectivement. Même si les chercheurs qui revendiquent faire de la recherche fondamentale considèrent souvent qu’il s’agit de construire de la connaissance neutre, indépendante d’enjeux politiques ou sociétaux, toute connaissance et toute recherche sont toujours situées, tissées, intriquées dans un contexte politique et sociétal. Les chercheurs travaillent dans un cadre culturel, avec des moyens financiers plus ou moins existants, plus ou moins conséquents. La manière dont les connaissances sont diffusées (ou non) contribue également à façonner notre monde. Et poser une question, choisir de s’intéresser à un sujet plutôt qu’à un autre, relève donc aussi d’un acte politique.

De nombreux travaux dans le champ des Sciences & Technology Studies (STS)/Études des sciences et techniques ont décrit et analysé la façon dont la recherche et les connaissances sont situées dans un contexte historique, culturel, social, politique (voir Pestre, 2006, pour une introduction). Lorsque nous (Livio Riboli-Sasco et moi-même) avons conçu et expérimenté le Protocole des NC-S, nous nous sommes appuyés sur certains de ces travaux, sans pour autant en réaliser une synthèse ni élaborer un cadre théorique formel. Ces travaux nous ont inspirés, nous ont guidés sur la façon de faire place à la contribution des citoyens dans la recherche et à la connaissance scientifique dans l’expérience quotidienne des citoyens. J’en cite ici seulement quelques-uns, pour détailler ce qui, dans ces travaux, a nourri la conception du Protocole des NC-S.

Dans son ouvrage Sciences et Pouvoirs, la philosophe des sciences Isabelle Stengers (2002) présente la science, la recherche scientifique, d’une façon qui révèle ses dimensions politiques, ses limites ou ses fragilités sur un plan épistémique. Elle commence par mettre en lumière que les questions auxquelles les chercheurs répondent sont les questions auxquelles ils sont capables de répondre, avec leurs méthodologies : la question est définie dans un cadre dans lequel il est possible d’y répondre. Tout ce qui empêche d’y répondre est exclu du cadre. Et chaque individu devrait s’interroger, d’abord, sur ce qui est exclu du cadre (p. ex. d’autres savoirs, d’autres expériences, qui échappent à une formalisation scientifique), et si ce qui est exclu compte et pour qui. I. Stengers (2002) souligne également que choisir ce qui compte, choisir ce qu’on entend ou ce à quoi on reste sourd est une forme de pouvoir. En effet, les sciences ne dictent pas ce qui compte. Faire place aux citoyens dans l’élaboration des connaissances scientifiques, c’est leur donner la possibilité de dire ce qui compte et qui est potentiellement exclu de la recherche actuelle. C’est une façon de mettre les connaissances scientifiques à l’épreuve du terrain, du vécu, de l’expérience des citoyens. C’est se laisser la possibilité d’articuler les connaissances scientifiques telles qu’elles sont construites avec d’autres savoirs et pratiques. Pour I. Stengers (2002), « la production de savoirs, dans ce qu’elle a de fiable, et le défi que constitue une société effectivement démocratique sont liés de manière cruciale » (p. 95). Les écrits de I. Stengers (2002) nous ont ainsi conduits à mieux voir où se situent les enjeux de pouvoirs dans la recherche scientifique et à mieux comprendre l’importance de faire place aux citoyens dans la recherche scientifique, tant sur le plan démocratique que sur le plan scientifique. Ce dernier point, la valeur des contributions citoyennes pour la qualité de la connaissance scientifique, ne va pas de soi. Il est particulièrement développé dans le champ des épistémologies féministes.

