Ce chapitre repositionne la question posée par les collégiens co-chercheurs dans le cadre conceptuel des amitiés au collège. Ce chapitre replace ainsi, scientifiquement, l’objet de cette question dans les travaux de recherche, d’une part, précédemment menés par mes soins dans le cadre notamment d’une recherche collective que je présente plus loin dans ce chapitre et, d’autre part, actuellement menés, à l’international. Dans ce chapitre, c’est donc mon expérience de chercheure, avant mon entrée dans la démarche NC-S, qui sera mise en avant, et notamment les travaux de recherche que j’ai pu mener, eux-mêmes replacés dans une littérature et des travaux de recherche menés à l’international. L’ensemble de ces travaux s’inscrivent tant en sociologie — de l’enfance et de l’adolescence — qu’en psychologie — de l’amitié. Dans ce présent chapitre, sont successivement présentés : mon expérience de chercheure, notamment sur la question des sociabilité et socialisation juvéniles ; le concept d’expérience scolaire et ses deux composantes, intellectuelle et cognitive d’une part, affective, relationnelle et sociale d’autre part ; la place et le rôle des relations et des amitiés dans cette expérience scolaire, étudiant leur influence sur le développement, le bien-être et les apprentissages de l’élève et m’interrogeant sur ce que le contexte rural peut faire aux relations et amitiés, notamment à l’âge adolescent.
Mon ambition, dans ce chapitre, n’est toutefois pas de présenter une revue de la littérature internationale exhaustive sur la question des amitiés au collège, notamment en milieu rural, mais de poser des jalons théoriques, scientifiques, permettant de mieux saisir les enjeux liés à la question posée par les collégiens co-chercheurs dans le cadre de la démarche NC-S. Le cœur de ce livre reste en effet cette démarche et ce qu’elle a produit.
Depuis la fin des années 1990, je mène mes travaux de recherche sur la question de l’expérience scolaire de l’élève, m’interrogeant sur ses rapports à l’école, au savoir, à l’enseignant et aux pairs, en fonction de paramètres tels que son niveau de résultats scolaires, son âge, son sexe, son origine sociale. Dans cette expérience et ces rapports, j’étudie tout particulièrement l’affectivité et les émotions de l’élève à la recherche d’une meilleure compréhension des conditions du bien-être et de la réussite de l’élève à l’école. Mes objets de recherche sont ainsi : l’affectivité et les émotions de l’élève dans l’apprentissage, dans son expérience scolaire, dans ses rapports au savoir et à l’enseignant ; la relation enseignant-élève et l’affectivité dans cette relation ; le rôle des pairs dans l’expérience scolaire de l’élève ; le bien-être de l’élève à l’école ; sa réussite.
Entre 2008 et 2012, dans le cadre d’une recherche collective1 réalisée au sein de la Maison des sciences de l’homme de Lorraine (MSHL), je m’engage dans un premier travail de recherche d’envergure portant sur les socialisation et sociabilité enfantines et juvéniles. Il est situé au sein d’une recherche plus large encore, intitulée « Genre, Institutions et Trajectoires Sociales » (GITS), explorant trois terrains qui correspondent à trois temps de la vie : l’école, l’emploi et la vieillesse. C’est bien sûr sur le terrain école (GITS-Terrain école) que je m’investis, étudiant l’expérience scolaire de l’élève lors de son passage en classe desixième. La recherche sur ce terrain est appelée « Le passage en 6e : une étape marquée par le genre ? » Cette recherche nous2 a permis d’étudier les liens entre enfants lors du passage du primaire au secondaire, soit en France de la classe de cours moyen deuxième année (CM2) à l’école élémentaire à celle de sixième au collège, dans deux écoles et un collège, situés en milieu urbain dans la proche périphérie de la ville de Nancy, dans l’est de la France. Du point de vue de l’élève, ce passage est une transition importante de son expérience scolaire pouvant constituer une rupture à la fois personnelle et scolaire, l’amenant à apprendre son nouveau métier de collégien (Cousin et Felouzis, 2002). Au sein de ce processus transitoire, notre intérêt s’est tourné vers l’étude de l’expérience de l’élève. L’examen de la littérature traitant de cette transition révélait — et révèle toujours — le manque de recherches appréhendant cette étape du point de vue du genre. Cette expérience est-elle sexuée ? Est-elle marquée par le genre ? Nous déclinions la notion d’expérience (Dubet, 1994 ; Perrenoud, 1994) au travers de plusieurs thématiques : l’affectivité (Lafortune et Saint-Pierre, 1998) ; l’appréhension du monde, incluant les pratiques socio-spatiales (Lieber, 2008), et les repères spatio-temporels ; les sociabilité et socialisation juvéniles afin d’examiner les rapports sociaux de sexe inscrits dans ces espaces scolaires (Sirota, 1988, 2009, 2015), les rôles sociaux de sexe (Marro, 1999, 2002 ; Marro et Collet, 2009) ; le rapport au(x) temps (Elias, 1997). Le collège représente en effet pour l’élève une période de socialisation qui suscite à la fois espoir et crainte : espoir d’une socialisation sans heurt et d’une sociabilité réussie, d’un gain de liberté dans et hors du collège (Cousin et al., 2002) ; crainte d’une socialisation difficile liée à l’intimidation et au harcèlement des plus grands sur les plus petits, entrainant isolement et érosion de l’estime de soi (Blaya, 2010), crainte encore de difficultés à se conformer aux nouvelles normes juvéniles — scolaires (Debarbieux, 1999, 2008), de comportement (Goffman, 1979) et sexuées (Löwy, 2006) — du collège. Cette recherche s’est ainsi tout particulièrement intéressée aux processus de socialisation en œuvre dans ce passage, et ce, en fonction du sexe des élèves. Elle s’inscrit dans la lignée des travaux montrant l’importance accrue pour les élèves de se conformer à la culture juvénile, notamment entre les classes de CM2 et desixième, et la façon dont ils vivent différemment le collège en fonction de leur appréhension des règles institutionnelles et de leur niveau scolaire (Cousin et al., 2002 ; Millet et Thin, 2012). Cette recherche s’est attachée à étudier la manière dont les élèves déclarent, de façon anticipée en fin de CM2 et de façon rétrospective en fin de sixième, s’adapter au collège (appréhension des règles du collège, perception des pairs du même âge, des pairs plus grands) en fonction des ressources amicales et familiales dont ils disposent.
