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Couverture de Les Grands Hôtels à l’épreuve du temps (Jean El Gammal, Édul, 2024) Show/hide cover

Introduction générale

En termes chronologiques, l’évolution des grands hôtels s’inscrit assez bien dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire contemporaine, au sens français. Certes, il existait il y a fort longtemps des hostelleries parfois raffinées, tels, au Japon, à partir du début du 8e siècle, des ryokans, qui passent pour les hôtels les plus anciens1. Bien plus tard, au tournant des 18e et 19e siècles, et plus encore à compter du milieu de celui-ci,commencent à apparaître des établissements correspondant à des types relevant du champ de cette étude.

Comme le montrent les travaux sur l’histoire et la géographie de l’hôtellerie2 et des voyages, c’est surtout avec le développement progressif des étapes et des séjours liés aux affaires et au tourisme3, non seulement vers des grandes villes et des capitales4, mais vers des villégiatures côtières, balnéaires et montagnardes, qu’un mouvement de transformation de demeures prestigieuses et de construction d’« hôtels palais » ou « palaces5 » se manifeste. Il s’amplifie lors de la seconde moitié du siècle et plus encore au cours de la Belle Époque. Par la suite, les guerres et les crises du premier 20e siècle freinent ce mouvement, même si de célèbres conférences de la paix ont eu en partie pour cadre de grands hôtels et si une période de regain s’observe durant la seconde moitié des années 1920.

Si difficile voire dramatique qu’ait été l’ensemble de la période bornée par les conflits mondiaux, les grands hôtels ont souvent subsisté, parfois au prix de reconstructions rapides ou différées. Depuis 1945, ils se sont modernisés et si les plus connus ont été souvent édifiés lors de la Belle Époque, l’essor des chaînes internationales d’hôtels, parfois de très grandes dimensions, l’activité d’hommes d’affaires très entreprenants et aux fortunes diverses – parmi lesquels Donald Trump – ainsi que la concurrence de résidences et de resorts de luxe, ou encore de « boutiques-hôtels » correspondant à la recherche de lieux dits exclusifs, contribuent à diversifier l’offre et à multiplier les décors.

L’histoire de ces lieux de grand confort, voire de luxe ostentatoire, peut être perçue et abordée sous différents angles, politiques, économiques, sociaux et culturels. Les représentations littéraires et cinématographiques, souvent fragmentaires, ont fait florès et fixé un certain nombre de stéréotypes, tout en reflétant des approches parfois plus personnelles. Certains écrivains, souvent issus de milieux très aisés, ont d’ailleurs apporté, bien qu’elle ne constitue en général pas un genre en soi, une ample contribution à la littérature relative aux grands hôtels, à leur fréquentation et à leurs espaces6.

Il est vrai que les grands hôtels ne sont pas seulement identifiés au luxe des salons et des chambres, à l’empressement du personnel et à la majesté des proportions, voire au raffinement de la table. Diversement situés dans le monde (et, dès le 19e siècle, pas seulement aux États-Unis ou en Europe, d’autant que de grands hôtels sont placés dans un cadre colonial ou sont en relation avec des influences occidentales, notamment en Extrême-Orient), ils s’insèrent de plusieurs manières dans les paysages environnants, entre quartiers opulents et stations de villégiature, où la richesse s’expose mais où les rapports à l’espace et au loisir ne sont pas identiques.

Par ailleurs, même si notre enquête concerne surtout les grands hôtels au sens traditionnel – les première et deuxième catégories de la taxinomie la plus usitée, en cinq ou six rubriques7 – la notion à laquelle renvoie cette expression peut et doit être nuancée. En effet, si « grand » (l’adjectif est utilisé dans plusieurs langues, à quelques variantes morphologiques près) se réfère fréquemment au nombre important des chambres et au décorum, il existe des formats plus réduits et des qualités plus discrètes, ou autoproclamées sur un mode différent. Bien des petites villes, voire des villages, avaient leur « grand hôtel », qui n’étaient d’ailleurs pas toujours les plus confortables ou les plus renommés. En outre, la « grandeur » a parfois des revers, qu’il s’agisse de l’obsolescence de certains décors, de la vétusté d’une partie des chambres – qui imposent des rénovations souvent longues.

