D’après les quelques exemples donnés dans le prélude de cette étude, la taille des villes où se sont établis de « grands hôtels » est très variable, même si Paris et Londres sont bien représentés, proportionnellement (mais une statistique avant la fin du premier quart du dix-neuvième siècle n’aurait guère de sens). Le champ de l’observation évolue de même que celui des représentations, ce qui suscite un certain nombre de références littéraires, dans plusieurs cas.
En Suisse, en Grande-Bretagne et en France
À compter des années 1830, c’est l’essor des établissements installés dans les grandes villes suisses – nous verrons dans le chapitre suivant les stations de montagne et de villégiature – qui retient souvent l’attention. À Zurich, sous l’impulsion de Johannes Baur, l’un des premiers « grands hôteliers » suisses, l’hôtel Baur en Ville apparaît en 1833 et le futur Baur au Lac en 1844. Les Bergues, à Genève, ouvrent en 1834. Le premier des grands hôtels de la ville située le long du Lac Léman est suivi par le Grand Hôtel Métropole en 1855, le Beau Rivage en 18651 et le Richemond en 1875. À Bâle, c’est de manière assez précoce, en 1844, qu’ouvre le Grand Hôtel des Trois Rois, toujours en tête des meilleurs établissements de la ville, y compris sur le plan gastronomique, ce qui était moins le cas au milieu du 19e siècle2.
De manière plus générale et peu étonnante, ce sont les capitales ou les villes les plus fréquentées d’Europe qui voient la création d’établissements prestigieux, inscrits durablement dans le paysage urbain.
Au Royaume-Uni, l’une des tendances est au développement d’établissements situés près des gares ou englobés dans leur enceinte, comme le Central Hotel Station de Newcastle (1854), le Paddington Great Western Royal Hôtel (1854) ou le Midland Hotel (1873) à Londres. Dans la capitale britannique, où le rôle du commerce et du chemin de fer favorise un essor accru du secteur hôtelier, comme le souligne l’historien Jerry White3, les grands hôtels au sens luxueux de l’expression sont situés dans des quartiers élégants : c’est le cas du Brown’s (1837) et du Langham (1865). Ce dernier établissement, comptant 600 chambres et suites4, situé à Portland Place, peut être évoqué au sujet d’Arthur Conan Doyle. En effet, en 1889, il y a rencontré – en compagnie d’Oscar Wilde, qu’il ne connaissait pas – un éditeur américain qui l’incite à publier, après avoir apprécié Étude en rouge, une nouvelle aventure de Sherlock Holmes5. Ce sera Le Signe des quatre, dont une scène mineure – l’évocation par sa fille de la disparition du capitaine Morstan qui y séjournait – est liée à l’hôtel6.
Toujours à Londres, ouvrent en 1889, le Savoy et le Hyde Park, respectivement installés près de la City et dans le quartier de Knightsbridge. Le Savoy, rapidement en vue, est associé à un théâtre à l’initiative de Richard D’Oyly Carte et a nécessité cinq ans de travaux. L’éclairage y est entièrement électrique et il est desservi par six ascenseurs de provenance américaine. Il comprend quatre cents chambres (dont 250 suites) et soixante-sept salles de bains, ce qui est sans précédent en Europe7. Le faste qui s’y déploie annonce à bien des égards la Belle Époque, mais César Ritz, engagé pour remplacer le premier directeur jugé peu efficace, n’est, tout comme son ami Auguste Escoffier, qu’il incite à montrer tout son talent culinaire dans le restaurant de l’hôtel8, pas encore son propre maître dans ce type d’établissement (il en possède un à Baden-Baden et un autre à Cannes).
À Paris, les grands hôtels archétypiques sont apparus à compter des années 1830, avec une des nouvelles implantations du Meurice, rétrospectivement considéré comme le premier palace de la capitale, en 18359. Sous la monarchie de Juillet, on observe peu de créations de grands hôtels, une des exceptions étant le Grand Hôtel Jouffroy, ouvert en 1836.
Le Second Empire est souvent considéré comme une période-clé, avec, sous l’influence du « modèle américain », pour une part, et sous l’impulsion des frères Pereire10, deux établissements majeurs, également pour l’histoire de la gastronomie parisienne11. Il s’agit du Grand Hôtel du Louvre en 1855, à l’occasion de la première Exposition universelle à Paris12 et du Grand Hôtel, construit comme le précédent sous la direction de l’architecte Alfred Armand, et ouvert en 1862. Proche de l’Opéra, Le Grand Hôtel est le seul établissement parisien de ce type qui ait fait l’objet d’une thèse13. Il est du reste aussi l’objet d’évocations littéraires, dont l’une, située en juillet 1870, offre un caractère tragique : il s’agit des derniers jours et de la mort de Nana, à la fin d’un des plus célèbres romans de Zola14.
Après le Grand Hôtel viennent, entre autres établissements en vue de la rive droite, le Splendide en 1869, le Normandy en 1877 et le Continental en 1878. Le Grand Hôtel du Louvre est transféré dans un bâtiment voisin, place du Palais-Royal, inauguré en 1887, après que l’hôtel initial a été occupé par des grands magasins15. Place de la République, c’est en 1891 qu’est inauguré l’Hôtel Moderne, actuel Crowne Plaza. L’un des rares grands hôtels de gare à cette époque est le Terminus, ouvert au voisinage immédiat de la Gare Saint-Lazare en 1889, et que fréquenta Georges Feydeau16.
