« La science n’est pas d’abord de la connaissance (…), c’est une performation du monde… » (Bruno Latour, 1997, p. 198)
En 2016, lorsqu’un animateur d’une radio locale (MNE, basée à Mulhouse) vient réaliser un petit reportage sur la démarche Nouveaux commanditaires — sciences en cours à Montreux-Château, il demande aux commanditaires : « Qu’est-ce que vous avez appris au cours de cette année de Nouveaux commanditaires ? ». L’un des commanditaires répond alors : « Plus que la réponse à la question, on a surtout découvert comment chercher, je veux dire, le cheminement des pensées… ». Ce chapitre propose de mieux rendre compte de ce que cette démarche a produit par le fait même de son déroulement chez les principaux protagonistes de cette recherche, à savoir les commanditaires — ou collégiens co-chercheurs — et les enseignants ayant participé à la recherche, l’établissement ayant accueilli la démarche, la chercheure Gaëlle, et enfin, ce qui a été appris du point de vue de la médiation.
Nos rencontres régulières au collège se sont terminées à la fin de l’année scolaire 2016-2017. Curieuses de ce que les collégiens co-chercheurs et les enseignants participant à la recherche lors de cette année scolaire disent avoir retenu d’une telle expérience, nous leur proposons un entretien semi-directif de recherche, effectué par Gaëlle auprès de chacun d’entre eux. Cet entretien porte sur ce qu’ils ont retenu de leur participation à la recherche, sur leur intérêt pour le thème de la recherche et sur ce que cette expérience est susceptible d’avoir changé dans leur vie au collège pour les collégiens ou dans la pratique professionnelle pour les enseignants.
La présentation des commanditaires et enseignants alors entretenus ainsi que l’analyse de ces entretiens a d’ores et déjà fait l’objet de la publication d’un article (Espinosa, 2020), puis d’une reprise augmentée dans le cadre de l’abilitation à diriger des recherches (HDR) de Gaëlle (Espinosa, 2021). Nous proposons, dans les pages à venir, de reprendre ces écrits, retravaillés encore. Ainsi, avant de présenter ce que nous avons appris de l’analyse de ces entretiens, nous présentons brièvement les collégiens-commanditaires et enseignants qui y ont pris part.
En 2016-2017, huit collégiens étaient membres du projet, depuis un à trois ans : cinq garçons et trois filles, tous en classe de troisième et nés en 2002. Six avaient des résultats scolaires supérieurs à la moyenne de l’ensemble des élèves de troisièmedu collège au dernier trimestre (entre 15,6 et 17,6 versus 12,5/20) et deux avaient des résultats inférieurs à la moyenne de l’ensemble des élèves de troisièmedu collège au dernier trimestre (11,6 et 11,9 versus 12,5/20). Au regard des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) déclarées des parents, cinq étaient d’origine sociale défavorisée et trois d’origine sociale moyenne à favorisée. L’ensemble de ces informations est détaillé dans le tableau 2. Les prénoms des collégiens co-chercheurs apparaissant dans ce tableau sont des pseudonymes.
Âge (en années) | Durée de participation aux NC-S (en années) | Classes de participation aux NC-S | Résultats scolaires : moyenne du dernier trimestre * (sur 20) | PCS des parents des collégiens | |
Alexandre | 15 | 2 | 4e et 3e | 16,7 | R1** : employé civil, agent de service de la fonction publique (EC-ASFP) R2*** : personne sans activité professionnelle |
Léna | 14 | 1 | 3e | 11,9 | R1 : ouvrier qualifié R2 : EC-ASFP |
Julia | 15 | 2 | 4e et 3e | 11,6 | R1 : ouvrier qualifié R2 : EC-ASFP |
Lysandre | 14 | 1 | 3e | 16,2 | R1 : ingénieur, cadre technique d’entreprise R2 : artisan au chômage |
Keni | 15 | 2 | 4e et 3e | 17,6 | R1 : professeur et assimilé (PA) R2 : PA |
Lola | 14 | 1 | 3e | 15,6 | R1 : commerçant et assimilé |
Théo | 15 | 1 | 3e | 16,8 | R1 : EC-ASFP R2 : PA |
Tonin | 15 | 3 | 5e, 4e et 3e | 15,9 | R1 : employé administratif d’entreprise R2 : artisan |
En 2016-2017, trois enseignants accompagnent le projet : Fabienne (enseignante de sciences physiques et chimie), Olivier (technologie) et Laurent (histoire et géographie). Tous trois sont également animés par l’envie de partager cette expérience de recherche avec des élèves du collège. Ils ont entre 32 et 46 ans, sont enseignants depuis huit à vingt-quatre ans et sont affectés au collège de Montreux-Château depuis deux à quatorze ans. L’ensemble de ces informations est détaillé dans le tableau 3.
Âge (en années) | Discipline d’enseignement | Ancienneté dans l’enseignement (en années) | Ancienneté au collège de Montreux-Château (en années) | |
Fabienne | 46 | Sciences physiques et chimie | 24 | 14 |
Olivier | 38 | Technologie | 16 | 7 |
Laurent | 32 | Histoire et géographie | 8 | 2 |
En raison de leur faible nombre, les caractéristiques des trois enseignants et des huit collégiens décrites ci-avant sont surtout informatives.
L’analyse thématique1 de contenu des entretiens met notamment en exergue des éléments intéressants, d’une part, quant à l’évolution du rapport au savoir des collégiens et, d’autre part, quant à une évolution de la relation enseignant-élève — comme du rapport à l’enseignant de l’élève et du rapport à l’élève de l’enseignant — enclenchée dans le cadre de la recherche, entre convivialité et réapprentissage relationnel.
Tout d’abord, les commanditaires entretenus sont invités à réagir sur l’objet même du projet — son thème donc —, à savoir les relations amicales, et sur ce qu’un questionnement sur ce thème a induit chez eux. Les huit collégiens co-chercheurs se disent intéressés par le thème du projet (les amitiés et groupes d’amis au collège en milieu rural), avant tout en raison de son ancrage dans la vie quotidienne ainsi que des grilles de lecture et de compréhension que cette démarche est susceptible de leur fournir pour mieux appréhender leur quotidien au collège (Keni), leur prochaine rentrée au lycée (Julia, Lola) ou leur vie en société (Tonin). Leur intérêt pour le thème du projet apporte ainsi « de la connaissance sur leur propre situation » et participe notamment à la légitimation de ce type de recherche (Bessaoud-Alonso et Rurka, 2017, p. 141). Au fil des sessions, le sens de la recherche, et ce que cette dernière permet d’apprendre (Keni) sur soi, sur les autres et sur le monde dans lequel les collégiens vivent, évolue. Lola et Léna, s’interrogeant ainsi sur leur rapport au monde, expliquent : « Quand on est [dans ce projet], on voit tout ce que les gens ne voient pas, parce qu’on recherche beaucoup de choses » (Léna). De plus, cinq collégiens sur huit précisent que leur participation à la recherche leur a permis de développer une acuité d’observation et de questionnement sur les thèmes constitutifs de leur guide d’entretien2, comme la solitude qui revient le plus souvent, montrant ainsi, sur ce thème-là en particulier, l’éveil d’une posture empathique conférant « affinité avec, identification à et réflexion pour les autres » (Demetriou, 2018, p. 2). Lola déclare qu’elle a appris à « analyser les gens », ajoutant qu’elle n’ira toutefois pas parler à ces personnes seules, alors que Julia déclare le contraire. Alexandre, Théo et Tonin mentionnent, quant à eux, les connaissances acquises : « On a plus cette idée en tête. Par exemple, quand on parle d’amis […] , on sait qu’on a travaillé sur ça et puis on a deux, trois notions, [des] repères par rapport à ce qu’on a fait » (Théo). Il apparaît ainsi que les éléments rapportés par les collégiens indiquent leurs réflexions générées par le projet et les prémices d’une évolution de leur rapport à soi, à l’autre et au monde, en somme de leur rapport au savoir (Charlot, 1997).
