Introduction
Durant une quinzaine d’années, qui correspond à la moitié des Trente Glorieuses, voire davantage si l’on ne retient pas comme point de départ 1945, le processus de transformation du tourisme s’accélère, de telle manière que le point d’interrogation du titre de ce chapitre vaut surtout pour les grands hôtels. En effet, le dualisme qui amène à distinguer, en forçant quelque peu le trait, vieux palaces et nouveaux grands établissements1, tend à se préciser, mais il ne procède pas d’un schéma téléologique, selon lequel les seconds devraient nécessairement l’emporter sur les premiers. Les palaces demeurent en effet, au-delà des vicissitudes subies par certains d’entre eux2, ancrés dans le paysage du tourisme de luxe, alors que les grands hôtels de chaîne ne sont pas nécessairement reconnus comme conformes à ses exigences. S’ils peuvent sembler trop vastes, il existait déjà des hôtels dotés de très nombreuses chambres à la fin du 19e siècle. C’est surtout qu’ils paraissent trop impersonnels et étrangers, pour certains, au « vrai luxe ». D’autres clients, en revanche, s’accommodent de ce qu’ils ne tiennent pas pour des défauts, mais pour la conjugaison du modernisme et du grand confort. De plus, un service plus simple, voire à leur sens moins obséquieux répond parfois mieux à leurs attentes.
Inflexions et initiatives
À propos des années 1950, il a été peu question des États-Unis, sauf pour relever la création de quelques hôtels Hilton en Europe. Incontestablement, ce mouvement s’amplifie lors de la décennie suivante. Il s’agit aussi, dans bien des cas, d’influences en termes d’architecture et de design.
Revenons tout d’abord sur le SAS Royal de Copenhague, inauguré à la charnière des deux décennies, et souvent considéré comme une des premières grandes illustrations du modernisme d’après-guerre dans le domaine de l’architecture hôtelière. En fait, si Arne Jacobsen apparaît comme une sorte de rénovateur de l’architecture des grands hôtels, la typologie et certains caractères du nouveau grand établissement de la capitale du Danemark empruntent à la Lever House de New York, œuvre de l’agence SOM (Skidmore, Owings and Merrill), qui datait de 1952. Ainsi, le style international commence-t-il à connaître une diffusion, ce qui ne manque pas de s’amplifier avec l’ouverture de nouveaux grands hôtels créés par Conrad Hilton3.
Après ce préambule stylistique et architectural, on peut mentionner diverses ouvertures d’hôtels, durant les années 1960. Certaines, dans la longue durée de l’histoire hôtelière des centres urbains, apparaissent isolées. Ainsi, relève Alain Callais, après la destruction en 1962 du « vieil hôtel Splendid » à Nice, un nouvel établissement est-il « entièrement reconstruit » boulevard Victor Hugo. Il ouvre en 1964, mais c’est le seul hôtel neuf édifié dans la ville depuis cinquante ans et il le reste pendant une dizaine d’années. Il est vrai que durant la décennie suivante – et plus précisément en 1974, le Méridien ouvre sur l’emplacement du Ruhl détruit en 1971, ainsi que le Frantel4. Un autre exemple urbain d’hôtel neuf peut être mentionné : celui du Président de Genève en 1962.
Si quelques nouvelles adresses d’établissements de luxe de taille moyenne sont dues à des hôteliers indépendants5, ce sont surtout les initiatives associées à des marques qui jalonnent l’histoire de la période. Au titre de la chaîne Hilton, certains établissements, ayant parfois changé de nom par la suite, figurent désormais dans le paysage de certaines métropoles : il s’agit notamment du Hilton on Park Lane de Londres et du Cavalieri Hilton de Rome, tous deux en 19636. Deux ans plus tard, ouvrent le Hilton d’Orly et celui de Paris, avenue de Suffren, qui suscita de multiples commentaires7 et peut représenter une concurrence pour des établissements plus traditionnels8.
Toujours dans le paysage métropolitain, d’autres grands établissements illustrent une certaine modernité, comme le Westbury à Bruxelles en 19639. À Londres, le Carlton Tower en 1961, le Inn on the Park en 1970 et l’Inter-Continental en 1975 s’insèrent dans la hiérarchie restée plutôt traditionnelle, dans ses premiers établissements, de la capitale britannique10.
De vastes hôtels, moins luxueux, se situent en quelque sorte à la frontière de l’univers des grands hôtels antérieurs : il s’agit par exemple, à Paris, du Méridien Étoile, édifié à l’initiative d’Air France, et du PLM du boulevard Saint-Jacques, en 1972, et des Sofitel Sèvres, Concorde Lafayette et Sheraton Montparnasse, en 197411.
L’Europe n’est évidemment pas seule concernée. Un des nombreux établissements clinquants portant le nom d’un jeune promoteur ouvre à New York en 1970 : il s’agit du Trump International Hotel and Tower. Par ailleurs, Las Vegas constitue un pôle actif, autour de casinos et d’hôtels, dont, plus tard, Martin Scorsese donne une brillante et violente représentation cinématographique dans « Casino », à travers l’imaginaire « Tangiers »12. À Los Angeles, un immense hôtel très moderne est construit au milieu des années 1970 : le Westin Bonaventure Hotel, qui servit de cadre à de nombreuses séries et dont les ascenseurs vitrés permettent de découvrir, du 35e étage, une vue spectaculaire sur la ville13.