C’est ainsi dans la continuité de la recherche GITS-Terrain école que la recherche NC-S se positionne, scientifiquement et quelques années plus tard. S’interrogeant sur la façon dont les groupes d’amis se forment au collège, elle porte donc sur les enjeux de socialisation au collège. Ces deux recherches poursuivent une double ambition de meilleure compréhension, d’une part, des sociabilité et socialisation enfantines et juvéniles (Espinosa et Rubi, 2013 ; Dejaiffe et Espinosa, 2010, 2013,2021) et, d’autre part, du rôle des amitiés dans le développement des enfants et adolescents (Dejaiffe et Espinosa, 2010, 2013 ; Espinosa et Ribrault, 2017 ; Espinosa, 2020). La recherche NC-S a toutefois deux particularités par rapport à la recherche GITS-Terrain école : elle se déroule dans un établissement situé en milieu rural d’une part ; elle est une démarche de co-construction de recherche avec des collégiens d’autre part. Si cette dernière particularité est au cœur de cet ouvrage, celle de la ruralité sera plus singulièrement abordée en fin de ce chapitre. Pour l’instant, je propose de définir plus précisément le concept d’expérience scolaire.
Selon les travaux menés notamment en sociologie (Bautier et Rochex, 1998 ; Charlot et al., 1992 ; Danic et al., 2006 ; Dubet et Martucelli, 1996 ; Perrenoud, 1994 ; Rochex, 1995a, 1995b), le concept d’expérience scolaire de l’élève décrit la manière dont ce dernier construit et vit sa propre expérience de l’école. Selon François Dubet (1994), cette expérience combine trois logiques d’action qui définissent les conduites individuelles de chacun des élèves à l’école : l’intégration (appartenance à une organisation scolaire, dans laquelle le groupe de pairs tient une place essentielle) ; la stratégie (capacité à effectuer, dans le système scolaire, des choix pertinents en termes d’investissement — dans certaines disciplines ou contenus de formation et non dans d’autres, dans certaines activités d’apprentissage ou de socialisation et non dans d’autres — et d’orientation — scolaire ou professionnelle, par le choix d’une filière et non d’une autre) ; la subjectivation (capacité critique face aux deux logiques précédentes participant à la construction identitaire des élèves). Ainsi, la première logique — d’intégration — éclaire la façon dont tout élève est amené à s’intégrer, ou à tenter de l’être, dans divers groupes d’appartenance en vue, d’une part, de faire partie d’une organisation scolaire et, d’autre part, de participer à une culture enfantine ou juvénile. Comme le mentionnent Amélie Courtinat-Camps et Yves Prêteur (2012), « au collège, le groupe de pairs devient essentiel », « cette emprise juvénile vari[ant toutefois] selon le contexte, selon la nécessité qu’ont les adolescents d’entretenir leur appartenance au groupe, en présence ou l’absence de celui-ci » (Bonnéry, Bautier, Dejaiffe et Pirone, 2012, p. 24). Cette emprise du groupe sur l’intensité des relations entre pairs varie ainsi selon le contexte social de l’établissement. Dans les collèges très populaires, les camarades du collège et les copains sont souvent les mêmes, tandis que dans les collèges plus hétérogènes, les fréquentations sont plus nombreuses et moins intenses. Les élèves opèrent alors une distinction entre les copains de l’école et les copains des autres instances de sociabilité (Bonnéry et al., 2012). Qu’en est-il dans les collèges situés dans l’espace rural isolé cumulant un contexte social populaire et un faible nombre de jeunes de la même catégorie d’âge ? La tyrannie de la majorité (Pasquier, 2005), c’est-à-dire l’influence forte du groupe de pairs, pesant au collège sur chaque élève et déterminant ses pratiques culturelles, mérite d’être étudiée au regard des travaux (Bonnéry et al., 2012) mettant en lumière le travail d’orchestration à distance des parents concernant ces pratiques. La deuxième logique — de stratégie — représente la « capacité de faire des choix personnels au sein du système scolaire (la stratégie collégienne essentielle est celle de l’investissement scolaire et des choix d’orientation vers des filières et établissements plus ou moins rentables) » (Courtinat-Camps et al., 2012). Enfin, la troisième logique — de subjectivation — participe de la construction de soi. Elle demande à l’enfant ou à l’adolescent de se construire en tant que sujet en parvenant notamment, par un exercice critique de son expérience, à mettre à distance les deux logiques précédentes. F. Dubet et al. (1996) étudient ainsi la combinaison de ces trois logiques, « hétérogènes » (Caillet, 2008, p. 321) voire « contradictoires » (Courtinat-Camps et al., 2012), d’action : « l’expérience scolaire serait le résultat d’un travail [des élèves] sur eux-mêmes visant la conciliation de ces trois logiques d’action » (op. cit., p. 2). Ce travail de combinaison-conciliation de ces trois logiques par les élèves leur permettrait de maitriser, plus ou moins, leur expérience et de la vivre, plus ou moins, agréablement. L’ensemble de ces travaux met donc en avant les stratégies d’adaptation, de choix, voire de survie, que les élèves développent pour tenter de vivre au mieux leur expérience de l’école, tel « un lien entre l’acteur et le système » (Caillet, 2008, p. 320). Au regard de l’objet de recherche au cœur de cet ouvrage — les amitiés —, nous pouvons nous attendre à ce que ces première et troisième logiques soient les plus convoquées, car principalement en lien avec les socialisations et sociabilités juvéniles explorées. Bien sûr, des déterminants individuels, familiaux, sociaux, environnementaux ou contextuels sont susceptibles de participer aux définitions et caractérisations de ces trois logiques d’action et conduites individuelles. La ruralité pourrait être, par exemple, l’un de ces déterminants.