Par ailleurs, les collégiens se sont aussi exprimés sur ce que ce travail de recherche leur apporte, indépendamment du thème de la recherche. Tonin souligne la particularité des sessions du projet par rapport à l’ensemble des apprentissages qu’il effectue au collège : « j’apprends des choses que j’apprends pas dans d’autres matières. En fait c’est ça. c’est quelque chose vraiment d’à part ». Keni apprécie le fait que, au sein de la recherche, « on a manipulé, on a fait directement nous et c’est […] quelque chose que l’on fait pas beaucoup en cours […], pourtant […], on retient peut-être mieux aussi lorsqu’on fait soi-même ». Dans l’ensemble, la participation des collégiens au projet semble avoir stimulé chez eux la mise en œuvre d’un questionnement autonome, d’une attention particulière à leur environnement, au-delà du cadre même du projet. Par ailleurs, constatant que la démarche ne semble pas déboucher sur une réponse unique et simple, cinq collégiens (Alexandre, Julia, Keni, Lysandre, Théo) réfléchissent alors à la notion de réponse : « On n’a pas trop de réponses mais on a d’autres questions qui peuvent éclaircir sur les réponses qu’on avait avant » (Alexandre). Ils semblent ainsi prendre conscience que la démarche de recherche aboutit parfois à des réponses variables : « On a aussi conclu que ça dépendait de beaucoup de choses » (Lysandre), le « ça » faisant référence au thème du projet de recherche. C’est la démarche même de recherche et le temps exigés pour chercher une réponse à la question posée qui suscitent particulièrement l’intérêt et la curiosité : « Je pense que ce qu’on aura fait avant sera plus important que la réponse qu’on aura trouvée. » (Keni). Les collégiens déclarent ainsi retenir de leur participation au projet ce qui se situe autour de la démarche scientifique : « tout ce qui est scientifique », « se poser des questions » (Tonin) ; « le raisonnement scientifique aussi », « tout le cheminement » (Keni) ; « ça nous a poussés à réfléchir un peu sur la sociologie » (Lola). Ils retiennent également le temps, long, que demande la démarche scientifique en sciences sociales (Julia, Keni, Tonin, Théo).
Ce que les collégiens disent de la recherche et de sa complexité, l’accent mis sur la démarche de questionnement plutôt que les connaissances, traduit aussi la façon dont nous avons fait de la recherche avec eux. Nous avons tenu à ne pas « simplifier » la recherche, par exemple en présentant une démarche linéaire depuis la question posée jusqu’à la production de connaissances. Nous avons fait place aux doutes et à la confusion, à la révision de la méthodologie, aux difficultés de la collecte de données et ses imprévus, à la fragilité des interprétations, témoignant ainsi de la nécessité du caractère souple et ouvert de la démarche participative (Martin et Queiroz, 2017). Nous avons laissé les commanditaires faire l’expérience de la recherche d’un chemin non déterminé à l’avance, jalonné d’errances et d’incertitudes, et les avons accompagnés dans leurs enthousiasmes et découragements, leur permettant, en outre, de se construire, lentement, une appréhension réfléchie et réaliste de la démarche de recherche scientifique.
Dans l’ensemble, les propos des commanditaires recueillis permettent de penser que leur participation à une telle démarche de recherche leur apporte des connaissances et des compétences (techniques et méthodologiques notamment) relatives à la recherche scientifique (ici en sciences humaines et sociales). Plus particulièrement, ils montrent leur réelle capacité à réfléchirà leur expérience de la recherche et de sa démarche, « expérience subjective vécue et interprétée » par eux-mêmes (Soulière et Caron, 2017), les commanditaires pouvant même être considérés comme des analyseurs (Saint Martin, 2018). Leur participation à cette démarche de recherche semble avoir également favorisé le développement, à la fois, d’une prise de distance par rapport à leur quotidien en lien avec le thème même du projet et d’une acuité d’observation et de questionnement, acuité vraisemblablement à l’origine d’une appréhension intellectuelle, mais également affective, différente de leur environnement et d’un rapport au savoir évolué. La participation à une telle démarche semble donc avoir, selon ces collégiens, des effets émancipateurs, contribuant à la construction d’une posture citoyenne éclairée et riche de connaissances et de compétences acquises au cours du projet.
Toutefois, il convient de souligner que le projet, ayant reposé sur le volontariat des collégiens, a attiré des élèves majoritairement en réussite scolaire. Donc, nos réflexions relatives à ce projet sont à mettre en perspective avec cette caractéristique des commanditaires. Or, dans la plupart des travaux menés sur la « recherche avec », la mention du niveau des résultats scolaires des élèves co-chercheurs (tout comme la PCS des parents d’ailleurs) n’apparaît pas clairement (voir par exemple, Monceau, 2017, Purenne, 2018 ou Saint Martin, 2018), bien que cet élément soit, nous semble-t-il, une des clés pertinentes de lecture de la façon dont les élèves apprennent et tirent profit, en tant que citoyens, d’une telle démarche. En effet, nous nous demandons si l’ensemble des élèves co-chercheurs, qu’ils soient en réussite scolaire ou plus en difficulté, est pareillement en mesure de profiter d’une telle démarche et d’en comprendre l’éventuelle utilité (sociale) pour eux.
Pour les huit commanditaires entretenus, l’ambiance, agréable et chaleureuse, dans laquelle se déroulent les sessions liées à la recherche permet « de travailler, d’avancer » (Lysandre) et de voir le temps passer plus vite : « ça passe plus vite quand euh quand il y a une bonne ambiance tout ça. Ça passe plus vite. On est entre nous. […] On rigole bien tout ça » (Tonin). Cette ambiance donnerait également l’occasion de vivre des « moments conviviaux », de rigolade notamment (Lola, Tonin) : « on est dans un petit groupe on est entre nous tout ça puis on rigole bien euh euh [il souffle]. Voilà après on se fait un gouter et tout j’trouve ça sympa » (Tonin). Lors des sessions, les commanditaires voient aussi les « profs autrement » (Tonin, qui ne précise toutefois pas plus sa réponse malgré ma relance), à se sentir « plus proches des adultes, surtout des professeurs » (Théo) : « On n’a pas l’habitude de les voir comme ça » (Théo). Le protocole NC-S demande aux commanditaires (et aux enseignants) de faire l’expérience de la recherche : « c’est moins écouter un professeur qui fait un cours ou quelque chose comme ça donc du coup c’est cool » (Tom). Enfin, il semble plus facile, pour certains commanditaires (Lola notamment), d’oser, de prendre la parole : « on peut donner notre avis vraiment librement et puis on sait très bien qu’il n’y aura pas de retour négatif… “fin ça sera plus des conseils et tout… Même si des fois on est un peu distrait [sourire] [rires] » (Lola). L’ambiance des sessions semble ainsi permettre de se sentir plus en confiance vis-à-vis de soi mais également de l’autre (Espinosa, 2016). Les enseignants, quant à eux, considèrent que cette recherche, en tant que projet pédagogique, comme tout autre atelier d’ailleurs auquel ils sont amenés à participer avec les élèves (sorties scolaires, activités sportives, etc.), a une incidence sur leur rapport aux élèves ainsi que sur le rapport à l’autre, à soi et au monde des élèves, c’est-à-dire, en d’autres mots, sur le rapport au savoir des élèves (Charlot, 1997). Les enseignants perçoivent en effet ce type d’atelier comme un « temps d’échange […] qui permet de voir les élèves […] avec d’autres visages, dans un cadre un peu plus […] détendu » (Laurent), et ainsi de mieux les connaître : « Ça m’a fait voir les élèves, certains élèves, autrement » (Fabienne, qui ne précise cependant pas plus sa réponse). Lors des sessions, les commanditaires se montrent « quand même très volontaires pour travailler, pour réaliser… diverses tâches, que quand on les met en situation, ils vont se mettre au travail. Ils ont plein d’idées, ça foisonne, ça part dans tous les sens. Et puis, […] on peut compter sur eux » (Fabienne), se