Quant à l’harmonie censée régner dans les établissements de prestige, elle peut être compromise ou relativisée par des tensions au sein du personnel, sa situation plus précaire qu’il n’y paraît, par le comportement (ou les activités) de certains clients, ou encore par une conjoncture défavorable, voire dramatique, même si l’on s’efforce de sauvegarder les apparences. Le grand hôtel peut donc être un lieu de mirage, d’ambiguïtés et d’intrigues, une sorte de théâtre aux multiples scènes et plateaux, entre espaces privés et lieux publics, clients célèbres, habitués ou résidents à demeure, et touristes pressés, maîtres d’hôtels cérémonieux et employés peu visibles.

Il n’existe évidemment pas de cloisonnement complet entre périodes, non seulement parce que nombre de grands hôtels précocement créés subsistent, mais parce que certains traits qualifiés de mythiques s’ancrent dans la longue durée, du moins à première vue. Un plan chronologique a été adopté. Il comporte, compte tenu de la diversité des phases, un prélude et cinq temps. La première partie se rapporte à une période complexe, pour laquelle on ne dispose sauf exception que d’informations plus limitées qu’au sujet des suivantes, dont la « Belle Époque » (1896-1914), qui est l’objet de la deuxième partie. Elle est suivie par trois autres, qui explorent successivement les années allant de 1914 à l’après-1945, la seconde partie du 20e siècle et les décennies qui viennent de s’écouler ou s’amorcent8.

Au fil de ces périodes, nous nous intéresserons aux usages et aux lieux. Ces derniers sont souvent des marqueurs urbains ou caractéristiques de saisons, ou des repères (repaires ?) relevant d’un luxe daté et/ou contemporain. Il s’agira donc tout à la fois d’une question de styles, de générations et de personnes, et des rapports entre des sociétés dont la plupart des habitants, sauf à y travailler, se situent en marge d’un univers du luxe très référencé, et souvent présenté comme inaccessible. Les grands hôtels en relèvent pour une très grande majorité, mais il en existe des images ou des usages moins habituels, que ce soit à titre personnel ou, s’il s’agit de recherches, à travers des outils nombreux. Ce sont des livres (souvent dénommés « beaux »), des monographies, des guides9, des journaux spécialisés, entre tourisme de luxe et économie, des sites internet très divers10, des documentaires ou des films. Il est aussi des romans, nouvelles, essais et écrits divers où la mémoire des grands hôtels affleure ou est mise en avant, d’où d’autres écarts que le lecteur, cédant éventuellement à la fascination, n’entreprend pas toujours de combler.

Il n’en reste pas moins que le poids des réalités joue également, notamment en période de crise, la dernière en date correspondant à la pandémie qui a commencé au début de 2020. Elle a entraîné la fermeture pendant des mois de très nombreux établissements, prestigieux ou non, et a amené à s’interroger sur la fragilité des flux du tourisme de luxe. Elle a rendu aussi plus difficile, en dehors des indications et des commentaires présentés dans les médias lors de la crise, la collecte directe des informations, que l’interruption des activités et la situation tendue qu’elle a provoquée ne favorisaient pas. Toutefois, la reprise des activités et de l’intérêt porté au secteur hôtelier, ainsi que la création de nouveaux établissements prestigieux, dont la chronique s’enrichit, permettent de suivre jusqu’à nos jours une évolution souvent complexe.

