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Couverture de Les Grands Hôtels à l’épreuve du temps (Jean El Gammal, Édul, 2024) Show/hide cover

Les premières implantations « impériales » et les influences occidentales

Si certains grands hôtels font leur apparition, à la fin du 19e siècle, dans des espaces non colonisés – tel le Japon – ou situés dans le cadre de secteurs sous influence occidentale, la plupart des quelques établissements mentionnés dans ce bref chapitre sont en relation avec le processus de colonisation. Ils relèvent aussi des premiers temps de l’essor d’un tourisme spécifique, principalement en Asie1, qui s’inscrit dans un cadre plus global, lié au développement des transports et à la diversification des réseaux2.

En Asie

Chronologiquement, en dehors de l’hôtel des Indes à Batavia, avant la fin des années 1850 et du Galle Face, à Colombo, qui date de 18643, la majorité des premiers grands hôtels en Asie – si l’on excepte des lieux d’hébergements aux origines séculaires et aux traditions différentes – se situent au Japon. C’est le cas à Yokohama, à compter de 1860 (hôtel éponyme, suivi par le Royal British Hotel et le Yokohama Grand Hotel en 1870), puis à Kyoto et Tokyo à partir de la fin des années 80. L’Ère Meiji constitue donc le principal cadre chronologique de l’apparition des hôtels à l’occidentale ou « Hoterukan », nom qu’a porté un hôtel de Tokyo de 1868 à 1872, date du grand incendie qui détruisit cet édifice4.

En Chine, le premier grand hôtel de type occidental est l’Astor, à Tianjin, en 1863, qui été reconstruit en 1886. À la fin de la même décennie, est inauguré le Watsons à Bombay5, premier grand établissement en Inde6. Le Continental de Saïgon ouvre en 1880 et s’ancre durablement dans le paysage de la ville7, y compris au siècle suivant8.

C’est dans les décennies qui suivent qu’apparaissent des établissements appelés à une longue renommée, tels l’Oriental de Bangkok en 18769 ou l’Eastern & Oriental à Penang, en Malaisie, en 1885. En 1887, le Raffles de Singapour, dont le nom rend hommage au fondateur de Singapour, Thomas Stamford Raffles10, ne compte alors que dix chambres. Il a été ouvert par les frères Sarkies, d’origine arménienne11.

La situation de Jérusalem

Les caractères de Jérusalem – ville au sujet de laquelle, depuis quelques années, de nombreux travaux novateurs sont publiés ou en cours de publication12 – sont, sous l’angle ici adopté, assez complexes. En effet, si les voyageurs – tel Pierre Loti – ou les pèlerins sont assez nombreux, l’enjeu du tourisme de luxe est bien peu présent durant les deux derniers tiers du 19e siècle. Néanmoins, quelques établissements destinés à des clients fortunés commencent à apparaître. L’hôtel Fast, du nom d’un hôtelier allemand, ouvre ses portes en 1891 et semble avoir été le premier hôtel moderne de la ville. En revanche, la demeure achetée en 1881 par les époux Spafford, venus de Chicago, correspond initialement à un autre cas de figure, puisqu’il a été le point d’ancrage d’une communauté protestante, avant de commencer une activité hôtelière en 1902, dans une grande propriété, sous le nom d’American Colony13. Il en sera question par la suite.

De l’Égypte au Maghreb

Même si elle n’est pas une colonie, mais à compter de 1882, un quasi-protectorat britannique, l’Égypte – où le Shepheards, dont le nom est celui d’un entrepreneur britannique, du Caire accueillait déjà des voyageurs depuis la fin des années 1850 et, rebâti en 1891, en recevra bien d’autres14 – voit les premiers développements d’un tourisme de luxe sur le Nil. C’est ce qu’illustrent notamment, à Louxor, les ouvertures, sous l’impulsion de John Mason Cook, fils du fondateur de la célèbre agence, du Louxor Winter Palace en 1886 et du Louxor Cataract en 1889, ainsi que celle du Guizeh Mena House en 1887. Ce dernier établissement était l’ancien pavillon de chasse du khédive. Il fut le premier hôtel d’Egypte pourvu d’une piscine en 189015. Nous reviendrons sur certains de ces établissements à propos des commentaires – assez peu flatteurs, il est vrai – que Pierre Loti formule pendant la Belle Époque.

Au Maghreb, où la tradition du tourisme hivernal a été introduite par des Britanniques peu après le début de la seconde moitié du 19e siècle16, des visiteurs parfois célèbres commencent à séjourner ou à voyager17. Des établissements confortables d’Alger sont signalés par le Guide Joanne en 1862 : La Régence et l’Orient sont rangés parmi les établissements de première classe18. Plus prestigieux sont ceux qui ouvrent un peu avant la Belle Époque. C’est le cas du Continental et du Grand Hôtel Saint-Georges à Alger. Ce dernier, situé dans un ancien palais mauresque, après avoir été un temps un pensionnat de jeunes filles, ouvre en 1889 dans sa première configuration19. Au milieu des années 1890, « trois hôtels de grand standing » sont inaugurés à Biskra : Le Grand Hôtel Royal, suivi par l’Oasis et le Victoria, fréquentés notamment par une clientèle britannique20.