révélant ainsi impliqués, motivés et travailleurs. À l’analyse des entretiens, le « quand même » de Fabienne nous interroge : les élèves se montrent-ils différents en classe ? Est-ce également cela que signifie son « autrement » non précisé ? De leur côté, Olivier et Laurent soulignent qu’il est important pour eux de connaître leurs élèves ainsi que les questions qu’ils se posent afin que leurs interventions soient pertinentes tant pédagogiquement que personnellement : « On entend les préoccupations des élèves, l’importance des groupes d’amis, les questions qu’ils se posent […]. Donc, ça aide à mieux les comprendre aussi. […] À être peut-être un peu plus juste quand on s’adresse à eux pour les intéresser » (Olivier). Pour les enseignants comme pour les commanditaires, ce type de projet est l’occasion de nouvelles rencontres : « Ça rebrasse différents groupes classes […]. Ça les amène aussi à voir des personnes qui ne viennent pas du même milieu… à vous par exemple » (Laurent), le « vous » renvoyant à, nous, chercheure et médiatrice. Pour les enseignants, comme pour certains commanditaires d’ailleurs, la démarche NC-S participerait donc d’une ouverture vers soi, les autres et le monde. Cette ouverture procède d’un « désapprentissage » de l’autre, au sens d’une « rupture avec des modèles d’être » construits au sein de la famille, de l’école, de la société (Saint Martin et Queiroz, 2017) et permet ainsi à chacun, commanditaires et enseignants, de réapprendre l’autre, comme semblent l’indiquer les mots de Tonin, commanditaire, et de Fabienne, enseignante, déclarant avoir découvert, ou vu, l’autre « autrement » au cours de la recherche. La représentation et la connaissance de l’autre ayant évolué rendent alors possible une autre relation avec lui. L’ambiance agréable et chaleureuse dans laquelle ont pu se dérouler les sessions permet aux commanditaires et aux enseignants de se redécouvrir et de redessiner leurs relations et rapports. Ceci est une condition, dite relationnelle, pour que la participation à une telle démarche ait des effets émancipateurs sur les commanditaires (et les enseignants), en tant que processus d’encapacitation citoyenne. En effet, pour que ce processus puisse se réaliser, le cadre dans lequel se déroule la démarche doit faciliter la construction de relations de confiance entre les participants. Mener une « recherche avec » (Bessaoud-Alonso, 2017), c’est-à-dire ensemble, ne peut effectivement se faire que dans un climat de convivialité permettant de s’affranchir des rapports d’autorité liés aux savoirs. Les aptitudes relationnelles que requiert une telle démarche favorisent chez ses participants le développement d’un certain rapport à soi, aux autres et au monde.
De notre point de vue, ces éléments de la recherche NC-S soulignent l’importance des conditions d’ambiance et relationnelles dans les moments et situations d’apprentissage (notamment Rousseau et al., 2012). La convivialité, la qualité des relations semblent jouer un rôle non négligeable dans l’apprentissage des commanditaires dans cette recherche. Elles semblent également leur donner plaisir à participer à la recherche et à la mener. Enfin, le fait de faire ensemble, au sein d’un groupe, apparait comme un élément important devant être également considéré dans l’apprentissage des commanditaires, comme des enseignants, au cours de cette recherche. Tous portent un même projet, une même ambition, consistant à tenter de répondre à une question scientifique. L’ambition du groupe est ainsi commune à ses membres et chaque membre du groupe — dans son activité au sein du groupe comme dans ses relations avec les autres membres du groupe — participe à atteindre l’ambition commune (Wallon, 1959). Il nous semble qu’un tel projet commun, assignant une place particulière à chacun, élève ou enseignant — mais aussi médiatrice ou chercheure — permet également la rencontre avec l’autre. Une rencontre particulière pour les commanditaires et les enseignants, notamment, tant cette place est différente de celle qu’ils occupent traditionnellement dans l’institution scolaire : en effet, dans le cadre de la recherche NC-S, enseignants et collégiens, sur la recherche même, ont un niveau de connaissance relativement proche et cheminent ensemble. Une telle expérience, incluant un certain décalage quant aux rôles et places attribués et occupés traditionnellement, nous semble ainsi participer à apprendre « à mieux se saisir [soi] — même, à la fois comme sujet et comme objet, comme Soi et comme Lui » (Wallon, 1959, p. 295), tout en contribuant à une meilleure connaissance de l’autre.
Comme évoqué dans les points « L’échantillonnage — qui met la puce à l’oreille… » puis « Une collaboration avec des enseignants et la principale du collège sur la constitution des classes » du chapitre 3, lors de l’année scolaire 2017-2018, la principale du collège de Montreux-Château ainsi que les enseignants ayant pris part à la recherche, rejoints par une collègue, s’engagent dans une réflexion sur le rôle de l’établissement dans la constitution des relations amicales. Cette réflexion aboutit à deux actions : premièrement, afin de préserver les relations existantes, les relations amicales dans la constitution des classes pour chacun des élèves sont prises en compte ; deuxièmement, afin de faciliter la création de nouvelles relations lors de l’entrée en classe de sixième, un parrainage entre élèves en classes de quatrième et de sixième est mis en place. C’est la première action, consistant en la révision du processus de constitution des classes, qui a constitué le changement le plus important à l’échelle de l’établissement, et c’est cette action que nous décrivons et analysons dans ce point.
Pour systématiser et formaliser la prise en compte des relations amicales dans la constitution des classes, les enseignants et la principale du collège décident de produire un formulaire (un court questionnaire), à l’attention des élèves, actuels et futurs, du collège afin que ces derniers expriment leurs amitiés (et inimités) aidant à la constitution des classes du collège à la rentrée suivante. Leur ambition en produisant et distribuant ce formulaire est, d’une part, de généraliser, par souci d’équité, à tous les élèves la possibilité d’exprimer des envies de regroupement ou d’évitement en classe d’élèves (jusque-là, chacun a la possibilité de le faire de manière spontanée, par courrier ou courriel, mais cela concerne une minorité d’élèves). L’ambition est, d’autre part, de proposer aux élèves de l’établissement une rentrée plus sereine sur le plan des relations entre élèves. Bien sûr, une telle initiative, apparaissant tout à fait intéressante du point de vue des relations entre pairs à l’âge adolescent, peut également être regardée de façon plus critique du point de vue, par exemple, des diversités sociale, culturelle et scolaire au sein des classes (notamment, Conseil national d’évaluation du système scolaire [Cnesco], 2015). En effet, on peut s’attendre à ce que les regroupements (et évitements) demandés par les élèves et leurs familles tendent à regrouper des élèves en fonction de ressemblances et de liens particuliers les unissant — lieux d’habitation, affinités, niveaux de résultats scolaires ou sexe par exemple —, ceci pouvant éventuellement mettre à mal ces diversités au sein de chaque classe constituée. Conscients de cette complexité, les enseignants et la principale s’accordent sur la nécessité de communiquer aux parents d’élèves, avec transparence, le processus de constitution des classes, précisant les différents critères et différentes contraintes qui feront l’objet d’un compromis, et parmi lesquels figureront les relations amicales.
Pour réaliser le formulaire, il va de soi, pour les enseignants et la principale, d’associer à ce travail les élèves membres du Conseil de vie collégienne et le Conseiller pédagogique d’éducation (CPE). Ensemble, ils produisent alors un formulaire simple, constitué de quatre questions. Le voici :
Document 6. Questionnaire distribué aux familles pour la constitution des classes — Collège de Montreux-Château — Rentrée scolaire 2018.