  1. 1Certains des établissements les plus prestigieux demeurent dénommés ainsi : voir Guichard-Anguis Sylvie, « Feuilles d’érable, terres cuites et poissons grillés. Une alternative au grand hôtel offerte par les ryokans au Japon », dans Sanjuan Thierry (dir.), Les Grands Hôtels en Asie-Modernité, dynamiques urbaines et sociabilité, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 217-251.
  2. 2Outre Denby Elaine, Grand Hotels- Reality and Illusion. An Architectural and Social History, London, Reaktion Books, 1998, voir un ouvrage axé sur la diversité des hôtels : Andrieux Jean-Yves et Harismendy Patrick (dirs), Pension complète ! Tourisme et hôtellerie (XVIIIe-XXesiècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
  3. 3Voir Corbin Alain (dir.), L’Avènement des loisirs (1830-1960), Paris, Aubier, 1995, réédition Champs, 2020 et Venayre Sylvain, Panorama du voyage (1780-1920), Paris, Les Belles-Lettres, 2012. Parmi les travaux de géographes : Boyer Marc, L’invention du tourisme, Paris, Gallimard, 1996 et Histoire générale du tourisme du XVIe au XXIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2005 ; Duhamel Philippe, Géographie du tourisme et des loisirs. Dynamiques, acteurs, territoires, Paris, Colin, 2018, Gravari Barbas Maria et Jacquot Sébastien, Atlas mondial du tourisme et des loisirs, Paris, Autrement, 2018.
  4. 4Sabbah Catherine et Namias Olivier (dirs), Hôtel Métropole. Depuis 1818, Paris, Pavillon de l’Arsenal, 2019.
  5. 5Voir en particulier Bercoff André, Mémoires de palaces. Un tour du monde des hôtels mythiques, Paris, Michel Lafon, 1999 et Donzel Catherine, Palaces et grands hôtels de légende, Paris, Chêne, 2010.
  6. 6C’est par exemple le cas pour Marcel Proust et Valery Larbaud : voir Perrot Michelle, Histoire des chambres, Paris, Seuil, 2009, p. 237-242. Bien d’autres écrivains seront abordés, dont Pierre Loti, Thomas Mann, Henry James, Paul Morand, Stefan Zweig, Vicki Baum et Patrick Modiano.
  7. 7Sans entrer ici dans le détail, observons que la première rubrique concerne les établissements de grand luxe et la deuxième ceux de luxe ou de grand confort. Le Guide Michelin attribue pour l’essentiel des « maisons », tandis que les classifications administratives correspondent à des étoiles, un surclassement, en quelque sorte, étant apparu en France avec la distinction « palace », très convoitée depuis 2010. On peut y voir un retour aux sources de l’archétype ou du mythe.
  8. 8S’il y a eu des précédents dès la fin du 19e siècle, des corrélations existent lors des deux dernières périodes avec certaines tables célèbres : voir El Gammal, Jean, Tables en vue. Trois âges de la gastronomie des années 1950 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2018.
  9. 9Qui représentent un ensemble assez disparate, à l’échelle d’une aussi longue période. Ils relèvent des divers paramètres du tourisme (Baedeker, par exemple) ou se spécialisent dans les hôtels et restaurants. À l’heure actuelle, le principal guide – en ligne – qui se présente comme global dans le domaine du luxe est le Forbes Travel Guide, dont les origines se situent aux États-Unis à partir de 1958 et qui a mis en place depuis une quinzaine d’années un classement international qui attribue trois mentions : 5-stars, 4-stars et « recommended » : voir www.forbestravelguide.com [consulté le 15 mars 2024]. Signalons aussi la « Gold List » annuelle des meilleurs hôtels de luxe et la « Hot List » des ouvertures et réouvertures, établies par le magazine Condé Nast Traveler : voir le site www.cntraveler.com [consulté le 15 mars 2024].
  10. 10Outre ceux des guides, chaînes hôtelières et établissements, signalons la mise en ligne, en 2023, d’une liste d’hôtels de luxe, fondée sur quelque trois cents sources et inspirée par celle, antérieure, des meilleurs restaurants du monde : voir www.laliste.fr [consulté le 15 mars 2024] – et la sitographie en fin de volume.