Beaucoup d’ouvrages d’histoire inscrivent désormais la Seconde Guerre mondiale dans un cadre chronologique élargi, pour revenir sur un certain nombre de ses dimensions et de ses effets dans une perspective comparative. Il s’agit ici d’indiquer de manière bien plus limitée que les grands hôtels, s’ils ont parfois été occupés, ne connaissent pas nécessairement une rupture dans leur histoire, du fait de l’existence d’une clientèle multiforme qui, au plus sombre de la guerre, continue à fréquenter des établissements de luxe. Certes, les restrictions déjà évoquées au sujet du premier conflit mondial ont été plus amples pendant le second, de même qu’après sa fin, dans nombre de pays européens. On le verra dans les deuxième et troisième sections de ce chapitre. Dans un premier temps, sera évoquée la fin des années 1930, qui illustre la complexité de la période1, une certaine insouciance se manifestant parfois, alors même que les menaces s’appesantissent.
Aspects de l’avant-guerre
Dans les grands hôtels, on l’a vu, la crise qui a débuté en 1929 est une réalité à la fois prégnante et évolutive. On assiste ici et là à un regain d’activité précoce, ou plus tardif2. Il existe aussi des loisirs sans doute affectés par la crise, mais qui, dans la longue durée, semblent relever d’une forme de continuité, telles les croisières sur le Nil3.
En Europe, il est encore question de vacances. Des romans plus tardifs permettent d’évoquer une atmosphère à la fois familière et inquiétante. Par exemple, le narrateur des Lunettes d’Or, de Giorgio Bassani, évoquant des vacances à Riccione, sur la Côte adriatique, un an avant la promulgation des lois antisémites de 1938, décrit-il l’apparition et l’installation temporaire de deux homosexuels suscitant de multiples commentaires et commérages, Fadigati et Deliliers, au Grand Hôtel4.
Dans le cas français, ce sont les loisirs liés aux congés payés qui ont attiré l’attention des contemporains, et, au-delà, des historiens du Front Populaire. Il n’en reste pas moins, comme le laisse supposer le nombre des grands hôtels répertoriés dans le Guide Michelin, que l’hôtellerie de luxe – certes surtout prisée par des clients auxquels le Front populaire n’inspire pas de sympathie5-, reste très fréquentée. Les ouvrages détaillés font défaut, sous cet angle, au sujet de cette période, pour des raisons aisément compréhensibles.
Notons d’abord que la fréquentation des stations thermales huppées demeure importante et que la clientèle mondaine continue à séjourner dans des villes bien connues pour leur attrait touristique ou non loin de rivages réputés. L’atmosphère demeure longtemps assez légère, ce que souligne ironiquement, en 1938, le film d’Ernst Lubitsch, avec Claudette Colbert et Gary Cooper, La huitième femme de Barbe-bleue. Bien plus récemment, les livres d’Anne de Courcy et Jonathan Miles donnent un certain nombre de détails sur de grands établissements et leur fréquentation par des personnalités, notamment anglo-saxonnes, comme Charles Laughton et Irving Berlin à l’hôtel Bristol de Beaulieu, en 1937-1938, lors de la période de Noël6. Au sujet de la seconde moitié des années 30, outre une brève liaison du célèbre écrivain H.G. Wells avec une riche divorcée, Constance Coolidge, à l’hôtel Negresco et le séjour de l’ancien premier ministre britannique Lloyd George avec sa maîtresse Frances Stevenson au Grand Hôtel du Cap en 1937, Anne de Courcy mentionne, dans, un contexte encore plus menaçant, l’arrivée d’une figure du monde littéraire londonien, Noel Coward, au Carlton de Cannes au printemps 1939 et esquisse une évocation des repas, excursions à Saint-Tropez et Nice, à l’approche du Festival de Cannes7, annulé peu après en raison de guerre.