Si ce premier groupe de travaux souligne surtout le registre relationnel de l’expérience scolaire, un autre groupe de travaux (Charlot et al., 1992 ; Rochex, 1995a, 1995b ; Bautier et al., 1998) s’attachent à placer les activités d’apprentissage proposées par l’école et les enseignants au centre de leur étude de ce concept. Pour ces auteurs en effet, les réussites et difficultés scolaires sont la conséquence d’expériences individuelles, marquées de leurs subjectivité et histoire personnelle, en lien avec un rapport singulier au savoir. En outre, les travaux de Philippe Perrenoud (1994) soulignent le sens que les élèves attribuent à leur expérience scolaire et la façon dont ils exercent leur métier d’élève dans cette expérience. L’acquisition de nombreuses règles, parfois implicites et souvent conformistes, permet aux élèves de s’intégrer dans leur établissement et leur groupe de pairs.
Mes travaux de recherche tentent d’allier ces différentes approches de l’expérience scolaire et considèrent qu’au moins deux composantes la constituent : la composante intellectuelle et cognitive, qui se construit au regard des contenus et activités d’apprentissage proposés par l’école et ses enseignants à l’élève (incluant, par exemple, le rapport au savoir de l’élève) ; la composante affective, relationnelle et sociale qui se construit au regard de la vie sociale et des relations, notamment avec l’enseignant et les pairs, que propose l’école à l’élève (incluant, par exemple, les socialisations et sociabilités enfantines et juvéniles). La recherche NC-S se positionne bien sûr largement dans cette dernière composante de l’expérience scolaire, étudiant la façon dont les amitiés se forment au collège et ce que les collégiens déclarent de ce qu’elles leur apportent, ou non. Si la composante intellectuelle et cognitive de cette expérience est également abordée dans la recherche NC-S, elle l’est toutefois de façon moins centrale.
Les relations sociales à l’école, et les amitiés qu’elles peuvent permettre sont susceptibles de jouer un rôle dans le développement de l’enfant puis de l’adolescent, dans son bien-être à l’école, dans ses apprentissages. Se dessinent ainsi les influences susceptibles d’œuvrer entre les deux composantes — intellectuelle et cognitive d’une part, affective, relationnelle et sociale d’autre part — de l’expérience scolaire de l’élève.
Si l’expérience scolaire de l’élève débute autour de bâtiments, d’emplois du temps et de contenus disciplinaires d’enseignement, les relations que l’élève vit avec ses pairs (Ryan et Ladd, 2012) ainsi qu’avec son ou ses enseignants (Felouzis, 1997 ; Ouellet, 2015 ; Rousseau, Prud’homme, Myre-Bisaillon et Ouellet, 2012) au quotidien à l’école sont au cœur de son expérience scolaire et susceptibles d’influencer ses activités cognitives d’apprentissage. Allant dans ce sens, Henri Wallon, cité par Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex (1999), souligne :
Combien il serait utile de rattacher les opérations intellectuelles, dont l’enfant devient capable, avec des relations sociales qui lui deviennent également accessibles. Nous verrions alors que c’est souvent favoriser l’instruction de l’enfant que de développer simultanément ses aptitudes sociales. Il s’agit là d’une liaison qui pourrait être favorisée en chacun et que peut-être notre éducation, trop purement intellectualiste et utilitaire, a le tort de négliger [p. 106].
Ainsi, permettre le développement des aptitudes sociales de l’élève par une meilleure connaissance de ses relations à l’école favoriserait son apprentissage et sa réussite aux activités cognitives proposées à l’école. Ceci s’opèrerait dans un mouvement simultané et réciproque entre aptitudes sociales et aptitudes intellectuelles, les unes nourrissant et permettant les autres, et vice versa.
Étudier les relations sociales que l’élève vit à l’école me semble, en outre, intéressant pour deux raisons. Une telle étude permet en effet, d’une part, une meilleure compréhension de l’affectivité et des émotions dans ces relations et de leur influence sur les activités cognitives d’apprentissage et, d’autre part, une meilleure connaissance de la condition relationnelle sous-tendant le bien-être de l’élève à l’école. S’appuyant sur ses propres résultats de recherche doctorale menée en France auprès de collégiens (Lenoir, 2012), Marianne Lenoir (2016) désigne en effet quelques éléments saillants quant au bien-être de l’élève à l’école. Elle souligne notamment que « la dimension relationnelle est la plus importante pour le bien-être d’après les collégiens [âgés de 11 à 15 ans]. Les relations des élèves avec leurs professeurs ont été identifiées comme primordiales par les élèves » (Lenoir, 2016, p. 15). De même, « les relations avec les pairs ont été également pointées comme nécessaires au bien-être au collège ». Enfin, les relations entretenues avec les parents, « pourvoyeurs de bien-être », sont soulignées par les collégiens (op. cit.). Ces éléments vont dans le sens des propos de A. Courtinat-Camps et al. (2012) affirmant que :
Trois axes relationnels structurent l’expérience scolaire des élèves : l’axe élève-enseignant ; l’axe élève-groupe de pairs et l’axe élève-famille. Ces axes contribuent au travail de signification de [leur] scolarité, des savoirs enseignés où apprendre met perpétuellement à l’épreuve l’apprenant comme sujet et comme rapport à un ou à des autrui significatifs [Jellab, 2001, p. 7].