Madame, Monsieur,
En vue de la composition des classes pour l’année scolaire 2018-2019, nous vous demandons de bien vouloir compléter ce questionnaire selon vos souhaits et ceux de votre enfant.
Pour la question 1, les noms seront pris en compte dans l’ordre indiqué mais votre enfant ne sera pas forcément avec les trois élèves nommés.
Avec qui votre enfant souhaiterait-il être ? (de 1 à 3 noms maxi)
……………………………….
……………………………….
……………………………….
Pour quel(s) motif(s) ?
Entraide pour les devoirs
Covoiturage
Affinités
Autres……………………………………………………………….
Quel(s) camarade(s) votre enfant souhaiterait-il éviter ?
……………………………….
……………………………….
4. Pour quel(s) motif(s) ?
Désaccords graves, harcèlement
Association à éviter
Autres……………………………………………………………….
Ce formulaire est distribué aux familles en juin 2018 et est accompagné d’un courrier présentant les nouvelles mesures prises par l’équipe pédagogique pour la rentrée scolaire 2018. Nous citons ici le contenu de ce courrier, rédigé par la principale :
Les familles sont informées des critères retenus pour composer les classes ;
Les familles sont consultées et pourront formuler des vœux pour la constitution des classes ;
Les listes de classe de sixième seront publiées avant les vacances d’été ;
Un parrainage par un élève de quatrième est mis en place pour chaque élève de sixième. Ces quatre mesures sont détaillées dans le courrier.
Tout cela est présenté aux commanditaires début juillet 2018, qui approuvent, sans réserve, ce qui a été fait.
Afin de mieux saisir la portée du questionnaire produit et distribué par la principale du collège, nous menons les analyses, d’une part, des demandes spontanées effectuées par certaines familles, sur papier libre (courrier ou courriel), en fin d’années scolaires 2015-2016 et 2016-2017 (respectivement pour les rentrées 2016 et 2017), et d’autre part, des réponses obtenues au questionnaire distribué en fin d’année scolaire 2017-2018 (pour la rentrée 2018). Ces analyses sont effectuées selon le plan suivant :
Pour les rentrées scolaires 2016, 2017 et 2018 :
Quel est le nombre total de demandes spontanées faites au regard du nombre d’élèves inscrits au collège ?
Quel est le nombre de demandes spontanées faites par niveau de classe (6e, 5e, 4e ou 3e) au regard du nombre d’élèves inscrits dans chaque niveau de classe au collège ?
Pour les rentrées scolaires 2016 et 2017 :
Pour toutes les demandes spontanées faites, quels sont le milieu social des familles, le niveau de classe concerné et le sexe des élèves ?
Quelles sont les raisons de ces demandes spontanées (pratiques, affinitaires) ? Combien de demandes sont-elles non justifiées ?
Pour la rentrée scolaire 2018 :
Quelles sont les raisons (pratiques, affinitaires) de ces demandes de regroupement ?
Pour la rentrée 2016, tous niveaux de classe confondus, 21,37 % des élèves (ou leurs familles) formulent une demande en fin d’année scolaire 2015-2016. Pour la rentrée 2017, 15,80 % des élèves (ou leur famille) en formulent une pour la rentrée 2017. Pour la rentrée 2018, première année de distribution du questionnaire par le collège, 83,62 % des élèves formulent une demande. Pour 2016-2017 et 2017-2018, comme pour 2018-2019, les demandes effectuées sont plus nombreuses pour l’entrée en classe de sixième que pour l’entrée dans les autres classes du collège, faisant écho probablement aux inquiétudes que peut susciter le passage au collège chez les élèves et leurs familles. Le tableau 4 ci-dessous récapitule et précise ces éléments de résultats.
2016-2017 | 2017-2018 | 2018-2019 | |
Demandes : au total | |||
Effectifs des élèves | 393 | 386 | 397 |
Nombre total de demandes (de regroupement et d’évitement) faites en fin d’année précédente | 84 (dont 1 demande d’évitement issue d’une direction d’école pour un fait de harcèlement d’un garçon sur un autre) | 61 (dont 8 demandes parentales d’évitement) | 332 |
Pourcentages (%) des élèves ayant fait une demande l’année précédente | 21,37 | 15,80 | 83,62 |
Demandes : passage en classe de 6e | |||
Effectifs des élèves de 6e du collège | 110 | 89 | 97 |
Nombre total de demandes (de regroupement et d’évitement) faites en fin d’année précédente | 34 (dont 1 demande parentale d’évitement) | 27 (dont 6 demandes parentales d’évitement) | 87 |
Pourcentages (%) des élèves ayant fait une demande l’année précédente | 30,90 | 30,33 | 89,69 |
Demandes : passage en classe de 5e | |||
Effectifs des élèves de 5e du collège | 105 | 104 | 89 |
Nombre total de demandes (de regroupement et d’évitement) faites en fin d’année précédente | 16 | 9 (dont 1 demande parentale d’évitement) | 69 |
Pourcentages (%) des élèves ayant fait une demande l’année précédente | 15,23 | 8,65 | 77,5 |
Demandes : passage en classe de 4e | |||
Effectifs des élèves de 4e du collège | 89 | 107 | 104 |
Nombre total de demandes (de regroupement et d’évitement) faites en fin d’année précédente | 17 | 17 (dont 1 demande parentale d’évitement) | 91 |
Pourcentages (%) des élèves ayant fait une demande l’année précédente | 19,10 | 15,88 | 87,5 |
Demandes : passage en classe de 3e | |||
Effectifs des élèves de 3e du collège | 89 | 86 | 107 |
Nombre total de demandes (de regroupement et d’évitement) faites en fin d’année précédente | 17 | 8 | 85 |
Pourcentages (%) des élèves ayant fait une demande l’année précédente | 19,10 | 9,30 | 79,43 |
Ainsi, le questionnaire élaboré et distribué par la principale du collège a effectivement permis, à des élèves et leurs familles qui ne se l’autorisaient peut-être pas spontanément, d’exprimer leurs envies de regroupement ou d’évitement en classe d’élèves, lors de l’année scolaire suivante.
Concernant le milieu social familial des parents formulant des demandes, nous choisissons de :
Regarder la profession exercée par chacun des deux parents effectuant la demande (la principale du collège nous permet en effet d’avoir accès à une telle information) et de retenir les deux professions parentales (sauf en cas d’indication d’une seule des deux professions). Ainsi, à chaque demande, nous associons une à deux professions ;
Reporter ces professions à la nomenclature INSEE (2015) des Professions et catégories sociales (PCS), elle-même recodifiée en 4 regroupements (PCS très favorisées/PCS favorisées/PCS moyennes/PCS défavorisées) ;
Déterminer à quelles catégories de PCS (très favorisées ; favorisées ; moyennes : défavorisées) les professions parentales appartiennent ;
Retenir deux catégories de PCS pour déterminer le milieu social familial (MSF) des élèves du collège : milieu social familial favorisé (MSF+) pour les PCS très favorisées et favorisées et milieu social familial moyennes-défavorisé (MSF-) pour les PCS moyennes et défavorisées.
Pour la rentrée scolaire 2016, tous niveaux de classe confondus, les demandes parentales spontanées sont plutôt réparties de façon équilibrée entre les MSF+ et MSF-.
MSF+ | MSF- | PCS non obtenues | Effectifs totaux des PCS parentales | |||
Effectifs | Pourcentages (%) | Effectifs | Pourcentages (%) | Effectifs | ||
Classe de 6e | 34 | 50,74 | 31 | 49,26 | 2 | 67 |
Classe de 5e | 18 | 56,25 | 14 | 43,75 | - | 32 |
Classe de 4e | 15 | 44,11 | 19 | 55,88 | - | 34 |
Classe de 3e | 15 | 45,45 | 18 | 54,54 | - | 33 |
Totaux | 82 | 49,39 | 82 | 49,39 | 2 | 166 |
Pour la rentrée scolaire 2017, les demandes parentales spontanées pour l’entrée en classes de sixième, quatrième et troisième sont plutôt réparties de façon équilibrée entre les MSF+ et MSF-.
