À compter du milieu des années 1970, la conjoncture économique s’est dans l’ensemble nettement dégradée, mais cela n’a pas toujours eu d’incidence sur l’activité des grands hôtels, d’autant qu’une partie de la clientèle de ces établissements a tiré profit de certains changements intervenus dans la sphère financière et les nouveaux secteurs de l’information et de la communication. De manière plus spécifique, en tout cas, il semble qu’un certain manque d’inventivité dans le domaine de la grande hôtellerie se manifeste. Il y a bien quelques inaugurations, mais la période est plutôt creuse comparativement à d’autres, même si l’on constate que de nouveaux équilibres se dessinent dans de nombreux pays en relation avec la typologie des grands hôtels anciens et récents1. Un mouvement commence à émerger en réaction au gigantisme et au caractère assez figé de nombreux grands établissements. Il s’agit de l’apparition de la notion de « boutique-hôtel », mais ils sont alors peu nombreux et bien loin de constituer avant 2000 une concurrence par rapport aux palaces et aux grands hôtels de chaîne, si bien que nous traiterons cette question, pour l’essentiel, dans la partie suivante. D’autre part, la littérature sur les grands hôtels tend – cela avait d’ailleurs commencé dans les années 1950 – à s’estomper. Ce qui est écrit sur les palaces relève parfois de chroniques journalistiques, mais surtout de guides de voyage et a souvent un caractère peu ou prou publicitaire. C’est pourquoi, en relation avec une « fin de siècle » qui est aussi culturelle et littéraire, il a semblé intéressant de tracer quelques autres perspectives sur les grands hôtels, notamment vus par Patrick Modiano – ou tels qu’ils apparaissent dans certains de ses romans– surgissant souvent d’un passé lointain ou s’éloignant inexorablement.
La place des nouvelles adresses et le rôle de la gastronomie
Dans le prolongement de la vague des hôtels de chaîne apparus depuis 1945 et surtout à compter des années 1960, on peut mentionner des dates et des lieux inscrits dans la chronologie de la fin du siècle. Par exemple, avec des établissements Hyatt Regency (La Nouvelle-Orléans, Honolulu, Osaka, Roissy2) ou Grand Hyatt (Melbourne, Orlando, Djakarta, Santiago) de la chaîne Hyatt de 1976 à 19923. Concernant le développement d’Hilton, on relève en particulier la première ouverture d’un établissement dans l’Europe de l’Est, nettement avant l’effondrement du bloc soviétique4, en 1976 à Budapest. Dans un tout autre contexte, le Noga Hilton de Genève est inauguré en 1980. Au début des années 1990, la chaîne Four Seasons commence à apparaître, avec le Chinzan-so à Tokyo (1992), et l’année suivante, les établissements de New York et Milan.
Pour ce type d’hôtels, l’originalité architecturale est inégalement présente – ou moins commentée en Europe qu’elle n’a pu l’être au sujet de quelques établissements, comme le Nikko, dont la construction est due à Japan Airlines. Il a été inauguré à Paris en 1976, dans le quartier du Front de Seine, dont la décoration intérieure est due à un designer français connu, Pierre Paulin5. L’établissement est également connu pour son restaurant français Les Célébrités, dont Joël Robuchon, précédemment passé par le Concorde Lafayette, a été le chef, et pour son restaurant japonais le Benkay.
À cette époque, la gastronomie est en général peu répandue dans les hôtels de ce type. La recherche des étoiles – à l’exception des Crayères de Reims, hôtel de grand luxe installé dans le Château de Polignac, où Gérard Boyer, dans la première moitié des années 1980, transfère La Chaumière, sa table triplement étoilée de Reims6- ne se manifeste que dans une minorité de grands hôtels déjà bien ancrés dans le paysage de grandes villes. Néanmoins, une des dates importantes dans l’histoire de la gastronomie en cette fin de siècle se situe en 1990, lorsque le jeune Alain Ducasse, en provenance de l’hôtel Juana de Juan-les-Pins, obtient pour le luxueux restaurant Louis XV du traditionnel hôtel de Paris, à Monte-Carlo, la plus haute distinction du Guide Michelin. La course aux étoiles dans les grands hôtels s’amplifie surtout après 2000, mais on peut noter qu’en 1994, Joël Robuchon quitte le restaurant Jamin pour installer son restaurant dans le cadre (« Atmosphère de belle maison anglaise », écrit le Guide Michelin, la salle du restaurant étant de style Art nouveau7) du Parc Victor Hugo de l’avenue Raymond Poincaré, dans le 16e arrondissement. Le célèbre chef quitte les fourneaux en 1996, et c’est Alain Ducasse qui dirige ensuite pendant quelques années le restaurant de l’hôtel. Par ailleurs, en 1998, un chef français triplement étoilé à Londres, à La Tante Claire, Pierre Koffmann, transféra son établissement à l’hôtel Berkeley8. Dans la capitale britannique, c’est en 1995 qu’un chef anglais à la carrière fulgurante et météorique, Marco Pierre White, obtint à trente-trois ans trois étoiles pour The Restaurant (ouvert en 1993) au Hyde Park Hotel de Knightsbridge, non loin du Berkeley, qu’il transféra deux ans plus tard au Oak Room de l’Hotel Méridien de Piccadilly… et quitta en 19999.