Donna Haraway, figure des épistémologies féministes, a notamment écrit sur la notion de savoirs situés (Haraway, 1988/2007). Ce texte, d’un abord difficile en raison d’un style peu académique et provocateur, a été discuté par Benedikte Zitouni dans l’ouvrage Penser avec Donna Haraway (2012), puis dans son texte Revisiter les savoirs situés (2017). Chaque individu construit ainsi des savoirs scientifiques depuis sa propre position, depuis sa propre perspective, culturelle, sociale, historique et personnelle. Cette perspective façonne, par exemple, les savoirs dans la manière dont chaque individu définit le cadre de la question (excluant ce qui ne rentre pas dans ce cadre), dans les mots utilisés (leurs connotations, les valeurs qu’ils portent) et, de fait, tout au long de la recherche, dans la façon dont est conçu un dispositif de recherche, dont il est mis en œuvre, dont les observations ou les expériences faites sont interprétées. La notion d’objectivité s’en trouve bousculée et il devient essentiel de faire place à de multiples perspectives pour renforcer la fiabilité des savoirs de chacun. B. Zitouni (2012) explique le paradoxe de chercher à « analyser la contingence historique de toute construction de savoir », tout en continuant à s’« engager dans la fabrication de comptes-rendus fidèles d’un monde “réel” » (p. 50). Pour dépasser ce paradoxe, D. Haraway (1988) invite, d’une part, à reconnaître et faire connaître la perspective spécifique par laquelle l’individu aborde une question scientifique, comme étant indissociable de la connaissance qu’il produit. Elle invite, d’autre part, à se décaler, à se déplacer, à changer ses propres perspectives et à se lier avec d’autres perspectives. Elle invite, enfin, à se laisser transformer par le terrain, le monde étudié : elle parle de considérer les mondes réels comme des mondes coyotes, des mondes ayant leur propre agentivité, leur propre sens de l’humour. Peut-être une autre façon encore de multiplier les perspectives, ou plutôt ici, d’en créer.

Enfin, le sociologue et philosophe des sciences Bruno Latour nous a également éclairés. Je choisis ici de ne mentionner qu’un entretien publié en 1997, dans lequel il discute le caractère performatif, la dimension d’action, de toute recherche, y compris d’une recherche qui serait fondamentale : « Opposer la recherche-action à la recherche fondamentale, c’est supposer beaucoup de choses, en particulier que la recherche fondamentale serait elle-même descriptive avant de transformer le monde dans lequel elle se situe. Or, toute recherche est recherche-action… » (Latour, 1997, p. 197). Et c’est d’ailleurs bien l’expérience que nous, Gaëlle — la chercheure — et moi-même notamment, ferons à Montreux-Château, où la pratique de recherche elle-même — avant même qu’elle produise des connaissances formalisées — a produit (comme nous le verrons plus loin dans cet ouvrage) des actions. B. Latour (1997) invite en particulier à s’intéresser à l’ensemble des acteurs qui contribuent à faire exister une recherche, y compris pour de la recherche considérée comme fondamentale : des personnes concernées (professionnels, amateurs, patients, usagers…), des institutions, des élus, des financeurs… Tous ces travaux ont posé les fondations d’un cadre que Livio et moi-même avons conçu pour penser une participation citoyenne qui ait une pertinence à la fois politique et scientifique.

Spécificités de l’approche NC-S

Bien sûr, ce Protocole NC-S s’inscrit dans un contexte d’essor de la participation des citoyens à la recherche scientifique, sous différentes formes. De nombreuses dénominations sont proposées pour décrire ces différentes formes de participation : recherche participative, recherche collaborative, sciences citoyennes, sciences impliquées, co-construction, recherche-action, etc. Ces dénominations visent entre autres à distinguer différentes approches selon le degré d’implication des citoyens dans la recherche, selon les étapes auxquelles ils sont impliqués, selon le type de recherche mis en œuvre. Cependant, elles se recouvrent parfois, et ne constituent pas une catégorisation qui serait consensuelle et non équivoque (Godrie, Juan et Carrel, 2022 ; Houllier et Merilhou-Goudard, 2016 ; Juan, 2021). En complément à ce qui a été présenté par Gaëlle dans le cadre d’un article scientifique publié (Espinosa, 2020), l’accent sera mis sur les spécificités de l’approche NC-S. Cette approche se reconnaît notamment dans les termes de co-construction, recherche participative, sciences impliquées (Coutellec, 2015), mais ces catégories restent larges. Elle rappelle aussi le dispositif des boutiques de sciences, inspiré d’un modèle néerlandais et mis en place en France dans les années 1980 (et repris plus récemment depuis 2010), qui permet à tout citoyen de venir exprimer un besoin de connaissance auprès des universités. Néanmoins, malgré ces ressemblances avec de nombreuses approches participatives, l’approche NC-S, parce qu’elle s’inscrit dans le sillon du Protocole des Nouveaux Commanditaires en Arts, présente des spécificités radicales.