De plus, chacun de ces trois axes n’a pas le même poids et n’exerce ainsi pas une influence de même nature selon la catégorie d’âge des élèves. Par exemple, si les parents apparaissent comme des figures de grande importance dans la vie des enfants, les pairs prennent de plus en plus de place et d’importance dans la vie de ces enfants lorsqu’ils deviennent adolescents, comme déjà mentionné précédemment (Courtinat-Camps et al., 2012). Enfin, le soutien émotionnel perçu par l’enfant ou l’adolescent en provenance de ces trois axes ne serait pas du même type et ne servirait pas les mêmes domaines (scolaire, comportemental et social) : si le soutien émotionnel perçu de la part des enseignants et des parents est un prédicteur important des résultats scolaires, le soutien émotionnel perçu de la part des pairs est, quant à lui, un prédicteur important du comportement social (Wentzel, Russell et Baker, 2016)3. Bien sûr, centrée sur le cœur de l’objet de la recherche NC-S, défini par la question élaborée par les collégiens co-chercheurs, je n’aborde, dans ce présent ouvrage, que les relations entre pairs, ou l’axe élève-groupe de pairs, bien que ces trois axes me semblent inévitablement sous influence.
Comme le soulignent Thomas Kindermann (2016) et Kathryn R. Wentzel (2005), les pairs se posent comme des figures essentielles pour le développement social des enfants et des adolescents. Ils leur permettent d’apprendre à s’entendre avec les autres, à ajuster leurs besoins individuels avec ceux d’autrui, à recevoir de l’aide et du soutien, à s’aligner sur les cultures enfantine et juvénile, ou encore, à vivre et traverser des moments et périodes particulièrement difficiles. Les pairs jouent également un rôle important dans le développement cognitif, affectif et comportemental des enfants et adolescents, ils apparaissent même cruciaux dans le développement identitaire et l’expérimentation de soi à l’adolescence. Les pairs jouent enfin un rôle fondamental dans l’adaptation des enfants et adolescents à l’école (Ryan et Ladd, 2012). L’étude des relations et des amitiés entre pairs apparaît donc nécessaire lorsque l’on tente de mieux comprendre le développement des enfants et des adolescents, comme leur bien-être, leurs apprentissages, leur réussite, et les éléments susceptibles de les expliquer.
Le concept d’amitié a le sens « schématiquement […] d’une relation affective privilégiée et durable, extra-familiale, dépourvue d’activité sexuelle et animée par une bienveillance réciproque » (Mallet, 2015, p. 9). Les amitiés sont ainsi des relations librement consenties, des liens participant à la socialisation des individus. Claire Bidart (2010) explique :
Chaque ami rencontré instaure un nouveau lien personnel, et étend le réseau relationnel de l’individu. Mais avec chaque lien s’ouvre aussi un « petit monde », un morceau de société auquel il nous donne accès. L’ami nous introduit dans des lieux, des milieux, des savoirs nouveaux, nous présente aussi des personnes différentes. Au fur et à mesure que l’individu tisse son réseau amical, s’agence ainsi sa circulation dans des espaces sociaux plus ou moins diversifiés. Cette dynamique s’inscrit dans les processus de socialisation, dans la mesure où elle contribue à construire le mode d’accrochage de l’individu dans la société, et sa « surface sociale » [p. 66].
Pour la sociabilité en général, l’âge serait la variable la plus déterminante.
Au fur et à mesure que l’on vieillit, la disposition à rencontrer des gens, à établir et à maintenir des liens avec eux, se rétrécit de façon très nette. La pratique d’activités collectives, l’inscription dans des groupes, les sorties et l’établissement de contacts avec autrui diminuent avec l’âge. On participe de moins en moins à des rassemblements collectifs, on raréfie les occasions de faire des rencontres. La taille du réseau de relations personnelles diminue. La fréquentation des membres de ce réseau chute elle aussi. La désignation et le nombre des amis résistent cependant un peu mieux au déclin de la sociabilité, en bénéficiant d’une sorte d’inertie : on peut continuer à nommer des amis que l’on ne voit presque plus ou même plus du tout [p. 67].
L’âge adolescent, quant aux amitiés, est un âge tout à fait particulier, les pairs prenant alors, dans la vie, une place et une importance toutes singulières (Courtinat-Camps et al., 2012). Les liens d’amitié se mettent en œuvre dans les espaces de sociabilité adolescente, privés ou publics. Au sein de chaque cadre social fréquenté, émergent des cercles sociaux. Pour les adolescents, c’est au collège ou au lycée (Dubet, 1991 ; Gayet, 2008) que se mettent en jeu ces cercles sociaux qui, parfois, se sont institués très tôt dans la vie des enfants. À l’adolescence, les liens d’amitié se mettent ainsi en œuvre sur des temps (Zaffran, 2010) et des espaces circonscrits par les parents, au regard de positions éducatives ou, notamment, du niveau de danger perçu par la fréquentation de ces espaces à certains moments de la journée. Ce niveau de danger perçu peut lui-même être influencé par quelques paramètres, tels que l’âge ou le sexe de l’adolescent : ce qui, par exemple, peut être autorisé à un adolescent de 14 ou 15 ans peut ne pas l’être à un adolescent plus jeune ; de même, ce qui peut être autorisé à un garçon peut ne pas l’être à une fille, et inversement. Le danger perçu par les parents n’étant pas nécessairement le même que celui des adolescents, les négociations entre parents et adolescents peuvent alors être fréquentes.
