Dans les chapitres précédents, il a été assez peu question d’architecture. Or, les créations sont suffisamment nombreuses si l’on se place au tournant des deux siècles pour que l’on esquisse quelques observations tenant compte non seulement des établissements de la Belle Époque, mais de certains des apports antérieurs. En effet, le style composite que l’on observe à l’échelle de bien des grands hôtels ne date pas de la seule Belle Époque. Il demeure fortement influencé par des formes antérieures, qui touchent de près ou de loin à l’héritage des palais et de ce que l’on en retient. De ce point de vue, le tournant du siècle concentre différents traits, qu’amplifie le gigantisme de certains hôtels. On abordera successivement les points suivants – pour autant que le caractère inégal de la bibliographie et de la documentation le permette : les données stylistiques, les décors, l’insertion dans les environnements. Ces trois aspects, il est vrai, peuvent être associés lorsqu’il s’agit des palaces en tant qu’édifices, selon le modèle présenté par Pierre Gouirand : « Un Palais est par définition un bâtiment somptueux édifié sur un emplacement prestigieux et décoré avec le plus grand soin »1.
Styles
Comme pour d’autres bâtiments de grande taille, la tendance est à une certaine exubérance, sous l’influence de conceptions composites des façades, plus sans doute, initialement, que de l’Art nouveau en tant que tel, même si celui-ci s’épanouit durant la Belle Époque et connaît des déclinaisons dans plusieurs pays européens. Ainsi, en Italie, est-il, jusqu’à nos jours, question de style « liberty » : parmi les exemples, figure le Grand Hotel Campo dei Fiori de Varese, construit en 1912 et fermé depuis plusieurs décennies2. Une certaine sobriété relevant de l’« élégance classique »3 est présente dans les grandes villes, ne serait-ce que parce que de grands hôtels ont été créés dans les bâtiments préexistants – il en va ainsi du Ritz, où un discret décorum est recherché à l’intérieur, à travers les discussions entre Charles Ritz et l’architecte Charles Méwès4.
Pour autant, la sobriété est moins flagrante au début du 20e siècle, avec des « façades dotées d’encorbellements et de saillies, de dômes et de bow-windows »5. Dans les métropoles, mais aussi des villes moins étendues, des façades de grands hôtels, par exemple à Vichy, sont « de plus en plus mouvementées », tandis que se multiplient les sculptures et les moulures6. Dans le cas de la Côte d’Azur, Michel Steve propose la typologie suivante, pour une période plus longue, entre 1860 et 1914, associée au néo-gothique, au mauresque7, à la Renaissance italienne et au classicisme8. Des références plus spécifiques apparaissent, avec les styles Louis XV et Louis XVI, qui correspondent selon lui aux « chefs d’œuvre du genre », tels le Ruhl de Nice ou le Carlton de Cannes, le Negresco apparaissant « moins pur stylistiquement9 », alors même que son architecte Edouard Jean Niermans, est tenu pour un des plus brillants dans son genre. Dans un livre de Jean-François Pinchon consacré principalement à ses deux fils, il est qualifié, il est vrai, d’« artiste polymorphe », dont le « vocabulaire architectural oscille le plus souvent entre l’Art nouveau le plus inventif et le plus grand classicisme inspiré des styles français du 18e siècle »10. Les grands hôtels de la Riviera peuvent être aussi caractérisés par l’éclectisme de leur architecture, comme le Regina ou l’Impérial à Nice – ou encore le Bristol de Beaulieu, que Michel Steve considère comme « le plus remarquable sur le plan du style » de l’architecte danois Hans-Georg Tersling, en ceci qu’il « rachète ses fantaisies éclectiques parfois étourdissantes par de beaux détails et un sens réel de la grandeur »11.
Même si le « néo-régionalisme » relève plutôt de l’entre-deux-guerres, en matière architecturale, il n’est pas absent dès la fin de la Belle Époque, notamment en Normandie : par exemple, à Deauville, des éléments empruntés aux maisons normandes rurales ont été transposés ou implantés sur les façades des hôtels Normandy et Royal, avec des succès divers, le résultat étant moins discordant dans le premier cas que dans le second12.
Décors et installations
Certaines descriptions d’hôtels associent en quelque sorte extérieur et intérieur. Ainsi, en 1913, le journal La Tunisie illustrée évoque-t-il le récent Majestic Hôtel de Tunis :
un splendide bouquet de pierres sculptées, de marbres précieux, de fers forgés, de cuivres ciselés et des faïences artistiques […], un palais féérique des mille et une nuits, où le milliardaire peut trouver, en même temps que l’idéale douceur d’un climat délicieux, le luxe sans lequel il ne saurait goûter le charme d’une nature toujours en fête.13
Au-delà de ce pittoresque un peu factice, on peut évoquer les éléments du décor qui, sans recherche d’innovations – nombre de commanditaires et d’hôteliers ne se hasardent pas sur ce terrain, qui ne convient du reste pas à une grande partie de la clientèle14 – renvoient, plus qu’auparavant au goût du grand confort, voire du luxe. Cela s’observe dans de vastes salons, pièces de réception et salles à manger – où le décor est aussi, dans le cas des palaces où il a œuvré au côté de César Ritz, en relation avec la cuisine raffinée d’Escoffier et de ses émules. Parmi les recettes les plus célèbres, figurent, en hommage à la grande cantatrice australienne Nellie Melba, les Pêches Melba, qu’Escoffier avait mises au point au Savoy en 1896, et qui étaient servies dans un bloc de glace en forme de cygne15.