En Asie, le Japon est un foyer de modernisme, avec par exemple à Tokyo, l’Okura en 1962, Le Capitol en 196314, le New Otani Hotel en 1964. L’hôtellerie japonaise commence à essaimer, en quelque sorte, avec l’ouverture de l’hôtel Okura d’Amsterdam en 1971.
Réaménager, réimaginer ?
En l’espace d’une dizaine d’années, la modernité se fait une place dans de nouveaux lieux, en dehors des capitales, qui permettent d’évoquer des perspectives relevant non seulement du design – la société du célèbre Raymond Loewy a réalisé la décoration des hôtels Hilton de Paris et d’Orly15 – mais de l’insertion dans des espaces souvent méditerranéens.
L’Italie, qui connaît une forte croissance économique à partir d’un niveau modeste et développe son tourisme, exerce un attrait tel que nombre d’établissements de différentes catégories sont bâtis16. En ce qui concerne les établissements de luxe ou de grand confort de la nouvelle génération, si l’on peut dire, quelques cas de figure retiennent l’attention17.
Le premier relève de l’architecture et du design méditerranéens mis en œuvre par Gio Ponti, dont l’œuvre avait commencé avant la guerre. Il aménage deux hôtels appelés Parco dei Principi, le premier à Sorrente, l’autre à Rome18.
L’autre, en Sardaigne, procède de la mise en valeur – notamment au sens financier du terme – de la Costa Smeralda, en Sardaigne. Il s’agit de la construction, sensiblement à la même époque, souvent par des architectes étrangers, de grands hôtels-villas, d’un luxe inusité en Méditerranée, du moins à cette époque19. À Porto Cervo, au début des années 60, sont édifiés les hôtels Cala di Volpe, Pitrizza et Romazzino. Le premier d’entre eux est probablement le plus célèbre20. Il se présente comme un :
vaste bâtiment blanc tout en courbes, alcôves et vitraux, imaginé au début des années 1960 par l’architecte français Jacques Couëlle, surnommé l’ « architecte des milliardaires »21
À une échelle plus modeste, un industriel piémontais, le comte Stefano Rivetti, fait construire près de Maratea, en Basilicate, un hôtel, le Santavenere, ouvert en 1957. Il acquiert rapidement une flatteuse réputation auprès d’une clientèle mondaine. Dino Risi y tourna en 1961 un film, A Porte Chiuse, avec Anita Ekberg22.
Quelques années plus tard, c’est en France, avec la construction, à l’initiative du financier libanais Jean-Prosper Gay-Para23 de l’hôtel Byblos24, inauguré pendant trois jours en mai 1967, que la volonté de s’intégrer à un contexte en principe « villageois » (tout est relatif à Saint-Tropez, où les touristes affluent en été), tout en déployant un luxe assez tapageur, s’exprime. On peut citer aussi le Mas d’Artigny, dont la construction est due au fameux architecte Fernand Pouillon, à Saint-Paul de Vence, en 197225.
Les formes et les limites de l’hédonisme
Même s’il faut se garder de considérer les années qui vont de 1960 à 1975 comme une sorte d’âge d’or, y compris pour les grands hôtels, qui éprouvent parfois des difficultés26 ou connaissent des changements de direction27, certaines aspirations s’y manifestent, pour certaines, il est vrai, demeurées traditionnelles, en termes de confort, voire de gastronomie28.
Au sujet de Paris, Henri Gault et Christian Millau ironisent du reste en 1970 sur la mansuétude du Guide Michelin à propos des restaurants des palaces, et ce dans une longue durée :
Notre très respecté confrère le Guide Michelin a toujours avec largesse distribué ses étoiles aux restaurants de palaces. À Monte-Carlo, à Cannes, à Évian, à Paris, le ballet des queues de pie, les plats d’argent, les boiseries dorées et les suprêmes de volaille lui lancent de la poudre aux yeux et gauchissent quelque peu, selon nous, ses stricts jugements gastronomiques.29
De manière plus générale, ces années peuvent trancher avec la période précédente à travers les comportements de certains clients relevant notamment du monde des arts et des spectacles30.
Ce que l’on appelle à présent la jet set trouve toujours des lieux d’élection dans de grands hôtels réputés, tel que le Byblos, avec ses fêtes, comme celle du mariage de Mick Jagger et Bianca Pérez-Mora en mai 197131 et sa discothèque Les Caves du Roy, ou encore, dans le plus discret Pellicano de Porto Ercole, en Italie. Dans les stations de sports d’hiver suisses, l’hédonisme a un certain nombre de représentants célèbres, dont le milliardaire Gunther Sachs32, qui a également contribué au nouvel essor du tourisme de luxe dans l’île de Sylt33.