Sur ce premier projet de festival, on dispose du livre d’Olivier Loubès. Il apparaît que dans le cadre de ce projet promotionnel, le monde de l’hôtellerie de luxe a d’emblée joué un rôle majeur, en raison de l’activité du directeur du Grand Hôtel, Henry Gendre, et du journaliste, conseiller municipal de Paris et surtout, en l’occurrence, lobbyiste, Georges Prade8. À la même époque, les festivals dans des pays totalitaires – tel celui de Venise – attirent une partie de la clientèle des grands hôtels, de même, dans un tout autre cadre politique, que les fastes d’Hollywood.
Dans certains cas, l’histoire des grands hôtels n’a pas seulement un rapport avec celle des divertissements, mais relève d’une chronologie très sombre9. Elle concerne des agents d’influence10, des opposants politiques11, les exilés et les réfugiés. Certains, notamment parmi ceux ayant quitté l’Allemagne, essaient de maintenir une sociabilité et une combativité rendues difficiles par leur situation. C’est arrivé dans une arrière-salle de l’Hôtel Lutetia12. Mais bien évidemment, ce n‘est pas dans de grands hôtels que vivent bon nombre de réfugiés. Joseph Roth, par exemple, finit ses jours dans un assez modeste établissement de la rue de Tournon, près du Sénat. Hors de Paris, c’est dans de grands hôtels d’Evian, en 1938, que se déroule une conférence infructueuse sur les réfugiés juifs13, qui illustre aussi le déclin de la SDN, dont les partisans les plus aisés, au temps de l’optimisme, fréquentaient les palaces genevois, de l’autre côté du lac Léman.
Dans les années 1930, surtout à compter de 1936-1937, la guerre fait déjà rage dans certains pays. En Espagne, des correspondants ou photographes de guerre, tels Hemingway, Martha Gellhorn, Robert Capa et Gerda Taro – cette dernière décédée sur le front à la fin de juillet 1937 – séjournent pour un temps à l’hôtel Florida14, à Madrid. En Extrême-Orient, les massacres de Nankin commis par l’armée japonaise sont l’un des jalons tragiques dans l’histoire du second conflit mondial. Une grande partie de la Chine a été atteinte, et si le Shanghai Hotel de Vicki Baum est moins connu que son Grand Hôtel berlinois, le livre, paru en 1939, est placé sous le signe des bombardements qui frappent l’hôtel et certains de ses clients. Le plan du livre est très simple. Aux « acteurs » (« Die Menschen ») de la première partie, succède « Die Stadt » sur laquelle chute la bombe – l’une des premières, comme symbole – à la fin du livre15.
Derrière les façades
Bien évidemment, très peu de constructions nouvelles sont édifiées pendant la guerre, dans la plupart des pays.
En France, à compter du printemps 1940, c’est tout d’abord des palaces de Vichy qu’il s’agit – autour du vote du 10 juillet 1940 et de l’histoire du régime lui-même, dont les ministères occupent nombre de grands hôtels16. C’est aussi de grands établissements parisiens qu’il est question, parfois dès le début de l’attaque allemande de mai17 et surtout au titre de l’Occupation18. On dispose de listes de lieux réquisitionnés par l’occupant pour ses services, et il est parfois fait écho à ce qui se trame ou se situe dans certains d’entre eux. Dans l’un de ses livres, Cécile Desprairies19 récapitule les principales informations à ce sujet. La plupart des hôtels les plus prestigieux de la capitale sont concernés20, essentiellement sur la rive droite, à l’exception notable du Lutetia21. Il en va ainsi pour le Crillon, siège du commandement militaire du Grand Paris, du Continental, où siège le tribunal militaire, du George V, où s’est installé l’état-major (celui de la Marine étant au Plaza-Athénée), du Raphaël, où se trouve l’administration militaire. L’un des hôtels investis par la Gestapo est le Scribe. Parmi les établissements les plus connus, le Majestic a été réquisitionné par le Haut commandement militaire en France et le service de la censure y est par ailleurs établi22.
La situation du Ritz, évoqué dans de multiples ouvrages, est plus complexe. Elle relève pour une part de ce qui subsiste des mondanités parisiennes, dans un contexte bien particulier23, mais aussi d’activités d’espionnage, de présence allemande24 et de collaboration sous diverses formes, voire, à l’inverse, de résistance25. Enfin, l’un des palaces parisiens, le Bristol, fait exception, au moins jusqu’au début de 1942 : il n’a pas été réquisitionné, en raison de la demande – et de l’offre- adressées par des services américains26.