MSF+ | MSF- | PCS non obtenues | Effectifs totaux des PCS parentales | |||
Effectifs | Pourcentages (%) | Effectifs | Pourcentages (%) | Effectifs | ||
Classe de 6e | 30 | 50,84 | 29 | 49,15 | - | 59 |
Classe de 5e | 8 | 44,44 | 10 | 55,55 | - | 18 |
Classe de 4e | 17 | 50 | 17 | 50 | - | 34 |
Classe de 3e | 8 | 50 | 8 | 50 | - | 16 |
Totaux | 63 | 49,6 | 64 | 50,39 | 127 |
Ainsi, d’après ces tableaux, les demandes parentales spontanées ne semblent pas, dans ce territoire rural, être nécessairement le fruit de parents de milieux sociaux favorisés, comme cela semble être pensé par la principale et les enseignants participant à la démarche de recherche NC-S ou comme cela peut être également pensé par certains directeurs d’école primaire3 (Leroy-Audoin et Suchaut, 2005)4.
Pour les rentrées 2016 et 2017, les raisons invoquées dans les demandes parentales sont de deux ordres :
D’abord pratiques, essentiellement géographiques, elles concernent le transport (covoiturage), mais également l’entraide dans les devoirs, les maladies et absences, la garde des enfants (entraide entre parents) ;
Ensuite affinitaires, formulant le souhait, par amitié, d’être en classe avec tel(s) ou tel(s) autre(s) élève(s) ; par inimitié, de ne pas être en classe avec tel(s) ou tel(s) autre(s) élève(s), demandant ainsi un évitement.
De façon plus rare, les demandes sont également non justifiées, c’est-à-dire non expliquées par les parents demandeurs. Massivement, les demandes de regroupement, qu’elles soient pour des raisons pratiques, affinitaires ou non justifiées, concernent des élèves de même sexe (sauf exceptions et sauf les demandes de regroupement de fratries, par exemple de jumeaux). Il s’agit de demandes de regroupement, en duo, trio, quatuor, voire quinte, celles en duo et trio étant toutefois les plus nombreuses.
Nous détaillons maintenant les raisons invoquées pour chacune des deux rentrées 2016 et 2017. Pour la rentrée 2016, 96 raisons sont invoquées pour justifier les 84 demandes parentales formulées. Des familles présentent plusieurs raisons, d’où le nombre plus important de raisons que de demandes. Les raisons précisées sont surtout :
pratiques (61 fois).
affinitaires (28 fois).
sept demandes ne sont pas justifiées.
En outre, les demandes et les raisons invoquées concernent plus de filles (62 fois) que de garçons (34 fois), que ces raisons soient pratiques (34 fois pour des filles, 27 fois pour des garçons), affinitaires (21 fois pour des filles, sept fois pour des garçons) ou non justifiées (sept fois pour des filles, zéro fois par des garçons).
Pour la rentrée 2017, 61 raisons sont précisées pour justifier les 61 demandes parentales formulées : cette année-là, les raisons invoquées sont en effet plus simples, puisqu’est avancée une raison par demande. Ces raisons sont surtout :
pratiques (27 fois) ?
affinitaires (22 fois),
12 demandes ne sont pas justifiées.
De plus, les demandes et les raisons invoquées concernent plus de filles (44 fois) que de garçons (17 fois), que ces raisons soient pratiques (18 fois pour des filles, sept fois pour des garçons), affinitaires (17 fois pour des filles, quatre fois pour des garçons) ou non justifiées (huit fois pour des filles, six fois par des garçons).
Ainsi, pour les rentrées 2016 et 2017, les raisons pratiques sont plus souvent invoquées par les élèves et leurs familles que les raisons affinitaires pour demander leur regroupement avec des pairs choisis dans une même classe. En outre, les demandes spontanées et les raisons précisées concernent plus fréquemment des filles que des garçons.
Pour la rentrée 2018, il est surtout intéressant de noter que les raisons invoquées sont massivement affinitaires : dans plus de 92 % des cas, ce sont en effet ces raisons-là qui sont avancées pour justifier les demandes de regroupement par les élèves et leurs familles, que les élèves entrent en classe de sixième, de cinquième, de quatrième ou de troisième. Les raisons pratiques, telles que l’entraide dans les devoirs ou le covoiturage, ne sont invoquées qu’ensuite. Au regard des raisons invoquées dans les demandes parentales spontanées les deux années précédentes (plus pratiques qu’affinitaires), le questionnaire proposé pour la rentrée 2018 semblerait autoriser les enfants et leurs parents à exprimer les réelles raisons de leurs demandes de regroupement. Les raisons affinitaires prennent ainsi quantitativement le pas sur celles pratiques, le questionnaire permettant aux élèves et à leurs familles d’oser exprimer leurs demandes de regroupement même si elles ne sont que pour des raisons affinitaires. Ceci pourrait ainsi et également révéler, pour de telles demandes de regroupement, la moins grande légitimité attribuée aux raisons affinitaires par les élèves et leurs familles (que ces derniers le pensent ou pensent que l’établissement scolaire le pense) et la plus grande légitimité accordée à celles pratiques. Enfin, en raison de données sociodémographiques non facilement disponibles, il n’a malheureusement pas été possible d’étudier, parmi les 332 questionnaires revenus à la principale du collège pour la rentrée 2018, la répartition des réponses des élèves et de leurs familles au regard du sexe des élèves et de leur milieu social familial.
Dans l’ensemble, ces analyses montrent que la diffusion du questionnaire a permis, d’une part, à une majorité d’élèves d’exprimer une demande concernant les élèves avec qui ils souhaitent ou ne souhaitent pas être en classe et, d’autre part, a légitimé les raisons affinitaires de ces demandes (en comparaison aux raisons pratiques).
Au-delà de l’expression de ces demandes se posent les questions suivantes : ces demandes ont-elles pu être satisfaites ? Et quel a été l’impact de cette nouvelle approche de la constitution des classes ? Selon la principale du collège, lors de la constitution des classes, tous les élèves ont pu être avec au moins un élève parmi ceux qu’ils avaient demandés. Concernant l’impact de cette façon de constituer les classes, la principale a noté que lors de la rentrée 2018, aucun changement de classe n’a été demandé par les parents (alors que les années précédentes, quelques demandes étaient toujours exprimées à la rentrée, suite à l’insatisfaction d’élèves). La principale a aussi fait part de retours positifs de la part des parents concernant cette nouvelle façon d’organiser la rentrée et de constituer les classes, concernant cette attention portée aux relations entre élèves.
La recherche ainsi menée à Montreux-Château, avant même d’apporter des réponses à la question « comment se forment les groupes d’amis ? » posée par les commanditaires, a conduit l’équipe pédagogique à, d’une part, porter une attention accrue aux relations amicales entre élèves et, d’autre part, reconnaître son rôle, sa responsabilité dans la constitution, la consolidation ou la fragilisation de ces relations à travers notamment la constitution des classes. En d’autres termes, cette recherche offre une possibilité de considérer l’établissement scolaire comme un lieu de socialisation et non exclusivement comme un lieu d’apprentissage et, certainement, à interroger plus profondément encore les relations entre socialisation et apprentissage (voir. Supra, point « Les relations et amitiés dans cette expérience : place et rôle » du chapitre 2 ; Infra, « Chapitre 7 — Parler de ses amitiés, les présenter, les expliquer : analyse thématique de contenu des entretiens et poursuite des analyses des arbres d’amitié »).
Exposons à présent, pour terminer ce chapitre sur ce que cette démarche participative a produit chez ses principaux protagonistes, le point de vue de Gaëlle en tant que chercheure d’abord, ce que la démarche a permis d’apprendre du point de vue de la médiation ensuite.