En premier lieu, dans le cadre du comité Culture de la Fondation de France et en écho au protocole Nouveaux commanditaires, la production d’une connaissance scientifique est pleinement considérée à la fois comme un processus de création, comme une production culturelle. Si cela peut aller de soi, ces dimensions sont plutôt mises à mal dans le milieu scientifique où la tendance est bien plus à l’évaluation sur la base de critères de productivité, dans le cadre de laquelle la quantité de résultats produite en un temps donné passe avant la prise de risque et la portée scientifique, culturelle ou sociale des connaissances produites. Le cadre NC-S revendique donc la mise en œuvre d’une recherche à durée ouverte, selon des modalités ouvertes, l’objectif premier étant de produire une recherche qui fasse sens pour les citoyens qui l’ont commanditée. Cela se traduit notamment dans les modalités du soutien financier accordé par la Fondation de France. Pour chaque projet, le soutien financier couvre le travail de médiation, les frais de mission des chercheurs et une recherche préliminaire. Ce soutien est accordé sur la base d’une intention exprimée par les citoyens (via les médiateurs), sans méthodologie de recherche définie à l’avance et renouvelé selon des phases de un à deux ans sur la base de rapports d’avancement du projet. Les projets peuvent ainsi durer cinq à dix ans, comme ce fut le cas pour certaines commandes artistiques. Une telle durée dépasse largement la durée des projets menés dans le cadre de boutiques de sciences ou de programmes participatifs qui s’étendent rarement au-delà de trois à cinq5 ans.

Par ailleurs, ce protocole NC-S se donne une double exigence : utilité sociale et qualité scientifique. Cette double exigence est toutefois difficile à tenir. D’une part, lorsque l’accent est mis sur la participation citoyenne à une recherche, comme garante de son utilité sociale, la recherche scientifique transige sur certains critères de qualité : ce qui compte c’est de participer, et la qualité des données produites peut devenir secondaire. D’autre part, lorsque c’est la qualité scientifique qui prime, les citoyens sont souvent très vite distancés, ou alors, la participation se restreint à des citoyens qui sont déjà très acculturés à la recherche scientifique (Contamin, Legris et Spruyt, 2017). Dans le Protocole NC-S, le rôle des médiateurs est donc de tenir cette double exigence. Cela implique d’organiser un dialogue entre chercheurs et citoyens tout au long de la recherche. Cela implique d’expliciter les critères de qualité scientifique auprès des citoyens et, là où leurs compétences et leur disponibilité deviennent limitantes, de laisser la main aux chercheurs, tout en maintenant un dialogue régulier sur la production de recherche. Cela implique aussi d’expliciter auprès des chercheurs la valeur des contributions des citoyens à la réflexion scientifique. En effet, participer à la recherche ne se réduit pas à suivre un protocole de recherche. Il s’agit bien de mettre en œuvre une réflexion collective qui articule expériences vécues, méthodologies rigoureuses et interprétations exprimées depuis les points de vue de chacun.

Dans ce cadre, les conditions sont ainsi réunies pour expérimenter des démarches qui n’existent nulle part ailleurs, pour aboutir à des collaborations entre chercheurs et citoyens qui vont transformer à la fois l’expérience des chercheurs et leurs pratiques de recherche, le rapport des citoyens aux savoirs scientifiques et produire des connaissances indissociables de leur utilité sociale.

Montreux-Château : d’un questionnement porté par des collégiens à un questionnement de recherche

Accueillir et stimuler la curiosité, dans un contexte ordinaire

Le projet de recherche décrit dans cet ouvrage prend racine à Montreux-Château, commune du Territoire de Belfort comptant près de 1200 habitants (INSEE, 2015) dans laquelle se trouve un collège accueillant environ 400 élèves. Ce projet a été initié de manière informelle, grâce au rôle de relais joué par Jean-Damien Collin, dans le cadre d’une politique culturelle locale. En 2013, Jean-Damien Collin est en effet à la fois directeur des services culturels au Conseil général du Territoire de Belfort et membre du comité Culture de la Fondation de France. C’est de cette façon qu’il est informé de l’expérimentation en cours du Protocole des NC-S. Or, à l’échelle du Territoire de Belfort, il existe le dispositif « Cultures Collèges », qui permet à des collèges de solliciter des interventions culturelles dans leur établissement. Par ce dispositif, Jean-Damien Collin a ainsi eu l’occasion de rencontrer la principale du collège de Montreux-Château, Isabelle Mougin. Celle-ci déplore l’image de « collège rural » qui colle à son établissement et, avec la volonté de changer cette image, évoque qu’elle serait intéressée pour y mettre en œuvre un projet scientifique. À ses yeux, la science pourrait apporter quelque chose de sérieux, de prestigieux, qui pourrait redorer l’image de l’établissement. C’est suite à cette remarque que Jean-Damien Collin m’invite, en tant que médiatrice, à rencontrer l’équipe pédagogique du collège.