En regard des multiples informations qui concernent certains des grands hôtels de Vichy et de Paris, les données relatives aux autres villes françaises27 sont plus difficiles à recueillir, sauf au sujet de la Côte fleurie28 et de la Côte d’Azur. Si, après l’annulation du festival de Cannes, certaines vedettes ont vécu au Grand Hôtel de Cannes des semaines d’insouciance jusqu’à la fin de 194029, cela ne doit évidemment pas faire oublier les conditions bien différentes dans lesquelles vivaient certains artistes et intellectuels dans la région. À Nice, aux difficultés présentes dès la « drôle de guerre » se sont ajoutées des réquisitions ou des fermetures, les inquiétudes d’une partie de la clientèle, voire les menaces et les rafles lors de l’occupation allemande30. Ponctuellement, il est arrivé, en partie dans le prolongement d’un mouvement entamé avant la guerre, que des hôtels soient mis en vente par appartements, comme le Riviera Palace en 194131.
Hors de France, des informations sur des établissements prestigieux, en partie vus sous un nouveau jour, concernent de grands centres urbains. Ainsi, à Londres, le Dorchester, inauguré moins de dix ans auparavant et vite devenu un des palaces les plus en vue de la capitale britannique, offre-t-il un abri et parfois des tarifs préférentiels à des personnalités politiques et militaires, ainsi qu’à des diplomates et des artistes32.
Au sujet de l’Allemagne et des pays annexés par le régime nazi, ce n’est évidemment pas des hôtels pendant la guerre qu’il est le plus question. Toutefois, la dernière nouvelle écrite par Stefan Zweig avant son suicide au Brésil, en 1942, et publiée l’année suivante, a pour personnage principal, face à un champion d’échecs, Czentovic, un opposant imaginaire, M. B., qui avait été enfermé par la Gestapo, dans une solitude absolue, dans l’hôtel Metropole de Vienne, et avait appris le jeu dans le seul livre, retraçant les parties des grands maîtres, qu’il avait trouvé33.
Pour sa part, Vicki Baum, aux États-Unis où elle continue à vivre en exil, renoue avec la thématique qui l’a rendue célèbre. Elle évoque au début de son nouveau livre « cet hôtel ancien à la réputation vénérable (…) utilisé comme une vitrine de leur Allemagne nouvelle », montré par la suite à l’occasion d’un bombardement comme le lieu encore épargné d’une destruction future34.
Par ailleurs, la neutralité de certains pays européens ne signifie pas nécessairement le maintien d’une activité hôtelière soutenue : ainsi, le Beau Rivage de Genève, comme nombre d’hôtels de la ville, est-il resté fermé pendant la guerre35. Ce n’est pas le cas, il est vrai, du Baur au Lac de Zurich, évoqué par Philip Kerr dans La Dame de Zagreb, situé en 1943 :
En dépit de la guerre, l’atmosphère de l’hôtel demeurait huppée. On continuait de proposer du champagne sur le toit-terrasse de construction récente. Le thé de l’après-midi était servi dans le pavillon et des dîners dansants avaient lieu régulièrement. Mais la nourriture était rare, comme on pouvait s’y attendre.36
Certains continents, comme l’Amérique, sont bien moins touchés par les répercussions du conflit. On peut y observer, de manière plus limitée, des effets de la guerre en termes de fréquentation et d’activité économique : il en va ainsi du Plaza de New York, du moins avant son rachat par Conrad Hilton en 194337. Sous un autre angle, il existe aussi des « zones grises » correspondant à des grands hôtels situés dans des pays non engagés directement dans la guerre : même s’il subit durant cette période un déclin relatif, en partie accentué par un attentat, qui en 1941, visait des diplomates britanniques ayant quitté la Bulgarie, le Pera Palace, célèbre hôtel d’Istanbul voit passer de nombreux espions, agents ou militants organisateurs d’activités caritatives et politiques38.