Ce point présente le point de vue de Gaëlle, en tant que chercheure, sur la démarche de recherche réalisée. Pour cette raison, elle est rédigée à la première personne du singulier.
Dans mon parcours de chercheure, la proposition, déposée par Claire dans ma boite mail au début de l’année 2015, de m’investir dans une recherche participative arrive à point nommé. Acculée depuis plusieurs années par les responsabilités pédagogiques, je souhaitais alors revenir plus amplement à l’activité scientifique, activité qui devrait se situer au cœur de mon métier d’enseignante-chercheure. En outre, la perspective, par cet investissement, de devoir m’absenter de mon université pour effectuer cette activité de recherche me séduisait, m’apportant l’air qui me manquait alors. Je me suis donc engagée dans cette recherche de démarche participative, tenue par une ambivalence, sans que je ne m’en rende véritablement compte, jusqu’à l’achèvement de ce livre. Cette ambivalence était simple : d’une part, je ressentais — et ressens encore — un contentement de vivre — d’avoir vécu — cette nouvelle expérience de recherche dont le déroulement et la méthodologie constituaient des découvertes inédites, des enrichissements incontestables et dont l’échéance n’était pas connue ; d’autre part, je me suis révélée en préoccupation constante quant à la façon de mener collaborativement la recherche pour qu’elle soit scientifiquement recevable et quant à ce que je pourrais faire, en termes de valorisation et de publication, de cette expérience de recherche, de cette recherche elle-même et, éventuellement, des résultats qu’elle permettrait de produire.
Mon engagement dans cette démarche participative de recherche m’a offert un certain nombre de surprises. Outre celles relatives aux imprévus liés à la recherche en général, la première de ces surprises est certainement mon entente avec Claire, douce, à l’écoute et disponible, professionnelle et rigoureuse. L’ensemble de ses qualités m’ont, je crois, permis de lui faire rapidement confiance sur la démarche participative même et les étapes qui allaient la constituer, étant novice en la matière. C’est ainsi qu’en reprenant l’ensemble de mes notes prises au fil des différentes sessions de rencontre et de travail au collège de Montreux-Château avec Claire, les collégiens-commanditaires et les enseignants, afin d’écrire notamment le chapitre 3 de cet ouvrage (voir. Supra, notamment ce chapitre intitulé « Co-construction de la recherche »), je me suis rendue compte à quel point des étapes de la démarche avaient été floues pour moi jusqu’à aujourd’hui. Je réalise présentement que les étapes, ou balises, posées par Claire étaient inscrites dans un tout, chacune donnant un sens à ce tout. Avec le recul qui est le mien à ce jour, j’ai vraiment l’impression d’avoir suivi le mouvement — celui des collégiens-commanditaires, celui de Claire —, sans avoir nécessairement compris parfois, sur le moment, où nous allions. C’est aujourd’hui à peine que je crois avoir saisi le sens et, à la fois, l’enjeu et l’ampleur de tout ce travail mené, posant ainsi une véritable complémentarité entre le travail de médiatrice et celui de chercheure dans une démarche de recherche participative. Au-delà des qualités professionnelles de Claire en tant que docteure en sciences naturelles, ses qualités humaines sont aussi celles dont j’avais besoin dans mon parcours de chercheure au moment où nous nous rencontrons : me semble-t-il, la recherche scientifique se mène aussi, se termine surtout, grâce aux rencontres et aux ententes humaines qu’elle propose. Cela a été le cas avec Claire. Cela a également été le cas avec les personnels de direction, enseignants et administratifs du collège ayant accueilli la démarche. Cela a enfin été le cas avec les collégiens-commanditaires, nos partenaires de recherche dans cette expérience. Et c’est certainement ces jeunes apprentis chercheurs qui m’ont le plus étonnée.
Ainsi, si au début de mon engagement, je m’interrogeais grandement quant à la possibilité de mener à bien une recherche avec des adolescents, j’ai été surprise de constater la qualité et la pertinence de leurs remarques et des échanges qu’il a été possible de mener avec eux. Bien sûr, il leur a été difficile de mettre en œuvre des éléments discutés et sur lesquels ont pu porter nos échanges (comme, par exemple, la finalisation d’un guide d’entretien complet et abouti, la passation de questionnaires ou d’entretiens semi-directifs de recherche), mais la réflexion et les remarques sur l’objet de la recherche (les enjeux de socialisation au collège, en milieu rural), comme sur l’activité de recherche ayant permis de construire son caractère participatif ont été, de mon point de vue, d’une grande richesse. Par exemple, j’ai été étonnée par la lucidité dont les collégiens-commanditaires ont fait preuve quant à la pertinence d’effectuer eux-mêmes la passation de questionnaires ou d’entretiens de recherche auprès de pairs. Je n’ai pas saisi ce renoncement de la part des commanditaires comme un refus de leur part d’effectuer eux-mêmes la passation des deux outils co-construits, mais plutôt comme une réelle limite qu’ils pensaient avoir atteinte et au-delà de laquelle, s’ils insistaient pour effectuer eux-mêmes cette passation, cela desservirait la qualité des données recueillies et donc la qualité des réponses qu’ils espéraient apporter à la question qu’ils se posaient. Enfin, j’ai été surprise par l’énergie déployée par les collégiens-commanditaires, et leur persévérance, à vouloir répondre à cette question, d’année en année. Si, bien sûr, des collégiens-commanditaires ont abandonné la démarche après une année de participation, un noyau de plusieurs d’entre eux a quand même participé à la recherche pendant deux à trois années, à un âge adolescent généralement défini par de grands changements et de grandes évolutions individuelles.
En tant que chercheure rencontrant principalement, depuis une vingtaine d’années à présent, des enfants et des adolescents dans le cadre de mes travaux de recherche, cette expérience d’une démarche de recherche participative avec un public adolescent m’a offert la possibilité de travailler, sans nécessairement m’en rendre compte au premier chef, sur ma posture de chercheure. Il m’a ainsi été offert de prendre plus grandement conscience encore de l’importance de la relation enfant/adolescent-chercheur, et de sa qualité, en général et précisément lors du moment de la récolte de données. Si j’ai déjà pu réfléchir et écrire sur l’importance de prendre en compte la voix des enfants et adolescents dans des recherches portant sur des objets qui les concernent, en tant qu’acteurs capables d’analyser leur propre expérience (Espinosa, 2022), mener une recherche avec des adolescents, demandant de vivre l’expérience de la co-construction d’une recherche, positionne l’écoute et la prise en compte de cette voix au cœur de la démarche de recherche. Ceci a été l’une de mes principales préoccupations tout au long de cette recherche. J’espère être parvenue à écouter et à prendre en compte la voix des collégiens-commanditaires.
En outre, mener une recherche avec des adolescents m’a offert l’opportunité de réfléchir sur la valeur des données récoltées auprès d’un public jeune. Si, d’ores et déjà, j’avais pu constater, au gré de mes travaux de recherche passés, que les enfants et adolescents tenaient des propos tout à fait entendables, pertinents et intéressants sur leur propre expérience, scolaire notamment, mon engagement dans une recherche participative m’a plus clairement confortée dans ce constat, me donnant encore plus singulièrement l’envie de pointer la valeur et la pertinence d’écouter et de prendre en compte la voix des jeunes sur leur propre expérience.