Je présente à cette équipe pédagogique les grandes lignes du Protocole des NC-S. La principale du collège exprime clairement un soutien à la mise en œuvre d’un tel projet au sein de l’établissement. Deux enseignants se proposent pour accompagner sa mise en œuvre : sans surprise, il s’agit d’enseignants de sciences au sens classique des sciences naturelles ou sciences dures : Fabienne Etienne, professeure de physique-chimie, et Olivier Corbont, professeur de technologie. Fabienne Etienne et Olivier Corbont joueront un rôle clé de facilitateurs locaux.

Comment alors initier une démarche NC-S ? Il s’agit d’abord de créer un espace pour que s’expriment les curiosités des élèves. Pour identifier les élèves qui seraient intéressés, je propose de faire un appel à questions, un appel à curiosités : les élèves intéressés seront invités à envoyer aux deux enseignants une liste de questions qu’ils se posent, accompagnées de quelques images. Dans la mesure où le projet est amené à durer plusieurs années, Fabienne Etienne et Olivier Corbont s’accordent pour proposer cet espace aux élèves des classes de cinquième et de quatrième , ceux de classe de troisième quittant le collège à la fin de l’année et ceux de classe de sixième devant encore se familiariser avec le collège.

À l’automne 2013, au cours de leurs enseignements respectifs, les deux enseignants présentent alors, à l’ensemble de leurs élèves des classes de cinquième et de quatrième, cette démarche, tel un projet consistant à se poser des questions et à rencontrer des chercheurs. Ils invitent alors ceux qui sont intéressés à se manifester (sans contrainte sur leurs résultats scolaires) et mettent une attention particulière à parfois insister auprès de certains élèves qui, par timidité ou autocensure, ne se manifestent pas spontanément. L’invitation est ouverte : s’engager dans un atelier (comme d’autres clubs proposés dans l’établissement, théâtre, photographie, etc.), se poser des questions et rencontrer des chercheurs. Une douzaine de collégiens s’inscrivent et sont présents, début janvier 2014, à la première rencontre que les deux enseignants et moi-même organisons au sein du collège.

À chaque rentrée scolaire suivante, les collégiens ont le choix de rester dans le projet ou de le quitter. De nouveaux élèves rejoignent aussi le groupe à chaque rentrée. Au total, entre 2014 et 2017, une trentaine de collégiens3 a participé au projet, dont environ la moitié pendant deux à trois années consécutives.

Accompagner l’expression d’un questionnement

À la suite de la première rencontre de janvier 2014, une première série d’ateliers de curiosité s’est déroulée de janvier à juin 2014. À travers des sessions d’une demi-journée sur des temps de cours, tous les deux mois environ, il s’agit ainsi d’accompagner l’expression d’un questionnement par les collégiens. Ces sessions ont eu pour double objectif de familiariser les participants avec une démarche scientifique (notamment par des activités d’observation et de questionnement) et de construire petit à petit une question commune, sans réponse, qui puisse faire l’objet d’une recherche scientifique. Les enseignants Fabienne et Olivier jouent dans ce projet un rôle d’appui, pendant les ateliers (stimuler les collégiens en s’appuyant sur ce qu’ils connaissent de chacun d’eux et de leur expérience au collège) et entre les ateliers (en organisant parfois des séances avec les collégiens pour prolonger le travail réalisé pendant les ateliers). Ils participent également à l’inscription du projet dans l’établissement, en s’en faisant le relais auprès de l’équipe pédagogique, et prennent en charge les aspects logistiques du projet (p. ex. accessibilité de matériels ou de certains espaces au sein du collège), permettant de rendre possibles et réalisables ses différentes étapes.