Les réflexions — anciennes (notamment Piaget, 1967 ; Vygotski, 2014) — et travaux de recherche menés sur le conflit sociocognitif (notamment Buchs, Darnon, Quiamzade, Mugny et Butera, 2008 ; Doise et Mugny, 1981, 1997) ou ceux menés sur les différences de collaboration ou interactionnelles dans la réalisation de tâches scolaires entre dyades et groupes de pairs amis et dyades ou groupes de pairs simples camarades de classe (notamment Berndt, Perry et Miller, 1988 ; Dinet et Vivian, 2011 ; Koekoek et Knoppers, 2015) apportent, déjà et dans une certaine mesure, des réponses sur la place et le rôle des pairs dans les apprentissages de l’élève. C’est toutefois dans une autre perspective que je souhaite aborder la question de l’influence des relations et des amitiés entre pairs sur les activités cognitives d’apprentissage de l’élève. En effet, à l’instar de la formulation de Pascal Mallet (2015) avançant que l’amitié entre enfants ou adolescents constitue une force pour grandir, je m’intéresse également ici aux relations et amitiés entre enfants ou adolescents en tant que forces pour apprendre.
Les travaux de Marie-Hélène Véronneau et ses collaborateurs (Véronneau-McArdle, 2007 ; Véronneau et Vitaro, 2007 ; Véronneau, Vitaro, Pedersen, et Tremblay, 2008) étudient les relations avec les pairs, en tant que facteurs de risque ou de protection en fonction de diverses problématiques scolaires, afin de comprendre leur influence sur la réussite et la persévérance scolaires des enfants et adolescents. Menés en psychologie, je pose ces travaux comme complémentaires de ceux menés en sociologie qui tentent notamment de définir les facteurs, ou dimensions, permettant la diffusion et l’installation d’un bon climat scolaire (Debarbieux, 2015) ou d’un climat scolaire serein (Moignard, 2018 ; Ouafki, 2014 ; Zanna, 2019), tels que notamment la stabilisation des équipes pédagogiques et d’éducation, la justice scolaire (Moignard, 2018). Si Eric Debarbieux (2015) indique que la notion de climat scolaire inclut « une dimension collective, en particulier par la prise en compte des relations entre les personnes » (p. 11), il souligne aussi : « Objectif important en tant que tel, un bon climat scolaire permet également de faire progresser les résultats en matière d’apprentissage ou de sécurité » (p. 11). Ces recherches, qu’elles s’inscrivent en psychologie ou en sociologie, poursuivent tout compte fait une même finalité : parvenir à une connaissance fine des facteurs, ou dimensions, constitutifs d’un climat serein et de relations apaisées pour leur installation au sein de l’établissement, au service du travail, de l’apprentissage et de la vie scolaires.
Selon M.-H. Véronneau-McArdle (2007), les travaux de recherche portant sur les expériences relationnelles des enfants et adolescents avec leurs pairs classent généralement ces expériences en deux types de processus relationnels : les processus de groupe, relevant de l’acceptation par les pairs (peer acceptance), et ceux dyadiques, relevant de l’amitié réciproque (reciprocated friendships). L’acceptation fait référence au nombre de liens positifs solides qu’un enfant a avec d’autres membres du groupe de pairs. Elle fait référence aux affects positifs associés au désir d’un pair d’être avec un autre pair. Elle est ainsi synonyme de goût et une propriété fondamentale de l’amitié (Bukowski, Sippola, Hoza et Newcomb, 2000)4. Le fait d’être apprécié et accepté par les pairs contribue au rendement scolaire. Par exemple, en cas de difficultés scolaires, cette acceptation permet de bénéficier de l’aide des pairs les plus compétents (Furman et Robbins, 1985). Autre exemple, la satisfaction du besoin psychologique fondamental de proximité sociale à l’école peut avoir un impact positif sur la motivation et le bien-être psychologique général de l’élève apprécié et accepté par ses pairs (Ryan et Deci, 2000). Contrairement aux expériences relationnelles de groupe, les expériences dyadiques émergent d’interactions individuelles deux à deux. De ces interactions naît l’amitié réciproque. Cette réciprocité, c’est-à-dire la reconnaissance commune d’un lien spécial entre deux individus, est un élément fondamental de la relation d’amitié (Véronneau-McArdle, 2007). Cette catégorisation a son importance, car ces deux types de processus ne se chevaucheraient que partiellement (Furman et Robbins, 1985 ; Véronneau-McArdle, 2007). Par ailleurs, les enfants, quel que soit leur âge, différencient leurs attentes à l’égard de leurs amis de celles à l’égard de leurs relations voire connaissances (acquaintances), toutefois le degré de cette différenciation croît avec l’âge. Par exemple, alors que les attentes de comportement restent constantes, celles d’intimité ou d’engagement augmentent avec l’âge (Furman et Bierman, 1984). Ainsi, si les jeunes enfants ont tendance à valoriser leurs amis principalement pour leur compagnie et leur aide instrumentale, à l’adolescence, des fonctions plus abstraites telles que l’intimité et l’engagement s’ajoutent à ces premières fonctions (Véronneau-McArdle, 2007). La confiance peut également compléter ces fonctions plus abstraites. Elle permet notamment le partage de confidences et de secrets dont l’enfant s’attend, de moins en moins en grandissant, à ce qu’ils soient révélés à une tierce personne, au risque d’abîmer voire de rompre l’amitié (Liberman, 2020). Les élèves « capables de maintenir des expériences positives » à ces deux niveaux — de groupe (acceptation par les pairs) et dyadique (amitié réciproque) — « sont plus susceptibles de répondre à tous les besoins socioaffectifs et instrumentaux qui contribuent à l’adaptation psychosociale en général et à la réussite scolaire en particulier » (op. cit., p. 101). Une question qui peut être posée concerne la ou les périodes, de la scolarité de l’élève, pendant lesquelles ces deux processus et niveaux relationnels soutiennent le rendement et la réussite scolaires. Des travaux anciens (Sullivan, 1953) suggèrent l’apparition d’une influence et de liens réciproques, en début de scolarité primaire, entre l’acceptation par les pairs et la réussite scolaire et, en fin de scolarité primaire, entre l’amitié réciproque et la réussite scolaire (premier modèle). Des travaux plus récents (Ladd, Kochenderfer et Coleman, 1997 ; Wentzel et Caldwell, 1997) suggèrent, quant à eux, une influence et des liens mutuels entre l’acceptation par les pairs, l’amitié réciproque et la réussite scolaire de façon parallèle, ces processus et niveaux relationnels pouvant jouer un rôle d’importance autant dans l’enfance qu’au début de l’adolescence (second modèle). Les travaux de M.-H. Véronneau-McArdle (2007) tentent de répondre à une telle question et montrent que le second modèle est plus plausible que le premier.
