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Couverture de Les Amitiés en milieu rural (Gaëlle Espinosa et Claire Ribrault, 2024) Show/hide cover

Postface

Retour sur ma participation…

C’est avec beaucoup de curiosité que je me suis engagé dans ce projet de recherche. La sollicitation de Gaëlle et de Claire pour les accompagner dans les phases de recueil et d’analyse des données m’intriguait. En effet, je n’avais connu jusque-là, comme expérience de recherche dite « participative », que la coordination, maintenant ancienne, d’une tâche de recherche dans un projet ANR intitulé « Corps et expérience d’âge : le cas des enfants de 9 à 13 ans1 ». Il s’agissait alors de recueillir sous forme de « focus groups » de nouvelles données de recherche auprès d’élèves et de personnels éducatifs en leur présentant les premiers résultats de cette recherche. Autrement dit, « que pensez-vous des résultats produits sur vous ? ». Dans ce projet avec Gaëlle et Claire, c’est le projet tout entier qui a été co-construit avec les élèves. À la différence du précédent, il ne s’agit pas d’être face aux enquêtés avec autorité en leur proposant d’accepter de jouer le jeu d’un protocole de recherche déjà prévu. Il s’agit ici d’écouter, d’accepter d’être déstabilisé, de tenir compte de propositions de l’ensemble des acteurs de la recherche. Ma première surprise fut grande de voir à quel point le projet était collectivement porté par un nombre important de personnels dans le collège à l’initiative de la démarche, celui de Montreux-Château. Ma seconde surprise fut de voir le haut degré d’implication de la direction du collège qui souhaitait donner une signification concrète au projet politique de l’établissement. C’est dans ce climat enthousiasmant et intellectuellement stimulant, avec une modique expérience de cette méthodologie de recherche, que j’ai donc modestement rejoint l’équipe déjà en place… et en y prenant beaucoup de plaisir. Je vous en remercie chaleureusement.

Les amitiés au centre des espaces sociaux des collégiens

Ce bel ouvrage est inédit à double titre. D’une part, il présente une méthodologie de recherche encore peu utilisée par la communauté scientifique des sciences humaines et sociales : une méthodologie dans laquelle élèves, praticiens de l’éducation, étudiants, chercheurs se retrouvent lors d’un temps de rencontre suffisamment long pour construire ensemble un objet de recherche, réaliser une enquête, produire des résultats à partir de la parole des élèves. D’autre part, les auteurs nous font entrer finement dans l’univers quotidien de collégiens scolarisés dans des établissements ruraux et dans une vie qui lie, articule, superpose, parfois oppose, le temps scolaire, le temps des loisirs, le temps familial, le temps entre pairs. C’est le couple continuité/discontinuité des temps éducatifs et sociaux de l’enfant qui peut être lu à partir des relations d’amitié entre élèves. Ces amitiés traversent les différents espaces de vie des collégiens. Le collège cristallise les amitiés, mais elles se créent, se développent, se renforcent ou se délitent dans tous les espaces fréquentés. In fine, la frontière des amitiés entre les différents espaces éducatifs et sociaux est poreuse chez les collégiens. Les collégiens confrontent les règles affinitaires aux normes sociales de chaque espace social fréquenté. La capacité des collégiens à se conformer aux règles du jeu des amitiés propres à chaque espace qu’ils fréquentent constitue ainsi une compétence à maitriser pour faciliter une expérience scolaire positive. Nous avions montré à ce sujet dans de précédents travaux2 comment les élèves, dès le CM2, anticipaient les normes affinitaires du collège en adaptant leur manière de jouer au jeu du loup dans la cour de récréation.

Pour avoir des amis au collège (en classe ou dans la cour), dans son village, dans son équipe de sport ou dans sa famille, il est nécessaire d’adopter l’attitude attendue à cet endroit. Attendue par les pairs, mais, notons-le aussi, par les adultes qui accréditent ou discréditent les amitiés. Les adultes (parents, enseignants, voisins, bénévoles associatifs, élus) contrôlent les amitiés et les pratiques sociales qui en découlent. Cette surveillance finira d’ailleurs par peser sur les jeunes au moment de l’entrée à l’âge adulte et conduira pour certains soit à quitter le village pour rejoindre une ville qui leur donnera, ils l’espèrent, plus de liberté, ou à vivre dans une forme de proximité distante pour ne pas perdre leur réseau social et ses apports, mais en faisant en sorte que celui-ci ne soit pas trop difficile à supporter. Dans ces villages isolés enquêtés, la réputation sociale des jeunes joue un rôle majeur en matière d’insertion professionnelle, d’accès au logement ou pour la mise en couple (Coquard, 2019).

