En l’espace d’une vingtaine d’années, certaines tendances se sont affirmées, diversifiant la typologie des grands hôtels et variant les échelles et les proportions. Ce qui, dès la fin du 19e siècle, relevait déjà d’une forme de mondialisation, notamment du fait des débuts du tourisme colonial ou para-colonial, demeure présent sous d’autres formes, à travers un nombre croissant de lieux et de nouvelles formes de luxe, du plus discret (en principe) au plus tapageur. La mondialisation actuelle, fondée sur la prolifération des déplacements et des activités touristiques, ici sous des modes vantés comme exclusifs (trajets en classe affaires, avions privés, décors censément paradisiaques, matériaux relevant d’un luxe durable au sens présent) s’étend sur tous les continents. Elle n’en revêt pas moins certaines fragilités, pour une part en relation avec des formes de spéculation et d’autre part en raison de crises de différents types, dont les conséquences s’inscrivent dans un temps plus ou moins long. Si, dans le domaine économique, il n’est pas nouveau que des « ultra-riches » continuent à vivre dans le faste, l’ostentation extrême, alors que presse « people » et réseaux sociaux diffusent de multiples images, n’est pas toujours appréciée, voire suscite des appréciations très critiques. En outre, les attentats, les conflits ou plus encore les pandémies, peuvent contribuer à tarir dans certaines villes ou pays, voire de manière plus globale, les flux sur lesquels repose la fréquentation des grands hôtels.
Sur tous les continents
On l’a dit, l’apparition des grands hôtels, non seulement en Europe, mais sur plusieurs continents, s’inscrivait déjà dans un cadre élargi à la Belle Époque. Un siècle – voire un peu plus – après, l’expansion est manifeste, tout au moins en termes d’établissements. Certes, alors que certains ont atteint un niveau de luxe bien supérieur à celui de leur état initial – tel le Raffles de Singapour . beaucoup, à travers les décennies, ont disparu ou ont été désaffectés, mais les territoires du luxe hôtelier se sont multipliés. Celles des grandes chaînes qui s’intéressent au luxe ont joué un rôle essentiel, de même, plus récemment, que l’apparition d’établissements plus disséminés, voire à l’abri des regards. Surtout, la décolonisation politique est intervenue, ce qui n‘empêche pas que des liens demeurent avec d’anciennes ou de nouvelles puissances, notamment dans le secteur du tourisme et plus généralement du luxe.
Certains circuits, en Europe ou sur d’autres continents, sont destinés à un public fortuné, pouvant combiner, sur le modèle réinterprété de l’Orient-Express, trains de luxe et étapes choisies1. D’autres jouent la carte de la découverte. Si, dans ce domaine, le grand luxe est souvent transposé (par exemple dans des lodges raffinés), il existe des liens entre la découverte de certains aspects d’un pays, voire d’un continent, et des styles d’hébergement. C’est ce que donne à voir en partie, même si les hôtels décrits ne sont en général pas très luxueux, l’un des romans de Michel Houellebecq, Plateforme, qui – entre autres thèmes – évoque de manière à la fois transparente et décalée un grand groupe hôtelier et un pays, la Thaïlande2.
Peut-on, géographiquement et historiquement parlant, rendre compte de rééquilibrages, ou faut-il raisonner en termes d’implantations et de circulations ? Ces termes ne s’excluent pas. À travers leur usage s’esquisse une sorte de combinatoire. Les axes du tourisme d’affaires subsistent, de manière traditionnelle et en redoublant en quelque sorte la notion du luxe. Par exemple, les trajets en avions, d’usage très fréquent pour cette clientèle, s’appliquent aussi à des vacances très lointaines, notamment sur des îles et des lieux souvent isolés, selon la mode des resorts, évoquée précédemment. Les créations les plus récentes, depuis une dizaine d’années, témoignent d’ailleurs d’une certaine diversité – parfois plus apparente que réelle. En effet, on peut trouver des modèles d’établissements ou des types d’investisseurs communs sur différents continents.