Par ailleurs, débarrassée de la contrainte de rapports intermédiaires ou finaux à remettre — comme cela est souvent le cas dans le cadre de mises en œuvre de projets de recherche financés —, je suis toutefois restée en préoccupation constante quant au déroulement participatif de la recherche — pour qu’elle soit scientifiquement recevable — et quant à la valorisation et la publication de cette expérience, cette recherche, ses résultats. Si l’absence de rapports à rendre et l’inconnue de la date d’échéance de la recherche me permettaient de m’inscrire dans un temps long de recherche, indispensable, à certains moments, sur certains objets, au travail scientifique, réflexif, tâtonnant, la préoccupation d’apporter une ou des réponses scientifiquement recevables à la question que se posaient les collégiens-commanditaires est venue supplanter celle de la production de rapports intermédiaires ou finaux à remettre. Ainsi, non seulement, il nous fallait adopter une démarche de recherche participative dont les données récoltées, puis analysées, soient scientifiquement recevables, mais il nous fallait également faire en sorte que ces données et analyses répondent à la question posée. Avant d’avoir mené, de façon approfondie, les analyses des données recueillies au moyen des deux outils co-construits (présentées dans la seconde partie de cet ouvrage), dans la note de synthèse de mon habilitation à diriger des recherches (Espinosa, 2021), à propos de la difficulté rencontrée, dans cette recherche, de constituer un échantillon de population significatif pour la passation de ces deux outils (voir. Infra, « Chapitre 5 — Méthodologie de recherche : échantillonnage, modalités de passation et méthodologies d’analyse », point « Constitution de l’échantillon de population, au sein de deux collèges en milieu rural »), j’écrivais :
De l’ensemble des recherches menées jusqu’alors, celle-ci se révèle la plus difficile quant à la constitution d’un échantillon que je souhaite significatif. Elle se montre ainsi aussi, sur ce point, la plus frustrante scientifiquement, tant elle ne me semble pas me permettre d’exploiter comme je l’aurais voulu les outils collaborativement construits. Le caractère collaboratif de cette recherche rend peut-être d’autant plus vive ma frustration, me sentant certainement investie d’un travail par et pour les commanditaires, travail que je ne suis pas parvenue à mener aussi parfaitement que je l’aurais souhaité. Toutefois, ces aléas montrent aussi aux commanditaires toute la difficulté de mener, comme on l’envisage, une recherche en sciences humaines et sociales, ce qui est sans nul doute, pour eux, également formateur [p. 204].
La frustration scientifique évoquée dans cet extrait était certainement amplifiée par ma responsabilité, selon moi, en tant que chercheure, de mener à bien cette recherche participative, la mener à bien signifiant apporter des réponses, scientifiquement recevables, aux collégiens-commanditaires et à la question qu’ils se posaient. Cette frustration, si elle a été durable, a tout compte fait, aussi, été passagère : grâce à l’écriture de ce livre et à l’analyse approfondie des données récoltées qu’il a exigé, je pense aujourd’hui avoir mené à bien cette recherche. Il me semble en effet que la seconde partie de cet ouvrage répond grandement, scientifiquement, à la question posée par les collégiens-commanditaires et révèle « richesse et éléments d’intérêt » (op. cit., p. 204).
Ce point présente, quant à lui, le point de vue de Claire, en tant que médiatrice, sur la démarche de recherche réalisée. Pour cette raison, elle est rédigée à la première personne du singulier.
Parmi la dizaine de démarches Nouveaux commanditaires — sciences qui ont été initiées, celle de Montreux-Château est celle qui implique les commanditaires les plus jeunes : quand ils s’engagent dans la démarche, ils sont en classe de cinquième ou de quatrième, ils ont entre onze et treize ans. Avant de commencer cette démarche, plusieurs questions se posaient du point de vue de la médiation : dans quelle mesure les commanditaires seront-ils capables de commanditer et de prendre part à une recherche, ou plutôt, comment mettre la recherche à leur portée sans la simplifier ? Pourront-ils s’engager sur une durée assez longue, compatible avec la temporalité de la recherche ? Comment la démarche pourrait-elle être mise en œuvre dans le cadre scolaire, c’est-à-dire dans un cadre contraint (horaires, disponibilités des enseignants), sachant que dans le milieu rural concerné, ce cadre scolaire était le seul qui permettait de réunir les élèves commanditaires (certains habitant parfois loin de l’établissement et étant dépendants des transports scolaires pour se déplacer) ? En quelque sorte, nous étions tous — commanditaires, chercheure, médiatrice, enseignants — embarqués dans une expérimentation, cherchant ensemble, au fur et à mesure, à inventer des façons de travailler ensemble. C’est ce qui a été stimulant, parfois décourageant, et c’est la convivialité, le plaisir à être ensemble, qui nous a fait toujours revenir.
Ce projet a été mené au bout, en témoigne cet ouvrage. Nous avons maintenu le lien avec certains élèves commanditaires entre 2014 et 2023, et perdu contact avec d’autres. Nous avons également maintenu le lien avec les enseignants, et la principale désormais à la retraite. Donc oui, la recherche, telle que nous l’avons mise en œuvre, a permis à des commanditaires d’y trouver leur place et de s’y engager sur une durée longue, et même très longue à l’échelle de leur vie.
Du point de vue de la médiation, partager la recherche avec les jeunes commanditaires a été très stimulant, joyeux, enthousiasmant. J’ai introduit la recherche par des approches ludiques. Et en effet, chercher, c’est aussi jouer, ou peut-être que jouer, c’est aussi chercher. Il y a une parenté certaine entre ces deux activités. Pour autant, les commanditaires ont aussi tout de suite pris au sérieux la recherche, non pas parce qu’il s’agissait de « sciences », mais parce que ce dont nous parlions, les relations amicales, était au cœur de leur expérience quotidienne : ce qu’on en disait importait, et on ne pouvait pas dire quelque chose qui ne leur semblait pas juste. Ils étaient directement concernés par le sujet de la recherche. Cela rejoint d’ailleurs certaines réflexions qui sont au cœur des épistémologies des savoirs situés (voir. Supra, « Chapitre 1 — De l’amitié vécue à l’amitié objet d’étude : des collégiens se posent des questions ») : il faut écouter ce que les personnes concernées par un savoir ont à dire de ce savoir. Les commanditaires ont ainsi fait preuve à la fois de vivacité, et d’une finesse de compréhension et de réflexion, dans leur engagement dans ce travail de recherche. Comme décrit précédemment (voir. Supra, « Chapitre 3 — Co-construction de la recherche »), la limite de leur âge s’est cependant sentie quand nous avancions dans la recherche : c’est surtout une capacité de travail (et peut-être quelque chose de l’ordre du formalisme) qui a manqué. Mais ce que je trouve intéressant, c’est que malgré tout leur engagement et leur attachement au projet ont duré au-delà de leur participation aux sessions. Vraisemblablement, à la fois grâce à leur attachement au sujet de la recherche et aux relations tissées au sein de notre collectif.
Concernant l’immersion dans le cadre scolaire, ce dernier s’est révélé à la fois porteur et contraignant. Le rôle des enseignants et de la principale a été essentiel, travaillant dans l’ombre pour maintenir le lien avec les commanditaires, alors qu’ils étaient pris par mille autres contraintes et responsabilités. À titre personnel, j’ai mieux pris la mesure de la charge de travail et des responsabilités des enseignants et de l’équipe pédagogique, ne serait-ce qu’en partageant le déjeuner avec eux, ou un café en salle des professeurs. Il a fallu se glisser dans ce monde, se laisser guider, là encore comme c’est toujours le cas dans les démarches NC-S. La communication à distance a parfois été difficile, que ce soit avec les élèves ou les enseignants. Cela contrastait avec les moments où nous nous retrouvions, où le plaisir à être ensemble était manifeste. Là encore, c’est ce plaisir qui a permis de dépasser les difficultés d’ordre logistique et organisationnel !
Qu’a-t-on appris de cette démarche ? Si on devait recommencer, ferait-on différemment ? Une durée plus courte serait-elle souhaitable ? Oui, sans doute. Serait-elle possible ? Pas sûr… Les institutions, scolaire d’une part, académique d’autre part, sont toutes les deux très lourdes de contraintes. Si l’on avait su à l’avance que cette démarche allait être si longue, chacun s’y serait-il engagé ? Rien n’est moins sûr. C’est peut-être propre à la recherche : avoir envie d’avancer, sans savoir où l’on va, ce que l’on trouvera !