Destructions et attentes
Vers la fin de la guerre, certains hôtels attirent des correspondants de guerre, dont la discrétion n’est pas toujours la principale caractéristique, dans le cas d’Hemingway, connu pour sa « libération » du Ritz, où l’on trouve aussi d’autres journalistes – écrivains et reporters, dont Lee Miller39.
De manière moins particulière, de nombreux hôtels sont situés à proximité de la zone des combats ont été bombardés. Cela a été le cas en Autriche où l’hôtel Metropole de Vienne est incendié par les bombardements alliés40 et en Allemagne, où, au-delà de l’anticipation de Vicki Baum, l’Hôtel Adlon, en 1945, l’est en grande partie par des soldats soviétiques, ne conservant qu’une partie de sa cave et une aile41, tandis que le Königshof de Munich est frappé par les bombardements. Pour en revenir à Paris, où l’hôtel Majestic a été incendié pour contraindre les soldats allemands à sortir de leur quartier général42, l’un des lieux symboliques du temps de la Libération est l’hôtel Meurice, précisément parce qu’y résidait le général von Choltitz, qui n’exécuta pas finalement les ordres de destruction lancés par Hitler43. Dans les mois qui suivent, puis à travers la mémoire et l’histoire, est souvent évoqué l’hôtel Lutetia, où parents et amis sont à la recherche des survivants de la déportation44.
D’autre part, en France, et aussi dans d’autres pays, de nombreux hôtels sont réquisitionnés par les alliés45. Dans certaines villes, les réquisitions peuvent concerner des établissements endommagés. Si l’on aborde l’immédiat après-guerre, il convient aussi de signaler que des hôtels prestigieux sont soit en ruines46, soit dans un état tel que, par exemple, le Guide Michelin, en 1946, voire en 1947, ne peut attribuer que des distinctions provisoires (sous la forme de « maisons » blanches47). Il n’en reste pas moins qu’un tourisme de guerre reprend, parfois au milieu des ruines. C’est là l’un des aspects – certes d’une importance fort relative – de l’après-guerre qui commence48.
La partie de notre étude que termine ce chapitre était axée sur les contrastes relatifs à l’histoire des grands hôtels. Ceux-ci, assurément, n’ont jamais formé un ensemble homogène, surtout si l’on tient compte de la diversité des établissements qui arborent en quelque sorte ces deux mots. A l’intérieur de chacune des périodes, les contrastes sont aussi ceux qui, consubstantiels à l’histoire des hôtels de luxe, opposent opulence et pauvreté, qu’il s’agisse de phases de prospérité, de crise, voire de guerre et de marché noir. Il existe aussi des enjeux et des représentations liés aux styles et aux formes en quoi l’on reconnaît des caractères d’une époque et d’un certain type d’hôtel. En 1944-1946, à proximité des ruines et en regard des massacres, ces aspects peuvent paraître révolus, voire dérisoires.
Pourtant, la forme « Grand hôtel » n’a pas disparu, loin s’en faut. Certaines personnalités disparaissent, mais d’autres sont rapidement de retour dans des établissements de luxe. On l’observe dans certaines métropoles diversement touchées par la guerre (à Londres ou à Paris, par exemple49) ou non (à New York, où la notion d’après-guerre n’a pas la même signification50). A fortiori, cette situation s’observe dans des espaces préservés (à Monte-Carlo, Churchill séjourne sous un nom d’emprunt à l’hôtel de Paris après l’échec des conservateurs aux élections législatives51) ou dans des régions auxquelles on ne songe pas d’emblée et à travers des réflexions apparemment surprenantes.
Ainsi, dans une édition récente de la correspondance d’André Gide, peut-on lire quelques lignes d’une lettre à Dorothy Bussy. Le célèbre écrivain séjourne en août 1945 à l’hôtel Sarciron du Mont-Dore. Il écrit : « La médiocrité, la vulgarité de la clientèle est consternante. Plus du tout ce qu’elle était avant la guerre »52. Ce genre de comparaison augure-t-il d’une des formes d’une après-guerre (où l’on peut voir resurgir l’une des modalités d’une « Belle Époque ») ou de changements allant au-delà des regrets exprimés ?