Selon T. Kindermann (2016), de nombreux enfants et adolescents vont à l’école, l’apprécient ou l’aiment, car leurs pairs et amis y vont également et y sont présents. Les relations et amitiés entre élèves à l’école font ainsi partie intégrante de leur environnement d’apprentissage et influencent leurs apprentissages et réussites scolaires. En dehors des phénomènes de harcèlement et de victimation5, les pairs et les amis rendent le temps des enfants et adolescents à l’école tolérable et agréable (Kindermann, 2016), fournissent de la compagnie, du divertissement, des sentiments d’appartenance, de l’aide, une validation personnelle et un soutien émotionnel (Hamm et Zhang, 2010). Par ce soutien, comme par leur aide instrumentale ou leur simple présence, les pairs sont en mesure de favoriser l’apprentissage. Bien qu’il soit, en général, plus répandu de souligner et d’étudier l’influence négative des pairs (par exemple, Dishion, McCord et Poulin, 1999), T. Kindermann (2016) choisit de s’intéresser à l’influence positive des pairs sur la motivation scolaire, s’interrogeant notamment sur les types de pairs ayant le plus d’influence. Selon lui, la motivation a une fonction énergisante et peut donner une direction au comportement. De plus, la seule présence de pairs est énergisante et agréable pour les enfants et peut également guider leur comportement. Ainsi, mis en présence les uns des autres, les pairs peuvent s’influencer mutuellement (sans que cela soit de la simple contagion), les relations entre pairs étant susceptibles de fournir des dispositions motivantes, telles que le soutien émotionnel, la chaleur, la sécurité, le sentiment d’appartenance et le soutien à l’autonomie. Les études de T. Kindermann (1993, 2007) partent du principe que l’affiliation à des pairs est un facteur permettant l’augmentation de la motivation initiale des enfants. Cette dynamisation de base peut également fonctionner pour tous les autres types de mécanismes d’influence entre pairs (par exemple, l’aide instrumentale, la rétroaction, la comparaison sociale, le renforcement). Selon K. R. Wentzel (2005), les pairs sont ainsi en mesure d’« influencer la motivation et les réalisations scolaires d’autres élèves grâce à des dispositions de soutien informationnel et motivationnel » (p. 595). Ils ont donc « le potentiel d’influencer le développement cognitif et les résultats scolaires » d’autres élèves par le biais de certains mécanismes (op. cit.). Également et enfin, Ming-Te Wang et Jacquelynne S. Eccles (2012) montrent que les pairs produisent, notamment, un effet sur l’engagement scolaire, indiquant de plus des variations de cet effet en fonction des caractéristiques d’âge, de sexe ou d’origine ethnique des élèves et de leurs pairs. Concernant l’affiliation à des pairs, T. Kindermann (2016) précise que si les pairs sont choisis (auto-sélection), ils ont en effet une fonction de motivation énergisante, les simulations expérimentales effectuées avec des pairs assignés au hasard ne révèlent toutefois pas, de façon précise, cette fonction de motivation énergisante et la quantité réelle d’influence produite. Les affiliations, relations et amitiés, construites avec des enfants et adolescents choisis, leur permettent également d’encourager leur autonomie, leur offrant un espace dans lequel ils peuvent, à la fois, être eux-mêmes et explorer, expérimenter d’autres identités, tant scolaires qu’extrascolaires, et ce, dans une plus large mesure que dans le cadre de leurs relations avec les enseignants et parents. T. Kindermann (2016) remarque que cette perspective conduit cependant à une friction avec la conception classique du rôle des groupes de pairs et de leur fonction de socialisation. Favorisant l’autonomie, le groupe de pairs pourrait pousser à l’acquisition d’encore plus d’autonomie, les membres du groupe n’auraient ainsi pas nécessairement le besoin de se rapprocher les uns des autres et seraient amenés à devenir plus différents les uns des autres. H. Wallon (1959) explique très bien ces deux tendances dans la nature du groupe, entre « individualisme » et « esprit collectif, s’affont[a]nt soit entre les membres du groupe, soit en chacun d’eux » (p. 294). Toutefois, la friction n’est peut-être pas si grande au regard des travaux menés plus particulièrement sur l’adolescence qui montrent la subtilité avec laquelle il est nécessaire d’analyser la réalité. Par exemple, la conformité entre pairs ne culminerait pas nécessairement à l’adolescence (Hernandez, Oubrayrie-Roussel et Prêteur, 2014 ; Mallet et Brami, 2006). Cette dernière demanderait plutôt que s’opère une fine alchimie entre conformité et adhésion à une identité collective et expression de la personnalité propre des sujets adolescents : « Entre conformité aux pairs et expression de sa personnalité, il n’y a pas nécessairement contradiction, pour autant que ces deux caractéristiques individuelles ne sont pas extrêmes » (op. cit., p. 69). À cette première remarque de T. Kindermann (2016) sur ses propres travaux, j’en ajouterais une seconde. Pour jouer un rôle d’influence, selon ce chercheur, il serait d’abord nécessaire que les pairs soient choisis dans leurs affiliations, relations et amitiés. Dans des groupes classes, dont les membres, majoritairement, ne se choisissent