Dans le domaine de l’architecture et du décor, au Royaume-Uni, si la tradition demeure présente10, on peut mentionner trois établissements londoniens qui représentent de premiers jalons dans l’histoire des « boutiques-hôtels », catégorie surtout définie au début du présent siècle : il s’agit de l’hôtel Blakes en 1978 et du Halkin en 199111, le Hempel, datant quant à lui de 1997. Il existe aussi des établissements raffinés, créés durant cette période, tel le Wedgewood Hotel de Vancouver, ouvert en 1984 par Eleni Skalbania12.
En dehors de l’univers urbain, le plus souvent métropolitain, on discerne peu de créations ou d’initiatives prestigieuses, durant cette période. Près de Bordeaux, à Bouliac, Jean Nouvel, dont les réalisations se situent surtout dans des métropoles, à (re)construit à la fin des années 1980 le Saint-James, qui est en partie inspiré par l’architecture de silos à tabac. Il ne s’agit pas d’un « grand hôtel » traditionnel, mais d’un établissement très confortable, Relais de campagne, dont le grand chef bordelais Jean-Marie Amat fut longtemps le cuisinier. En Angleterre, l’un des rares établissements qui accède à la célébrité et conjugue faste et gastronomie, le Manoir aux Quat’Saisons, est situé à New Milton, non loin d’Oxford. Créé par et pour le chef français Raymond Blanc en 1984, ce très luxueux hôtel ne tarde pas à devenir un fleuron des Relais de campagne. En Italie, on peut mentionner le cas un peu différent du premier cuisinier triplement étoilé du pays, Gualtiero Marchesi. Il décida bien après de quitter son restaurant de Milan pour s’installer dans un bel hôtel, l’Albereta, non loin de Brescia, à Erbusco, où il conserva quelques années sa distinction13.
En cette fin de siècle, il existe aussi des pôles gastronomiques éloignés des grandes villes. L’un d’entre eux correspond à l’installation de Michel Guérard dans les Landes. Venu de la banlieue parisienne où il avait obtenu deux étoiles pour le modeste Pot-au-Feu d’Asnières, il transforme avec son épouse Christine Barthélémy – fille du fondateur de la Chaîne thermale du Soleil, Adrien Barthélémy14 – une demeure ancienne d’une petite station thermale en un très bel hôtel doté d’une grande table, « Les Prés et les Sources d’Eugénie ». La notoriété de l’établissement ne tarde pas à s’ancrer dans la durée, grâce à la célébrité du chef et aux trois étoiles qui lui sont décernées en 1977. Il les a toujours conservées depuis. En Bourgogne, deux établissements ont connu une évolution vers le luxe, et ont eu longtemps trois étoiles. À Joigny, ce fut le cas de la Côte Saint-Jacques de Michel, puis Jean-Michel Lorain. Après l’installation à Saulieu de Bernard Loiseau à la Côte d’Or, rendue célèbre par Alexandre Dumaine, et surtout après qu’il a obtenu trois étoiles en 1991, d’importants travaux sont engagés pour moderniser l’hôtel et le transformer en établissement de luxe15. Plus près de Lyon, dans le village de Vonnas, où la famille Blanc était déjà culinairement renommée depuis des décennies, Georges Blanc, triplement étoilé, a donné son prénom et son nom à une « élégante hostellerie »16, qui conserve ses distinctions.