Coexistences et rivalités
La géographie du luxe hôtelier, avec ses effets de concentration dans des métropoles3, correspond à des enjeux économiques tels que différents groupes sont à l’œuvre. Leurs contours sont parfois mouvants, en fonction des stratégies, des rachats et des tensions4, qui rendent parfois difficile les repérages dans la situation actuelle, même s’il existe des palmarès globaux et des indications plus spécialisées dans le domaine du luxe5.
Certains groupes, dont le noyau est familial, voire individuel, peuvent s’inscrire dans un cadre géographique spécifique6 ou demeurent de taille relativement modeste, même lorsque les établissements sont très prestigieux. C’est le cas des familles Althoff7, Geisel, Oetker. Celle-ci possède le Bristol à Paris – acheté à la famille Jammet – l’Apogée à Courchevel et le Grand Hôtel du Cap d’Antibes. Quant à Sir Rocco Forte, il centre lui aussi une part importante de ses activités sur l’univers des hôtels les plus luxueux.
En relation avec l’histoire des casinos en France, le groupe Barrière8 possède également plusieurs établissements célèbres, dont le Majestic de Cannes, l’Hermitage de la Baule, Le Fouquet’s9, le Normandy de Deauville et le Barrière Lille. Des groupes d’ampleur variable s’intéressent aussi en France aux grands hôtels, avec des styles différents : citons les importants Domaine Reybier (La Réserve)10, Lov Group de Stéphane Courbit11, La Financière immobilière bordelaise de Michel Ohayon, à l’heure actuelle en grande difficulté12 ainsi que les plus modestes Maison Albar, Hôtels d’en haut13, Evok14 ou Adresses Hôtel15.
En Allemagne et en Suisse, et plus généralement en Europe, voire sur d’autres continents, le groupe Kempinski, dont les origines remontent à la fin du 19e siècle, a associé son nom à plusieurs dizaines d’hôtels de luxe16. Certains groupes développent d’ailleurs surtout leur activité dans un groupe de pays17 ou seulement, si l’on peut dire, à partir ou dans les limites d’un cadre national, tel Melià en Espagne – pas seulement, il est vrai, pour ce groupe assez diversifié – et le moins célèbre UNA en Italie18, dont l’un des fleurons est le Milano Verticale, ouvert en 202119.
Nombre de marques et de groupes sont la propriété d’investisseurs, individuels ou associés, relevant de la sphère proche-orientale et extrême-orientale et caractérisés le plus souvent par le grand – voire très grand – luxe de leurs établissements : Capella20, Oberoi21, Peninsula (Katara Hospitality22-Hong Kong & Shanghai Hotels), Shangri-La23 (Robert Kuok), Mandarin Oriental (Jardine Matheson), Four Seasons (le prince saoudien Al-Walid Ben Talal, notamment)24, Jumeirah (Dubaï Holding, notamment au Moyen-Orient25) ou Dorchester (sultan de Brunei).
D’autres, notamment parmi les groupes « franchiseurs » les plus importants, qui, en 2020, par nombre de chambres décroissant, étaient Marriott, Hilton, Intercontinental26, Accor et Hyatt s’appuient sur la diversité de leurs établissements27. Pour ce qui concerne les grands hôtels au sens qualitatif et/ ou quantitatif, Marriott met en avant The Saint-Regis et Ritz-Carlton, voire « The Luxury Collection » qui réunit des établissements de styles variés28. Hyatt utilise une appellation assez proche pour des hôtels prestigieux, tels, en 2018, le Martinez de Cannes, l’Hôtel du Louvre à Paris ou The Confidante à Miami29. Hilton use pour ses hôtels les plus huppés de la marque Waldorf Astoria. Par exemple, le célèbre Hilton Cavalieri de Rome est devenu le Rome Cavalieri Waldorf Astoria, toujours associé au restaurant triplement étoilé La Pergola, du chef Heinz Beck. En Chine, le Waldorf Astoria Shanghai on the Bund est ouvert depuis 2011, dans l’imposant bâtiment, d’un siècle antérieur, du Shanghaï Club.