De l’Occident aux confins de l’Orient
En dehors de la Suisse, de la Grande-Bretagne et de la France, d’autres villes européennes voient s’implanter des établissements prestigieux fréquentés par des hommes d’affaires, des têtes couronnées ou des figures du monde du spectacle. Vienne, surtout dans la seconde moitié du siècle, et notamment après la mise en place de la Double Monarchie, en 1867, est dotée de lieux fastueux, avec le Grand Hôtel (1870), l’Imperial et le Metropole (1873), le Sacher (187617) ou le Bristol (189218). À Salzbourg, on peut signaler la création du Grand Hôtel de l’Europe en 1865 et à Prague celle de l’Hotel Opera en 189019.
Les autres localisations sont plus dispersées, même si l’Italie commence à poindre dans ce domaine, avec – outre de nombreux établissements dans des cités moins peuplées – l’Albergo Roma (futur Grand Hotel Plaza) et le Grand Hotel de Milan, tous deux en 1863, le Hassler en 1885, un des fleurons du tourisme de luxe à Rome – où est aussi inauguré le St Regis en 189420 – et le Savoy de Florence, en 1893. S’il ne s’agit pas toujours du luxe que l’on associe aux dernières décennies du 19e siècle, certains établissements se signalaient par leurs vastes proportions : c’est le cas du Croce di Malta de Gênes, fréquenté par de nombreuses personnalités, dont Stendhal. Lorsqu’il y séjourne à la fin des années 1870, peu avant sa fermeture, Henry James le montre – ou le voit – « installé dans un palais gigantesque au bord des quais grouillants qui ne reluisent pas exactement de propreté » et le présente comme une « auberge titanesque »21.
Dans les États allemands, puis dans l’Empire allemand à compter de 1871, quelques établissements imposants ont été implantés. L’un des premiers, après le Breidenbacher Hof de Düsseldorf mentionné plus haut, est le Bayerischer Hof de Munich (1841), suivi par l’Excelsior Hotel Ernst de Cologne (1863), le Frankfurter Hof de Francfort (1876) ou l’hôtel de Rome de Berlin (1889), un des premiers palaces de la ville.
Les autres pays européens ne comptent que peu de grands hôtels, tels que le Krasnopolsky d’Amsterdam (1855) ou l’Hôtel des Indes de La Haye, devenu tel en 1886. Dans les pays scandinaves, deux hôtels appelés Grand datent, à Oslo et Stockholm, de la même année, 1874. En Finlande – trois décennies avant son indépendance – l’hôtel de prestige d’Helsinki, le Kämp, ouvre ses portes en 188722. Des établissements prestigieux apparaissent à l’extrême fin de la période à Bruxelles, comme Le Métropole dû à l’architecte Alban Chambon, en 189423. En Espagne, le Gran Hotel La Perla a ouvert ses portes à Pampelune en 1881 et le Gran Hotel Inglés à Madrid en 1886. En outre, les guides Joanne sont enclins à recommander des hôtels de luxe – ou du moins très confortables : c’est par exemple le cas dès 1861 de l’Hôtel d’Angleterre d’Athènes24.
À la charnière de l’Europe et du Moyen-Orient, Istanbul a vu la création de nombreux hôtels. Selon Alain Quélla-Villégier, le premier de type moderne a été l’Hôtel d’Angleterre, à partir de 184125. Environ un demi-siècle plus tard, le Pera Palace (ou Palas) d’Istanbul accède à la notoriété dès son inauguration, en 1892. Avec d’autres hôtels acquis par la Compagnie internationale des Wagons-Lits de Georges Nagelmackers, il devient un des principaux pôles hôteliers pour les voyageurs de l’Orient-Express, dès cette époque amateurs de luxe26. L’historien Charles King en fait un lieu emblématique d’un ouvrage sur Istanbul, écrivant notamment au sujet de la période qui suit son ouverture :
Le Pera Palace devait être l’ultime murmure de l’Occident sur la voie de l’Orient, l’hôtel de style occidental le plus luxueux du siège du plus grand empire islamique du monde27.
En Amérique du Nord
Sur des rivages bien éloignés du Bosphore, dans les grandes villes américaines, principalement aux Etats-Unis28, le dynamisme est incontestable. Après l’apparition à Boston du Tremont House, en 182929 et à New York de l’Astor House en 1836, sur Broadway, du Fifth Avenue Hotel en 185930 et de l’Albemarle l’année suivante31, ainsi que de plusieurs hôtels à San Francisco32 et de l’Arlington à Washington en 1868, un mouvement, moins présent dans le Sud33, se dessine plus nettement. Il correspond à l’ouverture de plusieurs établissements prestigieux.
Plusieurs d’entre eux s’imposent à l’attention des voyageurs fortunés. Le San Francisco Palace Hotel, en 1875 a été un temps considéré comme le plus bel hôtel d’Amérique34. Il contient cinq ascenseurs et plus de quatre cents salles de bains, ce qui avait impressionné Richard D’Oyly Carte, le créateur du Savoy de Londres35. Le Monteleone de la Nouvelle-Orléans, en 1886, Le Fairmont, dans la même ville, en 189336, et le Del Coronado de San Diego en 188837 ont également marqué l’histoire de l’hôtellerie américaine. Le Tampa Bay est créé en 1891 et le Brown’s Palace Hotel de Denver l’année suivante38.
À New York, mentionnons le Plaza, notamment en 189039 (plusieurs bâtiments se sont succédé depuis la fin de la Guerre de Sécession) et le premier Waldorf en 189340, dont, selon Paul Morand, « l’inauguration ne fit pas moins sensation que celle du Grand Hôtel sur nos boulevards41 ».
Cette même année, ouvre le célèbre Château Frontenac de Montréal, longtemps le seul grand hôtel réputé du Canada42. Précisons que l’Amérique Latine est alors dotée de peu d’établissements de premier plan.