Dans son livre sur l’Hôtel Plaza de New York– vendu par Conrad Hilton en 1953 et dont la situation, après des années fastes, se dégrade passagèrement au début des années 1970 – Julie Satow évoque l’arrivée des Beatles en 1964 (ils ne créent pas de scandale, alors que le directeur avait hésité à accepter leur réservation34), et, dans un autre style, la fête organisée par Truman Capote, avec le concours de Cecil Beaton – pour célébrer la sortie de De Sang-froid, en 1966, réunit quelque 540 invités35.
Néanmoins, la contestation, dans le même hôtel, n’est pas absente à la fin de la décennie. Son restaurant de prestige, l’Oak Room, était en effet dévolu aux hommes. Un groupe de féministes, conduit par Betty Friedan, avait réservé une table. La direction refusa de les servir, mais, quelques mois plus tard, la présence de femmes fut acceptée dans ce restaurant du Plaza36. Certaines autres formes de contestation durant cette période peuvent trouver leur cadre dans un grand hôtel (comme l’un des « Bed in » de John Lennon et Yoko Ono dans le Hilton d’Amsterdam en mars 1969 pour protester contre la guerre au Vietnam37). Si d’autres musiciens ne cultivent pas vraiment le pacifisme, lorsqu’ils détruisent des chambres d’hôtel, des chanteurs célèbres, plus sagement et lucrativement, se produisent dans de grands hôtels de Las Vegas : c’est le cas d’Elvis Presley à L’International Hotel38.
Les grands hôtels peuvent aussi, au cinéma, servir de cadre à des mises en scènes diverses. À la charnière de la période précédente et des années 1960, une note originale est apportée, moins dans le cadre – le Fontainebleau de Miami – que par le style, avec « The Bell Boy » (« Le Dingue du Palace » dans la version française) de et avec Jerry Lewis, qui joue deux rôles, celui d’un groom et celui d’une star de cinéma. En Italie, on peut mentionner la comédie romantique de Billy Wilder, « Avanti ! ». Elle date de 1972 et se déroule principalement à Ischia, mais a été tournée en partie au Grand Hotel Excelsior Vittoria de Sorrente39. Parfois, il s’agit à fois d’histoire, de politique et de nostalgie de l’enfance, avec « Amarcord » de Federico Fellini en 1973, dont le Grand Hôtel de Rimini est l’un des pôles principaux.
Plus communément, il est question d’aventures et d’une forme de « modernité », alors souvent en relation avec un machisme certain. Ainsi, de film en film40, James Bond passe-t-il une part de son temps dans des palaces : le Fontainebleau de Miami dans « Goldfinger » (1964), le New Otani de Tokyo dans « On ne vit que deux fois » (1967), le plus ancien Palacio Estoril au Portugal dans « Au service secret de sa majesté » (1969), le Ritz de Londres dans « Les diamants sont éternels » (1971) ou, entre autres lieux, le Peninsula de Hongkong dans l’« Homme au pistolet d’or » en 197441.
Cela dit, les années 1960-1975 ne sont pas uniquement marquées par des scènes tapageuses et les mutations, d’ailleurs ambiguës ou incertaines42, de l’hédonisme. Dans L’Amérique, Joan Didion observe plutôt une certaine continuité dans les comportements des hôtes du Royal Hawaï, par rapport à l’entre-deux-guerres :
Quant aux bouleversements des années 60, ils n’ont guère eu d’effets sur le Royal. Ce que l’endroit reflétait dans les années 30, il continue de le refléter, sous de nouvelles formes moins flamboyantes.
Elle évoque notamment une certaine nonchalance dans la manière de commenter l’actualité, les journaux feuilletés et considérés avec une certaine distance, même lorsqu’est annoncé l’assassinat de Robert Kennedy en 196843.
La fin de la période, sur un autre plan, est marquée aussi par des disparitions. Ainsi, Gabrielle Chanel meurt-elle au Ritz, où elle résidait depuis longtemps, le 10 janvier 1971, « quelques jours à peine avant la présentation de sa nouvelle collection44 ». Il est vrai que certains grands hôtels apparaissent aussi toujours festifs durant la première moitié des années 1970 : c’est le cas lors du festival de Cannes, où le jeune producteur de La Grande Bouffe de Marco Ferreri, Jean-Pierre Rassam, reçoit dans une chambre du Carlton, ce qu’il a fait aussi de manière évidemment plus durable à Paris – pendant plus de deux ans – alors qu’il résidait dans une suite du Plaza Athénée45.
Ces notations, si partielles qu’elles soient, conduisent à relativiser l’idée d’une accélération du rythme propre aux grands hôtels, ou à constater à nouveau les différences, parmi ces établissements, entre ceux qui demeurent voués au repos, voire à l’oisiveté, et ceux qui sont insérés dans des trames urbaines où les rythmes sont plus trépidants. Il faut aussi se garder de ne songer à cette période qu’en termes apaisés ou seulement en fonction d’une consommation de luxe. En effet, il reste encore des conflits meutriers dans le monde et certains hôtels en sont, à quelque distance, des lieux d’observation.46