L’évolution du groupe Accor est souvent présentée, notamment dans la presse française. Ses origines remontent à 1963, date de sa création par Gérard Pélisson et Gérard Dubrule. Il a d’abord reposé sur des marques diverses mais situées en dehors du champ du luxe (Novotel, Ibis, Mercure) avant d’inclure Sofitel en 198030. Présidé depuis 2013 par Sébastien Bazin, il englobe des marques parfois assez (MGallery) voire très luxueuses (Sofitel Legend, Raffles, Fairmont), ainsi que des établissements « design » bien plus modestes, avec 25 Hours ou Mama Shelter. Globalement, le groupe se situe désormais au sixième rang mondial et au deuxième pour l’hôtellerie de luxe, derrière Marriott. Son premier actionnaire est le groupe chinois Jin Jiang31.
Dans une perspective plus spécifique et sans prendre part à une compétition concernant d’autres catégories, le recours à des marques, dans le domaine de l’hôtellerie, peut répondre à une stratégie de très grands groupes du secteur du luxe, à commencer par le premier à l’échelle mondiale, LVMH, avec les hôtels Cheval Blanc32 et le rachat du groupe Belmond33. Il arrive, qu’une marque de luxe bien connue dans un autre champ soit mise en avant. C’est le cas, également dans le cadre de LVMH depuis 2011, du joaillier Bulgari et des établissements qui en portent le nom34.
Dans le détail, les ventes, participations et achats témoignent d’ailleurs de la complexité des enjeux, entre possibilités d’accroissement du prestige, espoirs fondés sur des marchés prometteurs35 et aléas d’une conjoncture alternant, parfois de manière très rapprochée, entre crises et reprise de l’expansion.
2020-2023 : De la crise au regain ?
La seconde moitié des années 2010, en particulier à Paris, a vu surgir plusieurs crises qui ont entraîné des difficultés pour les grands hôtels, qu’il s’agisse, tout d’abord, d’attentats terroristes ou de manifestations récurrentes – lors de la crise des « Gilets jaunes » – près des Champs-Élysées36.
C’est de manière bien plus globale que se font sentir les effets de la pandémie liée à la Covid-19, à partir de la fin de l’hiver 2020. D’une part, le trafic aérien, fortement réduit, ne permet plus à la riche clientèle de se déplacer autant qu’auparavant, loin s’en faut. La décision prise dans de nombreux pays de recourir à plusieurs reprises au confinement a entraîné, pendant plusieurs mois, la fermeture de nombre d’établissements. Après la levée du premier en juin, beaucoup d’hôtels de luxe ont décidé de ne pas rouvrir avant septembre 202037, voire au-delà, en raison de la faiblesse des réservations, ce qui a aussi impliqué la fermeture pendant des mois de restaurants d’hôtels prestigieux. La reprise d’activité a été d’ailleurs peu linéaire, puisque certains établissements ont dû fermer à nouveau avant même le deuxième confinement. Parmi les projets prestigieux, beaucoup ont été décalés, comme le premier grand hôtel qui porte le nom de Karl Lagerfeld, à Macao, annoncé en 2016 et inauguré en juin 2023, après la mort du célèbre couturier et designer38.
Quant au Cheval Blanc parisien, sur le site de la Samaritaine, il a ouvert en septembre 202139. Du reste, nombreux sont les établissements de luxe qui sont apparus dans la capitale à partir du second semestre de l’année 202140, ainsi que dans d’autres métropoles, tels le luxueux Hotel Aman de New York en 2022, le Six Senses Rome en 202341, et, la même année, les Peninsula de Londres42 et Istanbul43, et deux hôtels Raffles, associant chambres et résidences, à Boston (Raffles Boston Back Bay Hotel and Residences) et – sans doute le plus spectaculaire parmi les hôtels de grand luxe ouverts en 2023, le Raffles Hotel at the OWO, établissement de prestige ouvert dans l’Old War Office44. Des réouvertures après travaux sur la Riviera sont récentes, comme celle de l’Anantara Plaza de Nice après quatre ans de travaux45. D’autres hôtels, moins luxueux mais renommés, ont prévu d’importantes rénovations pour 2024.