pas, l’influence positive mutuelle pourrait ainsi être très relative. Cela peut en outre interroger la façon même dont les classes sont constituées. Ainsi, cette question de la constitution des classes s’est posée dans le collège de Montreux-Château accueillant la recherche participative NC-S, telle une conséquence de la recherche menée. En effet, les deux puis trois enseignants impliqués dans la recherche et la principale du collège semblent véritablement prendre conscience, au cours de la démarche de recherche, du poids des constitutions de classe, en début d’année scolaire, sur les configurations, constructions, reconfigurations et reconstructions des amitiés6 au moment de chaque rentrée scolaire. Claire et moi développons cet élément plus bas, d’abord dans le chapitre 3, sections «
Au regard de l’ensemble des travaux sus-cités, les pairs et les amis à l’école, les relations et amitiés qu’ils proposent, rendent le temps scolaire tolérable et agréable (Kindermann, 2016), en fournissant compagnie, divertissement, sentiments d’appartenance, aide, validation personnelle, soutien émotionnel et à l’autonomie, chaleur et sécurité (Hamm et Zhang, 2010 ; Kindermann, 2016). Les amitiés, relations réciproques de confiance, proposent même intimité et engagement (Liberman, 2020 ; Véronneau-McArdle, 2007). Ces relations et amitiés permettent également la satisfaction du besoin de proximité sociale qui, elle-même, peut avoir une influence positive sur la motivation et le bien-être psychologique de l’élève à l’école (Ryan et Deci, 2000). Par leur simple présence et leur aide, les pairs et amis à l’école sont ainsi en mesure de favoriser l’apprentissage de l’élève, en influençant notamment sa motivation et son autonomie. Les éléments énoncés ici pour caractériser les relations et amitiés entre pairs à l’école, pensées comme bénéfiques pour l’enfant et l’adolescent dans son développement, ses apprentissages et sa réussite, relèvent majoritairement du domaine de l’affectivité. Ces éléments dessinent de plus des relations de qualité et bienveillantes. La qualité des relations et amitiés entre pairs à l’école apparaît donc importante, susceptible de se positionner comme un élément clef de l’expérience scolaire de l’élève, au cœur du processus d’apprentissage. En outre, je remarque que cette qualité des relations et amitiés entre pairs va dans le sens de la bienveillance et de l’empathie attendues des élèves à l’école en France (Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, 2015c). Enfin, comme le souligne Richard M. Ryan (2012), bien que la recherche scientifique n’ait pas encore aujourd’hui expliqué, de façon détaillée, selon quels processus et pour quelles raisons les relations et amitiés entre pairs sont importantes dans l’adaptation des enfants et adolescents à l’école, il est toutefois de plus en plus évident qu’elles y jouent un rôle crucial. À noter que l’enseignant est, au sein d’un établissement scolaire, l’un des acteurs susceptibles de participer activement à la construction de relations positives en classe et à l’école pour favoriser cette adaptation (Ryan et Ladd, 2012).
L’enjeu de cet ouvrage, et de la démarche de recherche participative à son origine et en son centre, est de comprendre comment se forment les groupes d’amis au collège, en milieu rural, puisque c’est dans un tel contexte que se situe l’établissement scolaire dans lequel cette démarche a été initiée puis s’est déroulée.
Ce milieu rural, ou ruralité, n’est pas homogène, mais pluriel. Il convient en sus de distinguer « ce qui relève, d’un côté, des territoires de résidence (les “campagnes”), et de l’autre, des caractéristiques sociales et culturelles des individus (la “ruralité”) » (Devaux, 2015, p. 356). Dans un ouvrage publié récemment, Yaëlle Amsellem-Mainguy (2021) s’intéresse et donne la parole aux filles et jeunes femmes ayant grandi et vivant sur des territoires ruraux : des collégiennes, lycéennes ou jeunes actives de milieux populaires. Dans les entretiens effectués, ces filles et jeunes femmes définissent subjectivement la ruralité. Y. Amsellem-Mainguy (2021) en propose une synthèse en ces termes :
[le rural est] un espace où les habitants et notamment les jeunes sont peu nombreux, où la nature est très présente, l’habitat relativement dispersé, où le déplacement est un problème quotidien, où les lieux d’enseignement et les services sont souvent éloignés, et où la diversité des offres d’emploi est faible [p. 16].
Par ailleurs, en lien avec la question posée par les collégiens co-chercheurs, c’est une catégorie d’âge particulière qui sera étudiée sur ces territoires particuliers, ces territoires ruraux. Il s’agit donc de s’intéresser à la « jeunesse rurale », appellation que Julian Devaux (2015) utilise pour ne
qualifier que les adolescents définis par une certaine ruralité, par un ancrage à la fois social et culturel populaire — en particulier une proximité à la culture paysanne — ainsi que par une manière d’habiter caractérisée par une sédentarité et une intersection forte des différentes scènes sociales, tandis que d’autres, qui détiennent des dispositions sociales et culturelles particulières, parviennent à résider au sein de campagnes rurales tout en développant peu à peu un mode de vie urbain [p. 356].