Dans le cadre de sa rénovation, un établissement plus ancien, Le Grand Hôtel, fait aménager un spectaculaire jardin d’hiver de « style Directoire et Louis XVI »16, dont la mise au point est confiée à Henri-Paul Nénot, connu pour la construction des nouveaux bâtiments de la Sorbonne et qui dirigea aussi la rénovation de l’hôtel Meurice17.
Dans certains hôtels de luxe, des boutiques commencent aussi à apparaître. Dans le cas de l’Élysée Palace, dont le mobilier a été choisi par sir John Blundell Maple, on peut citer le commentaire de Charles Bilas :
il réinvente le concept du grand hôtel grâce à un aménagement intérieur organisé autour d’un immense hall qui recentre la vie mondaine et propose de nombreux services : studio photographique, agence théâtrale, boutiques de luxe et galerie de tableaux.18
Quant aux chambres, si elles permettent aussi d’afficher son goût du luxe, elles sont encore loin, sauf dans de rares exceptions, tel le Ritz19, d’être toutes dotées de salles de bain avant 1914. Les apparences – dont peut relever aussi l’éclairage20 – sont l’objet d’une attention prioritaire. L’aménagement, voire le décor, est d’ailleurs tributaire de la fonction du grand hôtel. Par exemple, à Salsomaggiore, le Grand Hôtel des Thermes est décoré par Charles Méwès, en accord avec Charles Ritz, de manière quasi-contemporaine (selon les critères actuels) : peint en blanc, il associe luxe et propreté. Chaque étage a son propre bain thermal21.
Une certaine démesure s’impose parfois. Elle peut tenir à des agrandissements ou à des rénovations hors de l’ordinaire, comme celle de l’hôtel du Palais de Biarritz par Edouard-Jean Niermans en 190522. Plus simplement, mais en relation avec le rythme accéléré des constructions et une forte demande, voire spéculation, le gigantisme est inséparable des décors et des installations. Il n’est pas seulement présent dans des établissements européens. Il constitue toujours l’une des dimensions caractérisant certains hôtels américains, parfois en rapport avec les équipements. Ainsi, au sujet de l’hôtel Ansonia de New York, qui offre 400 salles de bains pour 2500 chambres, Jean-Louis Cohen évoque-t-il « un seuil dans l’histoire de la plomberie ». Dans la même ville, l’opulence demeure au rendez-vous, si l’on peut dire, comme le montrent, dans le même ouvrage, les photographies de la Palm Room du Saint Regis et de la Oak Room du nouveau Plaza23.
Bien en vue(s)
En termes de localisation, les vues alpestres, lacustres ou maritimes concourent au prestige de l’établissement. La présence de parcs- comme celui du Royal d’Evian – et la proximité de sites célèbres permettent d’inscrire certains grands hôtels dans un cadre particulièrement privilégié. C’est le cas dans plusieurs localités suisses – même si, à Saint-Moritz, le Suvretta House est le seul palace un peu à l’écart du centre – comme à Caux, dont le Palace est impressionnant, ou le Bürgenstock, non loin de Lucerne. Thierry Ott estime du reste que les « palaces des champs » ont « l’architecture la plus grandiose »24. Dans certains, ce caractère impressionnant peut tenir au gigantisme d’établissements voués à l’accueil d’une clientèle nombreuse, dans un contexte de forte concurrence au sein des stations les plus prisées25.
Il arrive que les sites aient leur importance dans un cadre urbain, par exemple sur la Riviera, où certains aménagements distinguent de grands établissements : il peut s’agir d’un accès original26, d’un grand parc ou d’un panorama remarquable. Dans de très grandes villes, les avantages relèvent moins d’une situation originale ou d’une vue éventuelle que d’un emplacement revêtant une importance particulière, dans un quartier riche, à proximité de commerces de luxe et de centres de pouvoir : outre les grands établissements édifiés au tournant du siècle le long ou à proximité immédiate des Champs-Élysées, l’un des exemples les plus caractéristiques est celui du Ritz, dont la situation, place Vendôme, est un des critères retenus par Charles Ritz au moment où il s’apprête à faire l’acquisition du bâtiment où il crée son hôtel27. À New York, certains grands hôtels construits ou reconstruits durant cette époque bénéficient également d’un environnement urbain prestigieux. C’est notamment le cas du Plaza, sur la Cinquième Avenue, face à Central Park28.
Toujours dans un cadre métropolitain, il est assez rare que les vues soient étendues, et a fortiori surplombantes, depuis un grand hôtel construit pendant la Belle Époque. On peut néanmoins mentionner la vue sur l’une des étendues d’eau de Hambourg du Vier Jahreszeiten, ou, depuis un hôtel moins imposant, celle sur Paris du bien nommé Terrass Hôtel, un des très rares hôtels de grand confort du quartier de Montmartre. D’un point de vue artistique, il faut aussi et surtout rappeler les vues de Londres prises par Claude Monet lors de ses assez brefs séjours à l’Hôtel Savoy, où il bénéficie de belles perspectives sur la Tamise29.