Le cas de la station de vacances de Baiersbronn, dans la Forêt Noire17, est un peu différent, car elle est notamment réputée pour deux hôtels de cure, aux origines bien plus anciennes, dotés de quatre maisons rouges à la fin du siècle, le Kur-und-Sport Hotel Traube Tonbach, propriété de longue date de la famille Finkbeiner, et le Kurhotel Mitteltal. Leurs restaurants les plus en vue, le Schwarzwaldstube et le Bareiss18, ont obtenu deux étoiles. Leurs chefs, Harold Wohlfahrt et Clauss Peter Lumpp, en ont par la suite trois, le premier dans le Guide Michelin de 1993, le second en 200819. La station devient, en rapport avec sa population, l’une des plus gastronomiques du monde, un certain luxe étant l’un des éléments de sa réussite, dans le cadre d’établissements familiaux.
Dans l’univers du tourisme balnéaire, si l’essor de lieux de prestige se précise, comme à Mykonos20, les nouvelles adresses sont rares, notamment dans les villes21. Elles prennent parfois dans des stations célèbres ou à proximité, la « forme-château », avec le Domaine de la Messardière, de caractère assez éclectique, de Saint-Tropez (1992). Hors d’Europe, apparaît le premier Cheval Blanc, à Saint-Barthélémy (199122). Certaines stations de sports d’hiver, notamment en Suisse, disposaient déjà d’établissements fastueux. À Courchevel, le grand luxe commence à se développer, par exemple avec le « palace des neiges » qu’est l’hôtel des Airelles.
À une autre échelle, le secteur des loisirs englobe des parcs de loisirs Disney, qui contiennent de grands hôtels – ou leur transposition. A l’est de Paris, le parc Eurodisney, ouvert en 1992, englobe par exemple les New York, Newport Bay et Sequoia Lodge23. Pour ce qui concerne Las Vegas, la course au gigantisme avait déjà commencé : de nouveaux établissements la relancent dans les années 1990 : Le MGM Grand et le Luxor en 1993 et les Bellagio (1998), Mandala Bay et Venitian-Palazzo (1999). Ils occupent une place non négligeable, d’emblée, dans les représentations de la ville24.
Opulences et crise diffuse
Les années 1980, plus que celles qui les ont précédées et suivies25, sont souvent placées sous le signe d’une ostentation, voire d’un gaspillage, que symbolisent notamment, outre certains riches touristes et personnalités du monde de l’hôtellerie et de la gastronomie26 ou du spectacle27, les « golden boys » du monde anglo-saxon, acteurs ou agents de la globalisation et de la financiarisation, susceptibles de renouveler la clientèle des hôtels et des restaurants de luxe. On ne dispose guère d’études précises à ce sujet, même si des représentations romanesques axées sur l’univers du luxe existent, en particulier aux États-Unis, (Tom Wolfe, Bret Easton Ellis), ainsi qu’au cinéma, non sans décalages, dans le cas de « Pretty Woman », de Garry Marshall, avec Richard Gere et Julia Roberts28.
On évoquera aussi l’exemple d’un hôtel new-yorkais, dans une perspective un peu différente, grâce au livre de Julie Satow sur le Plaza. En effet, il a été racheté à la fin des années 1980 par Donald Trump. Celui-ci, déjà propriétaire du Grand Hyatt et du Saint-Moritz à New York, convoitait le célèbre hôtel et, à la suite de complexes négociations avec l’investisseur Thomas Barrack, s’en porta acquéreur en 1988, ce qui fut suivi par un mot célèbre (et controversé) concernant sa première épouse Ivanka, qualifiée de « brilliant manager » : « I will pay her one dollar a year and all the dresses she can buy ». Cela dit, l’acquisition du grand hôtel ne lui porta pas chance et, considérablement endetté, il dut le céder à ses banquiers en 199229. En revanche, un bâtiment à la façade Art déco, acheté en 1979, devient après force travaux une Trump Tower, inaugurée en 198330.
Si Donald Trump peut être considéré à cette époque comme l’une des figures du New York opulent, il est loin de résumer à lui seul l’atmosphère de luxe associée aux années 1980, d’autant qu’il n’existe évidemment pas d’archétype unique. Par ailleurs, les conditions d’activité du personnel des grands hôtels à cette époque peuvent susciter des enquêtes sociologiques.31
Le luxe tapageur est parfois jugé de mauvais goût, comme, sur un autre plan, les frasques d’une certaine clientèle. Il arrive d’ailleurs que soient inaugurés durant cette décennie, dans un tout autre cadre, des établissements à la fois fastueux et relativement discrets, tels que, en 1985, le Royal Palm de Grand Baie, à l’île Maurice, qui a un grand succès auprès de multiples personnalités – dont Jacques Chirac – et fait déjà figure, à la fois, de palace et de resort32.