C’est donc en gardant à l’esprit l’ensemble et chacun de ces éléments de définition et de délimitation de la ruralité et de cette jeunesse rurale que la recherche NC-S tentera de répondre à la question posée par les collégiens co-chercheurs.
Si la littérature scientifique témoigne de recherches portant sur l’expérience scolaire au collège, ces travaux sont le plus souvent menés dans des établissements scolaires urbains ou situés en périphérie urbaine (par exemple, Careil, 2007 ; Cousin et al., 2002 ; Marchive, 2011). La recherche participative au cœur de cet ouvrage est donc menée sur un autre type de territoires, de plus en plus étudié, mais pas nécessairement, et précisément, au niveau du collège, de l’expérience scolaire des enfants puis adolescents le fréquentant et de leurs amitiés (notamment Amsellem-Mainguy, 2021 ; Coquard, 2019 ; Devaux, 2013, 2014, 2015 ; Renahy, 2005). Et c’est justement au croisement entre les amitiés, le collège et l’âge adolescent, la ruralité que se situe l’objet de la recherche NC-S.
Dans des entretiens effectués auprès de filles et jeunes femmes ayant grandi et vivant sur ces territoires ruraux, Y. Amsellem-Mainguy (2021) indique que leur scolarisation est notamment abordée. Sur le croisement entre les amitiés, le collège et l’âge adolescent, la ruralité, l’autrice écrit :
La description des réseaux d’amitié et d’inimitié que font les jeunes femmes enquêtées accordent une large place à la scolarisation, notamment à l’école primaire et au collège. Haut lieu de socialisation et de sociabilité, l’école en milieu rural constitue un espace où se croisent tous les jeunes du même âge habitant dans le même village ou la même petite ville et ses alentours, regroupant ainsi les hameaux voisins et habitants isolés dans un environnement économique et social caractérisé par l’absence de lycée (professionnel, technologique ou général) à proximité et par l’éloignement des lieux d’enseignement supérieur [p. 101].
Lorsque la principale du collège de Montreux-Château exprime en effet son intérêt pour la mise en œuvre d’un projet scientifique au sein de l’établissement scolaire, elle signale sa volonté de rompre avec l’image d’un collège rural isolé (voir. Supra, « Chapitre 1 — De l’amitié vécue à l’amitié objet d’étude : des collégiens se posent des questions »), éloigné notamment des lieux d’enseignement supérieur. Comme l’indique Y. Amsellem-Mainguy (2021),
La fréquentation de l’école primaire et du collège, dans de petits établissements, souvent avec les mêmes camarades de classe tout au long de la scolarité, fonde une expérience commune et participe à construire une appartenance au territoire avant l’éclatement des parcours en fin de collège, au moment de l’orientation scolaire, des « choix » d’orientation puis des « choix » professionnels [p. 101].
Et c’est précisément cette expérience que la recherche NC-S doit permettre d’investiguer. Ainsi, dans quelle mesure les caractéristiques de la ruralité et des collèges ruraux participent-elles aux définitions et caractérisations des trois logiques d’action — intégration, stratégie, subjectivation — de l’expérience scolaire (Dubet, 1994) et conduites individuelles précédemment décrites ? Quels rôles jouent ces caractéristiques dans les amitiés entre élèves ? En quoi sont-elles des leviers ou des freins à ces amitiés ? Plus précisément, dans la logique de subjectivation, concernant les amitiés, dans quelle mesure les collégiens établissent une distance critique entre les normes du groupe qui pèsent sur eux et les stratégies à adopter pour se sentir bien avec leurs amis, dans leur scolarité et sur leur lieu de vie ? En outre, comment les cercles sociaux émergent, se développent et se maintiennent selon les spécificités géographiques et sociales dans les espaces de sociabilité adolescente, sur des territoires ruraux ? Comment les adolescents circulent-ils dans ces espaces sociaux, sous la contrainte des spécificités des territoires ruraux ?
Par l’étude des cercles sociaux fréquentés par des adolescents, de leurs relations d’amitié ainsi que de la manière dont ces dernières se font et se défont sur des territoires ruraux socialement et économiquement contrastés, il s’agit de chercher à mieux connaître l’effet de la ruralité sur l’expérience scolaire des collégiens, et plus particulièrement sur la socialisation entre pairs : que disent-ils de leurs vécus ? Comment s’y adaptent-ils ou s’y opposent-ils ? La contextualisation territoriale, certainement non étrangère à la contextualisation sociale, est ainsi au centre de l’analyse de nos données recueillies présentée dans la seconde partie de cet ouvrage.
Trois grands points ont constitué ce présent chapitre dont l’ambition était de poser des repères scientifiques utiles pour une meilleure compréhension des enjeux liés à la question posée par les collégiens co-chercheurs. Ce chapitre a, d’une part, été l’occasion de situer cette recherche NC-S dans mon expérience de chercheure, notamment sur la question des sociabilité et socialisation juvéniles. Il m’a, d’autre part, permis de présenter le concept d’expérience scolaire et ses deux composantes — intellectuelle et cognitive, affective, relationnelle et sociale —, de souligner leur influence réciproque dans cette expérience. Il m’a, enfin, donné l’opportunité de préciser la place et le rôle des relations et des amitiés dans cette expérience scolaire, leur influence sur le développement, le bien-être et les apprentissages de l’élève. Et c’est sur la question de la ruralité et de son influence sur les relations et amitiés au collège, à l’âge adolescent, que j’ai achevé ce chapitre.
Dans le chapitre suivant de cet ouvrage, il s’agira de débuter le récit de la co-construction de la recherche NC-S, avec Claire, les collégiens co-chercheurs et les deux puis trois enseignants impliqués dans la démarche. Notre rédaction peut alors, enfin, utiliser la première personne du pluriel, Claire et moi racontons à présent ensemble cette histoire de recherche.