Lorsqu’il s’agit de présenter les premiers temps de l’histoire des grands hôtels, force est de constater que cette évolution relève d’une émergence en partie indistincte. Ce n’est d’ailleurs pas illogique, car si l’on peut identifier à travers les siècles différentes formes d’auberges et d’hôtelleries, la forme « grand hôtel » ne s’impose pas d’emblée. Si l’on commence à observer au tournant des 18e et 19e siècles, dans certains pays européens – principalement la France1 et la Grande-Bretagne à ce stade – des cas de mutation de demeures nobles, on est loin d’un transfert culturel et architectural massif du « palais » vers « l’hôtel ».
Ce phénomène, du reste progressif, est plutôt engagé à partir du second tiers du 19e siècle. Auparavant, un processus s’esquisse, qui est plus marqué dans le cas des restaurants au sens actuel. Il va en quelque sorte dans le sens d’une vulgarisation ou d’une transposition de certains aspects de la culture aristocratique, si contestée qu’elle ait été au temps de la Révolution française.
Néanmoins, l’essor du tourisme et de l’hédonisme en matière de loisirs, tout en ne concernant qu’une minorité fort restreinte, conduit à de nouveaux usages de demeures principalement urbaines, comme havre passager, voire lieu de passage luxueux, présentant certains des dehors et des décors de l’habitat aristocratique.
Pour autant, ce schéma se vérifie-t-il lorsque l’on examine de plus près l’implantation des premiers grands hôtels ? Les cas de figure sont nombreux. Tout d’abord, en un sens, la question est biaisée, car certains établissements précocement apparus sont non seulement difficiles à dater précisément2, mais ont un statut incertain3. S’ils sont luxueux, ils sont parfois très éphémères4. Sans doute nombre d’entre eux n’ont-ils vraisemblablement pas laissé beaucoup de de traces5 – alors que d’autres sont ancrés dans une très longue durée. Elle a pu leur léguer une appellation (Grand Hôtel du Lion d’Or à Romorantin-Lanthenay en 17746) une réputation ou un emplacement (l’Hôtel de l’Europe en Avignon, l’Hostellerie de la Poste à Avallon, qui n’est certes plus au temps de sa gloire triplement étoilée). Il peut s’agir aussi du passage d’un nom oublié à un autre, fameux : c’est le cas du Prince of Saxe Coburg Hotel, puis Coburg Hotel, devenu bien après le Connaught, à Londres, ou de l’Albergo Reale de Venise, célèbre en tant que Danieli. De manière un peu différente et à des fins symboliques, certains hôtels, connus sous un autre nom, remontent parfois dans le passé pour retracer leurs origines, qui ne sont pas exactement hôteliers : ainsi le site en anglais du Grandhotel Pupp de Karlovy Vary donne-t-il la date de 1701, qui, dans la chronologie présentée dans l’une de ses rubriques, correspond à l’édification d’un bâtiment appelé Saxon Hall7.Il arrive aussi que des établissements, dont l’exploitation a duré quelques décennies, aient en quelque sorte ouvert, au-delà de la durée de leur activité, la voie à une longue histoire hôtelière urbaine8.
Au seuil de la période étudiée, les cas de figure commencent à se diversifier, comme le suggère la courte liste correspondant à ces temps d’émergence, qui peut englober des établissements paraissant de nos jours plus modestes, mais qui furent notoires9. On peut principalement noter, dans le domaine du luxe, durant la seconde moitié du 18e siècle (l’Hôtel d’Angleterre à Copenhague en 175510) et surtout à partir de 1812-1813, la création – parfois sous un autre nom – d’adresses toujours présentes, tels le Claridge’s de Londres ou le Breidenbacher Hof de Düsseldorf, le Nassauer Hof de Wiesbaden11, le Grand Hôtel Beauvau de Marseille en 1816 – premier attesté dans une grande ville méditerranéenne – ou le Shelbourne Hotel de Dublin en 1824. Durant cette période, peu d’établissements prestigieux qui ne soient européens, à l’exception du New York City Hotel, à compter des dernières années du 18e siècle12.
Ainsi présenté, le prélude peut paraître bien mince. Pourtant, la recherche du confort, de la part de voyageurs peut-être plus exigeants, alors que l’urbanisation commence à s’accélérer en Europe de l’Ouest, et que les horizons du tourisme s’élargissent, produit des effets moins limités qu’il n’y paraît et contribue à l’apparition des premiers jalons.
D’une certaine façon, les « vrais » lieux originels de notre étude – du moins en dehors de quelques villes de l’Est des États-Unis – se situent dans la France de la monarchie de Juillet, l’Angleterre géorgienne, puis victorienne et en Prusse occidentale, un peu avant qu’ils n’apparaissent aussi dans une République alpine, la Suisse, qui devint l’un des pôles essentiels de la grande hôtellerie.