De plus, outre le fait que des travaux de modernisation reprennent dans certains grands hôtels33, il existe, des capacités d’investissement en relation avec la recherche de synergies. Du reste, même si des réalisations prestigieuses relèvent durant la décennie d’une conception élégante et discrète de la décoration34, des établissements illustrant une nouvelle conception du faste font leur apparition. C’est le cas de l’hôtel Costes, créé par deux frères, Jean-Louis et Gilbert, issus d’une famille de restaurateurs aveyronnais, qui ont déjà obtenu des succès dans des cafés et brasseries parisiens. En 1995, le Costes de la rue Saint-Honoré ouvre ses portes, sur l’emplacement de l’hôtel France et Choiseul. La décoration intérieure est due à Jacques Garcia, spécialiste des références au Second Empire et aux premières décennies de la Troisième République.
Sans fausse modestie, il présente ainsi son rôle, à travers cet établissement :
j’ai changé le monde de l’hôtellerie. J’ai inventé un genre d’hôtel, simple, décontracté, très élégant, qui s’est répandu partout dans le monde.35
Une clientèle d’artistes et de célébrités ne tarde pas à affluer. Non loin de là, certains grands hôtels plus traditionnels continuent à faire l’objet d’investissements, tel le Ritz, endeuillé par la mort en août 1997 de la princesse Diana et de son compagnon, Dodi Al Fayed, le fils de Mohammed Al Fayed, propriétaire depuis 1979 du palace de la Place Vendôme, qu’il avait beaucoup modernisé avec le concours de l’hôtelier Frank Klein36.
Mémoires, reflets et retours vers le passé
D’images publicitaires et de récits, la période est saturée. Elle est aussi marquée, non seulement par différentes formes de post-modernisme et de redécouvertes du patrimoine37, en dépit ou en raison des destructions commises, ainsi que par des reprises cinématographiques de romans anciens, usant de décors évocateurs. C’est le cas avec « Mort surle Nil », film de John Guillermin sorti en 1978 adapté du fameux roman d’Agatha Christie, dont les rôles principaux sont interprétés par Peter Ustinov, David Niven, Jane Birkin et Mia Farrow, l’un des cadres principaux demeurant l’Old Cataract d’Assouan38.
Il peut s’agir aussi de méandres de la mémoire, qui, en partie par bribes, donne à voir ou représente des images39 ou des souvenirs d’hôtels disparus ou métamorphosés40.
De ce point de vue, selon des perspectives concernant plus particulièrement la France41, certains romans de Patrick Modiano retiennent l’attention. Dès ses débuts, avec La Place de l’Étoile, des noms de grands hôtels étaient associés à la période de la guerre et de l’Occupation – et le prix Nimier lui avait été remis en 1968 à l’hôtel Meurice, où résidait la mécène Florence Gould, avec les encouragements de Paul Morand, qui ne percevait guère la portée du livre ou s’en tenait au style42. Mais il s’agit surtout d’autre chose. Plus particulièrement durant les quinze dernières années du siècle, se succèdent, dans l’ordre de la parution, quelques romans où resurgissent des souvenirs plus ou moins lointains et directs. Dans un livre consacré au romancier, Nadia Butaud, qui a travaillé sur la figure du grand hôtel comme ruine et théâtre dans les œuvres de Marcel Proust, Marguerite Duras et Patrick Modiano, évoque, au sujet de Villa triste (1975) et de Voyage de noces (1990), « les couloirs labyrinthiques des palaces déchus [qui] font résonner le silence de fantômes qui s’éloignent »43. Dans ces deux livres, il peut s’agir d’Annecy44 et de villes proches45 – c’est le cas dans le premier cité – ou de la Côte d’Azur pendant la guerre, avec l’hôtel Provençal de Juan-les-Pins comme refuge46. Patrick Modiano fait aussi resurgir le souvenir des grands hôtels de Cimiez, transformés en appartements, dans Dimanches d’août (1986).
À dire vrai, les hôtels dont il est question dans l’œuvre de Patrick Modiano sont loin d’être majoritairement des grands établissements, notamment lorsqu’il s’agit de la capitale, à l’exception du Claridge et du Lutetia47. Souvent, le narrateur ou des personnages du livre trouvent un abri dans des établissements modestes et des rues reculées. Mais par rapport à des évocations littéraires antérieures, et alors que les mutations économiques et financières – qui ne relèvent guère des thématiques de l’écrivain – battent leur plein (ou leur creux, comme on voudra), le souvenir brumeux des grands hôtels du passé, la présence de leurs murs ou de leurs façades sont l’occasion d’évoquer le siècle qui s’achève, et, par ricochet, de mettre en perspective celui qui advient.