Une méthodologie d’enquête propice à la fabrication d’un citoyen

Les porteurs de ce projet nous donnent à comprendre ce que signifie « grandir » dans ses aspects sociaux, cognitifs et politiques. L’ouvrage s’appuie suffisamment sur les travaux de recherche existants pour ne pas revenir ici sur les deux premiers aspects. Mais le troisième, politique, mérite que l’on s’y arrête encore un instant. En effet, les collégiens enquêtés se situent dans une période de fabrication d’une future citoyenneté active. L’expression générique de « citoyenneté active » renvoie à leur engagement et leur participation aux affaires publiques et collectives à venir. Or, la méthodologie de l’enquête nous semble constituer un formidable laboratoire d’expérimentation de cette citoyenneté pour les jeunes : s’engager sur un temps long (au moins une année), évoquer et se préoccuper de sujets qui dépassent le cas singulier et personnel, se confronter à des points de vue différents du sien et se soumettre à la rigueur scientifique, répondre de ses propos face à un groupe de pairs et d’adultes, accepter la controverse et des résultats éloignés de ceux que l’on imaginait au commencement du projet. Il s’agit bien ici d’apprendre, d’éprouver et de savoir mobiliser les différentes vertus de l’engagement au service de l’intérêt commun : l’enthousiasme, la curiosité, l’ouverture d’esprit, la tolérance et le respect, la persévérance, la décentration. Mais aussi savoir gérer les déceptions, les frustrations, les mises en question, les désaccords. Bref, ce sont toutes les dimensions du travail au service du collectif qui sont mises à l’épreuve. Ce n’est pas en soi quelque chose de nouveau. Les grandes figures de la pédagogie nous ont appris depuis longtemps l’importance des interactions entre élèves et l’importance de la réalisation de projets pour mobiliser les élèves dans leurs apprentissages. Mais ce qui est plus original dans la démarche scientifique proposée, c’est la posture de réflexivité dans laquelle les collégiens sont placés, et ce, dans une relation de quasi-égalité avec les adultes qui les accompagnent. Quasi égalité, car sans différence de statut, il n’y aurait pas d’apprentissage, mais sans rencontre authentique où chacun s’ouvre à l’autre, il n’y aurait pas cette relation intrapersonnelle qui permet à chacun de progresser grâce à l’autre. C’est cette forme démocratique de la recherche, qui plus est entre enfants et adultes, élèves, enseignants et chercheurs, qui donne une portée politique forte à ce projet de recherche. C’est le point que je voulais souligner ici : l’initiation à la recherche par la recherche est un levier démocratique dans le sens où il permet de donner la parole à ceux qui n’ont pas toujours la possibilité de la donner. En l’occurrence, dans ce projet, chercheure et médiatrice donnent la parole à des collégiens sur ce qu’ils vivent. Les adultes sont alors obligés d’accepter de prendre le risque d’écouter leurs interrogations, leurs revendications, leurs difficultés, mais aussi leurs satisfactions. Pour les adultes qui participent au projet, c’est accepter d’être à l’écoute des élèves que l’on croit connaitre, mais que l’on ne connait peut-être pas tant qu’on le croit, accepter d’interroger ses représentations sur une jeunesse médiatiquement souvent décriée et considérée par les politiques publiques comme à la fois dangereuse et à protéger.

Cette démarche de recherche mériterait d’être plus souvent mise en œuvre dans les différentes organisations politiques constituées de jeunes. Que ces organisations soient nommées « conseil », « collectif » ou « assemblée », il nous semblerait particulièrement pertinent de leur donner une fonction de production de connaissances sur la jeunesse elle-même plutôt qu’en faire, comme souvent, des dispositifs de moralisation de la jeunesse légitimés par le développement des « éducations à » (à la sexualité, à la lutte contre le harcèlement ou aux discriminations, à la lutte contre le gaspillage alimentaire, au développement durable, à la santé, à la prévention des risques, etc.). Il s’agit dans ce projet d’attribuer aux jeunes une place d’acteur des politiques de jeunesse à partir de ce qu’ils sont et non d’en faire des destinataires assujettis de ces politiques à partir des représentations adulto-centrées, éloignées et simplificatrices du vécu des collégiens. Si l’on peut regretter que les décideurs politiques s’appuient peu sur le discours des jeunes pour élaborer et mener des politiques éducatives efficaces, il est aussi possible de regretter le manque de valorisation de la recherche menée auprès des élèves par les acteurs de la recherche eux-mêmes et la faible diffusion par les chercheurs de leurs résultats de recherche auprès des professionnels concernés. Réussir à faire prendre en compte la dimension scientifique dans les décisions politiques serait ainsi un réel progrès démocratique. Mais pour y arriver, les chercheurs en sciences sociales doivent aussi accepter de confronter leurs travaux de recherche aux autres dimensions (économique, politique, administrative, juridique, etc.) de la prise de décision et à la controverse.