Au-delà des fluctuations de la conjoncture, commentées dans de nombreux articles de presse, il est évidemment un peu difficile d’évaluer globalement la portée de la crise sanitaire, peut-être moins marquée dans les aires littorales du tourisme de luxe. Il semble que le regain actuel se fasse davantage sentir dans de très grandes villes, où l’opulence – à l’échelle du secteur du luxe, bien évidemment – est affichée. Elle est parfois plus discrète dans certains lieux historiques du tourisme méditerranéen46.
En remontant quelques années en arrière, on peut d’ailleurs s’interroger sur les changements éventuels de perception de l’univers des palaces. Le célèbre chef Michel Guérard, lui-même à la tête, nous l’avons vu, d’un palace aux champs, exprimait quelques doutes :
À Eugénie-les-Bains, le tourisme étranger ne représente que 35 % de notre chiffre d’affaires. J’imagine que c’est plus compliqué pour les palaces parisiens, dont beaucoup ont d’ailleurs décidé de rester fermés jusqu’en septembre. Peut-être faut-il s’interroger sur ce modèle. Est-ce que l’offre « palace » correspond encore à ce que cherchent les clients ? Y a-t-il une clientèle locale pour cela ?47
Dans un contexte un peu différent, une question voisine avait été posée dans un reportage paru en octobre 2020, au sujet des grands hôtels de Las Vegas :
Las Vegas est un chantier permanent. Les vieux hôtels devenus ringards sont régulièrement démolis pour faire place à de rutilants palaces qui subiront éventuellement le même sort. Avant la pandémie, cela avait sans doute un sens. Mais maintenant ?48
Plus récemment, à la fin d’un article sur le gigantisme hôtelier, évoquant l’expérience d’une « nuit d’observation » dans le Pullmann Montparnasse, le journaliste Philippe Viguié Desplaces, après s’être montré nuancé, conclut en évoquant l’hôtel qui, « comme pour excuser sa taille, dans un vrai paradoxe, cherche à se faire tout petit alors qu’il est si grand…49 »
Quoi qu’il en soit, en raison de la notoriété de certains établissements et du caractère névralgique du secteur du tourisme, en termes de chiffre d’affaires et d’emplois, la réouverture des grands hôtels et palaces – parisiens, en l’occurrence – avait été tenue pour l’un des « signaux faibles » d’un redressement économique. Il a été écrit que la « clientèle moyen-orientale, asiatique et nord-américaine qui constitue 80 à 90 % des habitués des hôtels de luxe parisiens » ne reviendrait pas rapidement50. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement des établissements européens ou américains. Au Moyen-Orient même, l’essor de l’hôtellerie de luxe se poursuit. L’un des exemples les plus connus, avec celui du Qatar51, est celui des Émirats arabes unis et particulièrement de Dubaï, auquel un guide gastronomique Michelin a attribué des étoiles en 2022 et où existent de nombreux palaces, dont le Burj Al Arab Jumeirah, qui figure « la voile d’un bateau »52. La mondialisation, on le voit, comporte de nombreuses facettes.
Plus de trois ans après le début de la crise sanitaire, alors que le tourisme de luxe connaissait un certain regain, notamment depuis le printemps 202253, les répercussions de la guerre en Ukraine54 et de la hausse des prix de l’énergie entretiennent, même si ce n’est évidemment qu’un aspect limité voire mineur de la situation géopolitique, des incertitudes, qu’il s’agisse de la clientèle « locale » ou plus encore de certaines modalités de la mondialisation. En outre, se greffe sur la conjoncture un enjeu devenu structurel du secteur de l’hôtellerie et de la restauration, le recrutement du personnel, à la fois en termes de salaires, de logement et de conditions de travail.
Si l’optimisme de certains acteurs ou observateurs de l’hôtellerie de luxe55 a été un temps porté par l’augmentation des cours de bourse – pour des grands groupes qui y sont cotés-, et par l’augmentation des prix des chambres que sont prêts à payer les voyageurs les plus fortunés, depuis octobre 2023, toutefois, de nouvelles inquiétudes, assurément bien plus graves, ont trait à la situation au Proche-Orient.