Cette démarche NC-S, c’est aussi une rencontre avec une chercheure, c’est aussi une alchimie que nous avons dû construire, tant entre la chercheure et les commanditaires, qu’entre la chercheure et la médiatrice. La chercheure oriente la recherche, avec son bagage méthodologique, son positionnement épistémique. La chercheure a sa propre approche de la participation. Nous devons donc nous accorder, et la façon dont la participation est mise en œuvre dans chaque démarche est singulière, pas seulement parce que les commanditaires et les domaines de recherche sont différents, mais aussi parce que les chercheurs se saisissent de l’approche participative à leur propre manière. Dans cette démarche, j’ai eu la chance de rencontrer puis de travailler avec Gaëlle. Elle a pleinement embrassé la démarche participative, étant toujours à l’écoute des commanditaires, cherchant toujours à leur donner la parole avant d’intervenir ou de partager une connaissance, un avis. Gaëlle ne s’est pas mise dans une position de « sachante », n’a jamais mis en doute la valeur de la parole des commanditaires. C’est une posture peu fréquente parmi les chercheurs que j’ai rencontrés. C’est une posture qui a été déterminante pour que les commanditaires se sentent en confiance et s’approprient pleinement la démarche de recherche, partagent librement et simplement leurs questions, leurs doutes, leurs idées. En outre, Gaëlle m’a fait tout de suite confiance, et a suivi les propositions que je faisais concernant l’accompagnement de la démarche de recherche, sans pour autant se priver d’émettre des réserves ou des propositions alternatives lorsqu’elle n’était pas d’accord. Il a donc été très facile et agréable de travailler ensemble.
De mon côté, j’ignorais tout des sciences de l’éducation et de la formation. Ayant été formée en sciences naturelles, lorsque nous avons eu à écrire ensemble des communications scientifiques, ou à discuter de protocoles de recherche, des malentendus et incompréhensions sont apparus, du fait de nos différences de formation. En particulier, l’analyse quantitative de données à laquelle j’ai été formée diffère largement de l’analyse quantitative mise en œuvre dans cette recherche. Deux aspects me rendaient notamment perplexe. D’une part, la juxtaposition de la notion d’échantillon diversifié et significatif et d’une analyse qualitative de données où certains éléments sont parfois quantifiés (comme cela est le cas dans l’analyse thématique de contenu des entretiens effectuée et présentée plus loin dans cet ouvrage ; voir. Infra, « Chapitre 7 — Parler de ses amitiés, les présenter, les expliquer : analyse thématique de contenu des entretiens et poursuite de l’analyse des arbres d’amitiés »). En sciences naturelles, un échantillon a vocation à être représentatif de la population dont il est tiré, et l’analyse quantitative des données obtenues sur cet échantillon vise à inférer des propriétés quantitatives de la population dont il est issu. Ici, dans un échantillon diversifié et significatif, comme l’explique Gaëlle plus loin dans ce livre (voir. Infra, « Chapitre 5 — Méthodologie de recherche : échantillonnage, modalités de passation et méthodologies d’analyse », point « Constitution de l’échantillon de population, au sein de deux collèges en milieu rural ») : « les individus ne sont pas considérés comme des cas particuliers relevant de lois générales, mais comme des singularités à partir desquelles il est possible d’appréhender des variations ». L’analyse qui est réalisée sur l’échantillon se borne donc à décrire l’échantillon, sans tirer de conclusion plus générale. En témoignent les phrases qui mentionnent « une majorité de… » mais précisant toujours « dans notre échantillon… ». D’autre part, l’usage fait des pourcentages dans cette recherche menée dans le champ des sciences de l’éducation et de la formation m’a également interpellée. En sciences naturelles existe la notion de « chiffres significatifs » qui indique la précision d’une mesure : le dernier chiffre donné correspond à l’ordre de grandeur de l’incertitude de mesure (cela signifie que si l’on mentionne un pourcentage de 19,3 %, on considère approximativement que le pourcentage est de 19,3 ±0,1 %). Cependant, dans l’analyse qui est faite ici, cette notion de chiffres significatifs n’a pas cours, puisqu’il n’y a pas d’incertitude qui serait associée à un outil de mesure ou une quelconque inférence qui serait tirée sur la population dont est issu l’échantillon. Petit à petit, je me suis acculturée aux normes épistémiques du domaine de recherche des sciences de l’éducation et de la formation afin de pouvoir accompagner ce projet. Gaëlle a eu la patience de partager son expérience et les pratiques propres à son domaine. Cela représente encore un travail supplémentaire, invisible, et indispensable au bon déroulement de la collaboration.
Enfin, le travail de recherche réalisé par Gaëlle dans le cadre de cette démarche a été titanesque, comme en témoigne le travail approfondi présenté en deuxième partie de cet ouvrage. Par ce travail, Gaëlle honore la demande des commanditaires, la prend au sérieux, en reconnaît la valeur et la pertinence. En outre, la rédaction même de cet ouvrage, qui rend accessible tant la connaissance scientifique que la co-construction avec les collégiens, constitue un aboutissement qui dépasse très largement le contexte local de la demande des commanditaires !
Ce chapitre nous a permis de présenter les multiples transformations produites par cette démarche, auprès des différents acteurs. Ces transformations ont été individuelles et collectives. À l’échelle individuelle, elles ont amené les différents acteurs à changer leur façon de regarder le monde, ou à l’affiner. Elles les ont aussi outillés pour penser, agir, vivre collectivement, en utilisant des méthodes scientifiques, qui peuvent être des méthodes de pensée, de description, de représentation. La méthodologie de recherche a été conçue collectivement, c’est-à-dire en composant avec l’ensemble des propositions, idées, représentations, bagages de l’ensemble des acteurs, le tout confronté à l’expérience dans le cadre de la recherche exploratoire.
Le changement de processus de constitution des classes est un autre exemple de transformation collective produite par cette démarche de recherche, transformation qui d’ailleurs dépasse cette fois les seuls acteurs de la démarche. Peut-on cependant en déduire que la science est un outil de citoyenneté, et qu’elle pourrait produire des sociétés meilleures ? Il serait facile de nous contredire, mentionnant le mal-être croissant dans le milieu académique (souffrance au travail résultant, par exemple, d’un marché de l’emploi très compétitif), ou de multiples injonctions contradictoires pesant sur les chercheurs (Vinck, 2010), ou l’existence de recherches aboutissant à des productions technologiques dangereuses pour la santé, les populations… Menons plutôt une réflexion sur les conditions dans lesquelles cette recherche a pu devenir un outil de transformation individuelle et collective, dans une perspective de mieux vivre ensemble. Comme décrit dans la première section du troisième chapitre, cette recherche s’est déroulée dans des conditions de convivialité, alliant plaisir et travail. Les valeurs portées par les acteurs ont donc aussi vraisemblablement influencé la façon dont la méthodologie de recherche scientifique a pu être appréhendée et appropriée comme un outil de citoyenneté.
Enfin, ces transformations sont intervenues avant même que les résultats à proprement parler de la recherche soient produits. Elles pourraient être vues comme des résultats de la démarche, qui ont été produits au fil du temps. Les recherches scientifiques sont bien souvent évaluées à l’aune des résultats finaux produits, des connaissances formalisées. Cette recherche participative met en évidence tout ce qui peut être produit au cours de la recherche elle-même. Quant à ce que les connaissances produites produiront, quant à elles, comme transformations, il faudra encore quelque temps pour pouvoir en témoigner.
La première partie de ce livre, centrée sur les prémices de la démarche participative de recherche, puis sur sa présentation et, enfin, sur ses productions, s’achève ici. Les pages qui suivent débutent la seconde partie du livre dont le cœur réside dans les descriptions, explications et analyses des données recueillies au moyen de la passation des deux outils co-construits dans le cadre de cette démarche de recherche participative.