À présent, je souhaite mettre en évidence dans cette modeste contribution à l’ouvrage, un deuxième aspect politique de cette recherche mis en évidence par les résultats de l’enquête : le lien particulier tissé entre ces collégiens et leur territoire de vie.

Une vie de collégiens adossée à leur territoire

Comment ne pas considérer le lien entre les collégiens et leur territoire comme un enjeu social, économique et politique majeur, à la fois pour ces jeunes, mais aussi pour leur territoire ? En effet, selon moi, les résultats de cette recherche montrent un lien ambivalent entre ces jeunes et leur espace de vie. Dans leurs discours, les conditions de vie spécifiques à la ruralité éloignée des centres urbains offrent des opportunités de « vivre bien » en comparaison à leurs représentations d’une vie en ville. Ce qui signifie pour eux une absence de danger, une liberté d’aller et venir, une proximité avec la nature propice au bien-être et à l’autonomie, des relations intergénérationnelles, des liens d’amitié forts renforcés par les activités de loisirs et des relations de solidarité inter et intra-familiales. Les échanges de service entre jeunes sont fréquents et s’apprennent tôt. Les jeunes reproduisent ainsi les liens d’entraide tissés par leurs parents et développent aussi les liens d’entraide entre parents. À plusieurs reprises, ils font part de l’indispensable covoiturage pour faire des activités culturelles, sportives et de loisirs, car sans partage des trajets entre parents, peu d’activités extrascolaires sont possibles à réaliser. Chaque famille a donc besoin des autres pour que son enfant poursuive ses activités. Les arrangements entre enfants et entre parents sont donc courants pour faciliter la vie quotidienne. Le téléphone portable en constitue l’outil indispensable pour organiser ce quotidien.

Dans leur premier discours, selon moi, il y a une forme d’idéalisation de la vie à la campagne par les collégiens, comme nous l’avions montré de la part des familles et des enseignants il y a déjà près de vingt ans dans nos travaux sur les relations école-famille. Le village est perçu comme un immense terrain de jeux, les maisons décrites comme suffisamment grandes pour s’inviter aisément à la mauvaise saison. La nature est propice aux balades, le peu d’habitants serait favorable à la quiétude et aux relations familiales. Les collégiens expriment donc un lien d’attachement fort et apprécient de vivre à la campagne. Mais, dans un second temps, ces discours sont plus nuancés et montrent la difficulté pour ces jeunes de vivre sur des territoires ruraux, notamment à l’heure de l’absence de services publics de proximité, du peu d’offre de loisirs, de l’augmentation de la durée de scolarisation, de la compétition scolaire et de l’absence d’opportunités professionnelles diversifiées. Le passage au lycée donne l’impression aux collégiens interrogés d’un saut dans l’inconnu et au-delà des ruptures pédagogiques ou des enjeux croissants de formation, c’est le rapport à un nouveau territoire à découvrir, à son « étrangeté » et aux problèmes pratiques que cette étrangeté génère qui est décrit par les collégiens. Au-delà de leur discours premier, les collégiens interrogés mettent en évidence les difficultés qu’ils vivent au quotidien pour se conformer aux normes juvéniles urbaines qui font référence. Les propos de ces collégiens sur leurs quotidiens dans des territoires ruraux doivent, nous semble-t-il, être particulièrement pris au sérieux par les décideurs politiques pour comprendre à la fois le déclin démographique d’un certain nombre de territoires ruraux de l’Est de la France, mais aussi la forte montée de l’extrême droite dans ces territoires lors des derniers scrutins électoraux nationaux. En effet, les réponses simplistes données par certains représentants politiques aux problèmes rencontrés par la population et notamment les jeunes résonnent chez une partie importante des jeunes comme des solutions à une impression de ne pas être considéré, reconnu, voire de ne pas exister dans le débat public. La revendication du localisme et d’une identité villageoise, les loisirs locaux et les indicateurs de prestige social locaux viennent se heurter aux discours sur l’importance d’obtenir des diplômes de l’enseignement supérieur, sur les bienfaits de la mondialisation, à ceux sur la nécessaire mobilité pour se former et trouver un emploi gratifiant, à ceux sur la fréquentation de lieux culturels et les plaisirs de la vie étudiante. Les normes et les pratiques juvéniles qui transpirent des politiques publiques et des discours des décideurs s’adressent implicitement aux jeunes urbains et pèsent sur les jeunes ruraux. Ces derniers peuvent difficilement se conformer à ces normes instituées par les villes et peuvent difficilement imaginer pouvoir s’y confronter. La culture juvénile, les enjeux scolaires et d’orientation, les stratégies pour trouver un métier sont donc en tension, dès le collège, avec les règles du jeu des espaces ruraux en déclin. Au fur et à mesure de leur avancée au collège, certains collégiens développent des stratégies scolaires, affinitaires et de loisirs pour apprendre à « rester » ou à « partir » de leur territoire. Si certains collégiens qui sont présentés dans l’ouvrage semblent acteurs de ces stratégies et cherchent celles qui auront le meilleur « coût-avantage », les déterminismes économiques et sociaux pèsent lourd dans ces stratégies. Pour preuve, les chefs d’établissement des collèges ruraux constatent souvent des demandes parentales plus fréquentes d’orientation post troisième tournées vers les établissements scolaires ou les centres de formation qui offrent des débouchés professionnels locaux. Les contraintes de mobilité sont présentes dès l’entrée à l’école maternelle, s’accentuent au collège et deviennent prégnantes au lycée. L’inscription à l’internat devient une condition de la poursuite de la scolarité au lycée. Le degré d’autonomie perçu par le collégien et sa famille pour vivre en internat ainsi que les contraintes logistiques deviennent alors les critères du choix d’orientation. D’où le succès croissant chez les collégiens ruraux de la formation en apprentissage (dans les secteurs de l’agriculture, des métiers du bâtiment, des services à la personne) qui leur permet de travailler à proximité de chez eux, de gagner un salaire pour sortir avec les amis le week-end, obtenir du prestige en « travaillant » à l’inverse du lycéen qui « ne fait rien ».