Les ateliers ont été basés sur des jeux, des petites activités conçues pour l’occasion. Ces activités n’étaient pas nécessairement étiquetées scientifiques. Par exemple, des jeux où il s’agit de deviner une règle cachée sont l’occasion de prendre conscience des observations que l’on peut faire, de nos préjugés, de nos hypothèses, de la façon dont mettre à l’épreuve nos hypothèses, etc. D’autres activités consistaient simplement à formuler et reformuler des questions avec différents pronoms interrogatifs (pour s’écarter du « pourquoi » et du « est-ce que »). D’autres encore mettaient l’accent sur l’observation et la façon dont notre attention est focalisée. C’est ainsi que les élèves ont fait l’expérience de valeurs épistémiques comme la rigueur, la précision, le croisement des points de vue. Ces activités visaient à stimuler et affiner la curiosité et la capacité de questionnement des élèves. Un professeur de langue a ainsi témoigné qu’il était même parfois assailli de questions dans son cours…

Mais quelles sont les questions qui importent pour ces élèves ? À quel(s) endroit(s) un besoin de recherche scientifique se manifeste-t-il ? Au début, les questions allaient tous azimuts : « les animaux voient-ils les couleurs ? » ; « pourquoi y a-t-il peu de trèfles à quatre feuilles ? » ; « qu’est-ce qu’une éruption solaire ? ». Nous avons discuté chaque question : cette question a-t-elle une réponse, et si oui, où pourrait-on la trouver ? Sinon, est-ce qu’une démarche scientifique peut y répondre ? Est-ce que cette question est importante pour chacun ? Et petit à petit, s’est dessinée une question qui leur importait à tous : « pourquoi l’intolérance à la différence ? » 

Donner une forme académique au questionnement des collégiens : appel aux chercheurs

Suite à l’expression de cette question, « pourquoi l’intolérance à la différence ? », j’ai choisi de faire appel à une philosophe, Magali Bessone, alors maîtresse de conférences à l’université de Rennes et dont les recherches portent notamment sur la tolérance. Les élèves ont alors rédigé une lettre, qui lui a été envoyée par la poste et par courriel. En tant que médiatrice, j’ai appuyé cette invitation à venir les rencontrer. C’est ainsi que Magali Bessone est venue en 2015. La chercheure a raconté ce qu’est la philosophie, l’histoire de cette discipline, en parlant de Socrate. Les élèves ont ensuite lu un extrait du chapitre « De l’individualité » de l’ouvrage De la liberté de John Stuart Mill (1859), qu’ils ont ensuite discuté. Ce fut l’occasion pour eux de revenir sur leur question : « est-on libre d’être différent ? » ; « qu’est-ce qui nous influence ? ». Lors de l’atelier suivant, une élève résumera : « Les sciences, c’est raisonner de façon logique. C’est pas forcément les maths. La philo, c’est se poser des questions ».

Après cette rencontre avec la philosophe, je pris le temps de discuter avec les élèves sur la suite à donner à ce questionnement : que pensaient-ils de poursuivre un tel travail philosophique ? Les élèves ont alors clairement exprimé leur besoin de comprendre des situations concrètes qu’ils vivent au quotidien : « pourquoi certains sont-ils seuls à la cantine ? Dans la cour ? », « pourquoi, dans le bus, les grands sont au fond et les plus jeunes devant ? », « pourquoi, parfois, quand une personne s’habille différemment, elle est soit admirée, soit mise à l’écart, moquée ? ». Les collégiens ont ainsi précisé des questions pouvant faire l’objet d’une recherche scientifique et qu’ils considéraient comme importante. Le groupe a finalement retenu la question suivante : « comment se forment les groupes d’amis au collège ? », ébauchant alors une potentielle recherche dont l’objet porterait sur les enjeux de socialisation au collège en milieu rural. Petit à petit, leur questionnement s’est donc réorienté vers des objets étudiés en psychologie, sociologie ou sciences de l’éducation et de la formation.