  • 1Sanjuan Thierry (dir.), Les grands hôtels en Asie, op. cit., p. 79 et Fiévé Nicolas, « Pouvoir politique, modernité architecturale et paysage urbain dans le Japon de l’ère Meiji », p. 13-53 (chronologie, p. 19).
  • 2Venayre Sylvain, « Transports et communications : les paradoxes du réseau », dans Singaravélou Pierre et Venayre Sylvain (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2017, p. 57-58 (qui souligne le rôle de l’agence Cook et des « coupons d’hôtels internationaux » qu’elle met en place).
  • 3 Sur cet hôtel, voir par exemple le Guide Vert MichelinCeylan, 2020, p. 155.
  • 4Cybriwsky Adrian, Historical Dictionary of Tokyo, Lanham, The Scarecrow Press, 2011, p. 96-97.
  • 5 Où se trouve également l’hôtel Taj Mahal.
  • 6Donzel Catherine, Palaces et grands hôtels de légende, Paris, Chêne, 2010, p. 195. En Inde, par ailleurs, sont créées des « hill stations » fréquentées par des Britanniques fortunés. À leur sujet, il est davantage question de villas que d’hôtels.
  • 7Franchini Philippe (dir), Saïgon 1925-1945, Paris, Autrement, 1992, p. 32 et Bercoff André, Mémoires de palaces, Paris, Michel Lafon, 1999, p. 185-190.
  • 8Lartéguy Jean, « À la terrasse du Continental », dans Walter Marc et al., Palaces et grands hôtels d’Orient, Paris, Flammarion, 1987, p. 59-72.
  • 9Bercoff André, op. cit., p. 175-179 (l’auteur évoque des origines en 1870, sous la forme d’une bâtisse en bois, ainsi que la reconstruction de 1887) et Matteoli Francisca, 100 hôtels de légende, op. cit., p. 398-401.
  • 10Goerg Odile et Huetzde Lemps Xavier, La ville coloniale XVe-XXe siècle, réédition Points-Seuil, Paris, 2012, p. 319-320 (il n’est pas question de l’hôtel).
  • 11Condis Stéphane, « Le Raffles de Singapour. Escale impériale », Challenges, 7 novembre 2019, p. 121, qui mentionne des clients célèbres tels, pour la période qui suit, Rudyard Kipling et Joseph Conrad. Voir aussi Bercoff André, op. cit., p. 169-174.
  • 12Lemire Vincent, Jérusalem 1900, Paris, Colin, 2013.
  • 13 Voir les notices d’albaret Isabelle dans Rudel Tilla (dir.), Jérusalem. Histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, Paris, Laffont-Bouquins, 2018, p. 1055-1056 et 933-935. Au sujet de l’American Colony, voir aussi Bercoff André, op. cit., p. 140-143. De nombreuses informations se trouvent dans le documentaire de Graef Nicola, dans la série « Hôtels mythiques », Arte, 2020.
  • 14Fitchett Joseph, « Rendez-vous au Shepheard’s », dans Palaces et grands hôtels d’Orient, op. cit., p. 35-38.
  • 15Alexandre Philippe, L’Aulnoit Béatrix de, Thomas Cook, op. cit., p. 203. Arthur Conan Doyle y séjourna avec son épouse durant l’été 1895 : voir Rivière François, Arthur Conan Doyle, op. cit., p. 91.
  • 16Embarech Majid, « Des touristes étrangers en situation coloniale : le cas des « hiverneurs en Algérie (1860-années 1890) », dans El Gammal Jean et Jalabert Laurent (dirs), L’étranger, ami ou ennemi ? Tensions, échanges et sensibilités de l’Antiquité à nos jours, Annales de l’Est, 2019, n° spécial, p. 267-280.
  • 17Laurent Franck, Le voyage en Algérie. Anthologie de voyageurs français dans l’Algérie coloniale, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2008. Les extraits donnés pour la période considérée mentionnent fort peu de « grands hôtels », il est vrai rares au temps des séjours de Fromentin ou de Maupassant.
  • 18Zytnicki Colette, L’Algérie, terre de tourisme, Paris, Vendémiaire, 2016, p. 39.
  • 19Peltre Christine, Le voyage en Afrique du Nord. Images et mirages d’un tourisme (1880-1931), s.l., Bleu Autour, 2019, p. 47.
  • 20Zytnicki Colette, « Des hôtels au Sahara-Un projet impérial ? » Algérie 1860-1902 », dans Andrieux Jean-Yves, Harismendy Patrick (dir.), Pension complète !, op. cit., p. 60.