Conclusion

Ce projet de recherche a réussi un double pari : le premier, faire cheminer les principaux acteurs d’un établissement scolaire à travers toutes les étapes d’une démarche de recherche en sciences humaines et sociales. Le second, mettre en évidence le quotidien et les préoccupations des collégiens des territoires ruraux isolés. Ces collégiens sont souvent invisibilisés dans les politiques publiques d’éducation et de jeunesse. Or, il nous semble urgent que ces politiques s’appuient sur les travaux de recherche en Sciences humaines et sociales et tiennent compte des modes de vie et des normes sociales spécifiques à ces territoires. L’accès au numérique pour pallier les inégalités d’accès aux formations est essentiel, mais n’est pas suffisant. Les nouvelles modalités d’accompagnement social des jeunes consistant à « aller vers » sont séduisantes, mais réclament des moyens considérables dont les structures porteuses de ces dispositifs ne disposent pas. La lutte contre les NEET (Not in Education, Employment or Training), ces jeunes de 16 à 25 ans sans emploi et en dehors des parcours de formation, constitue un véritable défi à relever pour les organismes de formation et d’insertion professionnelle. En Meuse, l’un des deux territoires enquêtés, ces jeunes représentent près de 17 % des 16-25 ans (Observatoire des territoires, 2021). Améliorer le travail partenarial entre collège et familles est un levier indispensable, tout comme la formation sociologique et pédagogique des professionnels de l’éducation aux spécificités territoriales d’exercice de leur métier. La qualité des liens affinitaires entre élèves doit revêtir un enjeu primordial pour l’ensemble de la communauté éducative, pour la qualité de la construction identitaire des collégiens, mais aussi pour développer des compétences citoyennes dans des territoires où l’entraide conditionne la qualité de vie. Il en va de l’avenir des jeunes et de l’avenir de ces territoires.

  • 1 Projet de recherche ANR porté par le laboratoire « Cultures et société en Europe » (CNRS/Strasbourg) et le 2L2S ayant pour titre : Expériences du corps et passage d’âges : le cas des enfants de 9 à 13 ans (France et Italie), coordonné par N. Diasio et V. Vinel.
  • 2Dejaiffe Benoit et Rubi Stéphanie, « Jouer au loup et devenir grand : l’entrée en 6e ou le renoncement aux jeux de l’école » [en ligne], dans Octobre Sylvie et Sirota Régine (dir.), Actes du colloque Enfance et cultures : regards des sciences humaines et sociales, Paris, 2010. Disponible sur : http://www.enfanceetcultures.culture.gouv.fr/actes/dejaiffe_rubi.pdf [consulté le 18 avril 2024].