Suite à cette réorientation du questionnement, je me suis mise alors à la recherche de chercheurs exerçant dans le domaine. Il s’agissait à présent : d’identifier un chercheur, qui serait intéressé par cette question ; qui serait susceptible de l’intégrer dans ses projets de recherche ; qui accepterait de rencontrer les élèves, ou commanditaires, et de construire la recherche en dialogue avec eux ; et qui, donc, dans la mesure du possible, habiterait à distance raisonnable de Montreux-Château. Cela établissait ainsi beaucoup de critères, scientifiques (adéquation du sujet), psychologiques (envie de travailler avec des collégiens), géographiques. Ce chercheur devait aussi pouvoir reconnaître la valeur de travailler avec des collégiens, tant sur le plan politique qu’épistémique. Après deux contacts infructueux, je prends contact par courriel avec Gaëlle, alors maitresse de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’université de Lorraine à Nancy, travaillant sur des objets de recherche proches (Gaëlle les présente dans le cadre du chapitre 2) du questionnement des commanditaires. Autre critère qui ne me laisse pas indifférente dans ma décision de contacter Gaëlle : cette dernière a choisi une photo d’elle avec un large sourire pour sa page web sur le site de son laboratoire, le LISEC ou Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication. Nancy reste à deux heures de route de Montreux-Château, ce n’est pas tout près, mais le déplacement reste faisable à la journée, même si cela se révèlera être une difficulté dans la collaboration. Nous échangeons alors par téléphone, Gaëlle est intriguée et intéressée, et accepte de venir rencontrer les commanditaires.

Après ces premiers contacts électronique et téléphonique entre Gaëlle et moi, une invitation lui est adressée par les collégiens. Gaëlle vient alors rencontrer ces derniers pour la première fois le 23 mars 2015. Si une collaboration doit démarrer, elle devra se faire dans un engagement mutuel : tant la chercheure que les commanditaires doivent en être d’accord. Et ce fut le cas. Le point « Étapes de co-construction de la recherche » au sein du chapitre 3, intitulé « Recherche exploratoire : élaboration de la méthodologie de recherche », de cet ouvrage effectue notamment le récit de cette première rencontre et des suivantes.

Conclusion

Cette première phase du projet de recherche participative a consisté en l’expression d’un questionnement par les commanditaires. Poser une question, s’interroger, c’est à la fois un acte spontané, chacun peut le faire à tout moment. Mais poser une question qui peut devenir une question de recherche, cela requiert une première forme de travail, qui, ici, avec les commanditaires, a consisté à se familiariser avec une forme de raisonnement scientifique, rationnel, et à approfondir, préciser, contextualiser, les premières questions qui s’expriment spontanément. En tant que médiatrice, j’ai guidé les collégiens dans ce travail d’élaboration de leur questionnement, en leur donnant des outils de pensée. J’ai probablement influencé leur questionnement, prêtant plus d’attention à certaines questions qu’à d’autres, même si c’était vraisemblablement non intentionnel et inconscient. Leurs enseignants ont également soutenu et nourri ce travail. Il n’est pas anodin de noter que durant les années précédentes, un travail de fond avait été réalisé dans l’établissement sur l’« empathie » et les relations entre élèves avec le conseiller principal d’éducation. En outre, la première année, un élève atteint d’un trouble autistique était présent dans le groupe des commanditaires. Le questionnement des commanditaires, « comment se forment les groupes d’amis », s’inscrit donc dans ce contexte. C’est ce contexte qui donne sens à la question, et qui leur permet de s’approprier ce questionnement pour s’embarquer dans un projet de longue durée (la durée étant d’autant plus perçue comme longue qu’ils sont âgés de douze à treize ans au moment où ils s’engagent dans le projet). La mise en œuvre du projet de recherche repose sur la rencontre avec la chercheure Gaëlle, dont l’engagement a été essentiel pour poursuivre la recherche tout en maintenant le dialogue avec les commanditaires, et donc la dimension participative de ce projet. À ce stade, rien n’était encore défini, ni la méthodologie de recherche, ni la méthodologie de co-construction, c’est ce qui sera décrit dans le troisième chapitre. Mais avant cela, dans le deuxième chapitre, Gaëlle pose des repères scientifiques considérés utiles pour une meilleure compréhension des enjeux liés à la question soulevée par les commanditaires.

  • 1 Dans le domaine scientifique, ce terme fait parfois référence à des professions qui consistent à vulgariser, diffuser, partager les connaissances scientifiques, par exemple dans les musées ou dans le cadre d’associations culturelles organisant diverses activités avec des publics hors de la communauté scientifique.
  • 2 Comme proposé par les épistémologies féministes, en considérant que la multiplicité des points de vue permet d’atteindre une objectivité forte.
  • 3 Notons que les collégiens impliqués dans la recherche entre 2014 et 2017 se révèleront être majoritairement en réussite scolaire et d’origine sociale défavorisée.